Littérature

LES CREATIONS VERBALES DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR DANS CHANTS D’OMBRE, ETHIOPIQUES ET ELEGIES MAJEURES

Ethiopiques n°72.

Littérature, philosophie, art

1er semestre 2004

La poésie de Léopold Senghor offre à la critique d’inépuisables domaines de recherche tels que le rythme et les images, le thème de la mort, l’image de la femme, la symbolique, la syntaxe, le parallélisme asymétrique, le superlatif ou la surcharge, etc. Nous envisageons d’étudier dans cet article un domaine assez peu traité : les créations verbales. Il apparaît que, pour « ressusciter [ses] vertus terriennes » et pour rechercher des effets pouvant toucher, voire émouvoir, le poète n’hésite pas à fabriquer des mots. Il semble même en rechercher l’occasion, lui, le « Maître-de-langue ». Il écrit dans Nocturnes :

« Seigneur vous m’avez fait Maître-de-langue

Moi le fils du traitant qui suis né gris et chétif

Et ma mère m’a nommé l’Impudent, tant j’offensais la beauté du jour.

Vous m’avez accordé puissance de parole en votre justice inégale.

Seigneur, entendez bien ma voix. Pleuve ! Il pleut ». [2]

La conception du poète reste liée au mythe dogon de la création. [3] Les Bambara, comme la plupart des peuples négro-africains, attribuent au verbe une origine divine. En effet, Senghor pense que le poète, en se transformant en Dieu par la force de la parole, fait plus que reproduire le cosmos, il le « re-crée » par sa maîtrise de la langue. Mais de quelle langue s’agit-il ? En fait, Senghor avait à surmonter le dilemme que sa situation ambiguë de « métis culturel » ne pouvait manquer de faire surgir : écrire dans une langue étrangère, le français. Nous disons, avec G. Lebaud [4], que le poète y est parvenu en fiançant l’esprit de ses aïeux à sa langue adoptive et en retournant à la grande poésie cosmique, le tout englobé dans sa vision de la Civilisation de l’Universel. Cela apparaît clairement dans ces versets :

« J’ai choisi le verset des fleuves, des vents et des forêts

L’assonance des plaines et des rivières, choisi le rythme sang de mon corps dépouillé

Choisi la trémulsion des balafongs et accord des cordes et des cuivres qui semble faux, choisi le Swing le swing oui le swing ! (…)

J’ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan toute la race paysanne

Par le monde » [5].

Pour cela, Senghor pense que le français – certes, langue adoptive – peut exprimer son émotion nègre, car « Les mots français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit » [6]. Le souci premier de cet Agrégé de grammaire a été de maîtriser sa langue d’écriture, de la dompter pour la mettre au service de la création poétique ; peu importe que « se désintègre la syntaxe, que s’abîment tous les mots qui ne sont pas essentiels » [7], précise Senghor.

Les développements qui suivent, centrés sur les créations verbales du « Maître-de-langue », sont extraits de trois recueils :

 

– Chants d’ombre, premier recueil de Senghor (publié en 1945). C’est une exaltation de son royaume d’enfance ; cette sublimation du référent pourrait être très féconde dans notre perspective d’étude,

– Ethiopiques, troisième recueil (publié en 1956), sans doute le plus achevé et le plus puissant de la première phase de la production poétique de Senghor, nous dit la critique [8],

– Elégies majeures, poèmes de « l’octobre de l’âge », la synthèse d’une trajectoire poétique où tous les thèmes favoris sont repris.

  1. LES EMPRUNTS

L’emprunt est le moins morphologique des modes de création verbale, puisque, comme son nom l’indique, il consiste à utiliser dans une langue une unité linguistique étrangère à cette langue d’accueil qui l’intègre. Les emprunts sont très nombreux dans les poèmes de L. S. Senghor. Cela explique, sans doute, le besoin qu’éprouve le poète de les expliciter dans le « Lexique » qu’il propose dans son Œuvre poétique. En effet, certains lecteurs se plaignent de trouver dans les poèmes des mots d’origine africaine qu’ils ne « comprennent » pas. Alors, il leur dit :

« Il s’agit de comprendre moins le réel que le surréel – le sous-réel (…). J’écris, d’abord, pour mon peuple. Et celui-ci sait qu’une kora n’est pas une harpe, non plus qu’un balafong un piano (…). Cependant, mon intention n’est pas de faire de l’exotisme encore moins de l’hermétisme à bon marché ». [9]

En effet, kora et harpe, balafong et piano ne renvoient pas aux mêmes réalités socioculturelles. Ce qui fait qu’ils ne sont pas interchangeables dans un texte au risque de biaiser le sens et/ou l’image réels que renferme le signifiant.

Par ailleurs, il est rare que cette unité linguistique ainsi intégrée ne subisse pas de modifications d’ordre morphologique, syntaxique, phonologique ou sémantique que nous tentons de cerner dans l’analyse de notre corpus.

1.1. La typographie

Au niveau de leur apparition, nous remarquons que les emprunts dans les trois recueils se présentent sous deux formes différentes.

Certains emprunts sont mis en relief dans les poèmes par des procédés typographiques notés dans : teddungal ngal (« Teddungal », p. 109), ndeissane (« Chaka », p.131), tar et darbouka (« Elégie de Carthage » p. 313), banakh (« Elégie pour la Reine de Saba », p. 325), etc.

D’autres emprunts, en revanche, ne sont pas signalés par des procédés typographiques et intègrent parfaitement le texte. C’est le cas de dang (« Nuit de Sine », p. 15), signare (« Joal » p.15) dyoung-dyoung (« Que m’accompagnent koras et balafongs », p. 31), tata (p. 34), Séco (« Retour de l’enfant prodigue », p. 50), moutou-moutou (« Elégie des Alizés ». p. 267).

Toutefois, les emprunts s’accompagnent souvent d’une paraphrase descriptive ou explicative qui a pour fonction de faciliter la lisibilité du texte.

Exemples :

« Je brûle le séco la pyramide d’arachides dominant le pays » [10]

« Voilà, tu es, pour écarter au loin l’ennemi, debout, le tata » [11]

« Ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant ». [12]

C’est dans ce souci de lisibilité que certains xénismes sont expliqués dans le « Lexique » :

– banakh : « c’est un mot onomatopéique, qui imite le bruit du baiser »,

– poto-poto : « mot wolof, qui signifie : boue ».

1.2. La phonologie

Le procédé de créations verbales par l’emprunt aux langues nationales pose un problème de phonologie. En effet, de nombreux emprunts possèdent des sons qui n’existent pas en français. C’est le cas du kh dans « khalam », « banakh », etc., et des pré-nasalisés nd et mb dans les exemples suivants : « ndeissane », « mbalakh », etc.

1.3. La morphosyntaxe

Il est à noter qu’en intégrant les emprunts dans ses poèmes, le « Maître-de-langue » leur a appliqué les règles de la syntaxe et de la morphologie françaises. Ainsi, les marques de genre et de nombre sont utilisées comme le montrent les exemples suivants : un dang (« Nuit de Sine », p. 15), les signares (« Joal », p. 15) les dioung-dioungs (« Que m’accompagnent koras et balafongs », p. 31), le khalam (« D’autres chants », p. 149), son dyali.

Par ailleurs, en ajoutant aux emprunts des suffixes français, Senghor applique des règles conformes à la grammaire du français.

Exemples :

– koriste > kor (a) + – iste : « joueur de kora »,

– lamarque > lam + arque : « propriétaire terrien ».

En somme, toutes ces unités verbales sont au service de la poésie et de la signification. En effet, elles conservent toutes leurs valeurs référentielles dans leur langue d’accueil – le français -, comme l’attestent les paraphrases descriptives ou explicatives qui les accompagnent. Elles sont là pour s’imposer au lecteur africain ou d’ailleurs comme une étrangeté, un dépaysement ou une réalité culturelle particulière riche en connotations qu’une traduction ne pourrait pas rendre.

2.LA COMPOSITION

C’est un procédé linguistique qui consiste à obtenir une nouvelle unité lexicale à partir de deux ou plusieurs morphèmes ou combinaison de morphèmes fonctionnant dans la langue en qualité d’unités autonomes, de sorte que cette unité obtenue ait un sens propre. Même si le processus de composition est généralement analogique, la signification de cette nouvelle unité n’est pas la somme des signifiés propres aux morphèmes qui la composent.

Chez Senghor, la composition est un des procédés de créations verbales les plus féconds. Dans notre corpus, les mots composés se présentent sous plusieurs formes.

2.1 Les mots composés reliés par un trait d’union

Exemples : le colombe-serpent (« L’Absente », p.114), les hommes-blancs (« Epître à la Princesse », p.139), l’arbre-sorcier (« Elégie des Alizés », p.269), des sans-travail (« Retour de l’enfant prodigue », p.80), nuit-jour (« Elégie pour Philippe Maguilen Senghor », p.285).

 

2.2. Les mots composés non reliés par un trait d’union.

Exemples : tête tata (« Que m’accompagnent koras et balafongs », p.34), des voiles étendards (« Messages », p.107), mon temple tabernacle (« Elégie pour la Reine de Saba », p.332), les pieds pilons (« Elégie pour la Reine de Saba », p.329).

2.3. Les synapsies

Terme emprunté à Pierre Dumont [13], les synapsies désignent des unités de signification composées de plusieurs lexèmes liés syntaxiquement par des morphèmes de jonction particulière tels que « à » ou « de ». Elles sont très fréquentes dans notre corpus : Une fosse à lions (« Eros », p.44), des cous de roseau (« L’Absente », p.110), des paupières de fourrure (« Elégie pour Philippe Maguilen Senghor », p.290), un cri de douleur de joie (« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor » p. 291).

En somme, les mots composés implantent l’œuvre dans les réalités négro-africaines. Et Renée Tillot de dire que

« Le poète crée à partir de la faune et de la flore africaine un monde fantastique d’êtres intermédiaires « colombes-serpents », des oiseaux-fleurs, des serpents-lamantins sonnant des trompettes d’argent ». [14]

A ces mots composés évoquant des êtres intermédiaires, on peut rattacher ceux qui suggèrent des images fortes comme tête tata, pieds pilons, voiles étendards. Ce sont des images-identification avec toutes les connotations que le signifiant peut conférer au signifié. En poésie, la signification n’est pas toujours stable et peut dépendre de l’énonciateur qui confère au signe des valeurs liées à son affectivité et à son appartenance à un groupe socioculturel. En effet, un mot est constitué de différents traits distinctifs qu’on appelle sèmes. Ceux-ci peuvent être dénotatifs ou connotatifs. Chez Senghor, les mots composés présentent des sèmes connotatifs par leur caractère insolite et surtout par ce qu’ils suggèrent.

  1. LA DERIVATION

La dérivation est l’un des modes de formation de mots les plus utilisés. Dans notre corpus, elle se présente sous plusieurs formes.

3.1. La dérivation impropre

Elle consiste soit à faire passer un mot d’une catégorie grammaticale à une autre sans rien changer à l’apparence externe du mot, soit à procéder à un changement de construction.

3.1.1 Changement de catégorie grammaticale.

3.1.1.1 La personnification

La personnification simple s’étend à tous les éléments de la nature : la Nuit, la Mort, le Sang, l’Enigme, les Alizés, le Vent, etc.

Exemples :

« Toi Vent ardent, Vent pur ; Vent-de-belle-saison « (« Ouragan », p.11).

« O Nuit ma Nuit et Nuit non nuit ! » (« Elégie des Alizés », p. 65).

« Et sautant comme le Psalmiste devant l’Arche de Dieu comme

l’Ancêtre à la tête bien jointe » (« Que m’accompagnent koras et balafongs », p.29).

 

Parfois, l’auteur personnifie les éléments de la nature et leur donne une âme comme dans « Mais avril est si beau ! les collines ronronnent sous le soleil ». (« Elégie pour Jean- Marie », p.276).

3.1.1.2. Substantifs en adjectifs qualificatifs

En considérant les rapports entre les différentes unités linguistiques dans un verset, nous remarquons que beaucoup de substantifs jouent le rôle d’adjectifs qualificatifs épithètes ou attributs :

« Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau » (« Femme noire », p .16).

« Quel orage bûcheron abattit l’arbre séculaire » (« Le retour de l’enfant prodigue », p.48).

« De fraternité sans égalité. J’ai voulu tous les hommes frères » (« Chaka », p.125).

« (…) toutes mes nuits sont veilles » (« Epîtres à la Princesse », p.136).

Adjectifs qualificatifs en substantifs

« Tu es le danseur élancé qui crée le rythme du Tam-Tam, l’équilibré de ton buste et des bras » (« Chaka », p.128).

3.1.2 Changement de construction

Il s’agit surtout des verbes.

3.1.2.1 Verbes intransitifs employés au sens transitif

« Mais je ne suis pas votre honneur, pas le lion téméraire, le lion vert qui rugit l’honneur du Sénégal « (« L’Absente », p.110).

(Dans la cire et l’encens, dans l’alcool et la graine de kola) « Je dis il faut le reposer en paix, il faut le magnifier comme aux funérailles d’un prince » (Elégie pour Jean-Marie », p. 175).

Le verbe reposer au sens de « être étendu ou enterré » en parlant d’un mort est intransitif. (« Le retour de l’enfant prodigue », p.49).

3.1.2.2 Verbes de la forme pronominale à la voix active

« Et je lamente son visage. Pas le soleil, simplement son sourire » (« D’autres chants », p.153).

3.1.2.3 Participe présent en adjectif verbal

« Quand exulter aux cris métalliques des merles, aux pieds grondants dans les nuages (« D’autres chants », p.130).

« Ses cheveux bruissants comme un feu roulant de brousse la nuit. (« L’Absente », p.114).

3.1.2.4.Emploi particulier de mots comme ténèbre

Exemples :

« Arrière inanes faces de ténèbre à souffle et mufle maléfiques ! » (« L’Homme et la bête », p.99).

« Elle écoute au loin les sources du fleuve dans la ténèbre de hautes forêts … » (« Elégie de Carthage », p.306).

En fait, certains noms comme « ténèbres » ne s’emploient qu’au pluriel : ils expriment, pour la plupart, des choses ou des idées que l’esprit ne conçoit guère au singulier.

3.2 La dérivation propre

3.2.1 Par la dérivation propre – procédé de langage qui consiste à former un mot en ajoutant un suffixe au radical d’un mot existant -, L. S. Senghor a créé beaucoup d’autres mots.

  • Suffixe : – en

« Nuit alizéenne élyséenne Nuit joalienne, Nuit qui me rends à la candeur de mon enfance. (« Elégie des Alizés », p. 267).

  • Suffixe : – ment

« Et comme d’une femme, l’abandonnement ravie à la grande force cosmique, à l’Amour qui meut les mondes chantants » (« Que m’accompagnent koras et balafongs », p.36).

« Que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs » (« Pour Emma Payelleville l’infirmière », p.21).

  • Suffixe : – er

« La guerre où les Sur-Grands vous napalment par parents interposés ». (« Elégie pour Martin Luther King », p. 299).

Ainsi Senghor accrédite le verbe « napalmer » et lui donne ses lettres de créance.

3.2.2. Par la dérivation propre, le « Maître-de-langue » a créé des néologismes.

  • Lamarque

« Puis allumer la lampe, faire les comptes comme un bon lamarque » (« Elégie des Alizés », p. 264).

Lamarque, formé du mot Sérère « lam », de « lamane » (propriétaire terrien) et de l’élément grec « – arch » qui exprime l’idée de suprématie.

  • Siniguitude

« Je me réveille parmi des tourbillons de sueur, et il faut me barricader dans ma siniguitude » (« Elégie pour Georges Pompidou », p.313).

Terme formé du mot « Sine » : royaume d’enfance du poète et du suffixe « – itude » comme dans solitude, lassitude, négritude.

  1. LATINISMES ET RECHERCHE DE MOTS SAVANTS OU RARES

Le latinisme est une construction ou emploi propre à la langue latine. Par analogie, construction latine, mot latin que l’on introduit dans une autre langue.

4.1 Le poète fait revivre des latinismes tels que :

  • inane

Dans son combat contre la bête, l’Homme s’écrie :

« Arrière inane faces de ténèbres à souffle et mufle maléfiques ! »

(« L’Homme et la bête », p.99).

inane : < inanis signifiant « vain », « vide ».

  • Trémulsion

« Choisis la trémulsion des balafongs et l’accord des cordes et des cuivres qui semble faux ». (« Que m’accompagnent Koras et balafongs », p.30).

« Et tu courus à moi dans une trémulsion de ta nuque à tes talons roses »

. (« Elégie pour la Reine de Saba », p.328.

Trémulsion est un doublet de « trémulation ». D’ailleurs, Senghor emploie le verbe « trémuler » avec le sens de vibrer, trembler :

« Qui trémule les jambes de statue, les cuisses ouvertes au secret. » (« Epîtres à la Princesse », p.144).

  • rédimé

Le mot serait formé sur « redimere « redemptus ».

« Honneur au Fouta rédimé ! Honneur au Royaume d’enfance ! » (« Teddungal », p. 109).

  • Imbécile

Ce mot est employé au sens premier < « imbecillus » = faible

« Imbéciles que nous étions, hommes vraiment de peu de poids » (« Elégie pour Jean Marie », p 277.

D’ailleurs pour lever toute équivoque, l’auteur fait suivre la paraphrase explicative que nous avons soulignée.

  • Barbare

« Barbarus » : qui ne parle pas la langue grecque et / ou latine.

« (…) les cavaliers numides Sur les ailes, en javelines de feu font flamber leurs fureurs berbères barbares ». (« Elégie de Carthage », p.307.

  • On trouve beaucoup d’autres latinismes comme : millésime, trigonocéphale, flave, tépide, etc.
  1. 2 Mots rares recherchés ou techniques
  • Misaine : (marine) : mât vertical à l’avant du bateau.

« Misaine Et ta démarche de navire oh ! Le vent dans les voiles », « Epîtres à la Princesse », p.139).

  • Glossolalie (psychiatrie) : trouble du langage

« Et l’homme terrasse la bête de la glossalie du chant dansé ». (« L’Homme et la Bête », p.100).

  • Cochlospermum : plante à fleurs jaunes

« Ce n’est pas la floraison flave des cassias, les étoiles splendides des cochlospermums ». (« L’Absente », p.112).

  • Epizootie : (zoologie) épidémie

« Les épidémies les épizooties la maigreur des récoltes ». (Epîtres à la Princesse », p.140), etc.

  1. ARCHAÏSMES

On appelle archaïsme un mot tombé en désuétude, un tour de phrase ou une construction hors d’usage. Au regard de leur fréquence, L. S. Senghor semble avoir une prédilection marquée pour les archaïsmes.

  • Ouïrai-je

« Mais quand ouïrai-je ta voix, allégresse lumineuse de l’aurore ? » (« D’autres chants », p.147).

Ouïr (latin audire, entendre) n’est plus guère usité qu’à l’infinitif et dans l’expression ouï-dire. Par ailleurs, autrefois on avait au futur les formes :

J’oirai, tu oiras, etc., ou j’orrai, tu orras, il orra, etc.

  • Héros mien

« Jugurtha Jugurtha, mon héros mien enfin, et mon Numide

Dans la jeunesse du matin soleil, m’a frappé ta beauté, celle de ton regard d’or blanc

– Que ta mère était belle, la Préférée, perle en sa peau sombre de bronze ! –

Et comme l’aigle de l ‘Atlas, la beauté du profil de ton visage de ton âme volcan (« Elégie de Carthage », p.308).

Nous avons ici une survivance de l’ancienne langue qui employait comme adjectifs les formes fortes du possessif, c’est-à-dire les pronoms possessifs. « C’est au XVIe siècle seulement que la distribution s’est établie entre les adjectifs possessifs et les pronoms possessifs ». [15]

Cet emploi pourrait être interprété comme un calque sémantique à la langue wolof où ce type de construction est très fréquent, signifiant « sama mos » ; ce qui renferme une forte idée d’affection, comme le suggèrent l’apostrophe et le champ sémantique de la tendresse utilisés : jeunesse, matin soleil, regard d’or blanc, Préférée.

  • Le ravissement de vous

« Le ravissement de vous émaillant les plaines du silence » (« Le Kaya-Manga », p.103).

Comme l’ont remarqué les auteurs des Notes sur Ethiopiques [16], « La possession se trouve exprimée non par l’adjectif possessif mais par le pronom personnel, comme souvent en grec ».

  • L’accord de proximité

« (…)telle fut l’épreuve, et le purgatoire du Poète » (« Chaka », p.129).

En ancien français, le verbe avec plusieurs sujets s’accordait de préférence avec le dernier seulement. Condamné par Vaugelas, cet accord a survécu jusqu’à notre époque.

L’usage des archaïsmes et des latinismes n’est-il pas une manifestation de la maîtrise de la langue par le poète, « Maître-de- langue », agrégé de grammaire ? Ainsi Senghor restitue au mot sa vigueur première et se livre à des subtilités qui constituent une sorte de gymnastique grammaticale.

CONCLUSION

En définitive, nous constatons que les procédés de créations verbales utilisés par le « Maître-de-langue » sont nombreux et féconds. Mais le mot n’est pas créé en soi ; il est au service de la Poésie. Et Senghor de préciser en substance que si les nègres avaient « bousculé » cette vieille dame de langue française, ils ne l’avaient pas maltraitée. Ils ont inséré leurs néologismes et leurs images folles ou leurs rythmes syncopés dans le génie de la langue française. En effet, l’unité lexicale créée répond à un besoin poétique.

D’une part, le mot créé peut satisfaire aux exigences du rythme en participant au jeu des sonorités et des phonèmes semblables qui se reprennent en écho comme dans « Teddungal ngal du Fouta Damgan au Cap-Vert ». L’assonance /a/ donne une musicalité au verset. Par ailleurs, dans cet autre verset : « Le ventre vierge, brise-mottes, les pieds pilons battant la terre », les sonorités relatives aux occlusives – l’occlusion – semblent être recherchées pour suggérer les bruits faits par les « pieds-pilons », mais aussi pour assurer le rythme. En effet, les sonorités semblent être consubstantielles à la poésie, car dans les poèmes négro-africains, « La parole y est rhapsodique et retentissant des répétitions ». [17]

D’autre part, le mot peut être créé pour l’image qu’il porte. En effet, la pensée négro-africaine donne une charge signifiante à l’image qui suggère la chose par des analogies frappantes. Ainsi le mot dang, dans : « Ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant », suggère une atmosphère de chaleur affectueuse liée au « royaume d’enfance » du poète où les enfants sont très friands de « cette boulette de mil » recherchée pour sa chaleur et son goût. Par ailleurs, « arbre-sorcier », « colombe-serpent », etc. évoquent des images fortes d’un monde fantastique d’êtres intermédiaires que le poète a créés par la puissance du verbe. Nous disons avec Makhily Gassama que

« Le mot se ne contente pas de symboliser l’être à la manière traditionnelle, de le représenter à l’esprit du lecteur. Il a la prétention d’ETRE cet objet ; aussi lui voue-t-on le culte qu’on aurait voué à l’objet lui-même. La parole n’a-t-elle pas une origine divine pour la plupart des Négro-africains ? Le créateur de la Vie ne s’est-il pas servi de la parole pour sortir les êtres du Néant ? La parole n’est-elle pas l’être premier sur Terre et dans les Cieux ? Pour que le Monde soit, il faut bien qu’une Volonté se manifeste et pour que cette Volonté crée, il faut bien que le Verbe l’exprime ! » [18]

Par ailleurs, l’unité lexicale peut répondre à un besoin d’originalité littéraire. Une originalité inhérente à la hardiesse des innovations syntaxiques, à l’audace des néologismes et à la finesse du vocabulaire. Une véritable révolution à l’instar de « La révolution surréaliste » que Senghor eut à préciser en ces termes dans Liberté1 :

« … les Surréalistes, qui ne se contentèrent pas de mettre à sac le jardin à la française du poème-discours. Ils firent sauter tous les mots-gonds, pour nous livrer des poèmes nus, haletant du rythme de l’âme. Ils avaient retrouvé la syntaxe nègre de juxtaposition, où les mots, télescopés, jaillissent en flammes de métaphores : de symboles. Le terrain, comme on le voit, était préparé pour une poèsie nègre de langue française ». [19]

En effet, cet Agrégé de grammaire, « Maître-de-langue », a réussi à intégrer harmonieusement dans son texte toutes ces créations verbales pour mieux dire le monde, ses sentiments et ses émotions afin de toucher et émouvoir. On en arrive à la grande règle classique : « Le secret est de plaire et toucher ».

BIBLIOGRAPHIE

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TILLOT, R., Le rythme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor, Dakar, NEA, 1988.

[20]

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

[2] SENGHOR, L. S., « Elégie des Eaux », Nocturnes, in éd. cit., p.208.

[3] Selon ce mythe, Amma, le dieu incréé et tout-puissant, a créé tous les êtres et les choses qui étaient virtuels, voire grossièrement esquissés dans l’œuf du monde. De cet œuf-mère fécondé par Amma sortirent les deux premiers hommes, dont Nommo. Celui-ci descendit sur la terre avec une arche contenant tous les éléments des règnes animal, végétal et minéral. Dieu lui donnera la parole et le chargera de l’enseigner aux hommes jusque-là muets.

[4] LEBAUD, G., Léopold Sédar Senghor ou la poésie du royaume d’enfance, Dakar, NEA, 1976, p. 7.

[5] SENGHOR, L. S., « Que m’accompagnent koras et balafongs », Chants d’ombres, in éd. cit. , p.30.

[6] SENGHOR, L. S., « Comme les lamantins vont boire à la source », Postface, Ethiopiques, in éd. cit., p.167.

[7] SENGHOR, L .S., « Elégies des circoncis » , op. cit., p. 201.

[8] DIANE, A. B., et SANKHARE, O., Notes sur Ethiopiques de Léopold Sédar Senghor, Saint-Louis du Sénégal, Xamal, 1999 ; on peut y lire : « La création littéraire de Senghor apparaît comme un vaste laboratoire où la parole poétique est repensée et où le langage est porté à ce point extrême d’alerte et de fascination où s’amorce l’éternel de l’exceptionnel. Ethiopiques confirme cette perspective puisque la parole poétique est sur valorisée, divinisée », p.51.

 

[9] SENGHOR, L. S., « Lexique », in éd., cit. p. 403.

[10] « Le retour de l’enfant prodigue », p. 50 (nous soulignons).

[11] « Que m’accompagnent koras et balafons » p. 34 (nous soulignons).

[12] « Nuit de Sine », p. 15 (nous soulignons).

[13] DUMONT, P., Le français et les langues africaines au Sénégal, Paris, Karthala, 1983, p. 181.

[14] TILLOT, R., Le rythme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor, Dakar, NEA, 1973, p.100.

[15] GREVISSE, M., Le bon usage, Paris, Duculot, 11ème édition, 1980, p. 576.

[16] SANKHARE, O., et DIANE, A.B., op. cit., p. 102.

[17] SENGHOR, L. S., La parole chez Paul Claudel et chez les Négro-africains, Dakar, NEA, 1973, p.8.

[18] GASSAMA, M., Kuma, Dakar, NEA, 1978, p.46-47.

[19] SENGHOR, L. S., Liberté 1, Paris, Seuil, 1964, p. 362.

[20] CHANTS D’OMBRE, ETHIOPIQUES ET ELEGIES MAJEURES : Œuvre poétique, SENGHOR, L.S., Paris, Seuil, 1990. Toutes les références de cet article, sauf indication contraire, renvoient à cette édition.