Notes

JEAN ROSTAND ENTRETIENS AVEC ERIC LAURENT, Bibliothèque de France-Culture STOCK 171 pages

Ethiopiques numéro 6

revue socialiste de culture négro-africain

1976

Cet ouvrage comprend douze entretiens à l’occasion desquels le biologiste, philosophe et historien Jean Rostand précise ce qu’il est, l’idée qu’il se fait de l’homme, de la mort et de la nature, de la foi et de Dieu, de l’idéologie et de la science. Il dit aussi ce qu’il pense de savants qui l’ont précédé ou qui lui sont contemporains.

Jean Rostand, malgré l’âge et l’expérience, se considère comme « timide, sauvage, renfermé », et vit en solitaire. « J’ai l’impression que dans une chambre, avec des livres, on voit autant, on sait autant, on connaît autant qu’après avoir fait tous les kilomètres possibles ». Cette affirmation, dans sa froideur, contraste singulièrement avec ce que le savant sait de la science moderne : « maintenant, je pense qu’il n’y a pas d’exemple, surtout en science expérimentale, d’un homme seul qui construit toute une science ». L’apparente froideur de la formulation tranche d’autant plus que, tout au long des « Entretiens », Jean Rostand se révèle l’ami du genre humain, et tout particulièrement de l’enfant. Mais il ne se fait aucune illusion sur l’homme. « Les gens sont ce qu’ils peuvent être ». Lorsque Jean Rostand porte un jugement sur l’homme, on peut se poser la question de savoir en quelle qualité il le fait. Le scientifique pense que « tout est explicable » car l’homme est le résultat de beaucoup de déterminismes : biologique, psychologique et sociologique. Dès lors, sommes-nous responsables de quoi que ce soit ? « Quand on châtie un coupable on châtie un mauvais patrimoine germinal, ou des circonstances malheureuses. Si l’on veut chercher, il y a plus que des circonstances atténuantes ». En s’en arrêtant là, et l’on n’a pas manqué de le faire dans certains pays développés, le risque est grand de voir la société s’installer dans un laxisme tous crins. Jean Rostand ne va pas jusqu’à la société permissive et le moraliste prend le dessus : « Je ne pense pas qu’on puisse être contre tout châtiment, mais je suis férocement, si on peut dire, contre la peine de mort ». De fait, il y a dans ses jugements sur l’homme, tout à la fois, la rigueur scientifique et le sentimentalisme de « l’honnête homme ».

Les problèmes de la mort, de la foi, de Dieu sont au centre des réflexions de Jean Rostand. Si depuis l’âge de dix, onze ans il n’a jamais été croyant, il refuse de toutes ses forces l’idée du néant. « Il y a des moments où j’ai accepté l’idée de la mort, d’autres où je n’ai pas pu l’accepter. Une des choses terribles de la mort, c’est de nous faire disparaître sans avoir rien compris ». Voilà le scientifique qui se débat au milieu de l’angoisse métaphysique. « Il n’y a peut-être rien à comprendre, il y a peut-être quelque chose à comprendre, mais qui n’est pas pour l’homme ». Mais alors serait-on tenté de dire : pour qui ? « L’homme ne comprendra jamais l’homme », affirme Jean Rostand. Mais, au préalable, ne faut-il pas d’abord savoir ce qu’est l’homme ? La simple définition matérielle ne suffit naturellement pas. Dieu ? Le hasard ? La nécessité ? « Il y a l’hypothèse du hasard, des mutations sélectionnées, mais il pourrait y en avoir d’autres. Pour ma part, je pense, et Diderot l’avait déjà dit avant moi, que la vérité doit se situer entre le hasard et Dieu. En tous cas, je ne pense pas que l’on peut dire « Parce que ce n’est pas le hasard, c’est Dieu, et parce que ce n’est pas Dieu, c’est le hasard ». Il pourrait y avoir d’autres choses, et des choses inaccessibles à l’esprit humain qui est un infirme à beaucoup d’égards, qui est loin de pouvoir tout comprendre ». C’est l’impasse. A la formule à l’emporte-pièce : « Si Dieu existait, il n’y aurait pas de méchants, il n’y aurait que des maladroits » répond une réflexion métaphysique « Si Dieu est une espèce d’effort initial, si Dieu est le sens de l’évolution, la cause première, alors je n’ai pas le droit, moi, pauvre petit homme de 1974, de dire : « Cela n’existe pas ! » « Je n’en sais rien ». Le scientifique aurait bien voulu savoir mais c’est impossible, alors il s’en remet à ce que son esprit, dans sa logique, peut lui permettre de saisir. C’est une attitude de grande honnêteté morale. Dès lors, on comprend que parlant de son fils, Jean Rostand dise : « Il est croyant, eh bien voilà, que voulez-vous ? Je dirai presque tant mieux pour lui ». Que faut-il entendre par « tant mieux pour lui » ? S’agit-il du regret de n’être pas soi-même un croyant ou du soulagement de constater que son fils ne connaîtra pas les mêmes affres métaphysiques que lui ? Lorsque Jean Rostand affirme que la science doit s’occuper du « comment » et non du « pourquoi », on peut le regretter car si la science fait une impasse sur une question fondamentale qui, de tous temps, a été au centre des préoccupations de l’homme qui donc ou quoi donc expliquera jamais « ce mystère » ? L’histoire de l’humanité ne montre-t-elle pas que l’idée que l’homme se fait de Dieu a évolué avec les progrès de la science ? A l’imagerie naïve des premiers temps ont succédé d’autres concepts plus élaborés où l’homme participe de la divinité. Jean Rostand le sent bien, qui ne rejette pas l’idée de Dieu : « Je suis donc beaucoup plus sûr qu’il n’y a pas de survie que je ne suis sûr qu’il n’y a pas quelque chose qu’on peut appeler Dieu ». Et puis : « Le cerveau de l’individu le plus ordinaire passe tous les ordinateurs. Alors, il est curieux de penser que cet appareil qui surclasse tout ce que fait l’homme s’est réalisé tout seul… Il ne faut pas, parce qu’on est incroyant, méconnaître ce qu’il y a d’incroyable dans l’incroyance. Car la formation de l’homme par le hasard est aussi miraculeuse que la création par Dieu ».

Pour Jean Rostand, citant Claude Bernard à l’appui, les opinions philosophiques, politiques, idéologiques, doivent être laissées au vestiaire lorsque le savant enfile sa blouse de laboratoire. Le type même d’erreur à ne pas commettre est le lyssenkisme que l’URSS de Staline a voulu promouvoir, au nom de l’idéologie, et qui s’est, finalement, révélé faux sur le plan scientifique. Mais cette relative « neutralité » du savant comporte des limites. « Je ne crois pas tellement à l’éthique de la science, à l’éthique de la connaissance. Je ne pense pas que le savant soit plus droit, plus honnête, plus scrupuleux qu’un autre. Il devrait l’être, du moins envers la vérité, mais… ».

Les jugements que Jean Rostand porte sur ses devanciers ou sur ses contemporains sont toujours empreints même en cas de divergence d’opinion, de sympathie. C’est toujours la démarche d’un homme à la recherche de la vérité.

Un savant, un humaniste, tel ressort des « Entretiens » Jean Rostand.