Culture et civilisations

INDEPENDANCES ET METAMORPHOSES DU ROMAN AFRICAIN

Ethiopiques numéro 20

Revue socialiste de culture négro-africaine

octobre 1979

 

« Faye a un don merveilleux car il dit les choses n’importe comment, à sa façon, et sa modeste plume, magiquement fait revivre le Sénégal. » [1]

« En couronnant des écrivains appartenant à des univers culturels autres que celui de la France, le jury canadien veut attirer l’attention du public sur le renouvellement de la langue et des formes littéraires. » [2]

La présentation de ces deux romans illustre deux attitudes face à la production littéraire africaine, mais pose aussi le problème fondamental de l’importance de la forme par rapport au fond.

Est-il sincère cet éditeur qui s’émerveille que Faye écrive « n’importe comment » ? Son enthousiasme aurait-il été le même si Faye avait été Français ? Ce n’est pas contre ce sympathique boxeur qu’est Faye que je m’insurge. Son « Débrouillard » a une grande valeur en tant que témoignage. S’il avait été Français son récit aurait certes été publié, particulièrement en ce moment où de nombreuses collections s’ouvrent aux souvenirs, aux expériences vécues, mais, au lieu d’insister sur le négligé du style on l’aurait excusé, ou, au pire, passé sous silence. Faire semblant d’être en admiration devant « la modeste plume » de Faye, c’est le présenter comme un naïf « bon nègre ». C’est faire preuve du pire des racismes mal cachés sous un paternalisme culturel qui est un héritage direct du colonialisme.

Tout autre est la démarche du jury canadien couronnant « Les soleils des indépendances ». Persuadé que la littérature africaine est l’égale des autres littératures francophones, il juge le roman africain sous l’angle littéraire, et, en insistant sur « le renouvellement de la langue et des formes littéraires », il lui accorde une valeur artistique.

Qu’on ne s’y trompe pas, mon propos n’est pas de prôner « l’art pour l’art ». Il est évident que la beauté d’un texte ne s’arrête pas à son seul aspect formel. Que la littérature africaine doive être une littérature de combat, de témoignage, je n’en disconviens pas, mais les bons sentiments ne sauraient suffire à faire de la bonne littérature. Que souvent en Europe on se contente de voir dans les romans africains des documents ethnographiques pour lesquels la structure et l’écriture sont très secondaires, passe encore, mais que de nombreux critiques africains soient obnubilés par le fond jusqu’à en oublier la forme, c’est d’autant plus étrange que la littérature africaine n’a cessé d’évoluer ces dernières années. En effet la période de crise qui a suivi les indépendances a montré que la structure linéaire plus ou moins autobiographique du roman de l’époque coloniale, son écriture des plus classiques se révélaient inaptes à rendre les sentiments, les pensées des nouveaux romanciers africains. Alors au fur et à mesure de l’africanisation des thèmes, la structure et l’écriture du roman ont subi des métamorphoses successives découlant les unes des autres, visant à une meilleure adéquation du roman à la personnalité culturelle africaine.

Grâce aux indépendances, le romancier africain ne s’adressant plus exclusivement au public européen, va renouer avec la tradition et progressivement transformer la structure du roman. Dès 1966 Camara Laye dans « Dramouss » n’hésita plus à mélanger les genres : contes, songe, allégorie, à introduire le surnaturel dans la vie quotidienne. Cette imprégnation de plus en plus profonde du roman par les récits traditionnels va, non seulement le rendre plus authentiquement africain, mais aussi mettre un terme à la confusion auteur-personnage. Jusqu’à cette époque, en effet, les romanciers avaient éprouvé beaucoup de difficultés à créer des œuvres distinctes d’eux-mêmes. L’auteur s’imposait en tant que sujet ce qui était étranger à la tradition africaine. En reprenant possession de leur patrimoine culturel, les romanciers africains ont retrouvé les techniques les plus fécondes des conteurs. L’identification totale du héros et de son créateur, l’ironie grinçante, le sarcasme contre le colonisateur, ont fait place à l’humour et la verve satirique si typiques des récits traditionnels que l’écrivain n’hésitera pas à retourner contre son héros, donnant ainsi au roman une épaisseur, une richesse, une portée nouvelles.

La seconde métamorphose découle de la première. La distance que l’auteur a prise par rapport à ses personnages entraîne la disparition du manichéisme, probablement nécessaire dans les œuvres de l’époque coloniale, mais qui ne pouvait plus suffire à dépeindre la réalité africaine en elle-même, séparée de son arrière plan européen. En effet, le manque d’ennemis aussi bien définis que le colonisateur, l’effritement du mythe de l’éden précolonial, les désillusions qui ont suivi les indépendances ont permis de nuancer pensées et sentiments, de saisir la réalité dans sa complexité. « Le devoir de violence » publié en 1968 a poussé à l’extrême cette tendance, indisposant de nombreux critiques par son irrévérence face aux mythes de la négritude, de l’africanisme, de l’unité africaine. Sa manière de renvoyer dos à dos colonisés et colonisateurs a profondément choqué le public africain habitué à l’idéalisation de son histoire, et, pourtant, Mohamadou Kane n’hésite pas à affirmer que « cette œuvre qui pour fend nos chimères et nos mythes est la plus africaine qui puisse être. » [3]

La troisième métamorphose, la plus importante, la plus profonde, la plus prometteuse est celle de la langue et de l’écriture. Mohamadou Kane se plaignait il y a quelques années que « rares étaient les romanciers africains qui avaient du style » [4], plus rares encore étaient ceux qui s’interrogeaient sur les immenses ressources que recèle l’utilisation originale d’une langue.

Une forme nouvelle

Durant la période coloniale, Camara Laye, Oyono, Mongo Bêti et bien d’autres avaient fait du roman une œuvre de combat contre le colonialisme puis un instrument de réhabilitation de la personnalité africaine. Cette première étape était nécessaire et il est évident qu’à cette époque le fond primait la forme. L’important était de témoigner. Avec les indépendances, choisir de nouveaux thèmes devint une exigence, mais était-il possible d’exprimer de nouveaux sentiments dans une forme conservée ? Jusqu’aux années soixante, en effet, quand bien même on témoignait contre le colonisateur on utilisait la même langue, et dans sa forme la plus conventionnelle alors que le cadre étroit des normes avait déjà été brisé par les poètes tels Senghor et Césaire par exemple. Le respect inconditionnel des règles du bon usage, qui allait jusqu’à l’emploi du subjonctif imparfait, étouffait une grande part des élans, écrasait la personnalité de l’écrivain, asphyxiait son imagination créatrice. Une étrange impression se dégageait de certaines œuvres qui apparaissaient comme des romans « nègres-blancs » : nègres pour le fond, blancs pour la forme.

Le résultat ne se fit pas attendre, et, Bartholémy Kotchy en tête [5], de nombreux intellectuels africains se mirent à stigmatiser le maintien des langues étrangères, symboles de l’aliénation et de l’impérialisme culturels, et à préconiser l’emploi exclusif des langues vernaculaires. L’étude approfondie et l’emploi renforcé de ces langues est une nécessité culturelle. Il n’est pas contestable que d’excellents contes et romans puissent être écrits en langues locales. Néanmoins, à condition de l’utiliser à bon escient, le bilinguisme est une richesse qu’il serait dommage de renier. J’abonde dans le sens de Pathé Diagne lorsqu’il affirme que « le français et l’anglais que l’écrivain négro-africain a acquis à l’école est beaucoup trop classique. (Qu’) il ne charrie plus, par défaut d’expérience concrète tout le limon de la culture originelle. (Qu’) il a du mal à embrasser toute la truculence et la saveur locales » [6]. Je me permettrai malgré tout deux remarques. Pourquoi le français d’Afrique devrait-il charrier « la culture originelle » et non la culture africaine ? S’il a tant de mal « à embrasser toute la truculence locale » n’est-ce pas à cause de la timidité, de manque de confiance en soi qui pousse l’écrivain africain à un respect scrupuleux, presque sacré des règles du bon usage que les Français eux-mêmes ont vouées aux gémonies. Une langue n’est pas un objet sacré, c’est un moyen de communication. L’adopter c’est l’adapter. Il ne s’agit évidemment pas de démolir systématiquement le français, mais de l’intérioriser, « de créer un outil linguistique nouveau permettant de traduire selon un mode spécifiquement africain, aussi bien les réalités traditionnelles que celles imposées par le monde moderne » [7]. Cet outil c’est une véritable écriture africaine, féconde et hardie.

 

Intérioriser la langue

Qui n’admire pas la flamboyance du style d’Ouologuem ? Il reflète une personnalité originale et une maîtrise parfaite de la langue. Sa pensée se meut sans difficulté dans le français de France, c’est pourquoi son audace, son non-conformisme virulent, corrosif, ne se situe pas au niveau de l’écriture, certes « précise, imagée, poétique » [8], mais au niveau des thèmes.

Ahmadou Kourouma, par contre, a ressenti le français classique comme « un carcan qu’il (lui) fallait dépasser… pour écrire des choses essentielles » [9]. Il s’est retrouvé aux prises avec une langue qu’il lui fallait plier à la réalité africaine ; et, la puissance de cet écrivain est telle qu’il a tait éclater tous les cadres : ceux de la raison logicienne, de la syntaxe, du vocabulaire, au profit d’une langue vivante, parlée, taillée à sa mesure, à la mesure d’un Malinké sans complexes qui ose, laissant libre cours à son tempérament, user de la langue française en Africain. Le résultat n’est pas seulement éblouissant, il est surtout fascinant tant l’écriture s’accorde aux thèmes, les enrichissant par là même, leur donnant une efficacité nouvelle.

En effet chez Kourouma, il ne s’agit pas seulement d’un style neuf mais d’une langue neuve bien qu’il affirme avec une pointe d’irritation : « Je n’ai pas inventé de langage nouveau, j’ai dit des choses simples. » [10]. Mais c’est justement parce qu’il les a dites simplement, sans emphase, sans fausse recherche, mais avec un tel amour pour cette Afrique aux « horizons harmattan » avec une telle tendresse pour toutes les Salimata qui exhalent « une senteur de goyave verte », pour tous les Fama « transfigurés par (leur) acharnement à vouloir la dignité comme un oxygène nécessaire » [11], qu’il lui a fallu inventer un français-malinké qui ne soit pas seulement une langue d’intellectuels mais aussi une parole d’homme qui aime, qui veut faire partager ce bouillonnement intérieur qui explose parfois en une violence purificatrice. Les caracolades de Fama sur son coursier blanc après sa mort, sont un hymne à la vie, mais aussi, le chant de victoire d’un écrivain qui a pu, à l’image de son héros enfin libéré des vicissitudes terrestres, s’arracher au carcan du français de France. Pour Kourouma, c’est d’abord une libération personnelle. A travers des mots nouveaux, une syntaxe originale et hardie, il a pu enfin s’exprimer. Mais son roman a une portée beaucoup plus générale car adapter une langue pour qu’elle traduise enfin une réalité culturelle différente, c’est une œuvre beaucoup plus révolutionnaire, beaucoup plus féconde encore que l’engagement purement politique étant donné que l’indépendance ne saurait être complète sans une révolution culturelle.

Il est courant de dire que le roman africain est né d’une tension politique et culturelle. Qu’en est-il actuellement de ces deux composantes ? Jusqu’à présent tous les plus grands romanciers ont mis leur cœur et leur talent au service de la lutte politique et de la défense des cultures africaines. Sans abandonner ces combats, l’écrivain se devant d’être le porte-parole de son peuple, ne serait-il pas urgent de prendre l’exacte mesure de la dépendance culturelle au niveau littéraire, qui, pour être moins visible que la dépendance politique n’en est pas moins étouffante. La désoccidentalisation de la pensée passe par celle de l’écriture. C’est elle qui, beaucoup plus que la dépendance politique, lie l’écrivain à la société occidentale. Rompre avec l’écriture française, intérioriser la langue pour la faire renaître comme porte parole de la culture et de l’esthétique africaine, c’est un défi à l’univers de pensée et d’expression européenne. Alors, refuser comme le firent les critiques français la nouvelle syntaxe, le lexique surprenant, la langue foncièrement subjective de Kourouma, ou, plus significatif encore, l’ignorer complètement comme monsieur Chevrier dans son compte-rendu des « soleils des indépendances » dans « Le monde », c’est rejeter, plus ou moins consciemment, l’expression d’une nouvelle indépendance : l’indépendance culturelle. Dès qu’on touche à la langue, on touche aux principes premiers de la société, c’est pourquoi, adapter le français à l’univers africain est perçu comme plus révolutionnaire encore que de le rejeter complètement en faveur des langues vernaculaires. En affirmant sans complexes son altérité, Kourouma enclenche un processus de désaliénation. Sa parole est créatrice de futur : le français de France ne saurait plus être maintenant le label du génie créateur africain. La force de son tempérament qui « brise les fortifications grammaticales » [12], la vigueur inattendue de son expression, la réelle beauté poétique de son style, font de Kourouma un précurseur, mais aussi un griot moderne, car il a su intégrer les apports du passé à une technique d’expression moderne et originale.

L’évolution du roman a donc suivi pas à pas la prise de conscience culturelle africaine et, la métamorphose de l’écriture n’en est qu’un aboutissement logique. Si le roman de Kourouma est certainement « l’œuvre majeure de la dernière décennie » et « le chef-d’œuvre de la prose africaine », c’est parce que, aussi bien le fond que la forme de son roman, prouve qu’Ahmadou Kourouma a assumé sa complète altérité culturelle. Il peut être enfin romancier et Africain et ouvre ainsi de passionnantes perspectives à la littérature africaine.

 

 

[1] Présentation du « Débrouillard », de Faye par son éditeur : Gallimard, en 1964.

 

[2] Déclaration des presses de l’Université de Montréal lors de l’attribution du prix aux « Soleils des Indépendances » d’Ahmadou Kourouma en 1968.

 

[3] Mohamadou Kane : « Actualité de la littérature africaine d’expression française », p. 234, in : Présence Africaine, numéro spécial : « Réflexion sur la première décennie des indépendances ».

 

[4] Kane : idem.

 

[5] Bartholémy Kotchy : « Enseignement de la littérature négro-africain » Kotchy y déclare que « le maintien des langues étrangères est une vue de l’esprit ».

 

[6] Pathé Diagne : « Langues africaines, développement économique et culture nationale », in numéro spécial de Présence Africaine, op. ; cit.

 

[7] Bernard Mouralis : « Individu et collectivité dans le roman négro-africain d’expression française » – Annales de l’Université d’Abidjan – Série Lettres 1969 – p. 131.

 

[8] Mohamadou Kane : op cit p. 235.

 

[9] Interview d’Ahmadou Kourouma par Moncef Badian dans « Afrique littéraire et artistique » d’avril 1970, p. 7.

 

[10] Interview d’Ahmadou Kourouma par Moncef Badian dans « Afrique littéraire et artistique » d’avril 1970, p. 7.

 

[11] Interview d’Ahmadou Kourouma par Moncef Badian dans « Afrique littéraire et artistique » d’avril 1970, p. 7.

 

[12] Interview d’Ahmadou Kourouma par Moncef Badian dans « Afrique littéraire et artistique » d’avril 1970, p. 7.

 

-L’EXIL

-LE JEU DE LA PRESENCE ET DE L’ABSENCE DANS LES « LETTRES D’HIVERNAGE »