Culture et civilisations

REALITE ET AVENIR DE LA FRANCOPHONIE

Ethiopiques numéro 21

revue socialiste

de culture négro-africaine

janvier 1980

décidément,

je préfère dire :

le Français

un arbre à feuillage persistant

car toute langue est un arbre et la nôtre, la langue française, par chance et par vertu, est à feuillage persistant. Aux feuilles caduques correspondant les langues mortes. C’est pourquoi la défense de la langue est l’écologie de l’intelligence.

Cette comparaison d’une langue et d’un arbre n’est pas fortuite. Un monde de connivences relie l’univers paysan à l’univers de l’écriture. Arbre et langue sont l’expression vivante d’une culture, l’une agricole, l’autre littéraire.

Jean Cocteau disait : « On ne chante bien que dans son arbre généalogique ». Arbre et langue soufrent des mêmes offenses et connaissent les mêmes maladies. Trois dangers les menacent :

– L’hybridation, c’est-à-dire le croisement, fécond ou stérile, artificiel ou naturel, avec des variétés différentes,

– la dégénérescence, c’est-à-dire, à force de contraintes ou de hasards, le fait de perdre ses qualités spécifiques,

– enfin le déracinement, c’est-à-dire la rupture violente ou progressive, d’avec ses racines.

La langue, arbre de la connaissance, est soumise à ces trois périls. Remarquons, au passage combien le terme connaissance convient à la langue dans ses deux acceptions : celle du XIe siècle qui signifiait « manière de connaître, acquis, culture, savoir », celle du XVIIe, qui faisait référence aux relations qui s’établissent entre les personnes. On en arrivera même à parler, plus tard, « des amis et connaissances  ». Mais il existe un troisième sens, utilisé en vénerie : la connaissance ce sont les traces que laisse derrière elle la bête chassée. Or notre langue, depuis plusieurs décennies, est une bête chassée et nous faisons souvent partie des rabatteurs. Il est temps de se ressaisir et l’occasion nous en est fournie, aujourd’hui, par ce premier Festival international artistique de la Francophonie.

« Qui tient sa langue, disait Mistral, tient ses clefs qui de ses chaînes le délivre ». La langue, le respect qu’on lui porte, les enfants – cependant – qu’on lui fait, voilà sans doute le seul nationalisme qui vaille. On peut en faire remonter l’existence au fameux serment de Strasbourg en 842. Ce devait être beau à regarder, Charles le Chauve et Louis le Germanique, échangeant, devant leurs soldats, l’un en roman, l’autre en tudesque leur engagement de livrer ensemble, combat à Lothaire. Et on s’habitua vite à trouver naturel que la langue française devienne langue diplomatique, apte à la rédaction des traités. On ne s’étonnera nullement, en 1525, de voir rédiger en français, la trêve de Tolède entre Louise, régente de France, Charles Quint et Henri VIII, bien que Louise, des trois, soit la vaincue.

Charles Quint, l’un des deux vainqueurs, affirmait très simplement : « J’ai appris l’italien pour parler au Pape, l’espagnol pour parler à ma mère , l’anglais pour parler à ma tante, l’allemand pour parler à mes amis et le français pour parler à moi-même ».

Deux siècles plus tard, Gaspard de Réal affirmait, sans être démenti : « La langue française est la langue universelle morte ». Rivarol n’hésitait pas à proclamer : « Ce qui n’est pas clair, n’est pas français ». La tradition voulait alors que les ambassadeurs, en remettant leurs lettres de créances, fissent leur compliment dans leur langue nationale. La harangue était ensuite traduite en latin, à l’intention du Roi, mais en français pour la Reine. On disait volontiers : le français, langue des Reines. Si bien que l’Infante du Portugal, le prenant au pied de la lettre, donna pour devise, en français, à son Ordre National : le talent de bien faire.

Nous savons ce qu’il en advint, et des Reines et du français. Bref, au lendemain de la grande guerre, la société des Nations, issue du Traité de Versailles, reconnut deux langues officielles : le français et l’anglais. Et, depuis…

Une consolation, due à un grand juriste niçois : René Cassin. La déclaration des Droits de l’Homme qu’il se chargea de promouvoir pour l’Humanité tout entière, était bien sûr, rédigée en français.

Une citation de Georges Pompidou, alors Président de la République, en date du 19 mai 1971 : « Je dis que si demain, l’Angleterre était entrée dans le Marché commun, il arriverait que le français ne reste pas ce qu’il est actuellement, la première langue de travail de l’Europe, alors l’Europe ne serait jamais tout à fait européenne, car l’anglais n’est plus la langue de la seule Angleterre, il est avant tout, pour le monde entier, la langue de l’Amérique ! ».

La langue française.

Avant même de délibérer de son avenir, il convient de se préoccuper de son actuelle santé. Cela nous ramène à l’examen de ses trois maladies dominantes, la première étant l’hybridation, c’est-à-dire la conséquence d’une contamination étrangère. Je dirai, tout de suite, que si elle est, sans doute, la plus agaçante, elle est, en revanche, la moins grave. Que n’a-t-on dit, écrit, répété concernant le franglais, néologisme né en 1959 et répandu par Etiemble en 1964. L’agression est si visible qu’elle en perd de son venin et que le bon goût vous en protège. On sait quand on parle franglais, alors que nous le verrons plus tard, on n’est pas toujours conscient de parler la langue de la dégénérescence, qui est celle du pouvoir et de l’administration. Prendre à autrui n’est nullement dommageable à deux réserves près : il ne faut prendre que ce qui est bon, et il ne faut pas oublier à qui on le doit. « Ce n’est point chose vicieuse, mais grandement louable, écrivait Joachim du Bellay dans sa « Défense et illustration de la Langue française », qu’emprunter d’une langue étrangère les sentences et les mots et les approprier à la sienne ». Comme le métissage des hommes, celui des langues a toujours une part positive ainsi que l’a souligné le Président Senghor. Le bon sens commande seulement de ne pas emprunter au-dessus de ses besoins ni de ses moyens. C’est, là aussi, affaire de dosage. Donc de bon sens.

C’est, aussi, affaire de réalisme. Il est plusieurs moyens d’agresser une langue dont le plus immédiat, mais heureusement pas le plus efficace consiste à agresser un peuple. Nous l’a-t-on assez répété que nous devons le mot vasistas à l’interrogation allemande Wa ist das ? des troupes prussiennes étonnées au XVIIIe siècle, de la présence des vasistas sur nos toitures parisiennes et le mot bistrot, un siècle plus tard, à la hâte des cosaques assoiffés qui réclamaient bistro c’est-à-dire vite une boisson. La dernière occupation semble ne nous avoir laissé que des traces de dérision

L’autre chemin d’invasion, surtout en un siècle technologique comme le nôtre, c’est la création de nouveaux instruments ou de nouveaux usages. Après tout, qui invente un objet invente, du coup, un mot. L’un ne va guère sans l’autre. Apollinaire n’a-t-il pas écrit de Clément Ader, inventeur d’une machine aérienne baptisée l’Eole  :

« Quand il eut assemblé les membres de l’ascèse

Comme ils étaient sans nom dans la langue française

Ader se fit poète et nomma l’avion ».

On ne s’étonnera, dès lors, plus de voir le Journal Officiel français publier la liste des termes étrangers « tout particulièrement anglais, » qui devront être remplacés par leurs équivalents français dans les documents officiels. Notons au passage, qu’en des pays étrangers francophones comme le Sénégal, on n’a pas hésité à créer des mots nouveaux pour protéger le français. Par exemple, primature pour les services du Premier Ministre et gouvernance pour ceux du gouverneur. L’intention est toujours louable, mais, seul, l’usage, pour finir, a raison. Je doute, personnellement, que le terme solo que je n’ai guère entendu ou lu, remplace un jour, celui de one man show, qu’industrie du spectacle succède à show business, devenu d’ailleurs depuis show biss, ni que scripte (avec un e) détrône, en se féminisant, la script quasi-traditionnelle. Bien souvent, les mots incriminés suscitent, à peine prononcés, une référence inconsciente au mode de vie et de pensée de la nation ou de la civilisation qui les a introduits dans l’usage. C’est ainsi que l’expression show business contient une critique implicite des mœurs du spectacle, telles qu’elles nous ont été transmises par les Américains. L’équivalence française supprime l’appréciation moralisatrice que nous avions ajoutée, d’instinct, à l’expression d’origine. Pour en finir avec cette charrette de mots débarqués du Journal Officiel, je fais observer que le mot perchman devenu perchiste ne résout en rien le problème. Il introduit un risque permanent de confusion. Perchman, c’est le cinéma ou la télévision, perchiste, ce peut, très bien, être le stade et il suffit que nos jeunes athlètes se mettent à briller dans cette spécialité pour que, tout neuf en cet usage, le mot perchiste n’évoque plus du tout l’idée d’un preneur de son, équipé, lui aussi, pourtant, d’une perche.

On aurait connu le même inconvénient avec l’espagnol qui nous a envahi grâce à la tauromachie. Où en serions-nous, par exemple, si le mot picador n’avait pas été admis comme français en 1788 ? On aurait sans doute conservé piqueur (terme de mine) ou piqueux (terme de vénerie) et la confusion serait totale.

En cette matière, c’est l’utilisateur – voire l’officiant, détenteur de l’utilisation – qui, dans la majeure partie des cas, sait le mieux ce qu’il convient de dire. Palmarès ne signifie pas forcément hit-parade, le terme étranger contenant, formellement, la notion de référendum, de choix populaire, qui peut très bien être totalement absente d’un palmarès, plutôt « élitiste » comme on aime à qualifier le choix d’un plus petit nombre.

Pour finir, je voudrais citer une observation d’horticulteur. On la doit à Nathalie Zaltzman dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse. C’est la réponse à un jardinier amateur qui a planté un ruscus et s’étonne de ne lui voir jamais donner des baies rouges. « Nous vous suggérons, lui écrit-on, pour déterminer le sexe de votre ruscus, de planter, à proximité un autre ruscus, choisi au hasard chez votre pépiniériste… seule, la présence d’un autre plant pourra révéler leur sexe respectif, par leur floraison s’ils sont du même sexe, par la fructification s’ils sont de sexe opposé ».

Pour les langues, il en est de même. La proximité les force à se frotter l’une à l’autre. C’est celle qui donne des fruits à sa voisine qui est le mâle.

La dégénérescence est un phénomène plus grave et infiniment dommageable. Il faut bien reconnaître que qui dit langue, dit péril. Elle est capable de tout, la langue, même de créer l’homme. C’est Jacques Monod, en tous cas, qui l’affirme : « L’apparition du langage aurait pu précéder, peut être d’assez loin, l’émergence du système nerveux central propre à l’espèce humaine et contribuer, en fait, de façon décisive, à la sélection des variantes les plus aptes à en utiliser les ressources. En d’autres termes, c’est le langage qui aurait créé l’homme plutôt que l’homme le langage ».

On comprend, dès lors, que les pouvoirs s’affolent. Quelle arme que le langage ! Il n’a pas de limites. Il permet tout. « C’est le langage qui noue les choses » disait Saint-Exupéry, en écho à Stendhal qui certifiait : « Le premier instrument du génie d’un peuple, c’est la langue ». La tentation ne s’est guère fait attendre de la rendre captive. Les gens de pouvoir n’y ont pas manqué. Ils ont, lentement, insidieusement, savamment, installé la langue des clercs, celle des tabellions, celle des officiers ministériels, celle des administrations centrales puis régionales, puis communales, et, ensuite, la langue des gazettes, celle des radiophonies, celle des télévisions à la langue populaire. Au point, parfois, de s’entendre rétorquer : « Nous ne parlons pas la même langue ». Tous les prétextes étaient bons : l’intelligibilité, argument facile, la clarté évoquée bien à tort, l’universalité faux-nez de l’innocuité, bref tout ce qui pouvait changer en eau de citerne l’eau de source. L’alibi magistral, ce fut le Code civil. Que n’a t-on entendu à son sujet ! Que ne nous a-t-on pas dit sur sa perfection, sur son adéquation absolue à son propos ! « On ne peut pas dire plus en moins de mots » était l’une des précieuses vertus dont on nous accablait. Comme si s’était si intéressant que cela ! Comme si les problèmes des fonctionnaires, pour sérieux et estimables qu’ils soient, avaient la moindre importance comparée au bon usage de la langue. Le fait qu’elle soit brave fille et se soit accommodée, sans gaîté, de leurs blêmes manipulations, était tout à l’honneur de la langue, pas tellement à celui des rédacteurs. Un monument comme le Code civil, très bien ! C’est un problème de rendement au mètre cube. C’est une stratégie de silo, mais les silos ne sont jamais que de la conserve. Ah ! Vive Rabelais ! « Je prouverai, s’écriait-il, à la barbe de je ne sais qui que notre langue vulgaire n’est pas si vile, si inepte, si indigente et à mépriser qu’ils l’estiment ». Leur Code Civil, laissons-le leur c’est un herbier. La vie s’en est allée.

 

Mais, ne nous méprenons pas. L’acte n’est pas innocent. Qui met les mots en blouse grise, les phrases en colonnes par deux et les alinéas en escouade mobilise, la langue et la met tout entière au service de l’Etat. Or, ce n’est point, de loin s’en faut, sa seule affaire. « Une langue, écrit Marcel Arland, n’est pas une construction fortuite. C’est, à la fois, l’aveu et le rêve de tout un peuple, c’est-à-dire son chant ».

De tout un peuple ! Voilà bien où le bât blesse : la langue, lorsqu’elle est, réellement de tout un peuple, est, par nature, indisciplinable. Elle ne se met pas en bouteille. A tout moment, elle peut dépaver une rue, prendre un fusil, brandir un drapeau. Il y a peu de temps, j’avais un entretien avec Carlos Fuentes qui vient de publier un véritable monument de 2.500.000 signes, intitulé Terra Nostra, Mexicain, il me confiait :

– J’ai retrouvé notre langue en recherchant les mots de toutes les Espagnes. On avait fait de l’espagnol un langage endormi. J’ai relu les textes du XIVe siècle, des manuels de chasse au faucon, des romans érotiques, c’est un vocabulaire perdu. C’était pourtant la langue de la lumière. Ça explique pourquoi les dictatures usent d’une autre : ils ne veulent plus entendre celle-là. La langue des écrivains c’est la langue de l’exil, ils la transportent avec eux. Elle est plus importante que la terre sous la semelle des souliers.

Il citait Pablo Neruda : « Les conquérants nous prirent tout notre or, mais ils nous laissèrent la langue ».

Et il terminait par une constatation sévère :

– C’est pourquoi le monde industrialisé a sa Sibérie : la télévision.

Je sais bien que, là, vous m’attendez. J’ai, durant trois années rondes, présidé à la destinée d’une Société Nationale de Télévision et, de ce seul fait, j’assume une responsabilité évidente dans ce que vous qualifieriez volontiers de lent naufrage de la langue. C’est vrai. Le mot de Saint Just :

– On ne règne pas innocemment, s’applique, mot pour mot à la direction d’une chaîne de télévision : on ne fait pas de la télévision innocemment. Ce mode de transmission de la langue présente des causes de responsabilités exceptionnelles. D’abord, il fait commercer les mots avec les images, parfois indépendamment les unes des autres, notamment dans le cas de ce qu’il est commode et précis de désigner par l’expression non orthodoxe de commentaire off. Les mots peuvent, alors, tout faire dire aux images, même, à l’occasion, le contraire de ce qu’elles montrent. Terrible tentation où les mots, n’étant plus seuls, s’imprègnent volontiers de perversité. Ensuite, ces mots sont reçus à domicile, et, de plus, renforcés par la puissance des images. Ils deviennent aisément dangereux. Il se produit donc, à un niveau encore plus enfiévré, ce qui se passe pour les écrits : les pouvoirs, parmi lesquels le pouvoir, pèsent d’un poids incalculable sur les moyens audiovisuels. Une grande partie du jeu se déroule au deuxième degré, tout simplement parce qu’une confusion délibérée a été créée et entretenue : on ne sait pas qui vous parle. Dès lors, tout est licite. Habillés des images, les mots se comportent un peu comme des permissionnaires en pays conquis : ils se figurent méconnaissables parce que déguisés. On les avale sans nulle amertume, avec une lassitude paisible et un dialogue agréablement mensonger s’établit ainsi entre le téléspectateur et la lucarne. Je ne m’étendrai pas sur le processus. Je l’ai analysé et décrit hors de toute complaisance et de toute agressivité. Je me borne à dire que le règne de l’autocensure s’est à peu près partout, installé.

L’autocensure est l’agent pathogène le plus virulent de la dégénérescence. On ne se contente plus d’affaiblir ou de modifier la langue : on la mutile. Elle ne tarde pas à se priver des termes nécessaires à la vérité. Elle use, fatalement, de traverses, de détours et d’approximations. Parce qu’elle est précautionneuse, elle perd de sa vigueur, parce qu’elle est soumise, elle s’ampute de sa gaîté et de son audace. Bref, elle s’anémie. Les conséquences sont considérables. Prenons l’exemple d’une phrase simple. Vous voulez énoncer que « l’obligation d’attacher, en ville et en plein jour, la ceinture de sécurité de votre voiture témoigne de la totale absurdité des administrations compétentes et constitue une grave atteinte aux libertés individuelles ». Pour ne pas encourir d’ennui, soit avec votre chef soit avec votre directeur de l’Information, soit avec votre Président, soit avec le cabinet d’un Ministre, vous dites : « L’on affirme, selon certaines sources, généralement bien informées, que le port de la ceinture de sécurité, pourtant approuvé par le récent congrès de Médecine des Accidents de la Route, n’entraînerait pas l’adhésion unanime des usagers ». Les termes : « en ville », « en plein jour », « totale absurdité », « atteinte », « libertés », « individuelles » qui, tous, avaient une signification claire, sont remplacés par des expressions de doute, d’approximation et de confusion. Les mots qu’on prononce sont comme la farine aux mains du boulanger : ils laissent des traces sur nous. Nous finissons par leur ressembler et par donner raison à la théorie de Jacques Monod : c’est le langage qui fait l’homme et non l’homme qui fait le langage. L’homme qui use d’une langue inexpressive perd sa personnalité. C’est ainsi qu’on parvient, assez aisément, à transformer un journaliste en commentateur agréé. Anatole France ne s’y trompait point : « Le peuple fait bien les langues, disait-il. Il les fait imagées et claires, vives et frappantes. Si les savants les faisaient, elles seraient sourdes et lourdes ». Que dire alors des fonctionnaires et des politiciens ?

Observez-le : chaque fois qu’un peuple se lève pour conquérir sa liberté ou pour la défendre, des mots, eux aussi, se libèrent. Ils viennent naturellement à la bouche comme les armes à la main. Il faut donc employer, obstinément, les mots essentiels et simples. C’est un peu comme si, chaque fois qu’ils étaient prononcés, un pan d’ombre s’écroulait et que des chaînes tombaient. La liberté s’épelle, au long des phrases, comme un alphabet. Au sortir du Goulag, Soljenitsyne a conclu ainsi l’émission d’Apostrophes, en disant, à propos des mots

– Ce sont des pierres précieuses.

Pour dire cela, il faut en avoir longtemps été privé.

Le troisième péril que court la langue c’est le déracinement. « Le peuple, écrit Michel Legris, a cessé d’inventer son langage ; de plus en plus, il subit celui qui lui est imposé ». Il fait ainsi écho à la belle préoccupation de Montaigne qui s’exclamait, parlant des mots formant sa langue « Puisse-je ne me servir que de ceux qui servent aux Halles de Paris ! ». Le déracinement, comme pour un arbre, rend la langue beaucoup plus sensible aux influences extérieures et accélère, s’il se produit, le processus d’hybridation, par exemple. Et cela se comprend. Tant que le langage évolue de l’intérieur, qu’il respecte « la combinaison entre la permanence et la variation » dont parlait Littré, il vit, il conserve le contact avec ses racines, la sève circule. C’est pourquoi un centralisme abusif, un jacobinisme de la culture ne doivent pas – comme ils le font trop souvent – provoquer la mise en jachère des cultures régionales. Il faut respecter les parlers qui sont récolte immédiate et presque inévitable du terroir. Là se forgent des mots qui, au long des siècles, pénètrent le français et, toutes épreuves d’usage subies, viennent l’enrichir. Mots nés de l’eau, du vent, du soleil, de la glace, de la mer ou de la forêt, ils désignent des choses, des moments, des sentiments si précis et si adaptés qu’ils atteignent à l’universalité. Il en est de même des métiers. Qui dira leur apport d’outil ! Je songe à Pierre Mac Orlan, par exemple, qui a su peupler ses poèmes de termes militaires ou maritimes, les enchâsser dans un vers, soigneusement sage à cet endroit, et rendre, de ce fait, le mot ajouté, à la fois explicite et émergent. Je l’entends encore, à Saint Cyr sur Molin, me dire :

– Un mot, c’est un outil, ça doit servir. Tiens, dans une chanson, j’ai mis le nom d’un bateau : le Duguay Trouin. C’est imprononçable. Eh ! bien je l’ai laissé, parce que le quartier maître clairon dont je parlais, il était vraiment sur le Duguay-Trouin. La vérité, ça ne se sait pas toujours, mais, t’en fais pas, finalement ça paye…

Quand ils sont justes, les mots sont comme des notes de musique. Le jeune Mozart disait d’elles : « J’aime les notes qui s’aiment ».

Les mots d’atelier, les trouvailles de chantier, les vocables de jardinier, l’argot du trimard, les expressions du temps de la marine à voile, le parler, fait d’itinérance, du colporteur, quel enrichissement permanent d’une langue, quelle façon de la camper sur ses jambes et de la faire marcher ! Il en est des mots comme des villages et on peut leur appliquer en la démarquant un peu, une autre déclaration mistralienne : « J’aime mon village plus que ton village, j’aime ma province plus que ta province, j’aime la langue française par dessus tout ».

Il s’agissait, nous l’avons vu de conserver à la langue française ses vertus de langue vivante et de langue indépendante. C’est rebelle à l’hybridation, attentive à ne point dégénérer et respectueuse de ses racines, que s’ouvre devant elle, l’aventure de l’espace, et que, parce que française, elle devient internationale. Cela s’appelle la francophonie.

Pour certains qui la parlent hors de nos frontières, c’est langue de naissance, parler d’origine. D’autres, Africains, Noirs ou Arabes, ou Orientaux, l’ont reçue de la bouche des colonisateurs, en même temps que les routes, les hôpitaux et la trace de la présence étrangère sur leur sol. Souvent, ils s’en sont servis, plus tard, pour leur révolte. Elle a transmis leurs cris de colère, leur soif de liberté. Mais elle est là, comme ils sont d’elle, sans avoir, pour autant, à renier leur patrie recouvrée. Elle est véhicule même lorsqu’il s’agit de chanter « la lutte indispensable ».

Langue d’enfance, langue de l’autre, trésor jaloux, cadeau imposé, elle est, pour tous, mieux qu’innocente, elle est clarté et fraternité. C’est avec des mots tirés d’elle qu’a été écrite, la première « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ». Il faut la réchauffer entre nos mains lorsqu’elle a froid, et sans nulle vanité, pour le bien commun, veiller à ce qu’elle ne s’éteigne en nul endroit où elle avait fait souche. C’est comme la fleur rouge du feu des premiers âges. Nous en aurons tous besoin.

Je prends pour garant les déclarations de personnalités francophones de haute stature. Le Président Léopold Sédar Senghor n’a-t-il pas affirmé : « Je tiens beaucoup à la francophonie… Je ne comprends pas que nous, francophones, soyons atteints de je ne sais quel complexe d’infériorité et que nous refusions de nous grouper ».

En écho, le Président Habib Bourguiba :

« La langue française permet de découvrir, au delà de l’outil qu’elle représente, ce qui nous unit, à savoir un Univers culturel… une sorte de communauté qui respecte les souverainetés de chacun et harmonise les efforts de tous ».

De même, le Président Houphouët Boigny :

« La langue française a toujours représenté pour moi une arme précieuse et efficace que je n’ai pas seulement utilisée durant la lutte politique contre les colonialistes français mais aussi durant la lutte pour notre auto-développement contre les forces de l’obscurantisme. Cette arme fait partie de notre arsenal commun ».

Les exemples abondent, foisonnent, se répondent et se multiplient. Voici la voix d’Antonine Maillet qui nous vient d’Acadie :

« Oui, j’écris de la langue parlée parce que mon français je le tiens de tradition orale. Mon seul contact avec ma langue c’était l’oreille. Je ne l’avais pas lue, ma langue. C’est une langue avec laquelle on peut écrire dans les marges ».

Du Val de Loire, celle de Maurice Genevoix :

« …Un bien singulier, instrument et objet tout ensemble, notre langage, notre saint langage, à nous, remis comme à des répondants, à des fils responsables et qui ressentent, profondément, le haut honneur de le parler ».

Et en conclusion, celle d’André Malraux, caverneuse et sombre comme un message venu de l’au-delà :

« La francophonie n’est pas une langue, mais une civilisation capable d’assurer l’avenir du monde ».

A l’instant de conclure, je voudrais, au nom des Français de souche confier aux francophones à travers le monde le soin de veiller sur le feu. Cela ne signifie certes pas, que nous renoncions, fut-ce pour une heure, à notre propre mission de vestales. Mais nous devons veiller à chacun des feux. Il se peut même que les flambées soient, par place et selon les hasards des vents, plus hautes ailleurs que là où est née la langue-mère. Aucune importance. C’est la flamme qui compte, le fait de la maintenir vive et de la transmettre. Ce premier Festival de la Francophonie n’est pas un congrès de pompiers qui craignent que l’incendie ait pris à leur langue bien que Hampaté Bâ nous ait mis en garde : « Un sage qui meurt c’est une bibliothèque qui brûle ! ». C’est un beau pari sur le feu. Nous ne sommes pas vaincus. Notre langue n’est pas quêteuse. Elle est fraternelle et vivante. Donnez-nous vos mots d’insulaires, nous nos mots de citadins, vous vos expressions de pêche, nous nos termes de meunerie, vous votre poésie de colère, nous nos interrogations psychanalytiques. Avançons différents mais complices. Comme me l’a confirmé, tout à l’heure, à Nice même, notre ami Edouard Maunick : « Au bout du chemin de Damas, il y a le soleil ».

[1] Note : Monsieur Marcel JULLIAN, Ancien Président de la Chaîne de Télévision française Antenne 2, Ancien Directeur de collections littéraires, dont celle des écrits du Général de Gaulle.

Aujourd’hui créateur et responsable d’une Société d’Edition : Les Ateliers Marcel Jullian.

II est un fervent défenseur de la langue française donc, grand animateur de la francophonie et c’est à ce titre qu’il fut convié à Nice le 5 octobre dernier, pour prononcer le discours d’inauguration du Festival International de la Francophonie. Festival où le Sénégal était représenté par différents écrivains, artistes de théâtre, Hommes de télévision etc…

La valeur et la portée du texte écrit par M. Jullian, ont incité plusieurs commentateurs de presse à en faire l’analyse et à le publier dans différents quotidiens.

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-MAMADI, UN PETIT GUINEEN EN FRANCE