Littérature

Alioune Diop et Léopold Sédar Senghor : ITINÉRAIRES CROISÉS. ŒUVRES ET PARCOURS

Éthiopiques n°97.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

2nd semestre 2016

Alioune Diop et Léopold Sédar Senghor : ITINÉRAIRES CROISÉS. ŒUVRES ET PARCOURS

Senghor et Alioune Diop constituent deux figures majeures du mouvement de reconquête de l’initiative historique conduit par les élites nègres de l’Afrique et de la diaspora dans la première moitié du siècle dernier. Ces deux Sénégalais de la même génération ont émergé dans l’effervescence intellectuelle de la France de l’après-guerre, y ont mené les mêmes combats et partagé les mêmes préoccupations.

Si Senghor est le chef de file incontesté du mouvement de la négritude, à concevoir comme acte de souveraineté par lequel la communauté noire se propulse dans l’Histoire, le nom d’Alioune Diop est associé tout naturellement à cet élan fondateur ; mais à quel titre ? Peut-il être investi du rôle de co-fondateur ? Ou n’est-il qu’un compagnon de route, une de ces personnalités associées plus ou moins étroitement à cette aventure traversée de multiples clivages idéologiques, pour avoir élaboré une œuvre gravitant autour des mêmes axes thématiques, participant du coup à l’extension de ses méthodes et de ses principes ? De là surgit un nœud de questions.

Peut-on repérer les éléments saisissables d’une pensée d’Alioune Diop avec des ambitions distinctes de la négritude senghorienne ? Est-il possible d’assimiler la conception et l’action de l’un à celles de l’autre ? Quelle est la nature du lien qui les unit ? L’influence de l’un sur l’autre est-elle à sens unique ? Une interaction ? Des rapports de maître à disciple ? Jusqu’où enfin leurs chemins se sont-ils confondus, et en quels endroits éventuellement se sont-ils séparés ?

Ces questions interdépendantes seront envisagées sous trois angles : la communauté de combat d’abord, la spécificité de chacun ensuite, enfin le legs commun qu’ils livrent à la postérité.

La négritude comme dénominateur commun

Alioune Diop et Senghor ont participé ensemble à la dynamique du surgissement de la littérature et de la culture africaines contemporaines. À considérer les postures de ces deux intellectuels et à mettre en regard leurs publications respectives, se fait jour la revendication de l’appartenance à une communauté en lutte, une expérience historique qui se traduit par la similitude des idées, la parenté au niveau thématique, la même nécessité de se faire accepter par le centre colonisateur.

De là est née une volonté commune de « définir l’originalité africaine et hâter son insertion dans le monde moderne [2] ».

Chez tous les deux, se perçoit un sentiment aigu de la primauté du culturel et de la prééminence de l’esprit à un moment où l’hégémonie marxiste impose sa vulgate, à savoir l’absolutisme des déterminations économiques et sociales. « L’expérience l’a prouvé : la libération culturelle est la condition sine qua non de la libération politique ».

La réhabilitation de la race noire, son insertion dans la dynamique historique contemporaine passent prioritairement par la promotion de sa culture ; ce qui importe, c’est la reconnaissance de la dignité de la culture noire. Cette conscience raciale vise d’abord à séduire le centre, et s’emploie à briser les clichés, en particulier celui du « bon nègre banania ». D’où une mobilisation générale des intellectuels noirs, en ordre de bataille et décidés à fédérer leurs forces au profit de ce projet émancipatoire.

Une sorte d’osmose entre les conceptions de Diop et de Senghor s’explique par leur origine négro-africaine et les influences intellectuelles, en un mot un vécu commun qui a déterminé l’orientation de leur pensée. Tous deux sont imbibés de culture classique et de spiritualité chrétienne : la foi qui irrigue leurs œuvres prend appui sur un sentiment religieux identique ; de même, la formation de chacun d’eux prend racine dans l’humus de la culture classique gréco-latine, dont l’humanisme, leur paraissant proche de l’humanisme africain, incite à montrer son voisinage avec cette culture africaine.

Ce sentiment d’appartenance à une culture ancestrale qui a façonné des hommes unis par des pratiques religieuses et des références morales communes, un rapport spécifique à l’univers, explique l’omniprésence de l’Afrique, une Afrique des sens, de la sève et des rythmes chez ces deux auteurs pour qui, dès lors, la légitimation de la culture noire apparaît comme un préalable obligé à la requalification historique de la collectivité africaine et de sa diaspora.

Modulations et spécificités

Unis autour de la même passion au service de la cause noire, Diop et Senghor n’en possèdent pas moins chacun sa personnalité propre : il faut se garder d’écraser leurs différences sous leurs orientations communes, il importe de mettre en évidence la spécificité de chacun dans ses choix, ses projets et dans la conduite de sa vie. Sous cet angle, des différences notoires se font jour : d’abord Senghor laisse derrière lui une œuvre importante de poète, reconnue telle et qui lui a permis de mettre en pratique ses théories littéraires. Chacun de ses poèmes illustre aussi son art poétique.

Un autre clivage majeur est l’engagement politique. Alors que Senghor a mené sa carrière d’homme politique jusqu’au bout, jusqu’à l’exercice effectif (vingt années durant) du pouvoir suprême, Diop a rapidement décroché de l’action politique. Cet investissement ou non dans l’action politique est-il l’expression de tempéraments différents ? Même si, par coquetterie, Senghor a invariablement répété que la politique n’était pas sa vocation, et que dans la hiérarchie, celle-ci était secondaire par rapport à son activité littéraire, il a su se mouvoir et se maintenir dans le champ politique, ce qui n’a pas été le cas d’Alioune Diop [3].

Cette position en retrait de la politique explique peut-être, chez ce dernier, la passion mise au service de la cause nègre et qui va de pair avec une distance lucide, un recul critique, un regard distancié qui sache prendre en compte l’état réel de la culture africaine qui se doit, selon Diop, de « sortir de son sarcophage pour humer l’air du monde » [4]. Contre l’apologie systématique des sociétés précoloniales, Diop est convaincu que la culture africaine renferme en elle, comme le ver dans le fruit, les germes de la domination qu’elle subit. De là, chez lui, une vision critique de l’Afrique traditionnelle, rarement, sinon jamais, formulée explicitement dans l’œuvre de Senghor.

La singularité d’A. Diop, dont la pensée est toute entière ordonnée pour l’action, se manifeste essentiellement dans la création et la direction de la revue Présence Africaine, revue du monde noir où il donne la parole à tous les membres de l’intelligentsia noire sans exclusive, s’interdisant de privilégier un clan ou une chapelle, accueillant de la sorte des personnalités fortes, aux idéologies parfois opposées, sans sectarisme théorique ni dogmatisme partisan. « Cette revue ne se place sous l’obédience d’aucune idéologie politique », assène-t-il dès le premier numéro.

Pour que le projet de réhabilitation prenne corps, le « bâtisseur inconnu du monde noir » [5] a mis sur pied avec les autres intellectuels noirs de Paris la Société africaine de culture qui va organiser le premier congrès des écrivains et artistes noirs, en 1956, puis, en 1959, le second congrès à Rome et plus tard, en 1966, à Dakar, le premier festival mondial des arts nègres, rassemblement de la présence noire au monde.

Pendant que Senghor construisait l’État sénégalais moderne, A. Diop continuait le combat supra-national en faveur de l’élaboration du patrimoine culturel de la race noire. Chacun a œuvré dans des domaines distincts, même s’ils se rejoignent comme l’atteste, par exemple, l’organisation par Alioune Diop du premier festival mondial des arts nègres, main dans la main avec Senghor.

Un legs indivis

S’il est vain d’aplatir ou d’aplanir leurs singularités respectives, il n’en demeure pas moins que se transmet, à travers leurs œuvres respectives, ce qui les unit dans la postérité, et qu’ils livrent ainsi comme tâche à leurs héritiers. C’est un horizon de dialogue des cultures, le « rendez-vous du donner et du recevoir », un horizon non pas donné, mais à conquérir.

La nécessité de rencontre et de fécondation réciproque des races et des cultures informe une pédagogie non pas de la fureur, de l’invective, mais une pédagogie de la persuasion, de la douceur, de la mesure, que répugnent les outrances et plus conforme à la tradition et au génie négro-africains tel qu’ils le concevaient. Leurs textes se répondent :

La présence africaine dans le monde aura pour effet d’accroître la densité et la maturité de la conscience humaine, d’armer le jugement de catégories, de lois plus riches, de nourrir la sensibilité de valeurs, de rythmes et de thèmes plus humains, d’équiper la volonté d’un dynamisme moins hésitant en faveur de la paix [6].

Cela consonne avec Senghor : « Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons » (Senghor, « Prière aux masques », in Chants d’ombre).

Cette optique pédagogique repose aussi sur la conception partagée que la domination aliène d’abord celui qui domine, et par conséquent, l’aventure coloniale, telle qu’elle est menée, altère les valeurs de la civilisation occidentale elle-même. « L’Européen est chez lui partout. Il est partout à l’aise parce qu’il a écrasé la langue des autres, violé la spiritualité des autres, falsifié l’histoire des autres, dévalorisé l’expérience technologique ou esthétique des autres, humilié ou étouffé la créativité des autres ». En un mot, l’Europe a manqué les autres, et par là, a manqué à elle-même. Car, pour A. Diop comme pour Senghor, ce qui serait conforme au génie de la civilisation occidentale, ce devrait être d’intégrer le monde noir de façon harmonieuse dans le monde contemporain, afin de lui permettre d’y tenir son rang.

Le monde noir vient se poser comme forme de résistance spirituelle au nivellement des cultures et à la marchandisation généralisée des activités humaines, et comme défense ultime contre la destruction de l’humain. C’est pourquoi, il n’y anulle tentation chez l’un comme chez l’autre de développer un discours de récrimination et d’incrimination : l’instance de dénonciation ne saurait avoir le dernier mot.

Nous avons tout oublié comme nous savons le faire : les deux cent millions de morts de la traite des nègres, les violences de la conquête, les humiliations de l’indigénat. Nous n’avons retenu que les aspects positifs. Nous avons été le grain foulé au pied, le grain qui meurt pour que naisse la civilisation nouvelle. À l’échelle de l’humanité intégrale [7].

Pour lui, la restauration de la souveraineté des peuples et des cultures africaines s’intègre dans le même processus de libération de l’Europe et de rétablissement des valeurs républicaines françaises de liberté, d’égalité et de justice.

CONCLUSION

Un air de même famille réunit Alioune Diop et Senghor, dont la pensée et l’action s’orientent dans la même direction. Même si peu de révélations sont disponibles sur ce que chacun dit de l’autre [8], de ses conceptions, du type de relations qu’ils entretiennent, il est cependant par très évident que beaucoup se sont attaqués à Diop pour mieux atteindre Senghor, ce qui accrédite au moins une proximité intellectuelle des deux hommes que renforce une texture thématique commune à leurs œuvres.

Alioune Diop n’est ni un auxiliaire, ni un épigone de Senghor ; ils constituent deux personnalités distinctes aux trajectoires existentielles dissemblables, qui se croisent sans se confondre, qui ont mené chacun, selon ses capacités propres, l’un à côté de, avec ou sans l’autre, mais pas sous l’autre, le combat de la réhabilitation de leur race. Liés et libres, unis et séparés comme les doigts d’une seule main, le « Socrate noir » (Diop) et le « chantre de la négritude » (Senghor) apparaissent comme des « alliés substantiels » qui appartiennent de plein droit à la constellation historique des fondateurs, c’est-à-dire ceux qui, associés et apparentés autour du pari du relèvement d’une communauté dans l’Histoire, ont réuni une collectivité éparpillée autour d’un « nous », disséminant du coup, dans le monde noir, ferveur, enthousiasme et euphorie. « Et la belle danse née de la ferveur à danser. Et la ferveur à danser exige que tous dansent, même ceux-là qui dansent mal » [9].

À nous de relever ce pari, en réactualisant ces enjeux au présent, en réinstituant les réflexions, l’engagement et les évaluations impliqués, bref en prolongeant l’œuvre de ces figures tutélaires.

BIBLIOGRAPHIE

GRAH-MEL, Frédéric, Alioune Diop, le bâtisseur inconnu du monde noir, Canada, UP Côte d’Ivoire, 1995.

KESTELOOT, Lilyan, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala – AUF, 2001.

30e Anniversaire de la revue Présence Africaine. Hommage à Alioune Diop, Paris, Présence Africaine, 1977.

50e Anniversaire de la revue Présence Africaine : Colloque de Dakar, Paris, Présence Africaine, 1999.

Éthiopiques, revue socialiste de culture négro-africaine, octobre 1980.

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal

[2] Les citations, pour l’essentiel, sont tirées des articles suivants :

« Niam Ngoura ou les raisons d’être de Présence Africaine, in P.A. n° 1, nov. déc. 1947 ; « Malentendu », in P.A. n° 6, 1949.

Enfin un florilège, intitulé « Réponse d’Alioune Diop à quelques grands problèmes culturels », in Éthiopiques, 1980, p. 23-29.

[3] Alioune Diop devient sénateur en 1945, mais quitte ce poste honorable pour se consacrer entièrement à sa revue Présence Africaine fondée en 1947.

[4] « Niam Ngoura… », op. cit., p. 6.

[5] GRAH-MEL, Frédéric, Alioune Diop, le bâtisseur inconnu du monde noir, Canada, UP Cote d’Ivoire, 1995.

[6] Diop, A., Éthiopiques, 1980, op. cit., p. 29.

[7] Présence Africaine, 1947, op. cit., p. 12.

[8] Il faut noter cependant l’hommage rendu par SENGHOR à Alioune Diop lors du décès de celui-ci intitulé « L’humanisme d’Alioune Diop », in Éthiopiques 1980, pp. 5-9. De même le « Chant de l’initié » a été dédié par SENGHOR à Alioune Diop et a paru dans le premier numéro de la revue Présence Africaine.

[9] « Niam Ngoura », 1947, op. cit., p. 3.