Culture et civilisations

A PROPOS DE « GROS PLAN » : DIALOGUE AVEC IDE OUMAROU

Ethiopiques numéro 39

Revue trimestrielle

de culture négro-africaine

 

4e trimestre 1984

 

Nouvelle Série volume II N°4

 

  1. L’homme par lui-même

 

I.C. TCHEHO

 

Je suis très heureux de faire votre connaissance et de pouvoir discuter à bâtons rompus avec vous de votre œuvre littéraire en général et de votre roman, Gros Plan en particulier. Ce qui frappe au premier contact avec cette dernière œuvre, c’est l’absence totale d’indications biographiques. Que répondriez-vous à un chercheur qui se proposerait d’être votre biographe ?

 

IDE OUMAROU

 

Je crois que le fait que vous relevez s’explique de la manière suivante : je vous dirai humblement que le livre a été édité de façon tout à fait fortuite. C’est pourquoi, avec mon éditeur qui m’a pris de vitesse, on n’a pas pu prendre des soins pour élaborer une biographie pour ce livre. Lorsque j’ai remis le manuscrit de Gros Plan à l’éditeur, c’était simplement pour qu’il en prenne connaissance et pour qu’on en discute pour savoir si dans le fond et dans la forme la chose valait la peine d’être écrite. Et, à ma grande surprise, après avoir conservé le manuscrit pendant deux ou trois mois, il m’envoie un télex disant : « Heureux vous annoncer que votre manuscrit a eu l’accord du comité de lecture et attend la décision du Doyen de la Faculté des Lettres de Dakar qui est le président de la commission roman… » J’ai été vraiment surpris, parce que, pour moi, c’était une simple consultation, et la phase de l’édition devait intervenir une fois que l’éditeur m’aurait fait ses observations. Alors j’ai laissé couler et c’est comme cela que Gros Plan a été édité sans qu’il y ait quoi que ce soit sur l’auteur.

 

I.C. TCHEHO

 

Puis-je donc avoir en exclusivité quelques éléments biographiques, s’il vous plaît ?

 

IDE OUMAROU

 

Avec plaisir, d’autant plus que ces éléments sont brefs. Comme vous le savez, je m’appelle Ide Oumarou. Je suis né à Niamey en 1937. J’ai fait mes études primaires ici à Niamey même, mes études secondaires, pour le premier cycle, au cours Normal de Tahoua, au Niger, puis je suis allé à la fameuse Ecole William Ponty à Dakar où j’ai fait mathématiques – ce qui est effectivement une curiosité ! – Je dois dire, pour la petite histoire, que le français a toujours été ma bête noire, puisque, autant j’avais des facultés en sciences (j’étais très bon en mathématiques et en sciences physiques), autant je n’aimais pas du tout la littérature. Je me proposais de faire des études en statistiques ; je voulais entrer à l’INSEE à Paris. Entre temps, j’ai été détourné de ma vocation. On m’a orienté vers la planification, donc je suis allé faire des études en planification à Paris. De retour au Niger en 1960, j’ai été donc fonctionnaire du Plan ; je m’occupais de la comptabilité nationale. Les structures de notre Ministère du Plan à l’époque, n’étaient pas tellement développées. Fortuitement, je me suis retrouvé au Ministère de l’Information pour y faire du journalisme. Je dois dire que j’ai gravi pratiquement toutes les étapes de l’Information, passant d’abord de reporter à rédacteur en-chef, puis à directeur et, par la suite, Commissaire Général à l’Information avant de quitter le Ministère de l’Information pour être Directeur Général des Postes et Télécommunications. A l’Information, j’ai fait une carrière qui s’est déployée de 1961 à 1972. De 1972 à 1974, j’ai été donc Directeur Général des Postes et Télécommunications. C’est de là que, après les événements d’avril 1974, j’ai été nommé Directeur du Cabinet du Président Kountché, jusqu’en 1979. J’ai quitté le Cabinet du Président pour me retrouver Ambassadeur Représentant Permanent aux Nations Unies où j’ai été en poste jusqu’au remaniement ministériel du 14 novembre dernier qui a fait de moi le Ministre des Affaires Etrangères et de la Coopération.

 

  1. Une œuvre opportune ou opportuniste ?
  2. C. TCHEHO

 

Quelle est, en fait, la genèse de Gros Plan ?

 

IDE OUMAROU

 

Pour tout vous dire, Gros Plan comme vous l’avez vu est un ramassis de plusieurs choses à la fois. C’est un peu ce qui en justifie le titre. Lorsque j’ai écrit le texte, il n’y avait pas de titre ; j’ai envoyé le manuscrit à l’éditeur sans titre. C’est lorsque les éditeurs avaient pratiquement terminé la composition (du livre qu’ils m’ont envoyé un télex pour me demander : « quel est le titre de votre livre ? », parce que moi, je leur laissais le soin de trouver un titre, ce qu’ils n’ont pas fait. Alors j’ai cherché, et je me suis aperçu que ce que j’avais écrit, c’était une succession de descriptions de faits et de situations qui avaient rapport avec la vie sociale. C’est pourquoi je l’ai nommé « Gros Plan », pour utiliser une expression cinématographique, pour dire simplement que c’étaient des détails prélevés dans l’environnement social dans lequel j’évolue.

 

I.C. TCHEHO

 

L’on est justement frappé par le fait qu’il y a dans votre livre une constellation de problèmes. Est-ce que, malgré cela, l’auteur de Gros Plan perçoit, ou a perçu en cours d’écriture, une hiérarchie de ces problèmes ?

 

IDE OUMAROU

 

Je dois dire que c’est même conçu de cette manière-là, parce que, comme je vous l’ai dit, j’ai été journaliste, je me suis occupé du journalisme de 1961 à 1972, ce qui fait quand même onze ans. Dans la vie ou dans la carrière d’un homme c’est important. Et lorsque, brutalement, je me suis retrouvé à la Direction des Postes et Télécommunications, j’ai senti en moi comme un manque. L’observateur et en même temps le critique de la société que j’étais en tant que journaliste se trouvait un peu désœuvré. Il est resté en moi cette capacité d’observation et cette volonté de pouvoir dire absolument son mot sur ce qui se passait autour de moi. Je me suis demandé finalement pourquoi je ne mettrais pas sur papier ce débordement d’idées et d’observations qui seraient, tout compte fait et à mon avis, une contribution à la recherche d’une certaine normalisation de la vie sociale. C’est ainsi donc que j’ai commencé à écrire, à concevoir une histoire, ou plusieurs histoires qui en s’interpénétrant constituaient une histoire, où je mettrais pratiquement tous les aspects de la vie sociale telIl que celle-ci a été perçue par moi à travers les différentes manifestations quotidiennes, les rapports entre les individus et les déviations. Vous voyez donc que la chose est partie comme un simple besoin qui se manifestait en moi de dire absolument ce que je ressentais, ce que je pensais.

 

I.C. TCHEHO

 

Est-ce à dire donc que Gros Plan serait un roman à thèse voire un roman didactique ?

 

IDE OUMAROU

 

Non ; dans mon esprit, ce n’est ni l’un ni l’autre. Il s’agissait simplement d’exposer les faits comme cela. Lorsque je le faisais, je n’avais pas du tout l’intention d’écrire un roman. L’aspect roman est venu après coup, parce que pour moi, c’était simplement une espèce d’exutoire où je déversais mes sentiments. Je me libérais en écrivant des pages, et chaque fois que je constatais qu’il y a une déviation dans tel aspect ou tel autre de la vie sociale, j’imaginais, j’orientais mon personnage dans cette direction pour pouvoir dire ce que je pensais.

 

I.C. TCHEHO

 

Vos sources d’inspiration sont donc la réalité quotidienne ?

 

IDE OUMAROU

 

Exactement. Je peux vous dire d’ailleurs qu’à quelques faits près, Gros Plan est rigoureusement édifié sur des faits observés. J’ai simplement changé les noms des acteurs, ou alors un tout petit peu modifié les situations.

 

I.C TCHEHO

 

Dans cette optique des rapports étroits entre l’œuvre littéraire et la réalité, y aurait-il quelques aspects autobiographiques ?

 

IDE OUMAROU

 

Non, pas du tout. Je dois vous dire que dans ma carrière de journaliste, je me suis trouvé devant pas mal de situations. Mais également j’ai eu d’autres expériences. J’ai été animateur de jeunesse et, en tant que tel, j’ai eu à côtoyer les jeunes dans leurs préoccupations de tous les jours, à parler avec eux de leurs préoccupations de tous les jours, à parler avec eux de leurs aspirations à la fois politiques et économiques, et j’ai découvert en eux certaines tendances, certaines aspirations qui étaient, retenues et qu’ils me livraient de façon spontanée. C’étaient, au fond, des soulagements, des conseils. J’ai découvert à travers ces confidences – puisque c’est ainsi que je les appelle – des situations qui devenaient de plus en plus la règle. Surtout en matière politique : ces vieux militants qui se croyaient des laissés pour compte.

 

I.C. TCHEHO

 

Une aigreur se généralisait donc ? Pourquoi ?

 

IDE OUMAROU

 

Ils estimaient qu’on ne s’occupait pas d’eux suffisamment ou pas du tout, que ceux qui bénéficiaient des faveurs du régime c’étaient les tard venus.

 

I.C.TCHEHO

 

Ils s’attendaient donc à ce que le régime distribue en quelque sorte des cadeaux, des récompenses par ordre d’arrivée dans le parti du R.D.A. ?

 

IDE OUMAROU

 

Exactement. Et c’était une mentalité très répandue, parce que les vieux militants du R.D.A. se connaissaient entre eux ; les jeunes sont venus après. Pendant une certaine période, celle de la lutte politique, on a besoin de militants. Mais maintenant, c’est une période de construction. On a besoin de techniciens avant tout. Alors ces gens pensaient qu’ils étaient plus ou moins abandonnés, qu’on ne reconnaissait plus leurs mérites de militants. Par conséquent, il y avait cette aigreur dont vous avez parlé et qui faisait qu’ils se sentaient mal dans leur peau. Chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, ils m’en parlaient en toute confiance. Moi, j’ai voulu traduire tout cela simplement de manière à éclairer le régime en place à l’époque, d’autant plus que j’étais loin de penser qu’il y aurait un coup d’Etat bien avant que le livre ne sorte.

 

I.C. TCHEHO

 

Cette révélation vient à point nommé, parce que certains vous ont prêté des intentions et pas toujours de louables.

 

IDE OUMAROU

 

Effectivement, il y a là une précision à apporter : d’aucuns ont vu dans Gros Plan une œuvre qui est venue simplement pour faire les éloges du régime militaire…

 

I.C. TCHEHO

 

On l’a lue comme une œuvre opportuniste ?

 

IDE OUMAROU

 

Absolument ! Ce n’est pas vrai ! Parce que, les premières lignes de Gros Plan, je les ai écrites en 1973. J’ai fini d’écrire Gros Plan en 1974. Je l’avais en brouillon, parce que je me demandais finalement ce que j’allais en faire. J’ai craint une situation pareille, en 1975, lorsque je l’ai proposée à l’éditeur, parce que je me suis dit que si ça paraissait à ce moment, on allait dire que me retrouvant directeur du cabinet du Président de la République, je m’acharne sur le cadavre de l’ancien régime. Mais je me suis dit que de toutes les façons, les choses étant ce qu’elles sont, quand on écrit, il y a toujours une responsabilité à prendre. Mais les gens ne l’ont pas compris. Ceux qui me connaissaient – j’ai écrit pas mal de pièces de théâtre ­ ont reconnu dans Gros Plan une certaine écriture d’inspiration personnelle. Pour vous en donner une idée : la première pièce que j’ai écrite, c’était Le Détournement. J’y avais mis comme personnage un sous- préfet qui avait détourné les biens de l’Etat. Il est jugé en bonne et due forme, condamné et, dans le procès, il y a eu des choses qui ont été dites sur la façon dont le régime de l’époque gérait les biens publics.

 

I.C. TCHEHO

 

D’autres exemples concrets ?

 

IDE OUMAROU

 

J’ai également écrit une pièce, Mariama, qui critiquait le comportement de nos jeunes secrétaires dans les bureaux. Elles abandonnaient carrément leur travail pour aller aux baptêmes, pour se livrer à des toilettes intempestives, etc., etc. J’ai écrit une pièce pour nous exalter la grandeur du travail, le mérite personnel. Ceux qui le savaient ont retrouvé en partie ces thèmes dans Gros Plan.

 

I.C. TCHEHO

 

Est-ce ces œuvres ont été publiées ?

 

IDE OUMAROU

 

Non. Ces œuvres ont été simplement jouées, mais il n’y a pas eu de publication. Je sais que Le Détournement avait même eu le premier prix de la semaine de la jeunesse, l’année-même où je l’avais écrite. Mariama également a été primée, mais non publiée.

 

Le statut des personnages

I.C. TCHEHO

 

Arrêtons-nous à Gros Plan. Est-ce qu’il y a un héros dans ce livre ? En d’autres termes, quel est le statut de Tahirou et de Guidiguir ?

 

IDE OUMAROU

 

Un héros, au sens propre, non. Tahirou est en quelque sorte le conducteur , le fil d’Ariane pour guider le lecteur dans ce labyrinthe, parce que c’est très complexe. Tahirou peut donc être considéré comme le personnage central. Mais il n’est qu’un prétexte, parce qu’il subit tout au long. Je me suis servi à la fois de ses déplacements, de ses états d’âme pour examiner la situation sociale telle qu’elle se présentait. Donc, en fait de héros, il n’y a pas de héros, mais il y a un personnage central servant de prétexte pour explorer, je dirai, tous les coins de la société nigérienne.

 

I.C. TCHEHO

 

Guidiguir semble incarner des vertus requises de l’intellectuel, de l’universitaire dans la société africaine en développement. Par la volonté de son créateur, il est irréprochable. Pour parvenir à donner cette impression d’un personnage, vous lui faites subir un rite de purification : l’arrestation des suites d’une bavure policière. Cette mise en scène n’est pas toujours convaincante eu égard au message que vous voulez communiquer. N’y a-t il trop de naïveté dans la mise en scène ?

 

IDE OUMAROU

 

Dans le personnage de Guidiguir, il y a en fait des objectifs précis qui sont visés. Il faut, pour le comprendre, être dans la société nigérienne des années 73. Il y avait une tension très perceptible entre les intellectuels et le régime. Les intellectuels, surtout les universitaires, étaient vraiment mal traités, si bien qu’il s’était créé dans leurs rangs une situation de véritable psychose. Tout intellectuel se sentait plus ou moins persécuté à ce titre, Guidiguir incarne cette situation des intellectuels. L’emprisonnement dont il a été victime, quoique fortuit, accidentel, traduit en fait cette pratique qui était devenue vraiment la règle ; on passait de domicile à domicle sur simple délation.

 

  1. TCHEHO

 

Sans prendre soin de vérifier le bien-fondé des informations collectées ?

 

IDE OUMAROU

 

Exactement. Lui, a été arrêté simplement parce que le domestique de l’Européen a confondu les hommes et leurs fonctions dans l’entreprise. Cela traduit cette atmosphère de délation où on arrêtait les gens de nuit. Ensuite, il y a également le fait que je voulais dénoncer une chose que j’avais remarquée ; c’est l’attitude de certains coopérants qui estimaient que quel que soit le niveau de formation des Nigériens, ils n’avaient pas encore atteint le niveau pour être Responsables avec un grand R. Ils faisaient tout pour barrer la route aux cadres nigériens de manière à perpétuer leur présence. Donc, j’avais voulu dénoncer cette attitude assez répandue également, parce que j’estimais que c’était une chose inacceptable, et ma façon de la dire c’était celle-là. Voilà pourquoi Guidiguir a été en prison.

 

  1. TCHEHO

 

Quel rôle, selon vous, L’intellectuel, universitaire ou pas, peut jouer dans la société nouvelle en Afrique ?

 

IDE OUMAROU

 

Vous savez, la société en Afrique, est une société assez particulière, parce que, pour jouer un rôle, il faut que le milieu s’y prête. J’ai le sentiment que tous, les intellectuels (je ne parle pas du Niger, je ne parle pas du Cameroun, je ne parle pas du Sénégal) en Afrique se sentent un peu mal dans leur peau. Pour la simple raison qu’ils ont leur façon à eux de voir la société. Ils ont des conceptions (qui ne sont peut­être pas des conceptions du terroir, du pays) qu’ils n’arrivent pas à exploiter, parce qu’il y a la crainte de bousculer des acquis, des règles établies aussi bien sur le plan de la politique que sur le plan du comportement. Si bien que les intellectuels sont des gens « diminués » pour la bonne raison qu’ils n’ont pas cette capacité de donner la pleine mesure d’eux-mêmes. Il y a toujours une certaine retenue, dans leur comportement. Et même s’ils ont des initiatives, des ambitions, ils sont obligés de faire un effort sur eux-mêmes pour tempérer leur « agressivité » et également pour se mettre en harmonie avec cette société-là.

 

  1. TCHEHO Ils sont contraints de jouer un peu le jeu en somme ?

 

IDE OUMAROU

 

C’est cela. Et cela diminue les intellectuels dans la mesure où ce sont des gens qui sont toujours obligés de faire un effort sur eux-mêmes pour jouer le jeu comme vous l’avez dit. Je trouve que c’est un grand dommage, c’est une épreuve. Pour qu’un être puisse s’épanouir, il faut qu’il puisse le faire dans toutes les directions. A partir du moment où il est obligé de taire certaines aspirations pour ne faire que le quart ou le dixième de ce qu’il aurait dû faire du point de vue expression, épanouissement culturel, etc., il est incontestable que cet être est diminué, et la société également, parce que, en donnant la plaine mesure de leurs capacités intellectuelles, ces gens pourraient peut-être faire une contribution par exemple dans les domaines où des insuffisances sont remarquées. Les intellectuels, si réellement ils ont la possibilité de se donner pleinement à leur société, peuvent jouer un rôle considérable dans la société africaine. Mais il y a, comme je vous l’ai dit, cet aspect qui est un peu gênant. C’est que les intellectuels, où qu’ils soient en Afrique, se sentent toujours tenus en laisse, en quelque sorte.

 

  1. TCHEHO Ce sont des gens assignés à résidence surveillée ?

 

IDE OUMAROU

 

Pas tellement, mais enfin !…

 

  1. C. TCHEHO

 

Du moins tel semble être leur sentiment, ainsi que vous venez de l’expliquer si bien. Est-ce que Gros Plan serait un roman pessimiste voire désespéré ? Guidiguir entreprend-il de changer quelque chose au statu quo ? Et, surtout, comment s’explique l’évolution plutôt régressive de Tahirou ?

 

IDE OUMAROU

 

Nous avons vu tout à l’heure que Gros Plan est basé sur des éléments essentiellement pratiques. Tahirou, en fait, dans certains de ses propos, représente exactement un jeune militant que j’avais rencontré et qui, évidemment, ayant milité pendant ce qu’on appelle la période dure, s’est retrouvé sans soutien, sans travail. Il était venu me voir pour parler de ses problèmes. Il en était arrivé au point où il était père de famille et, ne travaillant pas, il ne pouvait pas payer son loyer et à plus forte raison entretenir sa famille. Donc, les propos que j’ai mis dans la bouche de Tahirou sont les propos de cet interlocuteur ; peut-être pas dans la forme, mais, pour le fond, je les ai reproduits exactement.

 

  1. TCHEHO

 

Est-ce que l’auteur de Gros Plan n’est pas parfois misogyne ? Que de propos peu amènes tenus à l’endroit de l’élément féminin !

 

IDE OUMAROU

 

La même observation m’avait été faite par Maryse Condé…

 

  1. TCHEHO

 

Il fallait s’y attendre !…

 

IDE OUMAROU

 

C’était quelque temps après la parution de Gros Plan. Elle était venue ici pour un séminaire. Je l’avais reçue parce qu’elle était justement intéressée par Gros Plan, et elle m’avait fait la même réflexion ! J’ai dit non, que Gros Plan ne réflète en rien une hostilité viscérale envers l’élément féminin, pas du tout ! Mais enfin, il y a des réalités qu’il faut dire. Et je commence à me poser des questions maintenant que vous aussi faites exactement la même remarque !

 

I.C. TCHEHO

 

J’ignorais que Maryse Condé vous avait interviewé.

 

IDE OUMAROU

 

Quand elle m’a posé cette question, je me suis dit qu’elle avait réagi en tant que femme, en principe. Mais comme vous, homme, avez la même réaction, il doit y avoir des choses qui sont vraies là-dedans.

 

  1. TCHEHO

 

Quel rôle donc est dévolu à la femme dans l’économie du roman ?

 

IDE OUMAROU

 

Dans le roman, évidemment, ce que vous avez dit est certainement probable, d’autant plus qu’on n’y voit que des femmes en colère. Madame Guidiguir en est une. Mais vous savez, dans la colère, on ne peut pas juger quelqu’un. C’est d’ailleurs ce que j’ai dit à Maryse Condé, à savoir qu’au fait, quand une femme est en colère, elle peut vous balancer n’importe quoi. Il ne faut pas se baser sur la colère pour chercher la psychologie d’une personne. Mais, enfin, il est incontestable que je conçois la femme (surtout quand elle est africaine) de la manière suivante, je veux qu’elle soit évoluée pour être en harmonie avec son temps. Mais je veux également qu’elle ne soit pas étrangère à la maison.

 

I.C. TCHEHO

 

Qu’ est-ce à dire ?

 

IDE OUMAROU

 

Je veux dire une femme qui arriverait à concilier à la fois les réalités traditionnelles de la femme (une femme de maison) et des aptitudes nécessaires pour contribuer à la construction nationale par son travail, par son apport dans la famille ; donc, une femme qui, tout en étant un agent économique, demeure quand même une maîtresse de maison.

Quelquefois, il y a malheureusement comme une tendance à voir la femme ne se plaire que dans l’aspect mondain de son rôle. La femme intellectuelle a tendance à se comporter dans le courant, comme on dit, de l’évolution et de négliger l’aspect familial. J’ai toujours dit aux femmes que j’ai peur que plus elles travaillent, moins les ménages vont, parce que les intellectuelles n’ont pas encore réussi à faire la part des choses, à faire en sorte que leur éducation (la nouvelle), leurs aptitudes à la fois professionnelles, intellectuelles et autres servent leur condition de femme.

Je fais partie de ceux qui, sans établir une hiérarchie entre la femme et l’homme, croient qu’il y a quand même une séparation des tâches. La femme a un rôle, l’homme en a un, puis les deux sont complémentaires. C’est certain. Mais pour la lutte de libération de la femme conçue dans le contexte que nous connaissons au Niger, où cela signifie que la femme doit faire exactement ce que fait l’homme, je prends cela avec réserve.

 

  1. L’expression française assumée :
  2. TCHEHO

 

Des lecteurs ont été frappés par des évocations poétiques décelables dans votre roman. Etes-vous parfois poète ? Avez-vous jamais voulu être poète ?

 

IDE OUMAROU

 

Non, pas du tout. Mais je crois que c’est une tendance qui est vraie. Dans ma façon d’écrire, il m’arrive de m’abandonner à des élans qu’on dit poétiques, mais pour moi, c’est simplement une question de forme. Je trouve que dans l’écriture, la forme doit compter. C’est toujours enrichissant, parce que c’est grâce à la forme qu’on peut dire certaines choses qui peuvent être acceptées et tolérées. Dans Gros Plan je n’ai pas eu le temps de le faire. Il y a des moments qui incontestablement paraissent poétiques, mais ce n’est pas recherché spécialement.

 

I.C. TCHEHO

 

Nombre de vos procédés rappellent aussi une écriture cinématographique ; les flashbacks, l’importance accordée aux souvenirs, les dialogues soutenus, les excellents cadrages… Aimeriez-vous voir Gros Plan porté à l’écran comme Quinze ans ça suffit de votre compatriote ?

 

IDE OUMAROU

 

Pourquoi pas ? Mais cela ne dépend pas de moi ! Les écrivains, eux, écrivent ; aux autres d’exploiter.

 

  1. C. TCHEHO

 

Avez-vous eu des maîtres dont vous pouvez vous réclamez ?

 

IDE OUMAROU Mon seul et unique maître c’est le journalisme.

 

I.C. TCHEHO

 

Vous ressentez souvent la nécessité de donner des explications d’ordre sociologique, culturel, soit en notes en bas de page, soit à l’intérieur des paragraphes. Quel public avez-vous en tête lorsque vous écrivez ?

 

IDE OUMAROU

 

En écrivant, j’avais essentiellement en tête le public nigérien, rien que ce public, le connaissant très bien, sachant quel est son niveau moyen. C’est pour cela que je me suis efforcé de donner un travail qui soit à sa mesure.

 

I.C. TCHEHO

 

La langue française dont vous vous servez pour parvenir à cet objectif exprime-t-elle totalement votre être ? Ressentez-vous un déchirement quand vous l’utilisez, comme c’est le cas chez certains écrivains africains ?

 

IDE OUMAROU

 

Personnellement, je vous dirai non, pour la bonne raison que la langue française fait partie de ma culture. Je ne peux pas le nier. Je ne veux pas faire d’« authenticité » en disant que le français me mutile. Non, je ne suis pas mutilé dans mon expression, et dans ma façon de penser, je ne le sens pas. Je crois que toutes les formes d’expression sont disponibles, en tout cas, à mon niveau. J’ai été quand même formé en ville ; j’y suis né, j’y ai vécu, si bien qu’on ne peut pas dire qu’il y a un certain déphasage entre mon milieu social et ce que le français m’a apporté du fait que je suis allé à l’école.

Je prends par exemple un enfant de la brousse qui grandit dans son village au milieu d’un environnement purement paysan. Ce garçon a à la fois un vocabulaire, une sensibilité, un comportement que je dirai paysan (sans attribuer aucun aspect péjoratif au mot paysan). Lorsque ce garçon vient à l’école, il est incontestable qu’au moins dans les premiers temps, il éprouve un certain déchirement parce qu’il change complètement de milieu. Certainement, le cheminement de la pensée française, puisque c’est elle qu’on lui fait assimiler à l’école, n’est pas toujours en harmonie avec le cheminement de la pensée de chez lui. On peut donc dire que ce garçon pourrait subir une certaine mutilation culturelle, et il peut prétendre, jusqu’à un certain âge, que le fait d’apprendre le français l’a mutilé, a rompu en lui une réalité qui est la réalité paysanne.

Dans mon cas, je crois, c’est impensable parce que, comme je vous l’ai dit, je suis né en ville, j’ai grandi en ville ; or les réalités de la ville sont quand même beaucoup plus proches de ce que j’apprenais à l’école que du monde paysan. Si bien que si je fais par exemple des observations sur moi-même, je m’aperçois que la langue que je parle, ma langue maternelle, comporte pas mal de lacunes parce que ma pensée est essentiellement tournée à la manière de la culture française que j’ai reçue. Comme je n’ai pas de références solides par rapport à ma langue maternelle, l’assimilation que j’ai faite de la langue française est suffisante pour exprimer ce que je veux.

On peut toujours me dire qu’à la base j’ai perdu quelque chose. C’est sûr, à partir du moment où j’en arrive au point ou ma sensibilité est celle de la culture que j’ai reçue et où ma sensibilité de départ diminue, il est incontestable que le français m’a pris quelque chose.

 

I.C. TCHEHO

 

Mais la conscience de la perte ne tourne pas au morbide chez vous.

 

IDE OUMAROU

 

Exactement.

 

I.C. TCHEHO

 

Les observateurs avaient suivi avec beaucoup d’intérêt le débat qu’avait suscité un article de Omar Ali sur la crise de la littérature nigérienne, crise que vous récusiez du reste. Est-ce que la « conjoncture littéraire » dont, vous avez alors parlé va encore persister pendant longtemps ?

 

IDE OUMAROU

 

Oui, je me rappelle effectivement avoir eu un entretien avec Omar Ali mais je ne savais pas qu’il en avait fait une exploitation portée à la connaissance du public (…). Mais vous savez, comme je l’ai dit à Omar Ali, dans nos pays, on écrit en dilettante, en fait. Et quand on est dilettante, on n’écrit que quand on se sent en bonne disposition d’esprit et quand matériellement on peut le faire. Maintenant, sans que ce que je dis soit nécessairement vrai, il se pourrait que les gens n’écrivent pas parce qu’ils ont d’autres préoccupations. Quand on n’est pas concentré, on ne peut pas écrire. Donc, la question que vous me posez est en rapport avec des faits sociaux qu’on ne maîtrise pas. La situation peut très bien se poursuivre comme elle peut également se dégeler. Le fait que quelqu’un ait organisé ce débat peut amener certains à prendre conscience, à prendre leur plume pour bien montrer qu’en fait il n’y a pas de crise, qu’ils ont toujours les mêmes facultés et qu’ils peuvent écrire. Ce serait une bonne chose.

 

I.C. TCHEHO

 

En tout cas, en ce qui vous concerne, vous n’êtes pas à court d’inspiration, que je sache ?

 

IDE OUMAROU

 

Etre à court d’inspiration ? Quand on est écrivain on n’est jamais à court d’inspiration ! On peut ou avoir ou ne pas avoir le temps matériel de coucher ses idées sur un papier.

 

I.C. TCHEHO Avez-vous des projets littéraires ?

 

IDE OUMAROU

 

Oui, je peux vous les révéler.

 

I.C. TCHEHO Je vous en suis d’avance reconnaissant !

 

IDE OUMAROU

 

J’ai fait un petit livre. Je suis actuellement à en corriger les épreuves. L’éditeur me l’avait promis pour le mois de décembre. C’est un livre que j’ai écrit il y a longtemps et l’ai envoyé à l’éditeur en septembre dernier. Le manuscrit l’a beaucoup intéressé, au point qu’il a voulu le faire sortir parmi ses livres de Noël. Mais c’était pour moi une période où j’étais obligéde m’absenter. Souvent, j’étais entre Niamey et New York, si bien que l’éditeur avait du mal à me joindre, parce que chaque fois qu’il téléphonait à un endroit, j’en étais parti déjà. Alors, il vient seulement de mettre la main sur moi, il m’a envoyé le manuscrit, comme je viens de vous le dire. Je suis donc en train de lire les épreuves et je vais lui donner le bon à tirer.

 

I.C. TCHEHO

 

Puis-je connaître cette maison d’édition en exclusivité ?

 

IDE OUMAROU

 

Ce sont les Nouvelles Editions Africaines à Abidjan.

 

I.C. TCHEHO

 

Trouvez-vous toujours du temps pour écrire ?

 

IDE OUMAROU

 

Pour écrire, il n’y a pas un temps. Peut-être que là je contredis pas mal de choses. Son temps, on le prend. Le livre qui va paraître bientôt a été écrit pendant que j’étais Représentant auprès des Nations Unies. Aux Nations Unies on travaille beaucoup parce que, indépendamment du travail normal, il y a toute une série de réceptions, de dîners etc. Si bien que du matin à neuf heures jusqu’à vingt trois heures quelque fois vous êtes sollicité à droite et à gauche par des activités qui n’ont rien à voir avec la littérature et qui de surcroît, vous épuisent à la fois physiquement et intellectuellement. Alors vous n’avez pas toujours le temps ni les dispositions de vous installer, de réfléchir à quelque chose et surtout de faire quelque chose de cohérent (…).

Et pourtant beaucoup de mes amis m’ont demandé ce que j’attends : « Tu as écrit Gros Plan, c’est le jet initial et final ». Je me suis dit que je vais faire quand même un effort.

C’est toujours le soir, quelque fois après vingt heures ou vingt trois heures, que je me mets à table, je jette quelques idées, je fais des retouches. C’est comme cela que j’ai fini ce livre. Je dois dire que j’écris de façon très irrégulière. Il y a des jours où je me sens en très bonne forme pour écrire ; alors j’écris des pages et des pages. Il y a d’autres jours où je n’arrive pas à faire deux lignes. Il y a même des périodes où je suis tellement dégoûté par ce que j’écris que j’abandonne pour un, deux ou trois mois pendant lesquels je ne veux même pas voir le manuscrit. Puis, brutalement, je reprends.

 

  1. C. TCHEHO

 

Et vous parvenez à retrouver le fil de vos idées ?

 

IDE OUMAROU

 

Ce qui est curieux, c’est que jamais je ne me relis, même si je laisse le manuscrit pendant trois mois. Pourtant, on dirait qu’en moi il y a en permanence une certaine aptitude à garder en veilleuse ce que j’avais déjà écrit et pouvoir construire à partir de cela quelque chose de cohérent.

 

I.C TCHEHO

 

Voulez-vous dire que vous ne gommez pas souvent, que vous ne refaites pas vos phrases ?

 

IDE OUMAROU

 

Si, si ! Je refais mes phrases, je les gomme. Mais je parle du point de vue de l’unité dans l’action. Quand vous abandonnez quelque chose pendant deux ou trois mois, surtout quand vous êtes suffisamment avancé, et que vous êtes sollicité par ailleurs par un travail qui n’a rien à voir avec cette activité, quelquefois vous perdez le fil de ce que vous avez écrit, et il se pourrait que dans le livre, on retrouve une petite incohérence quelque part. Cela correspondrait à un endroit que vous avez abandonné pendant longtemps, et que vous avez repris sans faire attention.

 

I.C. TCHEHO

 

Il y a, par ailleurs le problème des rapports littéraires entre l’Afrique du Nord et l’Afrique au Sud du Sahara. Je crois que vous devez être d’autant plus sensible au problème que d’autres activités, même extra-littéraires vous ont déjà amené à réfléchir sur la coopération inter-africaine. Actuellement, l’Afrique semble coupée en deux. Est-ce que par le passé et peut-être maintenant vous avez eu personnellement des contacts avec des écrivains maghrébins, par exemple ?

 

IDE OUMAROU Je dois vous dire que non ; pour la simple raison que je n’ai pas encore exploité mon rôle d’écrivain dans la société africaine. Gros Plan m’a consacré, c’est une chose. Mais je n’ai pas encore vraiment exploité cette ouverture qui m’a été faite par ce livre. Si bien que j’ai eu très peu de contacts avec les auteurs africains, qu’ils soient du Nord ou du Sud du Sahara. Les gens me connaissent à travers Gros Plan, à travers ma carrière… je ne dirai pas politique, mais enfin…

 

I.C. TCHEHO

 

Diplomatique !

 

IDE OUMAROU

 

Diplomatique ! Mais à vrai dire, je ne suis pas encore complètement intégré par la vie des écrivains africains. Je trouve que c’est certainement dommage, cette lacune. Je tâcherai de la combler. Je ne sais pas quand, mais vous savez, comme on dit, l’optimisme est humain.

 

I.C. TCHEHO

 

Est-ce que vous lisez ? Qu’ est-ce que vous lisez ?

 

IDE OUMAROU

 

Je lis tout ce qui concerne les problèmes scientifiques, ce qui est bizarre d’ailleurs. Par exemple les problèmes d’exploits dans l’espace. Cela me passionne. Je ne lis pas les romans africains.

 

I.C. TCHEHO

 

C’est peut-être là la revanche de l’autre partie de vous-même, c’est-à-dire le scientifique qui reprend le dessus.

 

IDE OUMAROU

 

Absolument ! Oui, parce que, la littérature, c’est vraiment pour moi un accident…

 

I.C. TCHEHO

 

Heureux ?

 

IDE OUMAROU

 

Peut-être ! Il est heureux parce que finalement il faut être pratique. Dans la vie, vous prenez votre part où vous la trouvez. Lorsque je suis allé à l’Information pour être journaliste, je me rappelle, j’ai protesté autant que je pouvais parce que je me disais que ce n’était pas ma vocation, que le français n’était pas mon élément, que j’étais mieux dans les affaires scientifiques. Mais, enfin, il y a ce qu’on choisit et ce que les événements et la vie imposent. L’écrivain est sage de s’en contenter.

 

I.C. TCHEHO

 

Je vous remercie beaucoup de la franchise, de la disponibilité avec lesquelles vous vous êtes prêté à ce jeu de questions-réponses.

 

IDE OUMAROU

 

Le plaisir est pour moi, parce que j’estime que c’est un très grand honneur que vous m’avez fait de venir jusqu’ici vous entretenir avec moi sur ce livre dont j’ai pratiquement perdu les traces depuis un certain temps. J’espère que dans les contacts ultérieurs que nous aurons, je bénéficierai des conseils que vous me donnerez pour savoir si je devrais continuer dans la vie littéraire.

 

I.C. TCHEHO

 

Inch Allah !

 

Niamey le 21-1-1984