Philosophie

VOIR DESCARTES EN PEINTURE

Ethiopiques n°60 revue négro-africaine

de littérature et de philosohpie

1er semestre 1998

A propos d’une nature morte à l’échiquier de Lubin Baugin, un critique d’art a pu écrire :

« Lubin Baugin (…) s’est surtout proposé d’ordonner l’espace en un schéma très strict, un concert de rectangles, d’orthogones et de cercles rythmés avec une subtilité et un goût très sûrs. L’effet dominant est de netteté, de rigueur, comme d’un monde purifié par l’esprit cartésien (n. s.)organisé d’après les principes de la méthode. L’échiquier en dit assez la géométrie, comme le verre ou le vase la transparence. Toutes choses ici dépouillées de leur mystère, se traduisent en idées claires et distinctes, bien isolées de leurs voisines, bien établies dans leur essence ». [1]

La thèse d’une science cartésienne étendue dans la méthode et ses principes, jusqu’aux nouveaux arts libéraux hautement revendiqués pour tels, dès sa création en 1648, par l’Académie Royale de peinture et de sculpture, a été soutenue par Ernst Cassirer dans sa Philosophie des Lumières :

« Et plus se répand l’esprit du cartésianisme, plus la nouvelle loi est étendue énergiquement au domaine de la théorie esthétique » [2].

Cet esprit fonderait le désir d’une théorie des arts, apportant l’intelligibilité et l’unité sous des règles constantes, et décourageant les pures remarques empiriques. On peut soumettre à la juridiction de notre citation, un point de règlement issu des P.V. de l’Académie Royale de peinture, année 1667. Il s’agit d’ordonner le détail des conférences bimensuelles :

« Il serait encore à propos que les décisions de l’Académie fussent accompagnées des raisons qu’elle a eues de se déterminer dans sa résolution, après avoir apporté et discuté toutes les raisons de part et d’autre et non pas les donner au public toutes nues et toutes simples, ainsi que des oracles que l’on serait obligé de croire, parce que, ces matières étant toutes sujettes au raisonnement, il n’y aura personne qui (…) s’y rende jamais , à moins qu’il voie des raisons et démonstrations et même une réponse pertinente aux objections qu’il pourrait faire… ». [3]

Plus encore qu’à la proscription des arguments d’autorité, on pensera sans doute ici à faire le rapprochement avec le mode d’édition mais aussi de conception et d’écriture du corps même des Méditations, dont le statut originairement responsorial a été supposé et soutenu récemment par J.-L. Marion. [4]

Il semble alors légitime de continuer Descartes en principes de création artistique, et rendre par l’esprit cartésien la raison formelle des goûts académiques portés au dessin et sa correction, à l’expression physiologique des passions et l’unité ordonnée du tout-ensemble. Louis Hourticq risqua même, en son temps, l’expression de « peintres cartésiens » [5].

Est-on toutefois en droit de déduire une esthétique picturale du corpus cartésien, qui ne dit presque mot du sujet de peinture ? Si l’on a rejeté avec raison le très flottant concept d’influence [6], entre Descartes et un Le Brun qui s’en réclame parfois, ne faudra-t-il se contenter de figurer un parallèle [7] ou bien poser que la philosophie cartésienne fonde en effet, selon sa rigueur propre, ce domaine pictural. Mais on échappera alors malaisément à l’alternative suivante : ou bien les démarches, méthodes et pensées picturales obéissent et ressemblent aux principes qui sont de Descartes, et elles n’ont plus rien de spécifiquement pictural ; ou bien ces mêmes dispositions y sont relativement infidèles, parce qu’elles touchent à la peinture. Se trouve manquée ici et là la présence vive et régulatrice d’un esprit cartésien en peinture.

Voilà pourquoi nous poserons, dans la méthode, une inversion de cheminement : partir des textes picturaux tels que ceux des Conférences et de leurs secrétaires comme André Felibien et Henri Testelin, ou encore de modèles incontestés comme le Poussin, pour illustrer la philosophie de Descartes. Ainsi posé qu’il y ait un esprit cartésien dans la peinture académique, nous supposons ce qui est en question, selon la voie proprement analytique : si nous parvenons, sur cette hypothèse, à remonter vers quelque vérité de laquelle éclairer Descartes, cette voie analytique s’en trouvera ratifiée et avec elle, l’esprit cartésien dans sa présence réelle en peinture.

De quoi fonder un tel espoir sinon de ce que les discours picturaux dessinent, en regard de la pensée cartésienne, une inévitable approximation, mais au double sens de celle-ci : déficit dans l’exactitude mais aussi voisinage et plus grande proximité. Ils auront assurément perdu de la rigueur et cohérence de leur principe mais en affrontant un domaine d’objets plus étroit, que le discours cartésien n’enveloppait qu’en droit. Que la représentation chez Descartes puisse recevoir quelque éclairage de textes voués à la représentation picturale, n’exige que de prendre au sérieux le projet académique d’une espèce de science appliquée que soit la peinture, et un assentiment au fait suivant : depuis une science appliquée, il est légitime de demander des comptes plus exacts aux principes fondamentaux qu’elle a mis en branle ainsi que de stimuler leur connaissance plus fine, selon un véritable mouvement rétrograde du vrai.

Nous choisissons pour cible de notre cheminement, une notion d’usage étroit, celle de réalité objective, dont Descartes a besoin dans l’économie de la première preuve par les effets. Trois séries de raisons concourent vers ce choix.

1) Elle affecte la représentation (Descartes écrit parfois objective sive repraesentative) et consomme avec les idées prises comme rerum imagines. Descartes, pour s’expliquer de cette notion, usera d’une référence picturale, celle d’Apelle [8].

2) Une certaine parenté ou un air de famille parait se dessiner entre le poids d’être que la réalité objective confère à l’idée en tant qu’image des choses, et la doctrine, qui a cours à l’Académie, de la hiérarchie des genres picturaux, sous laquelle s’enseigne qu’il faut tenir pour plus excellents certains tableaux en raison directe de ce qui s’y trouve représenté. Cette hiérarchie a même passé dans l’administration académique, puisque l’on y recevait sur le talent du portrait, du paysage ou de la peinture d’histoire.

3) Elle présente des difficultés d’entendement. En résumé, la réalité objective de l’idée est : ou bien de l’objet ou bien de l’idée. Elle peut être comprise comme la réalité des objets en tant qu’ils sont en idée et non plus formellement en eux-mêmes ; mais aussi comme la réalité des idées, en tant qu’elles représentent des objets. Est-elle ainsi réalité représentative ou bien réalité représentée ? Les termes de l’alternative peuvent s’autoriser de textes incontestables qui énoncent que l’idée a de la réalité puisqu’elle représente (rerum imago) ou bien qu’elle signifie (objective sive repraesentative) de la réalité. [9]

A cette difficulté de conception s’ajoute une délicatesse de compréhension : une représentation, en effet, indique en général l’être qu’elle n’est pas. Ce pouvoir positif de la représentation d’évoquer de l’être sans le porter, pouvoir purement épistémique et presque libre de tout poids d’être, n’est-ce-pas se condamner à le mécomprendre que de le réinscrire en une chaîne et échelle des causes, où doit jouer un principe d’équivalence des entités, et le saisir comme une dégradation dans l’ordre de l’être ?

HIÉRARCHIE DES GENRES

Nous fonderons notre propos sur un texte de Felibien, issu de la préface aux Conférences de l’année 1667 :

« Comme l’instruction et le plaisir qu’on reçoit des ouvrages des peintres et des sculpteurs ne vient pas seulement de la science du dessin, de la beauté des couleurs, ni du prix de la matière, mais de la grandeur des pensées et de la parfaite connaissance qu’ont les peintres et les sculpteurs des choses qu’ils représentent ; il est donc vrai qu’il y a un art tout particulier qui est détaché de la matière et de la main de l’artisan, par lequel il doit d’abord former ses tableaux dans son esprit et sans quoi un peintre ne peut faire avec son pinceau seul un ouvrage parfait, n’étant pas de cet art comme de ceux où l’industrie et l’adresse de la main suffissent pour donner beauté ». [10]

L’affirmation est nette du caractère libéral de l’art de peinture. On sait que la naissance de l’Académie trouva là sa justification : il s’était agi de divorcer de cette Maîtrise, dont H. Testelin dit :

« Jusques alors (1648) la qualité de peintres et sculpteurs avait été comprise avec les Barbouilleurs, les marbriers et polisseurs de marbre, en une mécanique société, sous le fameux nom de Maîtrise, dont cet établissement a heureusement fait la séparation ». [11]

Felibien comme Testelin témoignent d’un vaste mouvement d’émancipation de la peinture d’une tutelle mécanique et d’affirmation d’une essence intellective d’art de l’esprit. La plupart des textes picturaux revendiquent hautement cette dignité, qui prend rang de principe. Le peintre lavora di là, il travaille avec sa tête, selon le mot du Bernin sur Poussin [12]. La pensée au principe du travail du peintre, prend le sens pictural plus technique de l’esquisse qui résulte de l’invention et de la disposition comme Poussin en fait ainsi part à Chantelou :

« J’ai trouvé la pensée de votre ravissement de Saint-Paul, et la semaine prochaine, je l’ébaucherai. [13].

C’est que l’esprit ne se coule pas sans heurt dans le sensible et la matière, il doit surmonter celle-ci pour réussir à se donner en quelque sorte à voir, se rendre visible jusqu’à signifier son état d’art libéral. Préciser ces deux points nous fera entrer dans les motifs de la hiérarchie des genres.

1°) Surmonter la matière, en premier lieu et l’éminence de la pensée va solliciter ici le terme de création :

« De sorte, dit Felibien de l’excellent peintre, qu’il a cet avantage de pouvoir représenter tout ce qui est dans la nature et ce qui s’est passé dans le monde, et encore d’exposer des choses toutes nouvelles dont il est comme le créateur » [14].

Si Felibien reste ici prudent, sous la précaution de son « comme » , Leblond-Latour, qui s’en réclame par ailleurs, l’est moins, dans sa lettre à un ami :

« celle (la qualité) de la peinture est de créer une seconde fois ce qui était déjà créé et produit ; et ce qui est plus merveilleux, de faire pour ainsi dire, quelque chose de rien, imitant en cela l’Auteur de toutes choses, qui les a tirées du néant par une puissance sans seconde ». [15]

Sans nous rapporter aux Idées de Dieu dont la fixation permanente dans l’élément sensible par la peinture justifie chez Leblond-Latour [16] la qualification de création seconde, nous retenons le motif d’une transformation d’une matière première que rien n’appelait à devenir une image à la ressemblance de quelque histoire. Le rapport mimétique du tableau à son modèle apparaît ici atteint en tant qu’effet d’un art quasi-divin, art d’engendrer selon une causalité efficiente, à partir de quelques traits figurés et touches apposées de couleurs, la ressemblance des choses. Ce déplacement dans la considération de l’image, du lien exemplaire du modèle à sa copie vers le rapport causal de l’art à l’effet de représentation ne doit-il pas porter notre attention sur une semblable insistance cartésienne à nous dépendre de la mimésis et orienter notre attention vers une étiologie de la représentation.

Dans une lettre de Juin 1642, Descartes veut signifier à Régius que la perfection de l’idée de Dieu requiert une cause, indépendamment de l’essentia ideae [17] qui en fait un mode :

« à celui qui dirait que chaque homme peut peindre un tableau aussi bien qu’Apelle, puisqu’il ne s’agit que de couleurs diversement appliquées, et que chacun peut les mêler en toutes sortes de manières, il faudrait, dis-je, répondre à cette personne-là que, lorsque nous parlons de la peinture d’Apelle, nous ne considérons pas seulement en elle un certain mélange de couleurs, mais ce mélange qui est produit par l’art du peintre pour représenter certaines ressemblances des choses, mélange par conséquent qui ne peut être exécuté que par les plus habiles de l’arbre. [18].

Et nous constatons ici derechef un autre déplacement subrepticement opéré par Descartes, dont nous avons fait notre problème à l’endroit de cette réalité objective : en effet, Descartes compare la perfection divine qui est objectivement dans l’idée et la perfection mimétique d’une toile d’Apelle. Est-on en droit d’échanger la représentation de perfections et la perfection de la représentation ? Ceci reste encore ici une pierre d’attente.

2°) Se donner à voir. Comment la pensée, investissant le sensible du tableau, peut-elle transparaître en une espèce de parousie ? La dimension manoeuvrière de la peinture réside dans les tracés figuratifs puis leur remplissement de tâches colorées, ce qui proprement se verra. On sait que le XVIIème siècle a mobilisé les divisions de la rhétorique classique, de Cicéron ou Quintilien, selon le principe de l’Utpicturapoesis [19], ou Utpoesis pictura, afin de concevoir distinctement les démarches du peintre. Dessin et couleurs correspondent ainsi à l’elocutio, tandis que la partie purement théorique de la peinture relèvera de l’inventio et de la dispositio. Ainsi les albums de pensieri [20] représentaient-ils la projection immédiate dans le sensible de l’invention du sujet et de la disposition d’ensemble des groupes et des figures.

De la théorie en peinture, Felibien précise ;

« Les parties qui appartiennent à la théorie sont celles qui font connaître le sujet et qui servent à le rendre grand, noble et vraisemblable, comme l’Histoire ou la Fable ; ce qu’on appelle le costume, qui est la convenance nécessaire à exprimer cette histoire ou cette fable, et la beauté des pensées dans la disposition de toutes choses » [21].

Trois remarques sur cette inventio et dispositio :

1 – L’invention cherche moins quelque chose de nouveau à représenter qu’une manière renouvelée de représenter. Poussin l’affirme nettement :

La nouveauté dans la peinture ne consiste pas surtout dans un sujet non encore vu, mais dans la bonne et nouvelle disposition et expression, et ainsi de commun et vieux, le sujet devient singulier et neuf. [22]

Nous retrouverons cette disposition et cette expression tout à l’heure, il importe de noter que l’invention, essentiellement, y renvoie.

2 – La vraisemblance peut être mécanique, et il s’agit de représenter ce qui est possible selon les lois de l’optique, de la statique, du mouvement ; elle peut être poétique [23] et affecte la convenance, ou costume, selon in italianisme introduit par et autour de Poussin, qui enveloppe une science de l’histoire et des moeurs des différents peuples, ainsi que la bienséance qui commande de montrer seulement ce qui est noble et conforme à l’honnête et conserver l’auctoritas viri boni et gravis [24] cicéronienne. Ainsi, en général l’impératif de vraisemblance, qui selon une remarque malicieuse de l’abbé Du Bos veut qu’on ne représente point « un confesseur, le crucifix en main, exhorter le bon larron » [25], enjoint de se régler sur un possible physiquement ou éthiquement circonscrit, plutôt que sur ce qui existe et se trouve donné dans la nature. L’office de vraisemblance commande au peintre de se régler sur des essences. Le rapport mimétique en reçoit une commotion qui, du couple modèle / copie, le déplace du côté du couple représentation / visée d’essence. Tout comme Descartes, à l’exemple classique invoqué par Caterus du soleil existant en acte et de son idée en moi, substitue celui d’une machine fort artificieuse, qui peut-être n’existe pas encore, mais dont l’essence est visée par l’artifice objectif en l’idée de cette machine.

3 – Les essences que le vraisemblable commande de viser doivent être non seulement respectées, négativement, mais positivement exprimées, illustrées jusqu’à être vues au travers de la représentation. Cette visée qui s’achève en vision, dans sa difficulté même définit la hiérarchie des genres.

LES GENRES À LEUR FONDEMENT

« Celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d’un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que celui qui ne représente que des choses mortes et sans mouvement ; et comme la figure de l’homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur terre, il est certain aussi que celui qui se rend l’imitateur de Dieu en peignant des figures humaines est beaucoup plus excellent que tous les autres. (…) Néanmoins un peintre qui ne fait que des portraits n’a pas encore atteint cette haute perfection de l’art et ne peut prétendre à l’honneur que reçoivent les plus savants. Il faut pour cela passer d’une seule figure à la représentation de plusieurs ensemble ; il faut traiter l’histoire et la fable  ; (…)

L’on fera donc voir que non seulement le peintre est un artisan incomparable, en ce qu’il imite les corps naturels et les actions des hommes, mais encore qu’ail est un auteur ingénieux et savant, en ce qu’il invente et produit des pensées qu’il n’emprunte à personne [26].

La hiérarchie n’est pas justifiée par la réussite dans l’imitation ni par la dignité propre de l’histoire [27] représentée mais selon la science et l’ingenium que de tels objets exigent dans le peintre. Elle est de la représentation plutôt que du représenté, ou plus exactement de la représentation en tant qu’elle ouvre d’une manière illustre sur le représenté. Les genres mineurs ne sortent point de la sphère de la mimèsis et c’est ce qui les maintient en leur infériorité relative [28]. Les grands genres sont tels d’impliquer la science, et dans sa variété de la perspective à la théologie en passant par l’histoire, ainsi qu’une ingéniosité dans l’invention qui fasse apparaître ce qui n’est pas de soi visible. C’est en ce point qu’il faut préciser avec soin l’ordre dans la disposition et l’efficacité dans l’expression qui assureront l’excellence du grand genre.

DE LA DISPOSITION

Durant la sixième des Conférences de l’année 1667, sur le tableau dit de la Manne, de Poussin, un intervenant anonyme a reproché au peintre d’avoir représenté des israélites presque morts de faim, alors que l’Ecriture énonce qu’ils avaient déjà été secourus par des cailles, et la manne comme une espèce de neige tombant du ciel, alors que cette même Écriture porte qu’ils la trouvèrent au matin comme une rosée :

A cela consigne Felibien, M le Brun repartit qu’’il n’est de la peinture comme de l’Histoire. Qu’un historien se fait entendre pour un arrangement de paroles et une suite de discours qui forme une image des choses qu’il veut dire, et représente successivement telle action qu’il lui plaît. Mais le peintre n’ayant qu’un instant dans lequel il doit prendre la chose qu’il veut figurer pour représenter ce qui s’est passé dans ce moment-là, il est quelque fois nécessaire qu’il joigne ensemble beaucoup d’incidents qui aient précédé, afin de faire comprendre le sujet qu’il expose,… » [29].

C’est pourquoi Poussin a représenté une manne qui tombe et une diversité d’état dans le peuple juif, les uns dans la langueur, d’autres pressés de se nourrir, d’autres enfin rendant grâce au ciel. Le peintre représente dans l’instant et doit rendre spatialement les articulations temporelles de son sujet ou histoire : la narration picturale implique une contraction de la durée et une dilatation de l’espace et son dispositif. Il faut donc une nette action centrale et des groupes bien détachés mais toujours liés, qui vont former autant d’épisodes rattachés à cette action. Faute de cela, le tableau n’instruit point, par où l’on voit que docere a ici pris la priorité sur placere. Quoique le plaisir loge ici dans la variété des attitudes de réaction à l’action centrale qu’expriment les groupes et, en chaque groupe, les figures assemblées.

Dans ses Sentiments des plus habiles peintres sur la pratique de peinture, mise en tables de préceptes, H. Testelin reprend l’exemple de la Manne et notamment cette charité qui fait un épisode de l’histoire :

« La liaison des groupes est si bien ménagée en cet exemple, qu’ils concourent tous au sujet et conduisent la vue sur la figure qui en est comme le héros laquelle est très apparente encore qu’elle soit éloignée. Dans le premier groupe à la droite et le plus avancé sur le devant du tableau, est ce que l’on a nommé la chaîne à savoir la nourrice qui donne à têter à sa mère et la bonne femme qui l’embrasse ; le petit enfant qui s’appuie sur sa grand-mère en fait le noeud et les figures d’alentour servent comme d’arcs-boutants pour soutenir ce groupe et l’associer avec ceux de derrière » [30].

La cinquième des Tables de préceptes, sur l’ordonnance, nous fournit le sens technique des termes de noeud, chaîne et arc-boutant. Ils concernent l’ordre interne à un groupe de figures, le noeud étant la conjonction qui lie et assemble le groupe, et la chaîne la proximité des figures qui tient les choses attachées et les attroupe, ainsi que ses rapports externes aux groupes voisins, l’arc-boutant se détachant du groupe et l’associant aux autres [31]. Sans doute la distinction entre noeud et chaîne relève de ce qu’on nomme académisme, dont les tables de Testelin sont le fruit le plus expressif ; il suffit de constater qu’aussi bien pour la disposition spatiale que la diversité dans les attitudes ou la liaison aux autres groupes, une médiation est exigée qui maintienne dans l’unité et l’ordre les multiplicités représentées. Alors un tableau est plaisant au plus haut point :

Comme l’auteur de cette peinture est admirable, poursuit Felibien sur la Manne, dans la diversité de ses mouvements et qu’il sait de quelle sorte il faut donner de la vie à ses figures, il a fait que toutes les diverses actions et leurs expressions différentes ont des causes particulières qui se rapportent à son principal sujet » [32].

Dans la figure, l’expression résulte des possibilités ultimes de la disposition, atomiques si l’on veut. De l’homme âgé contemplant la charité de premier plan Le Brun montre :

« que cet homme représente bien une personne étonnée et surprise d’admiration : l’on voit qu’il a les bras retirés et posés contre son corps parce que dans les grandes surprises tous les membres se retirent d’ordinaire les uns auprès des autres ». [33]

A la lecture du peintre critique, l’image picturale se résoud en signes qui font connaître la pensée de l’auteur, comme si une plus grande et meilleure attention du regard permettait, au travers des figures, des groupes, du dispositif de l’action et du tout-ensemble, de dépasser ce qui fait simplement image, le transformer en ordre de signes pour atteindre ce que le peintre avait précisément en vue, faire voir la pensée qu’il a projetée sur son tableau.

Il y faut de l’ordre en tout, pour ainsi dire une syntaxe, ainsi qu’une variété réglée mais riche qui déploie la panoplie des passions depuis les signes qui les indiquent, bref un lexique. Selon le titre d’un poème d’Hilaire Pader, on atteint alors à la peinture parlante [34].

Ce regard que la peinture exige, à la suite de Daniele Barbaro [35], Poussin l’a fixé dans le terme prospect qu’il oppose au simple aspect. Le prospect, office de raison et non plus de sens, forme ce regard perspectif qui traverse les images en y lisant des signes, pour atteindre les pensées.

Voir simplement n’est autre chose que recevoir naturellement dans l’oeil la forme et ressemblance de la chose vue (…) mais voir un objet en le considérant c’est que l’on cherche avec une application particulière le moyen de bien connaître cet objet [36].

Voir la pensée du peintre exige donc un double mouvement, de création qui invente et dispose, et de regard attentif qui sache creuser en signes les éléments de la représentation. A propos du Saint-Michel de Raphaël :

« M. Le Brun observa encore comme une chose très importante et digne d’être bien remarquée que le démon semble écrasé (…) comme accablé sous le fardeau d’une pesanteur extraordinaire. Cependant Saint-Michel qui est le seul poids qui l’abat ne lui touche pas seulement du bout du pied ; de sorte qu’il faut entrer dans la pensée du peintre, (n.s.) pour trouver que la cause d’un si terrible accablement vient de la puissance divine, laquelle agissant d’une manière invisible et toute spirituelle paraît et montre ses effets sur les corps qui peuvent être vus » [37].

Entrer dans la pensée du peintre, pour le spectateur revient à une espèce d’hypotypose inversée : avoir présente la pensée par le tableau. Le spectateur prospectif doit ainsi creuser les images en signes, les traverser et les constituer par là-même en unités sémiotiques délivrant des pensées. La métaphore du creusement renvoie à cet événement fondateur pour la peinture qu’est la géométrie perspective et la possibilité qu’elle a offerte de traverser les surfaces auparavant opaques à toute profondeur, et de constituer les tableaux en fenêtres par où regarder l’histoire [38].

Felibien, Le Brun, Testelin nous instruisent d’une canonique qui prend avec le recul la valeur d’un goût. Le second XVIIème siècle a aimé pouvoir lire sur les figures picturales la diversité des passions, et qu’en peinture l’office de raison commande aux sens jusqu’à se rendre sensible soi-même. Selon ses principes d’ordre et de disposition spatiale, les figures sont susceptibles de se creuser en signes et nous faire rentrer dans la pensée du peintre. Une peinture qui s’adressant à l’esprit attentif apprend à voir ce qui n’est pas visible au travers de l’espace et des figures du tableau, voilà le principe de la hiérarchie des genres et du grand goût. soient donc ces résultats à reporter sur Descartes.

RETOUR

Que la vérité de l’image soit le signe, qu’il n’y ait pas lieu de les opposer mais d’en saisir plutôt l’unité, par une médiation qui fasse chaîne, voici ce qu’il convient d’établir, à l’endroit de la réalité objective. Il faut tout d’abord poser que les aspects de la réalité de l’idée, formels ou objectifs, présentent une effective continuité et ne soient pas séparables en des modes disjoints.

Comment penser l’idée ensemble comme un mode de la substance pensante et la représentation d’un objet ? Un texte peut nous y aider, qui induit un déplacement, une translation des notions sur l’espace de distinction : dans ses Réponses à Arnauld, Descartes réordonne l’idée non au couple Formaliter / objective mais à formaliter/materialiter :

« Idea quatenus aliquid repraesentant, non materialiter sed formaliter sumuntur » mais en tant qu’ « operationes intellectus » elles seront saisies materialiter » [39].

Le formaliter, en regard de la Médiation, indique, dans son déplacement, une continuité : formaliter, une idée est mode d’une substance mais elle ne modifie point cette substance de manière quelconque : il faut bien qu’elle soit ce mode-ci qui consiste plutôt à aliquid repraesentare qu’à vouloir, douter, etc. L’usage varié de l’adverbe formaliter exprime ce droit à glisser continûment d’une forme égale à une insertion ontologique qui rapporte l’idée à la source de son être, vers une forme égale à une spécification épistémologique qui dise l’opération de l’idée. Ce droit se justifie d’autant qu’à la suite Descartes utilise materialiter (rapport à une matière première, qui serait donc ici le fait d’être d’étoffe mentale plutôt qu’étendue) là où on eût attendu formaliter, pour signifier une operatio intellectus qui en tant qu’operatio n’a plus égard à l’objet mais au seul entendement. Pourquoi Descartes n’a-t-il pas écrit plutôt mode, sinon qu’il indique en ce lieu un dynamisme de l’entendement, qui n’est pas tissé de modes découpés dans la substance pensante, mais qui commet des opérations. Une continuité se dessine de la substance pensante à la représentation d’objet, par le mode déployé en operatio intellectus si l’on exprime son activité originaire, en repraesentatio si l’on pointe son intention. L’idée est mode, opération, représentation, et ce dans sa réalité formelle, qui vient donc se prolonger en réalité objective.

De même que la réalité formelle doit être conçue sous le tension entre le principe d’être auquel elle se rapporte et son effectivité opératoire qui la conduit vers des objets, de même la réalité objective pourra être rapportée à l’entité psychique dont elle procède, l’idée comme représentation (d’un quelque chose encore indéterminé que l’idée vise), mais aussi à l’objet qui est représenté et dont elle exprime l’entité. On établit ainsi un cheminement continu sur l’espace des distinctions effectuées, qui prend sa source dans la substance pensante et se termine à l’objet visé.

D’autant que Descartes ne rapporte pas simplement la réalité objective de l’idée à l’objet dont, peut-être, elle procède, mais aussi, voire surtout, à sa cause : ce faisant, il la vise comme un certain effet, qui suppose une activité causale à sa production laquelle peut coïncider avec la vis concipiendi. Ainsi, en tant que l’idée, dans sa réalité objective, procède d’une cause, cette réalité objective est atteinte comme relevant d’une opération représentative, d’un processus effectif de représentation qu’elle qualifie en tant que tel. Mais elle peut aussi, en tant que l’idée dessine une espèce de spectacle en l’âme, comme rerum imago, qui soit la terminaison de l’opération antérieure, elle peut alors paraître qualifier l’objet aperçu dans l’idée et représenté en elle.

Nous posons donc la distinction de deux moments dans la définition de la réalité objective ; d’une part l’effet procédant de sa cause, puis la détermination du représenté dans la représentation. Nous séparons alors selon ces deux temps :

1°) Le fait de représenter forme de l’être effectif que la représentation est, à titre d’effet. Cette entité, nous l’appelons RO 1.

2°) Le fait de représenter indique de l’être, que la représentation n’est pas. Cette entité sera RO 2.

Notre distinction ne suppose aucune entité discrète, mais une variation continue à l’endroit d’une seule réalité de l’idée. Il faut nous mettre en quête de la chaîne, comme eût dit Testelin, de la médiation qui assure cette continuité entre ces aspects entitatifs. [40]

Remarquons en premier lieu que la RO 1 doit être de faible entité, et toujours inférieure à la réalité formelle de l’âme qui la pense. En revanche la R0 2 que l’idée indique n’est pas en son entité, l’idée n’est pas la chose : cette R02 exprime un accroissement d’être (sauf sans doute dans le cas de l’idée matériellement fausse), elle est, ordinairement supérieure à la RO 1. Le principe de causalité conduit Descartes à affirmer, non seulement que la RO 2 doit être inférieure à la RF (nous abrégeons réalité formelle) de l’objet, mais aussi à la RF de la cause de l’idée, cause qui, à la très notable exception de l’idée de Dieu, pourra toujours être supposée dans l’esprit, au degré d’entité de la substance pensante. Mais si toute représentation ou presque, donne à penser plus qu’elle n’est ne sera-ce point un très remarquable privilège que de contenir en soi assez de réalité pour s’égaliser au monde tout entier ? C’est là en effet la performance du moi dont témoignent les Cinquièmes Réponses :

« Et, de ce que quelque chose est contenue dans une idée, je ne conclus pas que cette chose existe actuellement, sinon lorsqu’on ne peut assigner aucune autre cause de cette idée que cette chose même, qu’elle représente comme actuellement existante ; ce que j’ai démontré ne se pouvoir dire de plusieurs mondes, ni d’aucune autre chose que ce soit, excepté de Dieu seul » [41].

La notion de réalité objective enveloppe ainsi, de manière certes discrète, l’excellence du pouvoir de représentation, son éminence, qui peut s’égaler à tout ce qui est, dans le monde.

Exceptée l’idée de Dieu, la substance pensante vaut, selon l’entité, tout ce qui est ou même peut être. Mais il faut ici prendre bien soin de distinguer une question de droit et une question de fait. De jure, notre pouvoir subjectif de représentation possède assez de réalité pour avoir pu créer les contenus représentés, de lui-même ; le monde pourrait aussi bien être objet de notre hallucination continuée, sans que le principe de causalité en soit choqué. Mais de facto, ce pouvoir ne crée pas la plupart des contenus représentés dans ses idées, il ne se signale plus par une capacité à engendrer de l’être objectif, capacité qu’il possède cependant, mais par son aptitude à atteindre la réalité objective du représenté, la R0 2, au travers de la réalité objective représentante, la RO 1 ; de telle sorte que l’absolu d’un pouvoir qui n’est pas ou qui n’est que rarement exercé dans les faits, pouvoir de création d’être objectif, cet absolu est relayé par un pouvoir de spectateur plutôt que d’artiste créateur, pouvoir, au spectacle de ses idées, de viser en elles un contenu qu’elles ne contiennent pas en propre mais qu’elles réussissent à indiquer ou signifier. L’âme spectatrice de ses idées peut les traverser d’une intention qui lui fait atteindre (ou au moins viser) les rerum naturae (selon l’expression des Cinquièmes Réponses à Gassendi) [42]. Pour ce spectacle sont requises de façon conjointe une profondeur signifiante des idées représentatives et une attention raisonnée de l’esprit. On pourra ainsi énoncer que, plus les idées s’éloignent de leur source et principe substantiel pour atteindre un état de visée d’objet, plus elles se convertissent pour l’esprit en un spectacle, qui le mobilise d’autant moins au titre d’une cause et d’autant plus au titre de l’iniuitus mentis, ou du prospect.

On connaît ce passage de la Dioptrique où Descartes évoque les tailles douces, faites d’un peu d’encre sur du papier, qui représentent des forêts, des villes, des hommes, des batailles et tempêtes, alors que des qualités de ces objets elles ne retiennent qu’une faible ressemblance de figure [43], elle-même soumise aux principes perspectifs d’une dissemblance réglée. Il y a bien ici un art qui est cause du pouvoir d’évocation de ces images et qui engendre comme effet qu’elles font penser à toutes sortes de choses sans en avoir la ressemblance en elles, ou si peu : il se manifeste en ce point leur pouvoir de représenter ce qu’elles ne sont pas, autrement dit un effet épistémologique d’ouverture vers et d’indication de, qui fait paraître en elles ou bien plutôt par elles les objets qu’elles signifient sans en constituer proprement l’image. Un passage des Cinquièmes Réponses à Gassendi le redit très au net :

« Tout ainsi que quand nous jetons les yeux sur une carte où il y a quelques traits qui sont tracés et arrangés, de telle sorte qu’ils représentent la face d’un homme, alors que cette vue n’excite pas tant en nous l’idée de ces mêmes traits que celle d’un homme ; ce qui n’arriverait pas ainsi si la face d’un homme ne nous était connue d’ailleurs, et si n’étions plus accoutumés à penser à elle que non pas à ses traits, lesquels assez souvent même nous ne saurions distinguer les uns des autres lorsque nous en sommes un peu éloignés » [44].

Ces traits sont pour notre vue des signes quasi-naturels qui excitent des idées qu’ils ne contiennent d’aucune autre façon que par l’art du dessinateur et l’association de coutume qu’opère le spectateur. Formellement, il n’y a que des traits, des tâches sur papier, et rien de ce qui est représenté : il est donc nécessité que l’effet de représentation, lequel rend connexes ces simples traits et des objets représentés, et qui n’est pas dans les traits ni dans la vision soit dans l’art de disposer ces quelques traces sur un support et leur conférer cette grâce de représentation. Il y a une efficacité objective de ces délibérations à peine esquissées, qui exige une cause efficiente pour en déplier la raison formelle.

Cet art de représenter avec peu de traits ou de tâches sera d’autant mieux manifeste (et son effet de représentation, de RO 1 sera d’autant accompli et mené à sa perfection relative) que l’on verra sans hésiter se dessiner une figure où il n’y a que des traits, hachures, tâches. La représentativité de la représentation est donc la condition d’une vision traversante, perspective, des images [45]. On a reconnu en cette analyse, les principes et les goûts picturaux portés vers les représentations qui se laissent approfondir en signes ordonnés, et reconduire à ces pensées qui affirment leur noblesse d’état. A cette différence notable toutefois, que les peintres et critiques classiques pouvaient insister pesamment sur l’aspect créateur de la peinture, création insufflant de l’âme à une matière première et que le spectateur retrouvait derrière les signes que son regard raisonné savait voir dans les images ; alors qu’une semblable genèse de la représentation n’aura pas cours chez Descartes, pour cette raison qu’à y bien réfléchir, nos idées ne sont pas construites, élaborées à partir de briques primitives comme des traits, par art, figurent un visage, mais elles sont innées et d’une telle idée nous avons la « facultatem illam eliciendi [46], de la révéler, non de la produire. Ce n’est pas le temps de développer ce point, on sait que Descartes a précisé à Gibieuf que « nous ne pouvons avoir aucune connaissance des choses que par des idées que nous en concevons » [47], et a pu remarquer que les idées sensibles elles-mêmes étaient innées et réveillées à l’occasion de circonstances adventices [48]. Toujours est-il que l’art pictural de constituer la représentation et d’y commettre une clarté d’ordre et de disposition qui fasse apercevoir les pensées en lesquelles il faut entrer avec le peintre, cet art qui lie l’iconique et le sémiotique dans la représentation, doit être, pour la théorie cartésienne de l’idée, remplacé par une autre chaîne, non plus génétique mais purement spectaculaire celle-là.

Nous poserons donc que de la RO 1 à la R0 2, la liaison est opérée par la qualité de clarté et de distinction de l’idée, laquelle nous assure du contenu de cette idée à partir de sa présence en nous, en d’autres termes, nous porte de la représentativité vers le représenté. Est de fait claire, une perception qui soit praesens et aperta [49], présente et découverte à l’intuitus mentis. Dans sa clarté l’idée offre sa représentativité, elle sollicite vivement l’esprit et conduit son attention vers cet aspect représentatif.

De sa présence elle annonce une autre présence qu’elle indique et proprement représente, objectivement distincte de la perception sejuncta er praecisa [50] (disjointe et tranchée, comme détachée de toute autre). L’idée distincte se propose en personne avec cette netteté incisive qui séparait les êtres sur la toile de Lubin Baugin. Elle donne à voir son intimité à qui la regarde comme il faut. Le clair et distinct commande une coopération de la représentation qui se propose en tableau au travers duquel peut s’apercevoir un contenu, dont tous les éléments sont garantis d’être tels qu’ils paraissent, par la distinction précisément ; mais aussi de l’attention de l’esprit qui doit s’appliquer et s’orienter parmi le représenté. Atteindre la R0 2 est office de raison et non pur enregistrement passif.

Descartes ne le dit-il pas lui-même, à la fin de l’administration de la première preuve pas les effets : je peux feindre que Dieu n’est pas, mais je ne peux feindre que son idée ne me représente quelque chose de très réel :

« cette idée étant fort claire et fort distincte, et contenant en soi plus de réalité objective qu’aucune autre » [51] ou un peu plus loin :

« toutes les choses que je conçois clairement et dans lesquelles je sais qu’il y a quelque perfection ». [52]

Le clair et distinct ouvre sur les perfections représentées, il les fait apercevoir sans que l’idée ait à en assumer en elle la charge ou le poids d’être et constitue la chaîne épistémique liant la RO 1 possédée par l’idée à la R0 2 indiquée par l’idée. La qualité de représentativité que clair et distinct expriment fait que l’idée peut être lue comme le signe de la réalité objective représentée, vers laquelle elle ouvre sans manquer.

CONCLUSION

Nous espérons avoir éclairé sinon dénoué une difficulté selon un détour pictural ; nous étions comme prévenus par une opposition entre image et signe, que nous projetions sur les textes cartésiens. Et la peinture nous a représenté des images dont la dignité, la noblesse se révélaient dans leur approfondissement en signes.

Il est tentant pour conclure de risquer l’hypothèse heuristique suivante : qu’il en pourrait aller des principales notions cartésiennes comme de la réalité objective de l’idée ; contrairement aux concepts décisifs, opératoires, dépourvus de toute équivoque, elles valent par la richesse de leurs variations soumises à des principes d’ordre. Dans un ouvrage récent Denis Kambouchner remarquait à juste titre que Descartes définit peu et mal. Peut-être n’est-ce point là une limite à la rationalité de la doctrine, mais l’expression même de sa singularité positive.

[1] Jean Paris, L’espace et le regard, 1965, p. 32-33.

[2] Cassirer, 1932, trad. Franç. 1970. p. 278.

[3] Procès-Verbaux de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, éd. Montaiglon. 1875, tome 1. p. 315-316.

[4] in Descartes, Objecter et Répondre. L’hypothèse est argumentée aux pages 14-19.

[5] De Poussin à Watteau. 1921. p. 68.

[6] Confère l’article de H. Souchon « Descartes et Le Brun » Les Etudes philosophiques 1980.

[7] Comme G. Rodis-Lewis l’a adressé justement entre Descartes et Poussin, Regards sur l’art, 1993, p. 87-113.

[8] Spinoza donne de même l’exemple d’un portrait en intuition de cette réalité objective. (Principes de la philosophie de Descartes, partie I, axiome IX, scolie). A noter que Spinoza, comme Descartes, est fort prolixe sur un principe qui est censé être reconnu de tous.

[9] La Méditation III énonce :« mais pour imparfaite que soit cette façon d’être (essendi modus, dit le latin, autrement dit un degré d’être positif et non un néant) par laquelle une chose est objectivement ou par représentation (ajout de la traduction française), dans l’entendement par son idée, certes on ne peut pas néanmoins dire que cette façon et maniére-là ne soit rien ». Ce que Descartes redit à Caterus :« de quelle façon d’être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l’entendement ; mais pourtant ce n’est pas un pur rien… ».

La représentation, est donc quelque chose, en soi-même.

En revanche l’axiome V de l’exposé géométrique des Secondes Réponses, énonce :

« … la réalité objective de nos idées requiert une cause, dans laquelle cette même réalité soit contenue, non seulement objectivement, mais même formellement, ou éminemment ».

Et Descartes prend l’exemple du ciel dont nous jugeons que l’existence est cause de l’idée qui nous le représente. Ici la représentation n’apparaît plus du tout comme un quelque chose en soi-même, mais seulement comme ce qui ne peut que renvoyer vers un être formel, lequel est, véritablement. La réalité objective indique la réalité formelle de l’objet, ou du moins de sa cause. Ainsi être objectivement c’est en l’occurrence requérir à son fondement de l’être formel sans lequel l’être objectif ne peut être. L’être objectif apparaît comme le signe de l’être formel de l’objet.

[10] Préface, édition de Londres, 1705, non paginée.

[11] Henri Testelin : Sentiments des plus habiles peintres, 1696, Préface, p. 1.

[12] Mais nous n’en sommes plus cependant aux proclamations d’une espèce de coulée transitive, qui ferait passer sans heurt de la pensée pure à son application sensible, comme en témoigne encore, au début du XVIIème siècle, la toute division du livre de Federico Zuccaro (Idea de’ pittori, scultori ed architetti, 1607) en dissegno interno, la pensée mais au sens syncrétique de « bonne, idée, ordre, règle tenne et object de l’intellect », etdissegno esterno, le dessin sensible proprement, qui n’est que l’image fidèle du premier dessin idéal.

[13] Poussin : Correspondance, ed. Jouanny, Archives de l’art français, tome V, p. 211.

[14] Felibien : op. Cit., Préface.

[15] Lelond-Latour : Lettre à un de ses amis, contenant quelques instructions touchant la peinture, 1669, p. 12.

[16] Op. Cit., voir particulièrement les pages 4-8.

[17] Expression en AT III, p. 566, 1.26.

[18] AT III, p. 567, 1.1-9. Tmd. De l’ed. Alquié II, p. 934.

[19] Encore, faut-il sans doute, comme l’effectue Fmnciscus Junius dans son De pictura Veterum, 163, qui a influencé la doctrine de l’Académie, séparer deux espèces de la disposition : d’une part l’ordre d’exposition de l’invention, qui affecte l’activité théorique, et, sur le versant pratique, le respect des proportions dans le dessin, ou symmetria. Voir sur F. Junius l’article de Colette Nativel dans XVIIème siècle, n° 138, Janv. 1983.

[20] On connaît par un inventaire romain de succession, que Poussin tenait un tel album : « un altra libro del sudetto (Poussin), di diversi pensieri disegnati della sua inventionne… » Archives de l’art français, tome VI p. 251.

[21] Op. Cit., non paginé.

[22] Poussin Observations sur la peinture, in ed. Blunt, Lettres et propos sur l’art, 1989,p. 184.

[23] La distinction est développée chez l’abbé Du Bos : Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719, section 30 : De la vraisemblance en peinture. réed. 1993, p. 86-90.

[24] Cité par C. Nativel, art. cit., p. 22.

[25] Op. cit., p. 89.

[26] Felibien, op, Cit., Préface, non paginée,

[27] Au sens large et qui sera illustré un peu plus loin, du De Pictura d’Alberti.

[28] Felibien, comme un peu plus tard Du Bos, (Réflexions critiques, section 10, p. 23-24 sur Teniers inférieur à Poussin mais parfait en son genre) sont conscients que la perfection en son genre justifie chacun de ceux-ci.

[29] Conférences de l’Académie Royale de Peinture pendant l’année 1667, 1668, reprint 1973, p. 102.

[30] Sentiments des plus habiles peintres, 1696, non paginé (il s’agit de la table de préceptes sur l’ordonnance et son illustration par la Manne).

[31] Ce serait ici entre autres l’homme âgé qui contemple la scène de charité.

[32] Op. Cit., p. 94.

[33] Ibid., p. 91.

[34] Hilaire Pader : La peinture parlante, 1653.

[35] Practica della perspettiva 1568 .« Il simplice aspetto è operatione di natura, & Il prospetto è officio di ragione » (p. 6).

[36] Poussin : Lettres et propos, ed. Blunt. p. 73.

[37] Conférences pour l’année 1667, in L’expression des Passions et autres conférences, 1994. p. 156.

[38] « Alberti De Pictura : quod quidem mihi pro aperta ftnestra est ex qua historia contueatur »,(1992. p. 114).

[39] AT VII, p. 232, 1. 12-19.

[40] Entitatius est attesté chez Eustache de Saint-Paul. Summa philosophia. pars N. II, p. 48-49 (« habere partes entitativas »). Lentitas y est définie comme entis quantitas, ce que Descartes résume, semble-t-il.

[41] AT VII. p. 369. 1. 5-10. Traduction en ed. Alquié. tome II. p. 863. A noter que le latin dit, au début : « ex eo quod aliquid sit in idea, non Infera idem esse tn rerum natura », sans référence à l’existence par conséquent.

[42] Voir note précédente. n° 44.

[43] Dioptrique AT. p. 113. 1. 8-15.

[44] AT VII, p. 382, 1. 13-21. Trad In Alquié, 11 830.

[45] « Item perspectiva est mot latin pour vision traversante » énonce A. Dürer.

[46] AT VII, p. 189, 1. 4. Troisièmes Réponses, à Hobbes, objectio X.

[47] Lettre au P. Gibieuf du 19 Janvier 1642. AT III, p. 476 1.9-11.

[48] Par exemple Notae in programma quodam : AT VII-2, p. 359 : « non quia istae res illas ipsas nostrae mentis per organa sensuum immisenmt, sed qui tamen aliquid immisenmt, quod ei dedit occasionem ad ipsas, per innatam sibi facultatem, hoc tempore potins quam alio, efformandas ». (1. 1-5).

[49] Principia, 1, $ 45, AT VIII-1, p. 22, 1. 4.

[50] Ibid., p. 22. 1.8. Picot s’écarte un peu du latin avec « tellement précise et différentes de toutes les autres ». La différence n’y est pas mais le fait de ressortir soi-seul sur un fond commun, de se détacher.

[51] AT VII, p. 1. 16-18, trad Alquié, II p. 446.

[52] AT VII, p. 46, 1. 24-25, trad. Alquié, II, p. 447.