Nabil HAIDAR
Inédits

UNE NOUVELLE INEDITE DE NABIL HAÏDAR : LA VALLEE

Ethiopiques n° 42

revue trimestrielle de culture négro-africaine

3e trimestre 1985 volume III n°3

 

Pour Moustapha Tambadou

 

Libanais, Nabil Haïdar est né à Diourbel (Sénégal). Très tôt attiré par l’écriture, il publie, coup sur coup, en 1976, deux recueils de poèmes « Le Chant d’El Nabeliou » et « Le Baiser ». En 1979, il fait paraître un recueil de nouvelles « Silence cimetière ! » avant de revenir à la poésie avec « L’Hirondelle de nos rêves n’est pas morte de froid » (1982).

Plusieurs fois lauréat du concours de la nouvelle de langue française de Radio France Internationale, Nabil Haïdar a obtenu le prix littéraire de la Fondation Léopold Sédar Senghor, avec son roman « Le Déserteur ».

 

Depuis plusieurs jours les hommes pataugeaient dans une eau putride et noire, sous une pluie de suie, les uns derrière les autres, entourés d’ombres fugitives. Ils allaient ! Ils étaient les gardiens du monde en ruines qu’ils fuyaient maintenant. Combien y en avait-il ? Les voici par hordes disséminés le long des plaines marécageuses et calcinées. Certains viennent du Nord et vont, au hasard, vers le Sud, et beaucoup meurent avant d’avoir rejoint les autres survivants. Ceux du Sud s’arrêtaient quelquefois pour regarder passer les gens du Nord.

– Où allez-vous ?

– Là-bas !

Une vague ligne d’horizon gris cendre. Le chaos. Quelques uns rebroussaient chemin. D’autres s’arrêtaient, épuisés, las de porter leur propre enfer d’un lieu à un autre.

– Cette vallée que nous cherchons n’existe pas ! Depuis combien de jours marchons-nous sans rien voir d’autre que la désolation ? Et les autres où vont-ils ailleurs que là d’où nous venons ?

Je vous le dis, nous sommes déjà des morts !

Nous connaissions vaguement celui qui venait de parler. Son nom est Abraham Sali. Un militaire de carrière, fils de médecin. Les épaules étroites, la moustache fine, l’œil noir et sournois.

Nous l’avions craint avant le grand chambardement, nous l’avions admiré aussi : un après-midi d’émeute, il avait réussi à mâter la population à coups d’obus… .

Comme nous nous détournions, une voix s’éleva :

– N’écoutez pas ce qu’il dit ; cette vallée existe !

Je me dressai sur la pointe des pieds pour voir l’homme que la foule pressait.

 

Nous étions probablement une centaine. Nous nous bousculâmes un peu ; nous voulions chacun toucher cet homme, croire ce que voyaient nos yeux boursouflés de fatigue.

– Qui es-tu ? demanda Abraham Sall qui s’était hissé sur un mur à moitié écroulé.

Il était superbe dans son uniforme de toile noire. Sur son casque rouge et luisant surmonté de cornes de bélier, il avait tracé à l’encre bleue ces mots : DIEU EST MORT !

Un fou, assurément.

Nous nous sommes écartés un peu pour laisser passer l’autre, un petit homme chauve avec d’épaisses lunettes d’écaille, en costume de flanelle grise.

-Je le connais me chuchota mon voisin. C’est le Dr Habib Seck. Un pédiatre. Il est un peu dérangé, paraît-il.

– Cette vallée existe ! Un homme en est revenu ! Je l’ai rencontré !

– Où est cet homme ?

– Il est mort ! Mais, avant de mourir, il m’avait parlé ! Il avait vu la vallée…

– Si cet homme avait trouvé la vallée que nous cherchons, pourquoi serait-il revenu ? Cette vallée n’existe pas ! C’est une utopie !

Il était revenu pour nous, dit Habib Seck. Ilétait revenu pour nous guider jusque là-bas !…

Un paradis perdu ? Nous avions les larmes aux yeux.

Notre groupe se sépara. Les uns décidèrent de rester avec Abraham Sall, et les autres se tournèrent vers l’est à la recherche de la verte vallée, à tout hasard.

Nous avions notre prophète.

Ainsi nous marchâmes longtemps. Partout l’abomination des ruines. La plupart de nos compagnons furent fauchés par la maladie ou bien abandonnés. Nous n’étions plus qu’une poignée d’hommes et de femmes.

– Là-bas, peut-être, après ces grandes montagnes noires ?

Des montagnes sinistres dont les sommets se perdaient dans d’épais nuages de suie, que nous ne franchirons jamais, probablement.

– Je n’aurais pas dû vous suivre… La vallée…

– Tu ne devrais pas te laisser aller…

 

Nous marchions sous un ciel morne, nous pataugions, dans une eau sale, jusqu’aux genoux, dans le brouillard jaune, dans une écœurante odeur de poissons pourris et de gazoil. Nous étions perdus ! Et, depuis une éternité, nous semblait-il, la pluie n’avait pas cessé de tomber à grosses gouttes.

Au matin du centième jour de notre marche, nous fûmes rejoints par d’autres groupes de fuyards.

– Ce jour est béni, dit Habib Seck subitement exalté.

– Il est écrit sur les tables de la vie, dit-il, qu’ensemble nous arriverons à la vallée ! Nous sommes les élus de Dieu car notre foi est la même dans le cœur de chacun de nous ! En vérité, je vous le dis, au bout de notre enfer, il y a des soleils !

Une jeune femme se jeta à ses pieds et les baigna de larmes.

Nous étions tous très émus.

…Ce fut le Dr Habib Seck qui, le premier, aperçut l’homme enchaîné, tout nu, recroquevillé sur une misérable planche de bois au milieu de gravats noirs de fumée, et de gros rats.

Nous étions aux abords d’un village et quelques maisons étaient encore miraculeusement debout, sans toit, sans porte, béantes et vides.

Lorsque nous fîmes quelques pas vers lui, il releva brusquement la tête et ses petits yeux noirs brillèrent d’une flamme étrange. Puis sa voix chevrotante répéta le mot : vallée. Nous nous penchâmes comme un seul homme vers lui, le cœur battant. Il était affreusement maigre, son crâne dégarni, et une barbe rongeait ses joues creuses. Il tremblait. Sans aucun doute, pensai-je, cet homme allait mourir. Je pris avec précaution dans mes mains sa tête qui dodelinait.

– Qui es-tu ? demandai-je dans un souffle.. Qui t’a mis ici ? Qui t’a posé ces chaînes, et pourquoi ?

– Pour l’amour de Dieu, donne-moi à boire !…

On lui apporta une gamelle d’eau saumâtre.

– Que sais-tu de la vallée ?

– D’autres hommes sont venus ici, bredouilla t-il. Et tous étaient à la recherche de cette vallée, comme toi et tes compagnons. Mais cette vallée ne se trouve nulle part !

Il secoua ses lourdes chaînes que personne n’avait songé à lui retirer. En quelque sorte nous en portions aussi…

– Cet homme a perdu la raison, dit Habib Seck.

Il se redressa.

– Quelque part dans ce continent, dit-il, la vallée s’étend belle et verdoyante à perte de vue !…

Habib avait fermé les yeux. Nous le regardions, immobiles dans le crépuscule qui tombait, sous un ciel bas et lourd comme du plomb fondu.