Sur Léopold Sédar Senghor

UNE LECTURE DE « A NEW YORK »

Ethiopiques numéro 57-58

revue semestrielle de culture négro-africaine

1er et 2e semestres 1993

Le voyage aux Etats-Unis et l’appréciation de l’« american way of life » aura été dans notre siècle, pour bien des intellectuels et écrivains un exercice presque obligatoire, au même titre, pendant la même période, – et pour des raisons paradoxalement comparables -, que le voyage à Moscou. L’Amérique, depuis la découverte de la Black Renaissance, dans les années 30 a été pour les écrivains noirs un centre d’intérêt particulier, leur regard se portant à la fois sur l’existence misérable de la communauté noire des USA, considérée comme difficilement concevable dans un pays réputé le plus démocratique et le plus riche de la planète, et sur le prestige acquis par cette même communauté dans les domaines des lettres et des arts. Les témoignages ne manquent pas, tels celui de Dadié dans Patron de New York (1964), ou celui, – vu du côté du Sénégal-, de Pathé Diop, juge acerbe de la société de consommation dans La Poubelle (1984).

Le nom de Senghor est tellement associé au dialogue entre la réalité africaine et la tradition culturelle occidentale que l’on ne s’attend guère à le voir s’arrêter sur un monde qui ne correspond guère ni à ses goûts ni à ses préoccupations. Les allusions au continent nord-américain sont en effet rares dans son œuvre [1]. Deux poèmes méritent pourtant d’être retenus, l’ « Elégie pour Martin Luther King » où il évoque, en dépit du meurtre du leader noir, une Amérique réconciliée avec elle-même, « les Blancs et les Noirs, tous les fils de la Terre-Mère », chantant l’innocence du monde et dansant sa floraison, tous rassemblés autour des défenseurs américains de la liberté, de Washington à Kennedy, de Dubois et Langston Hughes à Malcolm X et Angela Davies, tous réunis pour chanter.

La Négritude debout une main blanche dans sa main vivante

Je chante l’Amérique transparente, où la lumière est polyphonie de couleurs

Je chante un paradis de paix.

Le chemin a pourtant été long entre cette fin de route rassérénée et les cris de colère de naguère. Le premier poème auquel je faisais allusion en témoigne ; il s’agit du poème « Emeute à Harlem », récemment publié avec d’autres « Poèmes perdus » dans la dernière édition de l’Oeuvre poétique [2]. Datant, vraisemblablement, des débuts du poète, il nous montre un Senghor meurtri par l’acuité de la question noire à Harlem ; se réveillant de son « sommeil opiniâtre et muet », le poète a soudain découvert les plaies et les turpitudes « de leur monde gangrené » et avec une violence verbale qui correspond au « cri de guerre hirsute » de son « A l’appel de la race de Saba » (Hosties noires, poème de 1936), il s’écriait :

Ma tête est une chaudière bouillante

D’alcool,

Une usine à révoltes

Montée par de longs siècles de patience

Il me faut des chocs, des cris, du sang,

Des morts !

Lorsqu’il écrit « A New York », au temps de la violence a succédé celui de la réflexion, du dialogue, de l’humanisme serein ; de surcroît l’image des U.S.A., dans l’immédiate après-guerre est momentanément moins contestée, plus, ambiguë selon le regard reconnaissant, admiratif ou sévère que l’on porte sur un pays dont on redécouvre qualités et défauts, étrangeté et sens de la fraternité. C’est à ce moment que se situe le voyage de Senghor, membre en tant que parlementaire français, d’une délégation française à l’O.N.U., à une date qu’il serait aisé de retrouver, en tout cas antérieure à 1956, date de la publication du poème dans Ethiopiques.

« A New York » est composé de trois parties, de longueur sensiblement équivalente, qui correspondent à une progression de la réflexion de l’auteur. Tout au long de ce poème-confidence, il passe de l’étonnement au désarroi, de la découverte du microcosme de Harlem à une sorte de justification de sa philosophie de la Négritude.

Dans la première partie on distingue deux moments :

d’abord (versets 1 à 6) [3] s’expriment les sentiments contradictoires du nouvel arrivant, « si timide d’abord », éperdu d’admiration (« confondu ») au spectacle de la ville, et en même temps angoissé de constater que tout ce qui pourrait évoquer le vivant -la vie des hommes, de la nature, des éléments – , n’intervient que métaphorisé au sein d’un univers métallique, qu’il perçoit comme un défi, comme un orgueilleux cri de victoire lancé par la civilisation industrielle à l’encontre de la Création.

L’ambiguïté de la réalité newyorkaise est traduite par une constante association entre les aspects positifs du vivant -beauté, sourire, force, orgueil- et une dévitalisation de ces mêmes éléments : filles d’or, yeux de métal, sourire de givre, lumière sulfureuse, fûts livides, muscles d’acier (des immeubles !.). Même si le désarroi du poète s’inscrit en filigrane, avec des termes tels que confondu, timide, angoisse, son regard ne peut encore être qu’un regard de myope (« yeux de chouette »), incapable d’admettre que la victoire remportée sur les vieux ennemis de l’homme, -la nature déchaînée qu’évoquent les cyclones et la mort que semble nier la « peau patinée » des gratte-ciel-, implique l’écrasement de l’homme isolé « au fond des rues  » ainsi que la privation du soleil soumis à une éclipse et de la lumière du jour. C’est la victoire de la matière orgueilleuse « dont les têtes foudroient le ciel » et non celle de la vie.

– mais soudain le sens du réel l’emporte : à l’invocation d’un « New York » abstrait, au début du poème, succède la perception affective et morale de Manhattan, ressenti comme lieu du manque (versets 7 à 15). D’abord s’impose fiévreusement la sensation de l’absence de la Nature, après « quinze jours sur les trottoirs chauves » ; de la frustration d’une nature végétale (de caractère pastoral avec ses puits et pâturages), on passe avec les oiseaux morts (v. 8-9) au monde animal, puis on parvient, avec une force qu’accentue la quadruple anaphore des « pas… », et qui se traduit chaque fois par des images à la fois concrètes et vivantes, à la frustration du rapport humain et de son infinie richesse : l’enfant et son corollaire la confiance («  sa main dans ma main fraîche ») ; la femme à la double vocation maternelle et sensuelle (v. 11) ; la parole qui émanant d’êtres de chair pourrait être véhiculé de tendresse et de sincérité ; la culture (le livre) qui méconnaît son lien nécessaire avec la morale (v. 13). Ce qu’attendait le poète ce sont les composantes essentielles de son univers moral, -la confiance dans la vie, la sensualité, l’authenticité, la sagesse. Ce qu’il trouve, c’est la mort, la beauté aseptisée « des jambes et des seins sans sueur ni odeur »), l’artifice et le calcul, symbolisé par la « monnaie forte », un décor multicolore mais sans âme ni vie (« la palette du peintre fleurit des cristaux de corail »). Et le premier mouvement du poème s’achève, après l’échec d’un dialogue entre les différentes composantes de l’orchestre à qui Senghor le destine, par un chorus qui, bruyamment, en une longue phrase contrastant avec les brefs échanges précédents, inscrit définitivement les nuits de Manhattan (on sait l’importance du thème de la « nuit qui songe » chez Senghor) au compte de l’anti-valeur et de la frustration : nuits de la négation, qui refusent à l’homme sommeil, possibilité d’action (« agitées de feux follets  »), musique réparatrice (hurlements des klaxons), densité du temps (« heures vides »), complicité des éléments (les eaux obscurs sont comparées à des fleuves en crue), amour, réduit à n’être qu’hygiénique, toutes les promesses de la vie, en un mot (« cadavres d’enfants »).

Dans un deuxième temps, «  le temps des signes et des comptes », Harlem vient s’inscrire comme le vecteur de tous les aspects positifs de la vie. Point par point, les composantes de l’univers new-yorkais reparaissent, métamorphosées, dans un jeu de correspondances qui opposent le monde de Harlem à celui de la ville sans âme. Harlem est pourtant New York, tient à rappeler le poète (v. 2 et 14), mais un New York de genèse, de «  la vie d’avant mémoire  », ou, pour reprendre une autre expression chère à Senghor, de « prétemps du monde ». Avec la manne et l’hysope, au second verset, l’atmosphère est déjà biblique et l’on ne peut, en relevant tous les qualificatifs à valeur laudative (bourdonnant, solennelles, véridique, pure, rayonnants, fabuleux, etc.) s’empêcher de songer à l’ombre « nuptiale, auguste et solennelle » de « Booz endormi ». Dans un Harlem au quotidien, où l’on croise livreurs et policiers, la vie affirme ses droits, « au rythme du sang » ; elle s’impose, face au vide de Manhattan comme un spectacle de prolifération, opposant symboliquement la quadruple anaphore des « J’ai vu » à celle des « pas ». Tout au long de cette deuxième partie Harlem répond point par point en apportant la lecture positive de New York : aux klaxons hurlants, répondent « les trombones de Dieu » (v. 3), aux nuits d’insomnie, la nuit de fête, «  la Nuit plus véridique que le jour  » (v. 6), le rayonnement des éléments (v. 8) à leur agressivité et à l’éclipse du soleil, les « pavés labourés » (v. 9) à la peau patinée des pierres, les « croupes ondes de soie et seins de fers de lance » (v. 10) aux femmes aseptisées, les « masques fabuleux » aux coeurs artificiels ; on voit « les mangues de l’amour rouler des maisons basses » et non plus les eaux obscures charrier des amours hygiéniques. D’un côté la mort, la stérilité, l’artifice, la calcul, de l’autre la vie bourdonnante, les couleurs, la sensualité, l’authenticité, la germination (on notera l’emploi des verbes se préparer, germer, sourdre, évocateurs d’une naissance de monde).

Seul semble manquer, ici aussi, le « livre où lire la sagesse », mais n’est-ce pas parce que tout le monde nocturne de Harlem est, à lui seul, le grand Livre du monde, le vrai Livre de la sagesse ? Pour peu que le poète sache lire les « signes » annoncés dès le premier verset, la spiritualité inhérente à cette vie première, « vie d’avant mémoire » (v. 7), qui inclut la participation de Dieu, des séraphins et des sorciers, lui deviendra évidente. Entre le livreur et les policiers, « le long des trottoirs » (v. 12), il y a place pour « les pieds nus de danseurs Dans » (v. 8) et l’évocation de Harlem s’achève (v. 12 et 13) dans un jaillissement d’images surréalistes, – à moins qu’il ne s’agisse d’un tableau de Chagall ? -, dans un spectacle à la fois onirique et apaisant, où les données du monde réel sont comme intégrées à une vision globale de l’univers dont les composantes, réelles ou spirituelles, sont réconciliées avec elles-mêmes. On peut, dès lors, sans quitter Harlem, revenir à New York (v.14), par le truchement d’un mode de communication apte à rendre compte de la Création dans sa diversité et ses contradictions : l’orchestre de jazz, dont les divers instruments s’associent pour rendre compte successivement ou simultanément des divers sentiments de l’homme, vigueur (« voix mâle des cuivres »), tendresse (« voix vibrante de hautbois »), angoisse (« angoisse couchée » de la trompette, dans le blues).

Mais on va aussi de Harlem passer à l’Afrique, sans qu’elle soit nommée, seulement suggérée par le tam-tam qui s’impose finalement comme expression du rythme même de la vie, « rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et tam-tam ». (v. 15). Que l’homme noir soit présent dans les deux premières parties du poème est peu douteux : le seul nom de Harlem suffit à imposer sa présence et ce n’est pas un hasard si l’incantation du verset 9, où le mot est lancé quatre fois, est immédiatement suivie du spectacle des hommes de la danse. L’art du poète le rend pourtant de plus en plus présent, de plus en plus affirmé, tout au long du poème jusqu’à l’évocation lancinante du tam-tam. Négativement dans la première partie, par ce qui suggère son comportement, -timidité, angoisse -, son imaginaire, -grandes filles blondes, perception sensuelle de la femme, besoin de parole -, et ses références culturelles, cyclones, puits et pâturages, bond de jaguar. Positivement, ensuite, dans la mesure où, sans être nommé, il investit Harlem, par son goût des bruits, des couleurs et des « odeurs flamboyantes », par le thème de la nuit « plus véridique que le jour » et par quelques références de couleur («  lait noir », « coeur nocturne »), ou de culture (statuaire érotique de la femme v. 10 ; « masques fabuleux », « mangues de l’amour », « panaches des sorciers », etc.). Progressivement, l’idée se fait jour que si Harlem, en dépit des douleurs et des larmes, procure un rapport à la vraie vie, et s’il est pour l’homme une chance de surnager « au matin transparent du monde  », comme il est dit dans « Congo », c’est grâce à la présence et à la force de l’homme noir, à cette référence à la source africaine qui, déjà, s’était exprimée dans le poème « Aux soldats négro-américains » d’Hosties noires :

J’ai touché seulement la chaleur de votre main brune, je me suis nommé :

« Afrika »

Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne et le grondement des cascades du Congo.

Le poème du mal être, puis de la découverte exaltante, d’un autre mode de vie à Harlem aboutit, via la prise de conscience de l’apport de l’homme noir, à la revendication sereine qui constitue la troisième partie et donne tout son sens à cette initiation new-yorkaise. La connotation nègre de Harlem, suggérée dans les deux premières parties, devient ici évidente : elle fait l’objet d’une proclamation. Harlem prend son sens en tant que témoignage et caution de la négritude. L’expérience de New York débouche sur un retour à soi, une justification de soi et de la Création. L’invitation lancée à la ville dès le premier verset, sur un ton qui rappelle la solennité de la tradition orale africaine («  New York ! je dis New York… ») [4] n’a plus rien d’une défense des droits du Noir, ni d’une revendication sociale, voire humanitaire, comme en écrivait Senghor quelques années auparavant. L’auteur de la conférence « Ce que l’homme noir apporte », qui fit quelque scandale à Dakar en 1939, n’a plus à revendiquer. Il lui a suffi de comparer deux modes de vie pour voir s’imposer une évidence : la place du Noir est au « grand soleil du centre », pour reprendre une expression de Garcia Lorca dans Poeta en Nueva York. C’est à lui de donner tout ce dont il est détenteur, force physique et morale, relation privilégiée avec son environnement, soutien d’une tradition ancestrale infiniment plus efficace que les trop ambitieuses constructions de l’esprit moderne. Retrouvant un cheminement qui avait été le sien dans Hosties noires lorsqu’avec les prisonniers de « Camp 40 », il découvrait, dans l’adversité, la faiblesse de grands enfants roses et la force morale et bienveillante des tirailleurs sénégalais, « libres de la liberté du destin », grâce aux contes des veillées noires, aux sons du tam-tam des gamelles et au mirage des épopées, c’est un même métissage culturel qu’il préconise dès le premier tercet (« laisse affluer le sang noir dans ton sang  »), souhaitant (v. 2 et 3) l’association entre la perfection technique de la société industrielle forte de ses ponts et de ses articulations d’acier et les valeurs vitales de l’homme noir (« huile de vie  », « courbe des croupes », « souplesse des lianes »). L’injonction fait aussitôt place à la certitude dans les versets 4 et 6, riches à la fois de références aux fondements de la philosophie africaine (recherche d’une unité dans le cycle vie-mort-renaissance, antagonisme et réconciliation des totems, Lion, Taureau, Arbre) [5], et à de vagues réminiscences de philosophies occidentales, inhibées par les éternels antagonismes action / pensée, parole / sensibilité, signe / sens, voire par la problématique raison / sensibilité, dont le dépassement, a été si souvent présenté par Senghor comme l’objectif de la Négritude. Mais on peut aussi voir dans ces deux versets comme si souvent chez notre poète, une lecture abstraite de la donnée concrète fournie par New York, l’idée, l’oreille (la société de communication ?), le signe (la pensée abstraite) caractéristiques du monde blanc devant s’enrichir grâce au Noir, du dynamisme, de la sensibilité et d’un instinct cosmique qui lui sont propres et dont le poète a été heureux de retrouver l’expression à Harlem, au sortir du monde glacé et stérile de Manhattan.

C’est effectivement à une appréhension confiante du monde réel que nous invite le sixième verset. Le passé n’a pas été invoqué en vain, et Senghor est assez bon grammairien pour opposer judicieusement au « voici » du verset, prometteur d’un meilleur avenir, au « voilà » du verset 6, riche de tout un vécu traditionnel, riche d’un imaginaire africain dont la permanence est, comme dans la deuxième partie du poème, le véritable recours. un recours tellement efficace « nul besoin d’inventer les Sirènes » [6], il suffit d’ouvrir les yeux sur le « spectacle rassurant » de la nature. Le mirage des caïmans, des lamantins, des croupes et des lianes, même s’il implique la destruction de la ville abstraite, apparaît bien comme la promesse du retour à la vérité cosmique d’un « arc-en-ciel d’Avril » [7].

Le recours à une perception sensorielle du monde apparaît, en fin de compte, comme l’antidote apporté par l’homme noir à la minéralisation de la métropole sans âme. En effet, la référence constante au témoignage ou aux organes des sens constitue la trame du poème : à la vue (I, 2, 4 ; II, 3, 5, 8, 9,12, 13 ; III, 6, 1) ; à l’odorat (I, 11 ; II, 4) ; au toucher (I, 6 « peau patinée » , 10 « main fraîche », II, 10 « ondes de soie », III,3) ; à l’ouïe (l, 10 ; 14 ; II, 3, 4,14-15 ; III, 6, 8), voire au goût qu’évoquent les mangues, les ruisseaux de rhum et de lait de la deuxième partie. On pourrait multiplier presque indéfiniment le relevé des termes ou expressions appartenant dénotativement ou connotativement au champ sémantique sensoriel. Il est toutefois important de noter que dans ce poème placé sous le signe de la musique de jazz, les notations auditives sont à la fois les plus nombreuses, les plus diversifiées des hurlements de Manhattan au bourdonnement affairé de Harlem -, les plus réconfortantes également puisqu’elles aboutissent – est-ce là le solo de trompette ?-, à voir en Dieu le chef d’orchestre qui « d’un rire de saxophone créa le ciel et la terre en six jours ». Tout au long du poème les bruits se sont peu à peu transformés en musique et il n’est pas surprenant que, comme chez le peuple Dan évoqué par Senghor, musique, danse et incantations se trouvent associées [8], permettant de passer de la pratique d’une danse cathartique à l’accomplissement de la prophétie, d’une prophétie qui est, en fait, l’annonce, très africaine, du retour de l’homme au royaume d’enfance.

Les deux derniers versets viennent donner un nouvel exemple de ce jeu de correspondances qui constituent la trame du poème : voici à nouveau l’atmosphère de genèse, non plus biblique mais « métissée » par le regard noir et par la boutade finale, qui n’est pas sans rappeler la fausse ingénuité de bien des gospels ou negro spirituals, voire de certaines lectures cinématographiques de la Bible, telles que Halleluyah ou Green Pastures. Derrière l’humour s’affirme une sérénité qui confine à l’indifférence, tant elle s’appuie sur la certitude du retour inéluctable au monde originel dont la fièvre de Harlem apparaît paradoxalement comme la promesse.

Au total on peut proposer de ce poème bien des lectures, une lecture « littéraire » le considérant comme le récit d’une découverte par un « regard neuf » ; une lecture « mythique », en ferait un conte de fées permettant de passer, par diverses étapes, du sommeil de la mort au sommeil de la vie ; une lecture morale y trouverait l’illustration du renversement des valeurs provoqué par la prise de parole de l’homme noir et par justification de la légitime revendication des Noirs au dialogue des cultures, sur fond de Négritude. Chacune de ces lectures [9], qui ne sont pas exclusives les unes des autres, se fonde sur le constat d’une nécessaire symbiose entre « tous les éléments amphibies rayonnants comme des soleils », dont la musique semble être la parole la plus apte à rendre compte ; une symbiose, prophétisée en même temps que vérifiée entre les différents modes de vie de l’homme, de la nature, des éléments, le tout de la Création apparaissant comme une illustration de cette « Force vitale » qui est, pour Senghor, l’essence même de la pensée africaine [10]. Plus encore qu’un poème de circonstance et de découverte, de combat et d’affirmation de soi qu’il est assurément, « A New York » est surtout un témoignage sur la mission que Senghor assigne au Poète, « de nommer les choses, les éléments de mon univers enfantin pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne » [11].

[1] Voir « Ndessé ou blues » (Chants d’ombre) : « Joue-moi la seule Solitude : Duke, que je pleure jusqu’au sommeil », vers inspiré par le célèbre morceau de Duke Ellington, créé à Chicago en 1934, et passim l’ « Elégie des eaux ». On pourra se reporter à ce poème dans lequel on trouve, suscitées par la confrontation avec Paris, des interrogations comparables à celles qui s’expriment dans « A New York » Contentons-nous de relever quelques expressions riches en résonances : « aveugle », « ciel bas », « nul rayon », « quel signe », « dans quel livre », « lèvres impossibles », etc.

[2] Coll. points, Ed. du Seuil, Paris, 1990.

[3] Précisons que, compte tenu de la continuité du sens et de la typographie, nous considérons comme un verset unique les lignes allant de « Mais quinze jours.. » à « ..un bond de jaguar ».

[4] Ce procédé de nomination se retrouve assez souvent chez Senghor, V., p. ex. : «  Et je redis ton nom : Dyallo ! / Et tu redis mon nom : Senghor ! (« Méditerranée », Hosties noires) ou encore, dans Ethiopiques : « je dis Kaya-Magan je suis ! »…

[5] Voir dans « Le Kaya-Magan » : « je suis le Buffle qui se rit du Lion, de ses fusils chargés jusqu’à la gueule ». Le Lion pourrait donc être, à la fois, ainsi qu’il l’a souvent dit, le totem de Senghor, mais aussi le symbole du Blanc (ou du colonisateur). Réconciliation de Senghor avec lui-même ?

[6] Y a-t-il là une allusion à Ulysse, qui, pour le monde occidental est l’image de l’intelligence. Un rejet d’Ulysse qui, beau menteur si l’on en croit Giono et sa Naissance de l’Odyssée, et en tout cas habile conteur, ne sait qu’inventer des Sirènes ? On pourrait aussi songer à Nerval : « J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène ».

[7] Arc-en ciel d’Avril qui est peut-être, lui aussi, fruit d’un métissage culturel et météorologique, plus occidental qu’africain…

[8] V.H.Zemp, Musique dans la pensée et la vie sociale d’une société africaine, Paris Mouton, 1971

[9] Plusieurs ont été suggérées, voire développées par A. Baudot dans son article « Réécouter ’A New York’, Etudes littéraires, Québec, n° 7, 1974.

[10] L’expression est empruntée à un passage fondamental de « La Parole chez P. Claudel et chez les Négro-Africains », Liberté 3, Ed. du Seuil, 1977 : « … ce qui caractérise le mieux l’ontologie négro-africaine c’est l’instabilité des étants. On a l’impression, au premier abord, qu’ils ne sont supportés par aucune substance, passant facilement et soudain, sinon d’une « substance », du moins d’une manière à l’autre. (…) C’est que toutes les apparences identifiables n’étant que des manifestations diverses de l’ETRE, les avatars que subissent ces étants ne sont que des manières de la Force vitale sous forme d’enrichissement ou d’appauvrissement. En d’autres termes, la même force mouvant, animant tout l’univers, une partie de celle-ci peut, sous l’effet de certaines lois psycho-physiologiques passer à une autre modalité-densité, poids, forme, couleur, rythme, voire d’un étant à l’autre. L’essentiel est qu’il y ait une correspondance, que joue une analogie » (p. 367).

[11] « Comme les lamantins vont boire à la source », Postface à Ethiopiques, Œuvre poétique, op.cit.p.160

-L’IMAGE POETIQUE ET LA SCIENCE DE LA POESIE CHEZ LEOPOLD SEDAR SENGHOR