Grande conférence L. S. Senghor

CREATION LITTERAIRE ET LIBERTE

Ethiopiques numéro 57-58

revue semestrielle de culture négro-africaine

1er et 2e semestres 1993

Je commencerai par rendre un hommage mérité à Léopold Sédar Senghor. Non seulement parce que cette conférence se déroule sous son ombre tutélaire, mais pour rester fidèle à l’histoire. Le poète de Joal a joué un grand rôle dans la prise de conscience des gens de ma génération. L’on ne pouvait être indifférent. Il fallait épouser les idées politiques de Senghor ou les combattre. Soutenir ses vues philosophiques ou les réfuter. Se déclarer farouche partisan de la Négritude ou s’affirmer comme son adversaire. Paradoxalement cela a produit quelque chose de positif chez chacun de nous. Senghor ayant abordé tous les thèmes, on ne peut combattre ses idées sans faire comme lui ou tout au moins le tenter.

Pourtant, il y a unanimité sur un point. Léopold Sédar Senghor a apporté un prestige énorme à notre continent par son grand talent de poète. Cela n’a rien à voir avec le refus de ses idées politiques. Il serait également juste de souligner qu’il a été l’un des premiers à attirer notre attention sur l’importance de la Tradition Orale en nous citant l’exemple de la poétesse sérère Marône Ndiaye. Sortis de la période estudiantine, pleine d’attitudes iconoclastes et de déclarations à l’emporte pièce, l’expérience et l’objectivité obligent tout intellectuel à reconnaître ce que l’Afrique doit à l’une des plus grandes figures littéraires du siècle. Il ne sied guère de commencer une conférence sur l’écrivain, un homme libre, ou plutôt la création littéraire et la liberté, sans s’arrêter sur la contribution du fils de Gnilane et de Diogoye.

Chers amis, nous allons essayer d’interroger le dur chemin de l’écrivain sur la voie de la liberté. Etrange destin que celui de ce déchiffreur des ténèbres. Cet éclaireur qui se veut à la croisée des chemins, à la rencontre de ses frères et qui, très souvent demeure un incompris. Un être pas comme les autres, quelqu’un désigné du doigt ou évité par le groupe. L’a-t-il cherché lui-même ? Joue-t-il à l’original à tout prix ? Ne cultive t-il pas la différence d’une manière aussi superficielle ? Comment la société à laquelle appartient l’écrivain le perçoit-elle ? Et lui ? Quelle est son attitude à l’égard de ses compatriotes ? Leur renvoie-t-il l’image de leurs préjugés ? Qui l’a élu pour qu’il se situe hors du cercle du commun des mortels ? N’est-il pas perçu comme un prétentieux ? L’on n’est pas loin de le penser en entendant Victor Hugo dire :

« … … ton destin à toi

c’est de penser ! c’est d’être un mage et

d’être un Roi ! c’est d’être un alchimiste

alimentant la flamme

Sous ce sombre alambic que tu nommes ton âme

Et de faire passer par ce creuset de feu

La nature et le monde et d’en extraire Dieu… »

Il serait bon de tourner le regard vers notre propre société avant de cheminer à travers l’histoire pour voir si l’écrivain s’est toujours voulu un homme libre. En Afrique traditionnelle bien avant l’écriture, il y a eu des gens qui à travers ce que j’appelle la plume orale, ont joué le rôle de l’écrivain. Maîtres de la parole et des différents métiers, éléments les plus productifs, respectés et craints. C’est parce que la parole vient du liquide, donc de l’eau, primordiale. La force vitale y trouve sa source. Le maléfice, comme le bienfait y ont leurs racines. Tout exercice d’un métier s’accompagne de formules secrètes que l’on récite. Mots codés, rythmés, chargés de symboles, ils sont censés rendre le travail accompli parfait. Aussi distingue-t-on la parole murmurée ou soufflée, généralement sur une blessure ou pour conjuguer le mauvais sort. La parole projetée pour attirer le malheur sur quelqu’un. La parole confiée au disciple parce que sacrée. Donc dans la société traditionnelle, la parole est au début et à la fin de toute action. L’on s’en sert même pour dompter le fauve, le rendre inoffensif.

Chez les Diolas, la reine n’est pas choisie à cause de sa naissance, de son sang royal, mais plutôt pour le don de percer le mystère. Les anciens du clan doivent percevoir chez la personne élue le pouvoir d’établir un lien entre le visible et l’invisible. Or, on ne conçoit pas une telle puissance sans la force du verbe. Aline Sitoé Diatta, la résistante contre l’occupation coloniale française n’a pas exercé un pouvoir temporel. Pourtant son don de voyance, son éloquence l’ont imposée comme guide à ses compatriotes. Le Saltigué, sérère ne se limite pas au contrôle des éléments de la nature que l’oeil nu ignore. Messager des Esprits, il transmet les décisions prises par des forces qui échappent au non initié.

Lorsque nous avons été en contact avec l’écriture, à travers les caractères arabes beaucoup d’écrivains se sont comportés en marabouts plutôt qu’en hommes de la plume. Les signes empruntés étant les mêmes que ceux du Coran, il était difficile de faire la part des choses. Or, quand on parle d’écrivains, il faut s’appesantir sur leur attitude face aux événements, leur comportement quotidien. C’est pourquoi, je voudrais vous parler d’un écrivain bien de chez nous, d’un auteur très peu connu de la jeunesse. Pourtant, il s’agit d’un homme dont les oeuvres devraient être étudiées non seulement par le département d’arabe de la Faculté des Lettres, mais par tous les étudiants de littérature africaine. Je veux parler de Khali Madiakhaté Kala (1835-1902). Citoyen du Cayor, du village de Kala à quelques kilomètres de Ngaay Mexe sur la route de Thilmakha. Grand érudit, de son vrai nom Moussa, il fut nommé dans les fonctions de Cadi, c’est-à-dire de juge des affaires musulmanes par le roi du Cayor Lat Dior Diop. La prononciation wolof a donné Xaali et l’on a ajouté le nom de son village Kala, d’où Khali Madiakhaté Kala. En relation avec tous les grands de son époque, aussi bien les marabouts que les souverains, cet érudit a été revendiqué à la fois par les lettrés et les hommes du peuple. Ce qui est rare. Ses contemporains ont retenu l’image du Cadi dont les jugements s’enracinaient dans l’esprit du terroir. Il a tenté de réconcilier le côté positif de la coutume et l’essence du droit musulman. Mais Xaali est passé à la postérité grâce à la poésie. Maître de la versification en arabe avec toutes ses règles, ses nuances, ses difficultés, il a formé d’éminents poètes à son école. Composant aussi bien en wolof qu’en arabe, Xaali a défié les meilleurs poètes de son temps dans des sortes de joutes qui étaient à l’honneur à l’époque. La versification ne l’éloignait pas pour autant de l’enseignement des autres matières, ni de ses occupations de juge et de secrétaire du Damel Lat Dior. Il est bon de s’intéresser au personnage. Khali Madiakhaté Kala symbolise l’écrivain conscient de son rôle dans sa société, un homme libre mais aussi un homme des libertés. Rien n’arrêtait Xaali. Sa plume n’a jamais hésité dans la diffusion de ses idées. Quelles que soient les circonstances, aussi bien devant le Damel du Cayor, que devant le Gouverneur français de l’époque, il a fait preuve de courage politique, de sincérité et de franc parler. Il est vrai que certains pourraient lui reprocher une ou deux de ses attitudes considérées comme une espèce de compromis trop proche de la compromission. Cela étonne de la part d’un écrivain qui se dit libre. C’est vite oublier le but poursuivi par Khali. Il semble que sa vie durant, il a surtout essayé de sauvegarder sa liberté de manoeuvre pour mieux se consacrer à sa création. Il ne dévie pas de la voie choisie. Fondamentalement Khali Madiakhaté Kala est resté un homme libre, un écrivain qui a essayé de ne pas biaiser avec la vérité. Ce ne fut pas facile. Pensez à l’époque. Nous sommes au 19è siècle, période des bruits de guerres coloniales, de conquête et de résistance. C’est le temps des nominations et des destitutions de damels selon la volonté du Gouverneur français installé à Ndar. C’est le moment du refus populaire, des incendies de villages. C’est l’époque des convocations de dignitaires à Saint-Louis d’où la plupart ne sont jamais revenus. Khali lui-même a été obligé d’exercer les fonctions de Cadi au nom de l’occupant, pendant quelques années. Même si cela n’a pas duré longtemps, même si l’érudit du Cayor a tout fait pour contrecarrer le projet, il faut quand même le souligner. Convoqué plusieurs fois à Saint-Louis, Khali y fut maintenu en résidence surveillée par le Gouverneur français. Nous reviendrons sur ces moments douloureux de sa vie. Il faut dire que Khali était à la fois adulé et craint par le pouvoir colonial. Connaissant sa vaste audience auprès du public, il voulait s’attacher les services de l’érudit. Les poèmes satiriques de Xaali en wolof faisaient le tour du pays. Ses dits devenaient aussitôt des proverbes. Que va faire un tel écrivain ? Le Damel Lat Dior jaloux de son pouvoir ne veut pas que l’érudit s’éloigne de lui. Non seulement il le maintient dans ses fonctions de Cadi, mais il s’attend à ce qu’il se comporte comme tout le monde face à son gouvernement. Alors que Khali Madiakhaté Kala va se conduire en homme libre, en écrivain des libertés. Il se voyait comme un témoin de l’histoire. Cette conception de son rôle va lui attirer quelques ennuis de la part de son souverain.

Le 12 janvier 1864, le Damel Lat Dior est battu par les français à la bataille de Loro.

Voici le poème qu’écrivit Khali au sujet de cet événement. Disons qu’il s’agit de quelques extraits.

« Lat Dior est-il sincère quand il prétend avoir embrassé la religion ou bien n’est-ce là qu’une façon habile de retrouver son trône du Cayor ?

Comme preuve à l’appui de sa foi islamique, Lat Dior s’est fait raser la tête. Est-ce qu’on doit recevoir l’ordre de se raser en dehors du pèlerinage ?

Les deux armées se sont rencontrées, les Français ont tiré, ont tiré encore (des boulets) de canon, alors l’armée de Lat Dior s’est débandée, taillée en pièces… »

On ne mesure la témérité de l’écrivain Khali Madiakhaté Kala qu’en se rappelant la puissance du roi du Cayor à l’époque. Cependant, le poète a voulu donner une relation fidèle comme un reporter. Il profite de l’occasion pour mettre en doute l’orthodoxie de l’obligation faite à un nouvel adepte de l’Islam de se raser la tête. En fait, la question s’adresse à Maba Diakhou puisque selon la rumeur, c’est le marabout de Nioro qui aurait demandé cela à Lat Dior. Voilà un comportement qui pourrait surprendre si on ne connaît pas Khali Madiakhaté Kala. En fait, bien qu’il ait reçu la même formation que les autres dans les sciences de la religion musulmane, il ne s’est jamais considéré comme un directeur de conscience. Ce qui l’intéresse, c’est le savoir en tant que tel, surtout son aspect libérateur. C’est peut-être ce qui explique que Khali Madiakhaté Kala n’ait pas eu de disciples permanents accrochés à lui, contrairement à ses pairs. Il s’est contenté de dispenser un enseignement qui devait atteindre tous les coins du terroir. Esprit ouvert, cet écrivain n’a dédaigné aucun aspect de la vie. Son jugement sur les événements de son époque s’est voulu froid et sans complaisance. Lorsque son poème satirique parvint à Lat Dior, celui-ci n’a pas apprécié. Bien au contraire. N’oubliez pas qu’à l’époque, un morceau de ce genre était aussitôt appris et récité dans les daara par les taalibé. Aussi le même Khalife écrivit il un autre poème.

« …Vas-tu te mettre en colère pour ce poème que j’ai composé sous la menace des ennemis ?

Le coupable n’est-il pas excusable ?

Je ne sais pas si je suis un bouc entre les griffes d’un fauve ou bien un moineau empoigné par un enfant.

 

Cependant, Dieu sait que je n’ai jamais porté dans mon coeur des gens que l’on salue par « Bonsuur », merci pour avoir chassé les colonisateurs et nous voyons maintenant la Religion prospérer dans tout le pays après leur départ. Tu les as chassés par des guerres dont l’illustre souvenir restera à jamais aussi durable que les montagnes de la terre… »

Que l’on ne s’étonne pas trop vite de ce retournement de xaftaan. Homme libre, écrivain des libertés, Khali l’est certainement. Il est persuadé qu’il est permis d’employer la ruse pour préserver son art. Puisqu’aucun des deux poèmes n’a été détruit et qu’ils sont parvenus intacts à la prospérité, le but du poète est atteint. Il n’a pas oublié son rôle de témoin et de vigile. Il a toujours été à côté de Lat Dior dans les moments les plus difficiles, tout en gardant ses convictions. Patriote, Khali l’a été à sa façon. Il a même tenté de consigner pour les générations futures, des événements qui lui ont été rapportés par des témoins oculaires. Par exemple, il raconte la bataille de Guilé, selon la version d’un combattant. Parlant du roi du Jolof Albouri Ndiaye, qui a eu à rencontrer l’armée de Samba Laobé Fall, Damel du Cayor. Voici ce qu’écrit Khali Madiakhaté Kala :

« Ils ont surpris le lion et celui-ci de sa tanière de Mboynaan, les a épouvantés par un seul rugissement.

Il fondit sur eux comme un faucon s’abat d’un coup sur un groupe de passereaux perchés sur une branche ».

Khali nous a laissé le souvenir d’un écrivain jaloux de sa liberté, un homme qui n’a pas reculé devant les sévices et autres méthodes de la colonisation. Ayant fait preuve de mauvaise volonté lorsque le Gouverneur de Saint-Louis l’obligea à rendre la justice au nom de la France, il fut maintenu en résidence surveillée dans la capitale du Nord. Il ne soupçonnait pas que la duplicité des autorités coloniales atteindrait un tel degré. Certes, le poète du Cayor connaissait Saint-Louis où il aimait se rendre pour profiter de l’ambiance intellectuelle de la ville. Il y trouvait les livres récemment parus, importés d’Afrique du Nord et du Moyen Orient. Il aimait échanger des idées avec Bou El Mogdad, Amadou Ndiaye Anne, Mabèye et autres érudits de la ville du Nord. Cependant, cela est différent lorsqu’il s’agit d’un séjour forcé sur une île dont le climat ne convient pas à un homme du Cayor comme Khali. Avec un courage sans pareil, il écrivit un poème de protestation qu’il alla jeter aux pieds du Gouverneur français.

« Cesse de régler les différends par des coups de fusils que tu tires sur un homme bien né qui n’a que ses flèches et arcs pour te proclamer ensuite vainqueur.

Quelle raison a pu pousser un homme comme toi à t’inquiéter de moi ? Je suis étonné qu’on m’ait prêté tels ou tels propos. De tout temps, je n’ai été qu’un écrivain-secrétaire et un juge. Oui, mon métier, c’est uniquement d’écrire des lettres et de rendre des arrêts en judicature. Sans cavalerie, sans soldats, sans armes, je n’ai d’autre souci que celui de mes livres et des lieux de prières.

Pourquoi donc me retenir loin de mon pays natal ? »

Quand on pense à la situation de l’époque, en revoyant la puissance des armées coloniales, les méthodes du Gouverneur français, on apprécie à sa juste valeur le geste de Khali Madiakhaté Kala. Il n’ignorait pas qu’il aurait pu être fusillé. Homme de conviction, épris de justice, écrivain des libertés, il s’est interdit de garder le silence face au mépris et la négation des valeurs humaines. Naturellement, il ne fut pas compris par ses anciens condisciples, ni par les autres détenteurs du savoir religieux. Son indépendance d’esprit, son sens de la modernité, son audace gênaient. Les marabouts de l’époque s’attendaient à ce que Khali Madiakhaté Kala adopte leur attitude de réserve, de détachement. Puisque, dans certains domaines, il arrivait même qu’il donnât des leçons à beaucoup d’entre eux, il aurait dû mener une vie tournée vers la contemplation et l’adoration de Dieu. Ses écrits auraient dû être moins profanes, pensaient-ils. Ils ne savaient pas que Khali considérait sa liberté comme la chose la plus chère de sa vie. Toute autre considération venait après. Cela lui permettait de ne pas se séparer de sa lucidité qui lui donnait un sens critique très élevé. Il semblait mieux jouer son rôle d’écrivain en restant un homme animé par le doute. Ses interrogations portaient sur tous les aspects. Avoir assimilé tous les livres de la théologie n’empêchait pas Khali Madiakhaté Kala de se comporter en homme de réflexion, en intellectuel. Nous avons vu que même dans son travail de juge du tribunal musulman, il n’oublie pas de s’appuyer sur le côté de la tradition qui ne s’oppose pas au dogme. Un musulman orthodoxe pourrait se demander pourquoi Khali a écrit un poème proche de la révolte lorsqu’il apprit la mort de son ami Mor Khoudia Coumba de Coki. En effet, on n’y trouve aucune référence à la soumission à la volonté divine. Khali semble avoir été ébranlé par la disparition brutale de son ami. Il nous livre ses sentiments avec amertume.

– Un menu serpent venimeux m’a-t-on dit l’a mordu au moment où il accomplissait la dernière prière du soir dans sa mosquée. La mort n’est qu’un rendez-vous pour tous les hommes. Mais si elle est d’autant plus amère qu’elle frappe un homme en pleine jeunesse, c’est que cette mort a été décidée bien avant, par un arrêt du ciel.

Khali Madiakhaté Kala a été un écrivain d’autant déroutant pour son milieu d’origine qu’il osait aborder des sujets que le dit milieu n’attendait pas. Bien sûr, les soufis ont souvent écrit sur l’amour. Seulement, les initiés et les disciples savent qu’il ne s’agit que d’un symbole. L’amour dont parlent les soufis est l’aspiration à être absorbés dans la lumière divine. Alors que le poète Khali comme par fidélité à la tradition orale où rien n’est interdit à l’art, prend la liberté de nous parler de ses visites nocturnes, de ses escapades. Ecoutez ce qu’il dit à une certaine Rokhaya :

– Rokhaya, n’oublie pas le pacte qui nous a unis. Et ne le viole jamais tant que tu vivras. Rokhaya sois fidèle, ne romps pas les liens qui nous ont unis. Moi, je respecte ma parole. Honore, honore donc la tienne. Mon secret, garde le. Ne le révèle à personne. Je ne veux pas que mes secrets se dévoilent au grand jour.

J’ai insisté sur le cas de Khali Madiakhaté Kala par ce qu’il symbolise pour moi, l’écrivain libre par excellence. Pour un homme de son époque, il nous montre qu’un véritable écrivain ne renonce jamais à sa liberté de création. Sinon, il s’étiole, languit et meurt comme une plante privée de soleil. Quand on pense qu’au 19è siècle, la guerre sainte s’attaquait aux régimes politiques précédents et que les néophytes avaient honte de tout ce qui rappelait leurs anciennes traditions, Khali Madiakhaté étonne. Féru de sciences religieuses, Cadi de Lat Dior, il n’en reste pas moins un écrivain lucide. Il ne se prenait pas au sérieux. Le savoir dont il est question, se veut un savoir éclairé, non une accumulation de connaissances disparates et sans logique interne. La nouveauté ne lui faisait pas peur. Le poète du Cayor a même écrit sur les gares en les énumérant, de Dakar à Saint-Louis, en donnant des précisions sur la spécialité de chaque halte. Nous avons un tableau parfait de l’environnement à la fin du siècle dernier. La beauté, l’élégance de son cheval préféré, ce n’est pas un sujet futile pour un écrivain comme Khali.

-Semblable à une femme d’une beauté éclatante et, dont la gorge s’orne de pierres précieuses. Ce coursier bondissait à l’instar d’une gazelle paissant librement dans un tendre pré et qu’effraie d’un coup un chasseur qui a manqué son tir…

Quel étrange personnage, l’écrivain Khali Madiakhaté Kala ! Très critique à l’égard des souverains de son temps, il ne leur en garde pas moins son amitié. Il soutient leur combat contre la présence du Gouverneur étranger installé à Ndar. Il est conscient du sens de leur refus. Toute sa sympathie va au pays. Le pouvoir colonial ne pouvait avoir une totale confiance en lui, n’étant pas parvenu à le corrompre. Gardant sa liberté de critique, Khali est resté aux côtés du Damel Lat Dior jusqu’à la fin. Là où beaucoup de ses condisciples ont confondu le dogme de l’Islam et la culture arabe, il a été prudent. Il n’a pas adoré tout ce qui venait de l’Orient. Sa conception de la liberté s’y opposait. Aussi, fut-il l’un des premiers à encourager l’écriture en wolof, en donnant l’exemple. Par les images, le rythme, les tournures, il fut l’un des meilleurs poètes dans la langue de Kocc Barma. Comme par hasard deux autres écrivains de grande renommée descendent de lui : Hadi Touré et Sérigne Mbaye Diakhaté nous a-t-on dit. A ceux qui, par complexe d’infériorité ou à cause d’une trop grande admiration, ne cessaient d’envier d’autres cultures, Khali rappelle les bienfaits de leur Cayor natal. Il souligne, les liberté dont jouissent les citoyens, le sens de l’hospitalité, la rareté de brigands sur la terre de leurs aïeux. Le Cayor a toujours servi de refuge pour les exilés politiques, c’est pourquoi le poète nous dit :

– Si tu visites le Cayor, toi qui veux te mettre à

l’abri d’une persécution, il te fera réellement oublier

les autres pays qui puissent te défendre…

L’érudit de Makala, ce patriote, prouve qu’il est difficile de brider un écrivain. L’écriture n’est jamais innocente. Acte libérateur, elle délivre d’abord le créateur. Dans le sillage de Madiakhaté Kala, d’autres auteurs ont continué à écrire dans nos langues. Les autorités politiques et religieuses sachant le parti qu’elles pourraient en tirer, ont fait l’impossible pour les avoir à leurs côtés. Adulés et suspects, ces écrivains ont navigué dans des eaux troubles, mouvementées. Par exemple à la disparition du fondateur du mouridisme, deux poètes de langue wolof, ont joué un rôle important dans le choix du successeur du saint homme. Devant les multiples tentatives de division de la communauté, les écrivains se fondant uniquement sur la liberté de leur plume, ont fait pencher la balance du côté de Moustapha, le fils aîné du fondateur. Les poèmes de Moussa Ka et de Sérigne Mbaye Diakhaté expliquèrent la légitimité de la succession devant des assemblées de fidèles à travers tout le pays. Nos deux poètes ont eu à interroger le droit musulman, les traditions, avant de s’engager. Il est intéressant de remarquer que dans leurs poèmes parvenus à la postérité, c’est leur liberté de choix qui transparaît le plus. En témoins de leur temps, ils laissent voir les difficultés, les hésitations sans rien occulter. Ils n’ont pas cherché à plaire. Ceux qui n’avaient pas leur hauteur de vue ne pouvaient les comprendre. Loin de toute passion, ils ne s’arrêtent que sur l’essentiel. Si nous prenons l’exemple de Sérigne Mbaye Diakhaté, l’on se rend compte qu’il a toujours refusé de céder la moindre parcelle de sa liberté. Perspicace, craint, la plupart de ses phrases sont devenues des sortes de dictons que l’on se passe de daara à daara. Ne l’intéressent que ses lecteurs, ses auditeurs. Poète à la plume caustique, Sérigne Mbaye Diakhaté se sert de l’humour pour assener ses vérités. Il ne laisse rien dans l’ombre. Les sujets profanes avaient sa prédilection. C’est dans ce domaine qu’il usait de sa véritable liberté de création. Doué d’un grand sens de l’observation, plein d’audace il savait que les sujets purement religieux pouvaient gêner. Il ne voulait pas créer la confusion de peur d’être accusé de sortir de l’orthodoxie. Sa poésie est tournée vers le monde rural, les activités quotidiennes, la vie familiale. Il a écrit des poèmes pleins d’humour ou chargés d’ironie pour éduquer ses disciples, pour donner des avis à ses épouses. Intelligent, le poète sort d’une situation délicate par un tour d’esprit ou une image compliquée. L’essentiel est de garder sa liberté pour ne pas trahir le message qu’il veut livrer. Dans un monde où la modestie est rare, où chaque lettré a des prétentions, Sérigne Mbaye Diakhaté met en garde sans s’adresser directement à un quidam.

« Quelqu’un d’important ne joue pas l’important.

Un véritable savant ne méprise pas son prochain.

A moins qu’il ne ressemble à quelqu’un qui sait alors qu’il ne sait rien ».

Ku rëy du rëylu, ku am xam xam du xebu kemam

baa kon nga xam né da fay waa ju xam té xamul.

Pour justifier le parti qu’il prend en soutenant la succession de Moustapha Mbacké, l’écrivain ne trahit pas ses pensées intimes. Il ne cache pas qu’il n’y a pas eu unanimité au début. Il insiste sur la liberté des gens de choisir. Il souligne qu’une fois la majorité déclarée, tout le monde doit se ranger. Voici le passage de ce poème.

« Nous tous avons connu des périodes d’hésitation en nous disant que nul n’est plus important que nous. Et en vérité, nous n’avions pas tort de le penser. Mais en tout cas, ce qui est vrai c’est toi le choisi ».

Plus loin, comme pour se trouver des arguments, le poète affirme que l’on ne peut avoir été le disciple du père et mettre en cause la place occupée par le fils. La sincérité commande de porter sur le descendant le respect et la considération éprouvés pour le père, car nous dit le poète :

-La colère du lionceau engendre la colère du lion.

Aussi, savons-nous que sa joie provoque celle du père.

Te doomi gayndé méram day jur mérum ku ko jur.

Moo tax nu xam né mbégam day jur mbégum ka ko jur.

Nous observons qu’avec ruse, astuce et d’autres procédés stylistiques, l’écrivain réussit à préserver sa liberté. On a même l’impression qu’il aurait voulu se garder de se déclarer. Quant à Cheikh Moussa Ka, ses prises de position sont célèbres. Etait-il conscient des dangers ? Il a eu le courage d’écrire un poème sur les déportés politiques au Gabon. Il en donne la liste. Lorsque le frère du fondateur du mouridisme fut à son tour maintenu en exil forcé à Ségou, Moussa Kamara fit circuler un poème de protestation dont le titre est « Les épreuves ». C’est une sorte d’ode pour donner du courage aux disciples. Il y donne l’exemple de la vie très dure des prophètes, de leurs persécutions et exhorte les gens à s’armer de patience. Il dénonce le mépris du droit dont les autorités coloniales font preuve à l’égard de leur communauté.

Alfadio Sow, un linguiste guinéen nous montre dans son anthologie consacrée aux poètes du Fouta Djallon ce que la langue pulaar a apporté à la littérature africaine. L’auteur remonte jusqu’au 18è siècle pour souligner l’importance de l’écriture chez les lettrés musulmans de son pays. Un écrivain comme Cheikh Moussa Kamara (1864-1943) du Fouta Toro mérite d’être signalé bien qu’il ait surtout produit en arabe. Esprit très moderne, il fut le premier à minimiser les différences entre l’Islam et le Christianisme. Cependant nous devons le plus grand texte pulaar à un certain Aliou Thiam compagnon d’El Hadji Oumar Tall (1797-1864) témoin oculaire, il a laissé un important poème épique sur l’itinéraire du marabout et empereur Hal Pulaar. Ce texte d’Ali ou Thiam, écrit en caractères arabes, reste la référence pour tous les chercheurs. Gaden, un Français, fut obligé d’apprendre le pulaar pour nous laisser une traduction du poème dans la langue de Hugo.

N’oublions pas d’interroger ce que Amadou Hampaté Bâ a confié à ses manuscrits en pulaar. En effet il a toujours tenu à préciser qu’il n’a jamais cessé d’écrire en langues africaines.

Disons que ces précurseurs, ces écrivains qui ont employé la langue arabe ou les parlers africains ont pris conscience de la liberté de création dans la littérature. La jeune génération devrait mieux les connaître. Ils ont pris des risques dans une époque difficile, en pleine colonisation, rien que pour rester fidèles à leur rythme intérieur, à l’authenticité de leur message. Notre littérature écrite ne commence pas avec l’Abbé Boilat et Léopold Panet. Tous ceux qui ont publié avant eux méritent d’être connus. Ne s’agit-il pas de méditer sur la création littéraire et la liberté me demandera-t-on ? Mais de quelle liberté faut-il parler ? De la liberté de l’écrivain tout court ? De la liberté de ses concitoyens ou de celle de l’ensemble de la société ? Ne s’agit-il pas plutôt de cette liberté qui niche dans le coeur de chaque individu et qu’aucune prison au monde ne peut empêcher de prendre son envol ? Dans toute culture, l’acte d’écrire ressort de cette liberté là. L’écriture n’est-elle pas la parole trop longtemps comprimée et qui s’ouvre vers les autres ? Les mots quotidiens, destinés à nommer ce qui est terre à terre, se métamorphosent dès qu’ils se retrouvent sous la plume. Sortis de leur gangue, de leur prison, l’écriture les somme de ne plus servir que sous la férule de l’auteur. L’acte d’écrire poursuit une vérité essentielle qu’il n’atteindra jamais. Elle l’attire et se dérobe en même temps. D’où une impression d’insatisfaction dans la recherche effrénée d’une perfection impossible. Seule la liberté permet à l’écrivain de mieux se mouvoir dans le feu de l’acte secret vers le centre de cette vérité.

Hector Biancotti dit bien que « La mission secrète de la littérature est d’attiser le feu de la vérité, d’empêcher que celle-ci prenne un visage de morte ». La difficulté se trouve ailleurs. Généralement, la société que l’écrivain pense servir ne se reconnaît pas dans la vérité de l’artiste. C’est qu’en fait, elle ne lui a rien demandé. Dilemme douloureux. Revendiquant une liberté totale pour mieux se consacrer à la création, se croyant utile à sa communauté, celle-ci ne lui renvoie pas la même image. Ce malentendu a été permanent dans l’histoire de l’humanité. Puissants du jour, autorités politiques, clergé, l’écrivain a souvent eu maille à partir avec ce monde. Certaines règles de la société lui rappellent qu’il ne vit pas sur une île déserte. La coexistence avec ses concitoyens est un fait établi qu’il ne peut ignorer. Il est vrai qu’il est d’autant plus poussé à transgresser les dites règles qu’il constate, qu’elles n’ont été mises en place que par une minorité.

Vous avez en mémoire les mésaventures de l’écrivain français Voltaire. Devant témoins, en pleine rue, il a été bastonné par les valets d’un aristocrate qui jugeait qu’il l’avait attaqué dans ses pamphlets. Un grand auteur, un combattant des causes justes fut ainsi à la merci d’un marquis. Emporté par son imagination, se croyant au dessus des lois, l’écrivain se heurte contre le mur des préséances et des intérêts. A l’époque de Voltaire, l’incident a certes soulevé quelques protestations, mais sans grande conséquence pour l’aristocrate. On voit bien où s’arrête l’influence d’un écrivain. Pourtant, l’écrivain ne peut s’arrêter au milieu du gué. Face aux déboires, aux menaces qui, parfois, aboutissent à l’assassinat, possédé par sa vérité, il continue. Sûr de son chemin qui ne peut dévier de celui de ses frères, il se dit que l’essentiel est de ne pas décevoir ses semblables. L’écrivain libère les mots de la tribu et en devient le gardien privilégié. Il ne s’accommode pas de brides. Exercice périlleux qui ressemble à une danse sur une corde raide. Ballotté entre les exigences de son art et les pesanteurs sociales, l’écrivain paie un lourd tribut à l’intolérance. Car, il ne se contente pas quelquefois de rester le découvreur de sa propre vérité, il veut faire de même pour son prochain. Ce qu’il prétend partager, c’est cet enthousiasme, l’exaltation, cette passion que lui procure la liberté de créer. Une certaine générosité mêlée de naïveté l’amène à divulguer ses idées. Il oublie que la société est un groupe frileux qui reste vigilant devant l’audace d’un individu. Elle n’ouvre les bras à l’écrivain qu’avec méfiance. Elle veut bien applaudir, encourager un auteur, mais à condition que sa production soit recommandable et respecte ses valeurs. L’écrivain ne devant obéir qu’à sa propre liberté, la collaboration n’est pas de tout repos. La liberté revendiquée par un créateur est essentielle comme l’air qu’il respire. Le renoncement serait un suicide. Au lieu d’aboutir la confrontation avec la société, nous avons vu que l’écrivain choisit l’astuce pour rester fidèle à sa vision du monde. Pourtant, que de sacrifices. C’est à se demander s’il y aurait moins de heurts si le sculpteur de phrases se limitait à sa création. En effet, l’on constate que l’écrivain semble ne concevoir sa liberté de création que dans un espace des libertés. Dans un régime de dictature, il arrive que l’écrivain se proclame le défenseur des droits de l’homme. Alors, l’Etat réagit avec la plus grande violence. L’on remarque quelque chose d’étrange. Tant qu’il se limite, à des critiques formelles dans ses oeuvres, les autorités politiques ferment les yeux. Mais dès qu’il se mêle de dénoncer les tares du régime, c’est à ses risques et périls, surtout en Afrique.

L’histoire littéraire est pleine d’exemples de conflits entre les hommes de plume et le pouvoir. Dans l’antiquité, un auteur comme Cicérone s’est fait un nom, non seulement en tant qu’avocat, mais comme un écrivain courageux. Ses attaques contre Verrés, proconsul en Sicile sont restées célèbres.

Il fut assassiné sur l’ordre des politiciens de l’époque. Ils ne supportaient plus ses philippiques. Au 18è siècle, Jean-Jacques Rousseau fut obligé de fuir la France pour se réfugier en Suisse. Le futur citoyen de Genève n’avait pas quitté son pays de gaieté de cœur, mais que n’aurait-il pas tenté pour sauvegarder sa liberté de création ? Heureusement que cet exil a apporté à l’humanité des oeuvres irremplaçables. Jean-Jacques Rousseau ne fut-il pas le géant des idées généreuses ? L’écrivain dont le discours contribua à délivrer les écrasés de l’histoire ? Victor Hugo a voulu que ses oeuvres littéraires et sa vie soient en conformité. Son sens de la justice, son idée de la démocratie ne pouvaient s’accommoder de l’arrivée de Napoléon III au pouvoir. Il le surnommait le Petit par mépris. Le grand poète s’installa hors de France jusqu’à la chute de l’empereur. Pourquoi prendre nos exemples dans le passé ? Notre siècle nous montre bien qu’il n’y a pas eu de grands changements dans les relations entre l’écrivain et le pouvoir. En Amérique Latine, en Afrique, des auteurs célèbres ont dû quitter leur pays à cause des persécutions. Il y a Pablo Neruda le Chilien. Après plusieurs années d’errance, il rejoignit sa patrie pour servir sous le régime d’Allende. La soldatesque de Pinochet mit fin à ses rêves. Que dire du grand poète turc Nazim Hickmet ? Et Nicolas Guillen le Cubain ? Il avait abandonné son île natale à l’époque du dictateur Batista pour ne rentrer qu’avec Fidel Castro. Pourquoi tant de cas cités sont-ils étrangers à l’Afrique ? Etes-vous en droit de vous demander. Tout simplement parce que chez nous l’écrivain a moins de poids que partout ailleurs. S’il est privé de liberté, qu’il soit emprisonné ou obligé de s’exiler, cela soulève peu de réaction, de protestations dans l’opinion. Très souvent, le public local ignore ses activités, à cause de sa langue de création. La majorité ne comprend pas cet idiome étranger. L’élite qui aurait dû soutenir l’écrivain n’a pas de poids politique ni économique. Elle est surtout composée d’universitaires, d’enseignants, d’étudiants. Ses prises de position sont assimilées à d’éternelles manifestations d’opposants mécontents et d’aigris impénitents. Hors du continent, très peu d’écrivains du terroir sont reconnus. Alors, comment parvenir à susciter un mouvement de soutien exigeant la libération d’un auteur africain incarcéré ? Lorsqu’un écrivain de chez nous a le malheur de subir les affres du régime, il ne trouve que sa famille et ses amis pour s’inquiéter de son sort. Parfois, s’il est membre d’un parti ou d’un syndicat, ses camarades peuvent prouver leur solidarité. Pour les autres compatriotes, l’écrivain en question est oublié. Par chance Amnisty International intervient en sa faveur, si toutefois le gouvernement accepte de l’écouter. Wolé Soyinka au Nigéria, Charles Nokan en Côte d’Ivoire, Koffi Awonoor au Ghana, Ngugi-wa Thi’Ongo au Kenya, tous ces écrivains ont été emprisonnés pour refus d’arrêter le chant de leur plume. Je ne citerai pas l’Afrique du Sud où le seul nom de Dennis Brutus et le titre de son recueil de poèmes écrits à Roben Island la forteresse de sinistre mémoire crient notre indignation devant la barbarie. Lettres à Martha donne une idée du degré de souffrance auquel un écrivain qui se veut libre peut parvenir. Il est difficile de se déclarer auteur sans être un homme de refus, quelqu’un qui se bat contre l’injustice sous toutes ses formes, un être habité par une seule passion : la poursuite de cette vérité qui éloigne de la médiocrité , grâce au mot écrit, sa solidarité atteint les cibles les plus éloignées, les plus diverses, les plus inattendues. Il devient le compagnon, le complice, le confident des heures de solitude. De nos jours, avec le développement de l’audiovisuel, l’importance de l’écrivain peut sembler décliner. La nouvelle oralité semble remplir ses fonctions. Pourtant par sa force de séduction, par le plaisir solitaire qu’elle procure, l’écriture sera difficilement démodée ou dépassée. La parole confiée à la plume conquiert le pouvoir magique de pousser à l’adhésion. Combien de fois faut-il insister sur l’importance des auteurs de l’Encyclopédie sur la Révolution française de 1789 ? Si Emile Zola est passé à l’histoire comme l’un des écrivains marquants du 19è siècle, il reste que son texte sur l’affaire Dreyfus, l’a rendu immortel. Ne croyez pas que cela n’a rien à voir avec la liberté dans la création littéraire. Le premier droit réclamé par l’être humain est son droit à la respiration. Or, il n’y a pas de souffle vivificateur sans liberté. Ce que Zola désire pour lui-même, il ne peut en jouir pleinement en sachant qu’un innocent est maintenu au fond d’un cachot à la suite d’un jugement inique. En écrivant J’accuse, il ne défend pas Dreyfus parce qu’il est juif, mais parce qu’il est avant tout un homme comme les autres. Or, tout homme a droit au respect, à la dignité. La même fougue que l’écrivain aurait mise à combattre une décision le privant de sa plume, doit être tournée vers la défense des victimes de l’injustice. Pour Zola, la liberté ne connaît pas de frontières. Elle est ou elle n’est pas. Nous trouvons la même disposition d’esprit chez les poètes français de la résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale. Leur credo fut d’imposer le respect de l’homme en le glorifiant dans leurs poèmes. Leurs chants ont maintenu la flamme de l’espoir. Il est vrai qu’ils ont été obligés d’employer des mots, des termes qui étaient loin de créer la fraternité. L’accent était guerrier, les termes frisaient parfois la haine mais le chemin de la liberté est parsemé d’épreuves, d’embûches.

Le Chant des Partisans illustre bien les difficultés de cette période. Cependant, même au milieu des pires privations, des emprisonnements et des exécutions, l’écrivain garde à l’esprit que son rôle n’est pas de s’arrêter aux lamentations ni à l’énumération des malheurs. Les yeux fixés sur un horizon lumineux qu’il perçoit mieux que les autres, il doit pointer l’indexe vers cette lueur d’espoir. Grâce à son éveil ses semblables ne perdront aucune parcelle de leur humanité. Dans la clandestinité pendant cette période pénible de la guerre, les écrivains français ont sorti un recueil de poèmes sous le titre L’Honneur des Poètes. Ecoutez ce que dit Malo Lebleu à ses compatriotes afin qu’ils ne désespèrent pas.

– Souvenez-vous que pour chacun de nous, pour nous tous camarades,

il y a l’éclat du printemps la rousseur de l’automne, le vent dans les bois et les fantômes poignants des chairs adorées.

Les sables miroitant des marées basses et les chevelures dansantes des jeunes filles.

La main d’un ami et la saveur d’un vin autour d’une table au soleil.

La ronde des mots vivants autour d’un feu de bois ; les peupliers

cillant dans le ciel et sur l’eau, il y a toute la douceur de tout.

Toutes ces merveilles qui sont en nous et qui doivent être à nous.

Pourtant, s’il peut sembler légitime de considérer la création littéraire comme un acte qui contribue à libérer l’homme, il faut quand même se demander si elle n’a pas uniquement l’esthétique pour objet. Certains pensent qu’elle n’aboutit au social qu’en seconde étape. Le but visé est la jouissance esthétique. C’est pourquoi une opinion considère la littérature comme une activité asociale qui n’apporte rien de concret, d’immédiat à l’humanité. Elle est jugée comme une occupation qui ne regarde que ses principaux intéressés. Il est fréquent d’entendre la remarque. Devant une matière difficile ou face à une épreuve qui exige une profonde réflexion, cela tombe tout de suite. « Ah attention, ce n’est pas de la littérature ». L’on veut signifier par là que celle-ci n’est que pure futilité, une perte de temps, une activité hors développement. Une telle idée est souvent véhiculée dans des pays nouvellement indépendants et qui se battent pour rattraper leur retard.

Dans un tel contexte qu’apporte un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, se demandera un scientiste. En cela réside le paradoxe. La liberté de création n’est utile qu’en évitant de prétendre servir à quelque chose. La littérature, la vraie n’a pour objet qu’elle même. Elle se nourrit de sa propre sève. Ce qui est remarquable, c’est que le morceau littéraire, lorsqu’il est servi par le talent, soutenu par une liberté d’esprit sans entrave, aboutit dans des domaines qu’il n’a pas l’habitude de fréquenter. La littérature surprend parce qu’elle se fonde sur la sincérité et puise sa force dans le rêve et l’inconscient, cette partie incontrôlable de l’être humain. Une zone où l’imagination peut épouser les fantasmes les plus étrangers. Or, il arrive qu’en approfondissant une telle démarche, la littérature débouche sur la recherche scientifique. Lorsque, au 19è siècle, le romancier russe Dostoeïski écrivit L’Idiot, il ne soupçonnait pas que son exploration de la maladie de l’épilepsie chez son héros, le prince Michkine, allait aider la médecine quelques décennies plus tard. Sans aucune prétention scientifique, en essayant d’écrire un bon roman, l’auteur russe a réussi à décrire la maladie, ses diverses manifestations. Il a exploré l’âme humaine dans ses moments les plus angoissés, les plus fragiles. Lorsque, au 20è siècle la science aura progressé, les phases du mal déjà signalées, analysées comme des cas cliniques par Dostoeïski seront utiles aux chercheurs. Quand Marcel Proust a porté à sa bouche sa madeleine trempée dans une tasse de thé, les mille souvenirs et sensations, ramenés à la surface par ce geste et la minutie avec laquelle l’écrivain les a rendus, tout cela a aidé à mieux étudier le phénomène de la mémoire. Là également, le romancier ne visait qu’à bien rendre ses états d’âme, à feuilleter les pages de sa mémoire. Combien de thèses faudrait-il pour fouiller tous les thèmes brassés dans les romans français du 19è siècle ? Peut-on trouver une meilleure illustration de la fuite du temps, de l’absurdité de l’existence, qu’en réécoutant le dialogue des fossoyeurs au début de Hamlet ? Lorsque ces gens discutent autour des crânes qu’ils viennent de déterrer, les questions qu’ils se posent nous interpellent encore aujourd’hui. Elles continueront de faire de même avec nos successeurs sur cette terre. Lorsque l’un des personnages de Shakespeare dit quelque part « Ainsi, d’heure en heure, nous approchons de la tombe et pourrissons et pourrissons » à l’époque, on ne savait rien des cellules. C’est le 20è siècle qui nous apprendra que chaque être vivant continue de respirer tout en portant dans, l’organisme des cellules déjà mortes. Ainsi donc, c’est en restant fidèle à elle-même que la création littéraire réussit à établir des vérités incontournables. La liberté ne rime pas avec le slogan, le parti pris, l’engagement pour l’engagement. Pas forcément quand on pense à la création. La liberté revendiquée par l’écrivain n’est attirée que par la perfection qui sous-tend toute oeuvre d’art digne de ce nom. Fermée à l’environnement, au temps, à l’époque, la liberté chemine tête baissée vers l’essence de la beauté ou ce qui en tient lieu.

Tyrannique, ô paradoxe la liberté du créateur prend des libertés avec les écoles de pensée, les diktats, les prétentions de la morale. Que d’écrivains sacrifiés sous la férule des bien pensants autoproclamés censeurs de la société. L’écrivain ne reconnaît pas ce pouvoir. Pourtant semblable ses concitoyens, il se doit de mesurer les risques qu’il prend en s’écartant des normes établies. Les puissants du jour répondent au soi-disant mépris affiché par l’artiste en appliquant la sanction. Ne vaut-il pas mieux obéir à la loi du plus fort pour jouir de la paix ? A quoi bon continuer une oeuvre qui ne pèse pas lourd aux yeux de l’opinion ? N’y a-t-il pas un moyen plus prosaïque de participer à l’aventure humaine ? Il doit bien y avoir une façon de rester un bon père de famille comme tout le monde. A-t-on idée de se dire tailleur ou ciseleur de phrases pendant que des enfants meurent de faim et que des catastrophes inqualifiables sont le lot quotidien de ses compatriotes ? L’intelligence, la force physique ne seraient-elles pas mieux employées dans d’autres domaines ? Dans les moments de doute, l’auteur connaît un tel débat. Il est à la fois fragile, angoissé mais ferme et obstiné. Sa liberté est perpétuellement remise en cause par ses interrogations sur son art, sa conception de sa forme, son objectif. La joie qu’il éprouve d’avoir réussi une belle oeuvre n’est-elle pas un piège ? Un écrivain qui appartient à un continent en retard, a-t-il la même attitude devant la liberté que son confrère d’un pays repu ? En fait, il semble que possédés par le même mal, tous les écrivains par delà la race, le pays, la culture, aspirent à la même liberté de création. Ils connaissent l’univers secret où ils s’enferment hors du monde. Présents et absents à la fois, ils partagent la sensation qu’ils y éprouvent. Ils y règnent en maîtres après Dieu. C’est à de pareils moments qu’ils se croient au-dessus des interdits et des tabous, pris qu’ils sont dans le feu de la création. Mais lorsque sortis de leurs errances, de leurs dialogues avec des personnages qu’ils sont seuls à voir, l’opinion leur pardonne difficilement de ne pas se comporter comme tout le monde. L’opinion ne sait combien il est douloureux pour un auteur de s’autocensurer, de se mutiler, de perdre une partie de son âme. Son oeuvre lui est plus chère que tout. Ces mots de tous les jours, il en a fait des joyaux entre ses mains. Si parfois ils blessent la morale ou dérangent la hiérarchie établie, s’ils gênent un certain genre de dévots, c’est à son corps défendant. La liberté ne connaît pas de la demi mesure. Oumar Khayyam, le poète persan, a chanté l’amour et le vin. Il n’a pas hésité un seul instant. Il est resté fidèle à son inspiration, à la liberté de création. Et cela malgré l’époque et le glaive suspendu au-dessus de sa tête. La prétendue puissance des grands le faisait rire. Il était conscient de l’incapacité de l’être humain devant la fuite du temps :

Observe

Comme elle accélère le pas

La caravane de la vieillesse

regarde

Comme elle prend le galop

Profite compagnon

de ces instants fugaces

pour jouir de l’amour

et de ses délices

Entre les plis du passé

et le seuil de l’avenir

dans cet enchevêtrement de croyances

Parmi les tromperies du monde

et les terreurs de l’au-delà

Maintiens-toi libéré

et sois heureux.

Le terme le plus important ici est celui de « libéré ». Tel est le conseil que le poète penseur donne à tout un chacun. Face à tant de problèmes dans une existence dont il n’est pas responsable, il serait malheureux qu’il se prive de ce qui le distingue de l’animal : cette notion de liberté. L’écrivain en est tellement conscient qu’il lui arrive d’user de termes qui peuvent choquer. Mohammed Iqbal, un grand poète de l’Inde, avant la partition, s’adresse au Créateur Suprême dans un langage qu’on jugerait trop familier.

-Je connais le secret de l’âme et du corps

Ne crois pas que la mort me soit un objet d’épouvante

Qu’importe si un monde s’évanouit à ma vue

J’ai cent autres univers dans le coeur.

Seule la liberté que se reconnaît ce croyant musulman lui permet d’écrire de telles phrases. Comme Oumar Khayyam, il conseille plus loin :

« Eclaire les ténèbres avec ta propre lumière »

Sait-on que plus près de nous Sérigne Mbaye Diakhaté, disciple de Ahmadou Bamba et grand poète, a fait preuve de plus d’audace que la plupart des écrivains de chez nous. Il a surtout composé en wolof. Une année, après une très longue sécheresse, à force de prières et de dévotion, il tomba une pluie inespérée sur le pays. Hélas, il y eut trop d’eau. D’où d’innombrables catastrophes. Alors notre poète de prendre sa plume et de s’adresser au Maître de l’Univers en ces termes.

« Ah Seigneur de grâce qu’aucune goutte d’eau ne retombe cette année.

Nous avons tous reçu assez d’eau cette année ! Attends l’an prochain.

Au nom du marabout de Touba retiens-ton inondation enfin.

Et donne nous un soleil plein de bienfaits afin que tout aille mieux ».

« Yaw Yalla rikk bu gennug ndox ne bott ati ren

Nun nëpp doy lé nanum ndox ren, négal ba déwén

Nëbal ci bar keb Sërin Tuuba sa waame wi nag

Te yot nu naajug njarin ndax lépp jub té yéwén ».

Si Sérigne Mbaye Diakhaté n’était pas un maître d’école coranique, quelqu’un à qui l’on n’indique pas ce qui est permis ou ce qui ne l’est pas, on crierait au blasphème. Pourtant, il n’a fait qu’user de sa liberté dans la création, il a agi en écrivain. S’il tenait compte des critiques éventuelles des docteurs de la foi, il cesserait d’être celui qui insuffle une parcelle de vie à l’intérieur des mots. Il est vrai que la liberté est obligée de biaiser parfois pour atteindre son objectif. Elle est efficace malgré elle. Fily Dabo Sissokho aurait pu nous laisser des pages et des pages de protestations au sujet des exactions coloniales. Dans son livre La Savane rouge, il a préféré s’adresser à nos émotions.

« Le train de Mahina à Koulikoro : 450 km. Entassés dans les plates formes qui nous étaient réservées, nous étions exposés au soleil, au vent, à la pluie. La machine vomissait une fumée malodorante chargée d’escarbilles qui nous tombaient dans les yeux, trouaient nos vêtements, nous brûlaient la peau ». Nous découvrons ainsi qu’en 1915, les indigènes n’avaient pas le droit de voyager dans les wagons lorsqu’ils prenaient le train. Nous l’avons vu au début, l’écriture prend toujours sa revanche sur les interdits. L’auteur emprunte une part de réalisme au monde alentour, mais l’art lui demande de restituer une réalité sublimée. Alors ce qu’il restitue en devient plus véridique. Dans sa pièce Les Sorcières de Salem, Arthur Miller, le dramaturge américain, donne de l’intolérance une image saisissante. Le fanatisme rend les personnages bornés, les pousse dans une folie collective qui s’empare de tout un village. La violence qui découle de tout cela révèle la part de bête sauvage qui sommeille chez chaque humain. Seule la raison mise au service de l’éducation rachète le côté animal qui risque de l’emporter là où ne règne que la passion aveugle. Par son chef d’oeuvre, Miller transmet plus facilement son message à son prochain. Sa pièce traduite en toute autre langue met en garde. Il ne faut pas que l’animal, qui sommeille en chaque individu, trouve l’occasion de relever la tête. Le côté le moins reluisant ne doit pas l’emporter. Il est vrai que la peur du lendemain, les difficultés, poussent une communauté à se barricader derrière ses certitudes. Alors elle se persuade qu’il faut détruire l’étranger. La souillure ne peut venir que du dehors. Arthur Miller démontre le danger d’une telle mentalité. Son oeuvre milite pour le respect de l’homme, le triomphe de la raison. La création littéraire dans ce cas là symbolise bien cette liberté qui sort l’homme de sa prison de préjugés. Toiles d’Araignées, le roman de l’écrivain malien Ibrahima Ly, a attiré l’attention du monde entier sur le régime tortionnaire de Moussa Traoré et la vie inhumaine dans ses prisons. Avant ce livre, il y a eu des articles, des pétitions pour dénoncer les excès du dictateur. Mais c’est surtout grâce à une oeuvre d’art, à ce roman de Ly que l’indignation de l’opinion internationale a atteint son paroxysme. Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’étincelle qu’a été la publication de ce livre a fini par devenir le grand brasier, ce feu de la liberté qui a emporté le régime du Général. La liberté sous-tend toute véritable création. Elle n’est complète qu’en débouchant sur l’amour. Je ne parle même pas de cette connivence, cette rencontre entre l’homme et la femme, mais de l’élan naturel qui pousse l’individu à se reconnaître dans son prochain. C’est l’écrivain qui trouve les mots qu’il faut pour traduire tout cela. Mohammed Iqbal le remarque lorsqu’il écrit :

« Si tu ouvrais le coeur de la terre

Tu le trouverais taché du sang de l’amour »

« Demain au jour du Jugement Dernier

Quiconque n’aura pas aimé, sera condamné »

Dans les moments de troubles tout acte devient suspect, seul l’écrivain est capable de sauvegarder l’essentiel. Il réussit à dérober une part d’éternité à la réalité changeante qui l’entoure. L’écriture demande une liberté exigeante qui s’impose à tout adepte de la plume. Ennemie de la routine, elle se veut une continuelle remise en question. Jalouse, elle repose sur un filon purement individuel pour ne pas dire individualiste. Pour se prémunir de toute tentative de mise au pas, la liberté de l’écrivain trouve refuge au plus profond de son âme. Elle sort du silence imposé et des compromis inévitables pour finir par prendre le dessus. Si on peut s’offusquer de voir un poète comme Pablo Neruda fuir la dictature dans son pays, le Chili, pour aller dédier un poème à Staline, on ne doit pas oublier de le juger en tant qu’artiste. Et dans ce cas là un seul vers tiré de Cuerpo de Mujer fait pardonner son auteur. Car l’on découvre que malgré un choix politique malheureux, il est quand même resté le grand poète qu’il n’a jamais cessé d’être. L’on pardonne un moment de faiblesse chez Nicolas Guillen. Poussé par sa conception idéologique, il trahit la pureté de son style pour parler d’une mer « démocratique », pour souligner l’égalité introduite par le nouveau régime de Castro à l’époque. Pourtant malgré ces trébuchements, la création littéraire ne renonce pas à la conquête de la liberté véritable. C’est elle qui amène l’écrivain à déterrer les diamants cachés au plus secret de l’auteur accompli. La synthèse de ses deux origines, l’africaine et l’européenne que Nicolas Guillen restitue dans son poème célèbre le Nom oblige à ne retenir de lui que le créateur de mots sonores et beaux comme des chants d’initiés. On écarte du revers de la main toute rancune qu’aurait pu faire naître ses errements prosaïques. La liberté de l’écrivain ne peut se contrôler de l’extérieur. Sinon Cholokov n’écrirait pas un roman aussi détaché des réalités politiques que Le Don paisible en pleine période stalinienne au moment où triomphe le réalisme socialiste. Il fallait alors écrire dans une direction bien tracée. L’art devait refléter les mots d’ordre du parti. Nul n’osait avancer le critère de l’esthétique. Le slogan et la propagande envahissaient tout. Même dans une telle ambiance l’écrivain véritable parvient à rester sincère pour traduire son moi profond. Certes, il a ses cordes, il a son mystère qui l’aident à réussir. On se demande comment, car ce n’est pas facile à expliquer. La liberté dans la création triomphe de tous les obstacles parce qu’elle n’obéit qu’à sa propre loi. Création littéraire et liberté avons-nous dit, mais la liberté dont il s’agit ici est celle de Mariama Bâ, de Birago Diop et de Abdoulaye Sadji. Ecrivains bien de chez nous, ils ont magnifié l’enseignement de Khali Madiakhaté Kala et de Kocc Barma. En même temps, ils sont restés fidèles aux idées de leur époque. Ils n’ont jamais douté que l’écrivain ne s’enracine dans l’humus de son terroir que pour mieux avoir la tête ouverte aux vents du grand large. Connaître sa culture c’est bien. Partir de son héritage c’est mieux, mais, la main doit rester ouverte, toujours tendue vers les autres hommes. La liberté qui ouvre le chemin vers la création littéraire conduit fatalement à une meilleure compréhension des autres cultures. Même si comme le dit le penseur français l’homme reste « ondoyant et divers », il n’en est pas moins solidaire de son prochain, car Wolof Njaay affirme que l’homme ne peut sortir du cercle de ses semblables. S’il le faisait, il cesserait d’appartenir à l’espèce « Nit bu deful yëfu nit jaaxal i bokkam »

La démarche de l’écrivain ne cesse de rappeler que nous avons tous à veiller sur ces espaces de liberté sans lesquelles la vie n’aurait aucun sens.