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« UN TROU DANS LE MIROIR : REACTION DE REJET »

Ethiopiques numéros 44-45

Revue socialiste de culture négro-africaine

Nouvelle série – 2ème trimestre 1987 – volume IV, N°1.2

Quand un jeune homme bachelier frais émoulu, qui a toujours ployé sous la babouche paternelle, se campe devant un morceau de miroir et pleure amèrement, c’est que l’objet lui a renvoyé de sa personne une image autre que celle qu’il concevait de lui-même. Celle qu’il devrait évoquer dans on esprit en crise. Que par ailleurs ce jeune homme en vienne à dire de son père, à part lui : « Vais-je attendre qu’il soit mort pour aller cracher sur sa tombe ma vérité à moi, ma virilité, et en attendant continuer à nouer les lambeaux de ma personnalité déchiquetée…? »., c’est qu’il est parvenu à une nouvelle dimension dans la perception de son Moi.

Mais la prise de conscience, si elle est le moteur de la découverte de soi, ne suffit pas à l’accomplissement du potentiel individuel. Ce n’est pas chose aisée de faire lâcher prise à un père qui, pour avoir longtemps mené une vie de pauvre hère nourri de khassida du Saint de Touba et, subséquemment, de Suna, ne comprend pas qu’un homme qui naît toutjuste à la vie puisse entrer au Paradis sans avoir transité par le Purgatoire.

Et jamais au grand jamais, Mamour Diop ne démordra de la conviction que Dieu – nous ne dirons pas Bamba – lui a donné mandat de guider sa famille partout où besoin se fera sentir, et qu’il n’ait point de salut en dehors de la voie tracée par lui, esclave de Dieu. Il ne pactise ni avec le subordonné ni avec les d’En-haut bénis du sort. Il est à sa place, lui, il n’entend pas en bouger. Il rafraîchit la mémoire de son entourage : « Les femmes ne sont pas des égales et les Blancs ne sont pas des parents… » A Doudou, en particulier, il révèle : « … Un père, même couché sur le dos, peut voir ce qu’un fils ne peut apercevoir, se dresserait-il sur la pointe des pieds. Moi, j’ai plusieurs fois affronté Satan… ». Et quand le Fils revient à la maison avec son premier salaire, il se le voit confisquer ; à la place de l’argent, Mamour Diop le gratifie d’un prêche : « …Ce qui tue l’être humain, c’est l’oubli. L’oubli de soi, l’oubli d’hier, et « hier » qui l’a fait ? Vois-tu, s’il m’était possible de revenir en arrière, j’aurais eu un champ d’arachides et toi un champ de mil… Le vrai talibé doit travailler pour son maître jusqu’à ce qu’il lui dise : « va ! Je suis content de toi ; je te bénis ». Alors seulement, il pourra jouir du fruit de son travail tout seul ». Doudou est ressorti de la chambre, les oreilles bourdonnantes de l’homélie paternelle et il a pleuré devant son morceau de miroir.

Il ne sera jamais le cobaye de personne ! Et pour commencer, il quitte son employeur blanc, tarissant, en même temps que la source pécuniaire, le flot du verbe paternel. A Mor, l’ami d’enfance, il dénonce la collusion du néo­colonialisme et de la tradition. Faisant allusion à celle-ci, il dira : « Ils veulent nous mener, la tradition sur l’échine, vers une vie planifiée par les ancêtres ».

Contestation de la légitimité de la survivance en Afrique d’îlots blancs et remise en question de l’héritage de la colonisation, mais non adhésion à la tradition, pour lui frelatée. Il ne sera pas comme Mor, qui a été en France limer sa cervelle à celle des Blancs, mais qui se serait prostitué à cette tradition aux ressorts cassés. Tout se passe comme si Doudou était en quête d’une troisième voie. Mais celle-ci apparaît moins comme un programme à concrétiser que comme une aspiration intellectuelle dont l’ambiguïté a généré une grave crise d’identité.

Si Doudou Diop est devenu chômeur du jour au lendemain, sans doute pour ne plus être l’aliéné du système et le talibé de son père, Doudou Diop, disons-nous, n’a pas changé du jour au lendemain. On remonterait à son enfance qu’on y glanerait sans mal une foul’ d’antécédents plausibles. Mais qu’on n’attende pas du rigide Mamour Diop qu’il s’attarde à remuer le fumier du passé pour y chercher le péché d’éducation qu’il a commis par excès.

Pour le menu fretin, les avatars de la personnalité de Doudou sont attribués à des causes diverses, telle la damnation liée au mauvais comportement de la mère, Maïmouna. Telle, encore, la jalousie pernicieuse de la première épouse, Fat’ Bintou, irréversiblement stérile. Et Mamour ? Pour lui, comme toujours, Dieu seul sait !

Le « mauvais comportement » de la mère ? Il faut en parler. Car si Maï n’avait pas osé affronter son époux et infléchir parfois sa gouverne, jamais Doudou n’aurait connu le chemin des écoliers. Il est même probable qu’il n’y aurait pas eu de « cas » Doudou. Qu’on se rende à l’évidence : Maï a osé « suggerer » et c’est marquer une préférence pour la laïcité ; c’est dire : l’Ecole du Blanc d’abord, Dieu après. Une révélation pour Mamour Diop : le constat d’échec de ses principes d’éducation sacro-saints. Le premier écart de Maï en 7 ans de mariage ! 7 ans, c’est, alors, l’âge d’apprendre «  à lire et à compter ,seulement », dira Mamour, qui ne voit dans l’Ecole qu’un mal nécessaire. Le premier écart, mais non le dernier. Il y aura d’autres qui jalonneront les étapes de la croissance de Doudou, comme un chemin de croix des époux. Maï n’est pas de Dakar, elle est de Thiès. Mais à l’époque où se joue le drame, Thiès n’est déjà plus une campagne : c’est un espace de transition semi-urbanisé.

De la « suggestion » on en arrive à la rétorsion : « … Tu as dit : mon enfant. Nous avons été deux à la concevoir, avec la grâce de Dieu ». Depuis quand s’est perdu le souvenir qu’« Un mari n’est pas un égal. C’est un père, un marabout, un Dieu même » ? Probablement depuis que Maï, Doudou sur le dos, s’est mise à rêver pour lui des lendemains qui chantent. Qui encore a dit On est mère sans commencement ni fin ?

Doudou enfant, le quartier garde cette image : « Dans le sabador annuel qui finissait en lambeaux autour de ses chevilles, il rasait les apades comme s’il avait froid, en récitant le verset du jour à voix basse… » Mais qui, dans le quartier, savait que Doudou recevait, en prime, à la faveur des ténèbres, un visiteur qui, pour n’exister que dans son imagination, n’en avait pas moins la force du réel et la chaleur de l’amitié ? « C’était un garçon du même âge, portant de vraies culottes et osant rire devant son père qui lui caressait la tête de temps en temps (…) Il ne le voyait pas mais savait qu’il était bien là et l’écoutait, le comprenait (…) Il lui racontait comment,le maintenant à plat ventre à ses pieds, le père avait frappé frappé… ».

Et Doudou, malmené et incompris, vouant son entourage aux gémonies, s’est claquemuré avec ses livres, ces êtres d’absence qui l’entérinent, refusant même de s’alimenter. Le domicile paternel est devenu une prison dont il s’évade à sa convenance pour aller tutoyer la dive bouteille chez Tata. Il en profite pour soutenir un singulier mais révélateur Dialogue, où tranche la condamnation du nouvel ordre social, avec le fantasque Ibra Gumba, « prince » nostalgique des fastes défunts du Saloum. Lui aussi souffre d’une curieuse maladie : le traumatisme de vivre en paria dans un univers désorganisé.

Les mots profanes eux-mêmes ont été bannis de la bouche de Doudou par le père, pour qui, « la terre entière est une mosquée ». Et avec quelle délectation teintée du sombre sentiment de revanche le petit murmure ces mots-là appris à l’Ecole de l’Antéchrist ! Les rapports Père-Fils sont ainsi devenus une partie de cache-cache où le premier traque impitoyablement les signes de l’activité « séditieuse » du second, anxieux de savoir si son pieux enseignement a survécu en Doudou « possédé ».

Ces persécutions, bien entendu, n’empêcheront pas la « possession de continuer à faire des ravages. Le «  C’est assez maintenant ! », qui a jalonné les étapes de la croissance intellectuelle de Doudou jusqu’au bac, fournira simplement à la mère l’occasion d’agrandir la brèche d’une autorité somme toute fallacieuse. Mais les portes de l’Université ne font que s’entrouvrir. La conjonction d’un amour impossible et de la fronde de Mai 68 brisera l’élan du jeune oie sauvage. De quoi laisser un Doudou désabusé à ses rêves généraux fragilisés par l’absence de support matériel. Comprenant qu’il n’a pas barre sur la réalité décriée, il piaffe de rage impuissante.

Un jour, Doudou chassera à coups de hache le griot Saliou Mbaye, occupé à dépiauter le mouton sacrifié par Mamour. Il aura même l’outrecruidance ou le courage – on appellera cela comme on voudra – de rétorquer au conseil de vénérables lui demandant de présenter des excuses au griot d’opérette : « Impossible de ramper devant un ver de terre ». Saliou, il est vrai, a déjà découvert en Doudou un «  suppôt de Satan » en rupture de ndigel, un défi à lhonorabilité de Ndiobène. Saliou Mbaye, c’est le « sac à paroles » des trois compères du banc public dressé au point stratégique du quartier : lui, Demba Yoro Bâ, l’ancien combattant alphabétisé, et Matar le boutiquier. Il n’est quasiment rien qu’on ne sache de la vie des autochtones, turpitudes incluses, en s’asseyant sur ce banc-là. Saliou ne s’y fait pas le héraut de quelque généalogie glorieuse, mais la caisse de résonance d’une quotidienneté censurée. Comme qui dirait, il est l’œil et l’oreille du quartier. Si Saliou n’était pas là pour arbitrer les querelles de deux quinquagénaires, celles-ci perdraient de leur seul. Il n’est pas exagéré de l’affirmer : on s’y initie au « cas » Doudou.

Quand Matar dit de Demba sa cible favorite, qu’il est un « Peul ayant perdu son bâton  », il ne sacrifie pas seulement à la tapageuse comédie qui est le ciment de leur amitié. Ils sont presque tous des déracinés dans cette ville, dans ce quartier. Saliou Mbaye n’est griot que par reconversion – une bâtardise ! Mamour est un transfuge de champs… Nostalgiques d’une certaine époque, ils ont l’amère conscience de vivre en sursis dans le maclström urbain.

C’est que Dakar « ville fascinante avec ses bâtiments, ses voitures, ses Blancs et ses pièges  » traumatise la plupart des campagnards qui viennent y planter leur tente. Ibra Gumba en sait quelque chose. La fascination que la rutilante DS d’Adja Déguène a produite sur Mamour prouve que celui-ci n’a pas digéré Dakar et qu’il ambitionne de prendre sa mesure. Au nombre des biens terrestres convoités, il y a les bâtiments, quoique ceux..ci restent parfois à l’état de projet, témoin celui dont le spectacle afflige sa maison, démenti cinglant à sa capacité financière sérieusement écornée par les « largesses » et son troisième mariage. Mais peut-être a-t-il raison de dire que « l’important est de vivre à l’abri des intempéries et des regards indiscrets  ». C’est que Mamour, qui a déjà affronté Satan, dit-il, ne conçoit l’abri qu’associé aux pièges. Il n’est pas une seule de ses dévotions qui ne doive l’aider à contourner les pièges dont Satan, son grand et redoutable antagoniste, truffe la cité.

Le boutiquier Matar dit que pour être un homme, il faut être capable de tenir deux femmes dans une même cour. Mamour, lui, aura pensé qu’il faut, pour cela, en tenir trois. On sait comment la théâtrale Adja Déguène Fall – vraie ou fausse Adja, mystère ! – est parvenue à faire de sa Woli, aguerrie dans les lits de Casamance, l’épouse adulée de Mamour.

De cette Wolimata, Doudou dira à Mor : « … Elle est de deux ans notre cadette. Elle est de la même classe d’âge que celles derrière lesquelles nous cavalions (…) Comment veux-tu qu’elle ne nous intéresse pas, qu’elle n’attire pas nos regards, qu’elle ne nous tente pas, que nous n ’ayions pas d’idées ? (…) Elle fait parler son corps sans. cesse (…) Elle parle en roulant des yeux et fait tressauter ses fisses quand elle tourne le dos… ».

Désir érotique et répulsion, tout à la fois, Woli ne laisse pas indifférent, l’aîné de son vieil époux, Doudou l’ayant nommément désignée comme la source de tous ses maux, « qu’il meure, quitte le pays ou devienne tout  », aurait dit Woli. _ Mamour les surprendra un jour dans la chambre conjugale, à démi-dévêtus, Doudou ayant encore à la main la serviette dont Woli vient de se servir, et qui «  gardait encore une douce chaleur du corps nu de Wolimata. Une chaleur qui, à travers son bras, descenditjusqu’à son ventre et lui fit mal comme un coup de poing… »

De ce tête à tête scabreux, Doudou sortira avec la même ambiguïté qui semble présider aux actes quotidiens de sa vie, ne sachant s’il est coupable ou innocent ; mais, paradoxalement, envisageant le châtiment qu’il mériterait. Quand à Mamour, il en conservera la hantise que Woli ne soit devenue l’une de ces « femmes d’aujourd’hui  » dévoyée par Satan.

Cet homme réputé pour son rigorisme laissera Wolimata introduire dans sa vénérable demeure « le xessal, la télévision, le tam-tam impie et bien d’autres pratiques  ». Et ayant permis cela, il va s’employer à masquer sa démission, en se réfugiant derrière la permanence du verbe sacré. Il est bien vrai que « coincé pour ainsi dire entre le commerce et la lecture du Coran  », Mamour Diop est aveugle à beaucoup d’évidences profanes.

Pour en revenir à Doudou, son « absence » ne l’empêchera nullement d’avoir une âme sœur dans l’enclave familiale, en la personne de Ngoné, la pupille de Woli. Mieux : ayant appris que Ngoné va devenir la 4e épousede Serigne Ablaye, le marabout intercesseur, le tout petit marabout de Mamour Diop, il préméditera de briser le lien virtuel. « Ne t’inquiète pas. Il ne t’épousera pas. Je te le promets » Et il tiendra parole, en précédant Serigne Ablaye dans les bras de Ngoné. Le quignon sans mie, qu’on retrouvera le lendemain sur l’oreiller nuptial, symbolise la déconfiture du Marabout, en même temps qu’il témoigne de l’incapacité d’une certaine jeunesse à dominer sa fringale.

Ce n’est pas dire que Doudou, inapte à faire la conquête d’une femme, a profité de la candeur de Ngoné. Il y a eu Diaal Mbombé Thiam, comme lui-même intellectuelle écartelée, mais ayant l’handicap d’être une tëg, une bijoutière, une castée. Tout irait bien entre les jeunes gens si Mamour tirerait prétexte de ce détail pour exercer négativement son droit de regard.

Mais Mamour n’aura pas vraiment l’occasion de tailler des croupières à Doudou et à Diaal, le ver étant, de lui-même, dans le fruit. Diaal Mbombé, c’est le choix de l’amour libre, mais non exempt de calculs, dont la conquête suppose un préalable : l’option sans équivoque en faveur du matérialisme. Elle fait le choix qui, d’après son éthique, est le seul bon. Doudou lui aussi a choisi, et son choix est non conforme aux yeux de Diaal Mbombé. D’où , en fin de compte, la rupture.

La lettre de la jeune fille ne laisse pas place à aucun doute : « … Ce que tu me demandais était au-dessus de mes forces : me retourner brutalement contre tous mes parents, contre leur génération, contre la société, détruire leurs espérances,. laisser mes fières et mes soeurs affamés (…) Tout cela au nom de quoi ? Au nom de souvenirs d’adolescents que tu voudrais impérissables. C’est un amour impossible à assumer (…). Je suis lâche, tu l’as dit, soit. Mais je ne puis descendre encore dans le claque et y tirer ma pitance… ».

Et quand Diaal, brillant des mille feux de la réussite matérielle, et Doudou, traînant toujours son dénuement, se rencontrent dans un baptême, derrière les prunelles courroucées et les voix grondeuses, c’est encore l’amour qui parle -l’amour écrasé dans l’œuf par le dieu argent.

Doudou est furieux parce qu’un coffre-fort lui a été préféré «  Je te reproche de te fuir pour abandonner ta destinée à un personnage qui se joue de toi… » Et Diaal de rétorquer : « … Je ne savais pas que tu fréquentais encore les gens. Je te croyais mort dans ta chambre ». Puis, au plus fort de la joute. : « …Peut-on aimer un homme pareil ? Abandonner son travail pour tenir un journal dans la pure tradition du siècle romantique … ». .

Ce baptème nous offre les portraits contrastés de deux types de femmes africaines. D’une part, Léontine engrossée par Ousmane Thiam – l’organisateur du baptême – sans avoir connu les joies de l’amour, puis cavalièrement abandonné à son sort. Léontine réfugiée dans un silence assimilé, à tort ou à raison, à la dignité, et qui exhibe son bâtard comme preuve de ses droits récusés par Ousmane maintenant marié. D’autre part, Diaal Mbombé, affranchie des tabous inhibiteurs, maîtresses d’elle-même et sachant battre les hommes à leur propre jeu.

Et, bien sûr, l’Afrique des profondeurs sort toujours perdante de ces confrontations maquillées en apologie du progressisme, où tout se mesure à l’aune de la singerie (on veut être up to date) et de la cupidité (tous les moyens sont bons pour briller au firmament des nantis). « Vivre, c’est donner une valeur à mon unique trésor : ma jeunesse  », dira Diaal Mbombé. Léontine aussi a dû se le dire en se donnant à Ousmane. Mais dans les villes, où la logo-machie dénature souvent les rapports humains, les mêmes mots n’ont plus le même sens.

Doudou a donc sciemment compromis Ngoné pour, dit-il, la délivrer de Serigne Ablaye. Et de ce coup-là la mesure est comble. La griote Badiane Ndoumbé, c’est son rôle atavique, se chargera, pour ainsi dire, d’informer les morts de la lignée. « Où irons-nous nous cacher ? Comment raconter ceci ? » Vade retro Satanas ! dirait Saliou Mbaye.

Une mesure s’impose, une sanction exemplaire. Mais Maïmouna, comme toujours admirable, (on se souvient qu’elle osa braver Mamour pour que Doudou aille en classe jusqu’au bac) donnera presque l’absolution à son fils : « Je suis sûre que tu ne deviendras pas mauvais (…) Ne dis rien,je sais que c’est un mauvais esprit qui t’a poussé vers Ngoné et qui te conduit toujours vers les mauvais endroits… » .

Les sanctions qu’appelle la faute vont être laissées en plan, Ngoné ayant pris la clé des champs. Le lecteur n’en saura rien. Et pourtant, en ce qui concerne Ngoné au moins, elles seront appliquées. Pour l’heure, il s’agit d’exorciser celui par qui le scandale est arrivé.

Nous voici donc, au terme de notre analyse « structurale », accompagnant le père Mamour et son lunatique rejeton dans les sables du légendaire Djolof. Précisément en consultation chez Gora, un pittoresque personnage au jargon mêlant wolof et sérère, djinns et Dieu. Mais contrairement à ceux de sa corporation, Gora n’administre ni saafara ni ndombo. C’est une cure de réintégration sociale au plus bas niveau. « Il commencera par aider les enfants à ranger le bois mort que vous ramassera dans les champs (…) Moussa t’aidera à t’installer. Il sera ton guide pour entrer dans la vie par la grande porte… ».

La savoureuse anecdote mettant en scène Biche et Cheval semble indiquer que la carence de subordination tolérée est à la source du « mal » de Doudou, tout comme celui de Biche découle d’une absence de domestication sécurisante. Ce qui nous ramène au péché d’éducation que nous avons, de prime abord, invoqué.

L’inadéquation des principes éducatifs de son père, Doudou en a élargi la problématique à la crème de sa génération, comme l’aurait fait tout jeune intellectuel contestataire. Révélateur est à cet égard son monologue aux pieds de Serigne Ablaye : « Je ne sais comment dire tout ce que nous devons au Cheikh Ahmadou Bamba, surtout nous les jeunes d’aujourd’hui (…). Mon père et sa génération avaient immédiatement devant eux une image à laquelle ils pouvaient se confondre pour être sauvés de la désorganisation causée par l’envahisseur blanc. Ils ont trouvé une figure pure leur permettant de ramasser ensemble ce qui leur restait de dignité… ».

Quel point d’appui pour l’enrichissement de notre analyse psychologique si « Mohamed » – ainsi que le marabout de pacotille a cru devoir le rebaptiser- avait pu continuer son monologue. Hélas ! mille fois hélas, Woli est entrée dans la chambre d’accueil, parée de tous ses atouts, et Doudou a vu briller dans l’œil du « saint » l’étincelle de la concupiscence. _ Voici donc Doudou, dégoûté des hommes et des institutions, soumis à une cure de réintégration sociale. Cette thérapeutique originale, par le biais du retour aux travaux champêtres, le grand Bamba Mbacké l’aurait certainement préconisée. C’est dire que Doudou, thuriféraire du Saint de Touba, devrait la tolérer, et que cette tolérance autorise l’optisme.

Qu’importe les conditions de vie rustique ! La rusticité bien comprise n’empêche pas le regain, pour ne pas dire la félicité. Le gouffre entre ciel et terre est en passe de se combler, l’antithèse rêve-réalité de s’estomper. Et Doudou, retourne à ses racines, est plus proche que jamais du paradis perdu.

Ibrahima Sèye a saisi l’opportunité du lancement de la Collection « Créativité » pour offrir au grand public son premier roman. Premier mais non des moindres. En problématisant l’individu et, par-delà l’individu, toute une société éclatée, il a essayé de dégager ce qui, pour cette société et en ces temps de malaise, lui a semblé essentiel dans /et pour l’homme.

Un trou dans le miroir [1] … ne brille pas pour les qualités de son style. Il développe une axiomatique et une rhétorique qui pourraient s’appliquer à d’autres formes de discours et qui, cependant, ne dérogent pas aux canons de l’esthétique romanesque, telle que nous la concevons. Il demeure que l’important dans ce roman est la teneur du message. L’auteur soulève, en effet, un aspect fondamental de la thématique des littératures africaines du moment ; la crise d’identité d’une société fossilisée dans son double héritage arabo-européen et qui, faute d’avoir harmonieusement intégré ses structures traditionnelles, offre le spectacle lamentable d’un désarroi que cache mal le faux lustre des conquêtes matérielles. D’autant que celles-ci résultent souvent de compromisions odieuses.

Il ressort du projet, conduit avec habilité et cohérence, que cette société, sinon dans sa totalité, du moins dans sa sphère urbaine, a perdu son âme, à l’instar de Doudou Diop. Invite à une forme de société redimensionnée sur nos normes et valeurs d’êtres intrinsèquement solidaires et religieux ? Sans doute. Mais aussi mise en garde contre le monopole de la vérité par ceux qui, au nom de leur chapelle, veulent briser toute échappée vers les nouvelles perspectives de vie dévoilées par l’évolution.

[1] Un trou dans le miroir, Collection Créativité NEA Dakar, 1983.