MUTILATIONS SEXUELLES ET FEMINITE
Ethiopiques numéro 44-45
Revue socialiste de culture négro-africaine
Nouvelle série – 2ème trilmestre 1987 – volume IV, N°1.2
Le « féminisme africain » [1] a, dès son acte de naissance, déclaré la guerre aux mutilations sexuelles traditionnellement pratiquées dans nos sociétés [2], en percevant ces mutilations comme formes de barbarie et de cruauté que l’ordre machiste du patriarcat a toujours imposé aux femmes et comme l’expression de l’aliénation humiliante mais résignée des femmes. Et la longue nuit des temps des pratiques mutilantes aidant, les femmes ont fini par accepter leurs conditions, bien que ces mutilations, cruelles et dangereuses, présentent des risques réels pour leur santé physique et mentale, compte tenu des conditions d’hygiène et des moyens de leur pratique dans nos sociétés traditionnelles.
Aussi, à la suite des multiples campagnes, conférences et rencontres internationales, publications et interviews organisées ces dernières années par ces femmes et leurs organisations [3], la question centrale, aujourd’hui soulevée dans la plupart des cercles, est celle de savoir s’il faut les abolir ou s’il faut les maintenir, et sous quelles formes : sous la forme traditionnelle, comme elles se pratiquaient, et se pratiquent encore dans nos villages de brousse, ou sous la forme moderne, dans les hôpitaux et les cliniques des villes. De cette question centrale, découlent certaines autres : à quel âge faut-il les pratiquer ? Les mutilations constituent-elles, dans nos sociétés traditionnelles, des formes et expressions de féminité ? Conservent-elles encore des significations qui justifient leur maintien, leur adaptation et leur modernisation ?Les motivations de ces pratiques étaient-elles culturelles ou simplement machistes de l’ordre patriarcal ? La peur de la sexualité féminine aurait-elle incité les hommes à inventer les mutilations sexuelles pour dominer les femmes ?
Une évidence : l’histoire des sociétés et des civilisations révèle que dans toutes les sociétés et en tout temps, les hommes ont toujours pratiqué des formes variées de mutilation et les justifications qui en ont été données sont multiples, correspondant à des préoccupations précises. Et dans beaucoup de cas, elles se présentent comme formes d’expression ayant permis, entre autres, aux hommes de passer de l’état de nature à celui de la culture.
Jean-Thierry Maertens [4] l’a admirablement montré dans ses Ritologiques, l’homme ne pouvant se passer, semble-t-il, d’inscription corporelle, comme si sa culturalité exigeait que son corps soit « marqué ».
Parmi les pratiques mutilantes [5], les plus connues et certainement les plus répandues en Afrique, figurent les mutilations sexuelles. Dans beaucoup de sociétés africaines traditionnelles, celles-ci se présentaient comme moments et rites féminisants, introduction à la féminité, initiation à la féminité, occasions de manifestation de la féminité : donc rites féminisants. C’était à l’occasion de l’excision que la jeune fille était initiée à certains secrets (éducation sexuelle, fécondité, rôle social de la femme…).
Il s’agit donc d’apprécier la féminité des mutilations sexuelles [6] et de saisir leurs significations profondes.
1 – ORIGINE
Bien qu’il n’y ait aucune certitude sur les origines des opérations mutilantes, certains spécialistes croient qu’elles virent le jour au Moyen-Orient et dans la Péninsule arabique et furent propagées par les marchands arabes. Toujours est-il qu’elles existaient déjà en Egypte sous la sixième dynastie (2340 -2180 avant Jésus-Christ), et des momies excisées ont été découvertes dans ce pays. Les témoignages de Hérodote (484-424 avant Jésus-Christ) et de Strabon (après son voyage en Egypte vers l’an 25 avant Jésus-Christ) confirment leur existence en Egypte avant l’ère chrétienne.
Une certitude est cependant désormais acquise : les opérations se pratiquaient en Afrique orientale et occidentale ainsi qu’au Moyen-Orient bien avant l’islamisation. L’islam a apporté, par la suite, une caution religieuse à ces pratiques ; la littérature musulmane attribue en effet à Mohamed cette phrase : « pour l’homme, la circoncision est un devoir, pour la femme, c’est un embellissement » [7].
Quelles que puissent être leurs origines historiques, les mutilations sexuelles sont de nos jours pratiquées aussi bien en Afrique (Egypte, Soudan, Somalie, Ethiopie, Kenya, Tanzanie, Mali, Sierra-Léone, Burkina-Fasso, Guinée, Sénégal, Nigéria…), au Moyen-Orient et dans la Péninsule arabique (Yemen, Sultanat d’Oman, Emirats arabes…) qu’en Asie (Indonésie, Malaisie…), avec des variations locales qui en déterminent les formes, souvent selon les moyens.
2 – FORMES
On distingue généralement trois types d’opérations, réalisées traditionnellement sans anesthésie.
2 – 1. La Circoncision consiste dans l’ablation du capuchon et de la pointe du clitoris.
2 – 2. L’Excision ou Clitoridectomie consiste dans l’ablation du clitoris et des petites lèvres, en totalité ou en partie, certaines opératrices incisant en plus le vagin pour en élargir l’ouverture, ce qui est censé faciliter l’accouchement.
2 – 3. L’Infibulation ou Circoncision pharaonique consiste dans l’ablation du clitoris et des petites lèvres, puis les deux bords de la vulve sont découpés ou mis à vif et cousus ensemble, souvent à l’aide de fils. Au Soudan et en Somalie on fixe ensemble les deux côtés de la vulve à l’aide d’épines ou d’une pâte faite de gomme arabique, de sucre et d’œufs : l’entrée du vagin est ainsi fermée et une petite ouverture est aménagée dans la partie postérieure, pour permettre l’écoulement des urines et du sang menstruel.
Il y a également deux autres formes, dont la première, l’introcision, incision à l’intérieur du vagin pratiquée par les Arborigènes d’Australie, n’existe plus aujourd’hui, et dont la seconde, plus connue sous le nom de ceinture de chasteté, a été ramenée en Europe par les Croisés revenant de Terre sainte et au Moyen-Orient, et qui a également disparu.
Traditionnellement, ce sont les vieilles femmes qui opèrent, à l’aide de pierres aux arêtes aiguës, de couteaux, d’éclats de verre, et plus récemment de rasoirs.
Les lieux de l’opération varient : sous un arbre à l’orée de la forêt, dans une case, dans l’arrière-cour d’une maison…, elle a généralement lieu à l’aube et les hommes n’ont pas le droit d’y assister.
Les deux premières formes, plus répandues, présentent cependant moins de gravité que la troisième. Elles sont plus fréquentes en Afrique de l’Ouest, tandis que la troisième est largement pratiquée dans les pays de l’Afrique de l’Est (Ethiopie, Somalie, Soudan, Egypte) et dans les pays arabes.
Cette troisième forme a particulièrement été condamnée par les féministes. Car l’infibulation introduit la femme dans un cycle infernal : lorsqu’elle est infibulée toute jeune, elle devra être incisée à nouveau pour pouvoir avoir des rapports sexuels. Et comme cette seconde incision est strictement destinée à permettre la pénétration, il faudra pratiquer une nouvelle incision pour rendre possible l’accouchement. Traditionellement, les femmes sont réinfibulées après chaque naissance ; parfois, c’est le mari qui décide de la réinfibulation de sa femme , après chaque naissance, alors qu’au Soudan, ce sont les femmes qui demandent à être réinfibulées après chaque accouchement pour donner, d’après Fran Hosken, plus de plaisir à leur mari. Ailleurs, ce sont des hommes qui font réinfibuler leurs femmes lorsqu’ils doivent voyager pour longtemps. .
Fermeture (infibulation) et ouverture (incision) rythment donc la vie sexuelle des femmes de certains pays d’Afrique, selon des périodes précises (période des relations sexuelles, accouchement, période d’abstinence pendant l’allaitement) jusqu’à la ménopause. Ainsi selon Fran Hosken [8] : « Avant d’accoucher, la femme doit être ouverte à nouveau : l’ouverture pratiquée pour les rapports sexuels est trop petite pour permettre le passage de l’enfant. Après la naissance, sa vulve est recousue, comme dans l’infibulation originelle. Ses jambes sont à nouveau liées jusqu’à la cicatrisation. Une fois son bébé sevré,. elle sera rouverte, toujours avec le même couteau, pour pouvoir avoir des rapports sexuels, et ainsi de suite ».
L’ouverture est réalisée pendant la nuit de noces de la nouvelle mariée, soit par une vieille femme, à l’aide de moyens archaïques, soit par le mari, à l’aide de son sexe ou d’un instrument quelconque. Et généralement, les relations sexuelles suivent immédiatement et doivent être fréquentes pour empêcher la cicatrisation, et donc la fermeture. Ainsi, en Ethiopie, la nouvelle mariée reste enfermée dans la case ou la chambre de son mari, pendant une semaine, au cours de laquelle les douleurs de l’acte sexuel ne lui permettent pas de se déplacer. En Somalie, d’après Fran Hoskens [9], « une fois le prix fixé, la mère ou la sœur du futur mari examine la jeune fille pour s’assurer qu’elle est vierge, c’est-à-dire « fermée ». Si tout est en ordre, le mari peut prendre possession de la jeune fille. Mais quelle que soit sa virilité, il ne peut pas franchir l’obstacle : il faut ouvrir la jeune fille. Cette tâche est réservée à l’une des tantes. On se sert en général d’un couteau. La dimension de l’ouverture doit tout juste permettre la pénétration. Pour empêcher la blessure de se refermer les rapports sexuels doivent être fréquents pendant les premières semaines suivant le mariage. Après quelque temps les bords de l’ouverture se cicatrisent ».
3 – MOTIVATIONS.
Les raisons de ces mutilations varient d’une ethnie à l’autre : elle sont économiques, philosophiques et religieuses, mais aussi politiques et sociales.
Ainsi, dans l’Egypte antique, l’infibulation était massivement répandue parmi les femmes esclaves, pour les empêcher d’avoir des enfants et pour les obliger à se consacrer ainsi davantage aux corvées. Et « les marchands d’esclaves recherchaient surtout des filIes infibulées qu’ils pouvaient vendre beaucoup plus cher sur les marchés égyptiens » [10].
Dans beaucoup de sociétés africaines, les mutilations relèvent de mythes et de croyances : ce serait des coutumes décrétées par les ancêtres, auxquels il faut obéir en perpétuant les pratiques. En pays musulmans, la pratique serait une prescription religieuse et la femme y étant considérée incapable de contrôler sa sexualité, il faut donc l’infibuler ou l’exciser pour l’empêcher de déshonorer sa famille. De la même manière, le contrôle de la sexualité féminine par l’infibulation est le seul moyen de contrôler la sexualité des femmes, les contraint à avoir de bonnes mœurs et à rester fidèles à leur mari. L’infibulation est également apparue comme moyen de préserver la virginité de la jeune fille.
La clitoridectomie, appelée en arabe « purification », correspond à la croyance selon laquelIe la femme est impure et doit être lavée par l’excision avant de devenir réellement femme et pouvoir avoir des enfants. On a vu également dans l’excision le moyen d’accroître la fécondité, la femme n’étant autorisée à avoir des rapports sexuels que pour faire des enfants.
En Afrique noire, le clitoris serait l’organe masculin de la femme, tandis que le prépuce du pénis serait l’organe féminin de l’homme ; d’où la nécessité de la circoncision féminine et masculine, rendant chacun à son sexe et lui permettant ainsi de devenir adulte : l’excision serait ainsi nécessaire à l’affirmation de la féminité ; elIe assure le pouvoir de fécondité.
En Egypte, l’opération est justifiée par un argument esthétique : la laideur des organes sexuels féminins. En Ethiopie et au Nigéria, on invoque une hypertrophie du clitoris pour justifier l’excision.
Les Mossi du Burkina.Faso (ex-Haute-Volta) croient que la femme non excisée ne peut avoir d’enfant et que le clitoris est un organe dangereux pouvant tuer le bébé à la naissance ; ils croient également que le clitoris peut rendre les hommes impuissants. Les Bambara du Mali, selon le Dr Taoko [11], croient que la femme non excisée peut tuer l’homme avec lequel elle a des rapports sexuels : son clitoris serait comme un dard, avec lequel elle piquerait l’homme.
Dans les zones urbaines d’Afrique noire, on invoque des raisons hygiéniques : la femme non opérée serait sale et impure. Selon le Dr Ravenholt, cité par Fran Hosken, les opérations sexuelles seraient une méthode traditionnelle de contrôle des naissances, la femme étant « fermée » après l’accouchement pendant la période de l’allaitement. Ailleurs (Mali notamment), on a établi une relation entre les opérations et la polygamie et attribué à la jalousie des hommes et à leur attachement aux traditions la perpétuation de ces pratiques.
Une autre raison, d’ordre psyhologique (plaisir sexuel) est également retenue : le clitoris étant une des parties les plus sensibles du corps de la femme, il serait utilisé pour la masturbation. Ainsi, selon Jacques Lantier [12], « Dieu a donné le clitoris à la femme pour qu’elle puisse l’utiliser avant le mariage afin d’éprouver le plaisir de l’amour tout en restant pure… On ne tranche pas le clitoris des toutes petites filles puisqu’il leur sert à se masturber. On tranche celui des jeunes filles que l’on juge disposées à la procréation et au mariage. Quand on leur a enlevé le clitoris, elles ne se masturbent plus. Cela les prive beaucoup. Alors tout le désir se porte vers l’intérieur. Elles cherchent donc à se marier promptement ». Par contre, certains prétendent que l’ablation du clitoris met à nu le nerf, accroissant ainsi davantage la sensibilité clitoridienne à ce niveau) ce qui inciterait les femmes à se masturber en cet endroit précis de la cicatrice.
Le clitoris, perçu comme reliquat phallique et expression de la bisexualité originelle de la femme, est vécu comme concurrent des organes sexuels masculins et donc insupportable à l’homme : ainsi, chez les Bambara, selon Alain et Sylvie Epelboin [13], « cela est exprimé par la pensée que la femme non excisée risquerait de tuer l’homme qui la pénètre par la sécrétion d’un poison clitoridien au moment du contact avec le pénis ». Mais également, « l’absence de tout rôle utilitaire – notamment dans la fécondité – d’un organe aux seules fonctions de plaisir paraît être un argument courant des partisans de l’excision… L’excision est une tentative conséquente pour favoriser l’intégration sexuelle de la femme en fonction de critères purement sociaux… L’excision supprime l’organe du plaisir stérile, donc associal, pour ne laisser que l’organe du pouvoir fécondant, donc social »
Les raisons et les justifications des mutilations sexuelles sont ainsi très diverses ; cependant, elles ne revêtent pas pour autant une égale pertinence ni une égale apodicticité. Permettent-elles encore aujourd’huii de fonder leur perpétuation ? L’examen des multiples effets, médicaux, psychologiques, sexuels et moraux, permettra probablement le mieux saisir l’enjeu contemporain des mutilations sexuelles.
4-EFFETS
Il résulte des enquêtes effectuées par Fran Hosken et par les organisations féministes, des témoignages de femmes et de spécialistes – médecins, sages-femmes, obstétriciens – que les conséquences des mutilations sexuelles peuvent être immédiates et, à long terme, graves et permanentes.
Les conséquences et complications les plus connues et sur lesquelles insistent particulièrement les médecins sont d’ordre médical. La mort de l’opérée survient parfois à la suite d’hémorragie ou de traumatisme provoqué par la perte de sang et la douleur – les opérations sont pratiquées généralement sans anesthésie et les moyens d’arrêter les hémorragies inefficaces. Les septicémies (empoisonnement du sang) et les infections des plaies (tétanos) sont donc fréquentes.
Douleurs post-opératoires et traumatismes provoquent assez souvent une rétention urinaire. Les zones adjacentes (rectum et urètre) sont parfois atteintes. Et si la blessure ne guérit pas assez rapidement, les infections se généralisent et provoquent des infections chroniques et des perturbations urinaires susceptibles d’entraîner la stérilité : tétanos, gangrène, infections locales, hémorragies locales, difficultés d’évacuation des urines et du sang menstruel, donc menstruations douloureuses…, sont des complications consécutives des opérations. En cas d’infibulation, les risques d’obturation du vagin, les difficultés et les douleurs des rapports sexuels ne permettent pas à la femme de parvenir à l’orgasme ; au contraire, elle devient dans la plupart des cas frigide.
Toutes ces conséquences provoquent diverses complications au moment de l’accouchement : déchirures, infections, travail entravé, long et difficile pouvant conduire à la mort ou à des dommages cérébraux de l’enfant, inertie utérine,… Lorsque la femme est infibulée, l’accouchement est pratiquement impossible sans aide extérieure – car il faut élargir l’ouverture – : sans cette aide, la mère meurt avec son enfant. Les accouchements difficiles engendrent des fistules vésico-vaginales (ou rectovaginales) provoquant l’incontinence : la femme perd en permanence ses urines et ses excréments.
Les conséquences psychologiques ne sont pas moins importantes. Les féministes assimilent les opérations mutilantes à une castration sexuelle, source de torture et de terreur phychologique entraînant des tendances dépressives, l’apathie et parfois des suicides. La femme étant privée de jouissance sexuelle, incapable de parvenir à l’orgasme, à cause de sa frigidité, son développement psychologique harmonieux est compromis.
Au plan sexuel, selon le Dr Bakr Salah Abu, cité par Fran Hosken [14], « l’excision et l’infibulation détruisent le système nerveux de la vulve, interdisant ainsi l’excitation sexuelle ». Fran Hosken ajoute : « l’opération rend la zone génitale insensible au toucher. La femme opérée ne peut plus être sexuellement stimulée, ni par la pénétration ni par les attouchements de la zone génitale. D’autre part, si des terminaisons nerveuses se retrouvent prises dans le tissu cicatrisant, toute la zone devient terriblement sensible et des rapports sexuels deviennent pour la femme un véritable cauchemar » [15].
Parfois, l’opération fait de la femme, au plan social, une paria, dont personne ne veut et qui devient un véritable poids pour ses parents. En effet, selon le Dr. Joseph Kaboré, de l’hôpital Yalgado de Ouagadougou (Burkina-Faso), cité par Fran Hosken, il arrive qu’une femme soit répudiée par son mari, qui ne peut avoir des rapports sexuels avec elle, étant complètement fermée. Il cite l’exemple d’une femme qui lui a été amenée par son troisième mari, qui ne pouvait avoir des rapports avec elle, ses deux précédents maris l’ayant renvoyée à sa famille.
5 – MODERNISATION
Ces divers effets graves [16] des mutilations sexuelles devraient logiquement commander leur abolition. Car, au-delà des conséquences médicales, psychologiques, sexuelles, sociales et morales, elles compromettent les possibilités de développement économique et social des pays où elles sont pratiquées, la femme étant un puissant agent économique. Ainsi, au lieu d’atteindre simplement des individualités particulières, c’est le destin de la collectivité que les mutilations menacent. Mais surtout, ces mutilations font des femmes des êtres diminués, dont la fonction fondamentale, que la société et les hommes leur assignent, ne peut même plus être assumée : la fécondité et la procréation. Or nous savons qu’en raison de nos croyances et de nos coutumes, de l’organisation et de la division sociale du travail, la fonction primordiale de la femme, au-delà de la force de travail qu’elle représente, est de faire des enfants, le maximum d’enfants, et de préférence de sexe masculin. Les mutilations lui ôtaient cette faculté. Incapable d’atteindre à la jouissance et à la joie, parfois frigide et stérile, n’ayant pas pleine conscience de soi et de ses capacités, dévalorisée et atteinte dans ses droits les plus élémentaires (droit à la santé, droit à la féminité…), elle voit ses facultés spirituelles et créatrices inhibées.
Elle ne peut alors ni comprendre, ni accepter, ni assumer son propre corps. Or celui-ci représente bien, comme le souligne si justement Fran Hosken, « la base physique à partir de laquelle elle existe dans le monde. L’ignorance, le doute, la honte de son corps l’aliènent à elle-même, l’empêchent de réaliser son potentiel humain » [17].
Faut-il alors moderniser ces pratiques pour atténuer leurs divers effets ? Nous savons que de plus en plus, dans nos pays en voie de développement, les opérations sont effectuées dans les hôpitaux et les cliniques privées, et généralement sur de petites filles de plus en plus jeunes et parfois sur les nourrissons, quelques jours quelques semaines après leur naissances.
Les raisons de cette modernisation sont également multiples : on considère qu’effectuée très tôt, l’opération est moins douloureuse et guérit plus vite ; mais également, en attendant un âge plus avancé, on court le risque de voir la jeune fille se révolter et refuser d’être mutilée, surtout si elle a fréquenté l’école moderne et reçue une éducation sexuelle lui ayant permis de connaître les effets des mutilations.
Cependant, même si les avantages de la modernisation sont réels, notamment en réduisant les risques de mortalité et les complications immédiates et à long terme, il n’en demeure pas moins que leurs coûts soient exorbitants, au-delà des possibilités de nos pays. Dans ces pays, du reste, seules quelques catégories sociales – la bourgeoisie notamment -, disposent des moyens d’exciser et d’infibuler leurs enfants dans les hôpitaux et les cliniques modernes. Les coûts financiers de la modernisation s’apprécient en soins et médicaments, en hospitalisations que seules ces catégories sociales sont capables de payer, à moins que, pour les catégories inférieures, les subventions et les imputations budgétaires de l’Etat ne viennent couvrir en totalité ou en partie les frais entraînés par les opérations. A cela il faut ajouter les coûts découlant de la perte de productivité et des arrêts de travail provoqués par les maladies, séquelles des opérations. Tous ces coûts sont difficilement chiffrables, de même que les coûts représentés par les décès des petites filles et des jeunes femmes en couches.
La modernisation des mutilations sexuelles féminines représente un autre inconvénient, d’ordre culturel. Dans la plupart de nos sociétés traditionnelles, les ethnies invoquaient des raisons religieuses et culturelles pour les justifier (coutumes, croyances, initiation…) : l’excision et l’infibulation étaient l’occasion de cérémonies sociales et de rituels d’initiation. La modernisation, dans les hôpitaux et les cliniques des villes, ne permet plus la reproduction des modèles culturels traditionnels.
Aussi, les féministes considèrent-elles que les raisons traditionnelles des mutilations ont disparu et par conséquent celles-ci n’ont plus de raison d’être perpétuées. Cet argument est sans doute vrai dans nos villes. Mais en est-il de même pour nos campagnes ?
Dans l’ Afrique contemporaine, malgré les progrès de la modernisation, de la science, de la technique et de l’éducation modernes, la proportion des populations rurales est de l’ordre de 70%. Ces populations peu affectées par les mutations des centres urbains, continuent encore de pratiquer et de vivre leurs modes de vie et de production traditionnels. Dans nos campagnes en effet, les rites agraires, les cérémonies religieuses et sociales, les diverses pratiques d’intégration sociale et d’initiation…, sont toujours perpétuées conformément aux rythmes saisonniers. Aussi, la circoncision masculine et l’excision féminine sont-elles encore pratiquées à des moments déterminés de l’année, généralement après les récoltes ; elles sont alors l’occasion de cérémonies et de manifestations sociales. Car elles n’y ont pas encore perdu toute leur signification originelle (religieuse, sociale, éducationnelle) : elles sont encore des moments de passage de l’enfance au statut d’adulte, moments essentiels de l’éducation traditionnelle, s’accompagnant de réclusion plus ou moins longue (quelques semaines à parfois quelques mois) dans le bois (cf « la case de l’homme ») ou dans les rizières. Pendant ces moments, toute la population du village se trouve et se sent impliquée et mobilisée : tous participent plus ou plus moins activement à la vie des communautés de circoncis ou d’excisées. Dans nos sociétés traditionnelles, ces rites de passage présentaient une signification culturelle indéniable (socialisation et intégration, initiation et féminisation…). Faut-il alors se résoudre à sacrifier cette dimension culturelle et sociale des mutilations en décrétant leur abolition ? Les exemples et analyses pertinentes mettront sans nul doute de faire percevoir l’enjeu contemporain des mutilations et de répondre à la question.
6 – PREMIER EXEMPLE
Le premier nous est fourni par Fran Hosken [18] lorsque, dans une longue description, empruntée au Dr. Ruth, elle révèle les secrets du rituel bundu d’initiation et d’excision des jeunes filles.
« On prépare les jeunes filles plusieurs jours avant la cérémonie… Elles sont parées des bijoux de la famille. Leurs jupes sont ornées de rubans multicolores et de ceintures auxquelles sont accrochés les fétiches et les amulettes…
« Au matin de ce jour tant attendu, on voit arriver le chef de la Société bundu, annoncée par la sonnerie prolongée d’une grande trompe. La matrone est couverte de la tête aux pieds d’une robe faite de feuilles noires… et de tresses de paille multicolores. Elle porte sur la tête un énorme masque rouge, avec des fentes pour les yeux et la bouche…
« Pour se rendre dans le bois bundu, les jeunes élues sont juchées sur les épaules de leurs frères ou de leurs futurs époux.
La procession est précédée par une danseuse bundu incarnant l’esprit du Mal…, et portant un masque noir…, entourée de quatre assistantes…
« Le bois bundu est une zone d’un demi-hectare environ, protégée par une haute clôture. L’endroit comprend deux bâtiments allongés, aux toits de chaume : l’un est réservé à la matrone et à sa suite, l’autre aux jeunes filles…
« A une certaine distance de l’entrée du bois bundu, les jeunes gens posent les jeunes filles à terre. Elles feront seules le reste du chemin. Elles sont accueillies par la maîtresse bundu… et déshabillées par ses assistantes qui enduisent leurs coprs de chaux… La maîtresse donne ensuite à chaque jeune fille un nouveau nom et une nouvelle jupe.
« On leur explique les buts de la société : assurer en premier lieu la fécondité… et leur enseigner tous leurs devoirs conjugaux.. .
« Toutes les jeunes filles savent qu’elles doivent passer avec succès l’épreuve d’initiation si elles veulent se marier. Et en Afrique, une jeune femme qui n’arrive pas à se marier cesse pratiquement d’exister. Un lieu spécial est réservé à l’initiation, sous un grand arbre, où sont construits des bancs en briques…
« A sa grande surprise, le Dr. Ruth vit venir vers elle un jeune homme entouré de quatre assistantes… Elles portaient au cou des colliers d’amulettes, et tenaient à la main de petites bâtons… pour chasser les mauvais esprits.
« Le jeune homme était pratiquement aveugle… Il s’est étendu sur un des bancs de briques, le visage tourné vers le ciel. Il avait des gestes de femme, mais un corps d’homme.
« Le Dr. Ruth découvrit par la suite que cet homme était hermaphrodite et qu’il était considéré comme une femme. Au son d’un tam-tam, la matrone bundu, la danseuse-démon et quatre assistantes se dirigèrent vers la case des jeunes filles… et revinrent avec l’une entre elles. Avec l’aide des deux assistantes, la jeune fille s’étendit sur le dos, par-dessus le corps de l’hermaphrodite… sans quitter du regard le masque noir de la danseuse-démon…
« La matrone bundu s’approcha. Elle portait des gants noirs et son visage était recouvert d’une poudre jaune. Le corps de l’hermaphrodite servait de table d’opération. Il enroula ses bras autour des bras de la jeune fille puis deux assistantes ouvrirent les jambes de la jeune fille et les entrelaçèrent avec celles de l’hermaphrodite. La jeune fille était ainsi immobilisée.
La maîtresse bundu s’avança vers elle… Les assistantes cessèrent de battre sur leurs petits tambours et entonnèrent une mélopée. Au bout d’un moment, le corps de la jeune fille se détentit. Elle avait toujours les yeux ouverts. La danseuse-démon s’écarta, mais les yeux de la jeune fille ne la suivaient plus. Le roulement du tam-tam et le chant se firent plus fort. La maîtresse bundu s’agenouilla devant la jeune fille… tenant à la main un petit couteau à lame d’acier de fabrication indigène… Le couteau avait un grand manche, mais la lame recourbée était petite comme un ongle d’homme. Avec beaucoup de ménagements, la maîtresse bundu coupa les petites lèvres et la peau protégeant le clitoris. Une des assistants épancha le sang avec une sorte de chiffon brun. La jeune fille semblait insensible à la douleur.
« Puis les assistantes ramenèrent les jambes de la jeune fille sur son ventre et la maîtresse excisa son clitoris et les parties tendres du vagin…
« Le chiffon brun, imbibé d’huile et saupoudré de sel fut placé sur la blessure en guise de tampon. Ce chiffon était fait d’écorches d’arbres et de rameaux.
« La maîtresse bundu se releva ». « La table d’opération » relâcha la jeune fille, et les assistantes l’aidèrent à s’asseoir. Elle avait été hypnotisée pendant toute l’opération. La danseuse-démon revint, et agita des chiffons noirs devant les jeux de la jeune fille, qui reprit conscience et se mit à hurler de douleur.
« On l’enferma dans la hutte de la maîtresse bundu, où on lui lia fermement les jambes… Puis, on la fit étendre pendant que la cérémonie se poursuivait avec une autre patiente…
« Puis toutes les initiées se reposent pendant vingt quatre heures, le temps qu’elles cessent de saigner. Mais elles gardent leur tampon vingt quatre heures de plus… Ensuite, deux fois par jour, on frotte la zone de l’excision avec de l’huile pour empêcher les bords de la blessure d’adhérer. On place un coton imbibé d’huile dans l’excision inférieure du vagin, pour obtenir un élargissement du vagin, une fois la blessure guérie : on croit ainsi faciliter l’accouchement. Cette incision, dont la cicatrisation prive l’entrée du vagin de son élasticité, provoque des désastres à l’accouchement.
« Dès que les jeunes filles sont rétablies, on leur enseigne leurs devoirs d’épouses et de mères… Pendant les cours, on les encourage à chanter sans relâche… La plupart des chants évoquent des questions sexuelles… Les villageois peuvent les entendre et savent ainsi que les jeunes filles sont heureuses.
« Un jour avant la fin de la retraite des jeunes filles, la maîtresse envoie un message au chef du village… Le lendemain, elle ramène les initiées au village ; elles portent leurs nouvelles jupes de paille séchée, leur visage et leur corps sont couverts de craie blanche… Elles forment un cercle autour de la maison du chef qui les accueille… La maîtresse bundu reçoit alors des dons et de l’argent des familles et des fiancés des jeunes filles.
« Les assistantes lavent les jeunes filles et les rendent à leurs familles… qui leur donnent alors leur trousseau : un jeu complet de vêtements neufs, et des nattes pour dormir ».
Ce que le Dr Ruth n’indique pas, dans cette longue description du rituel d’excision, c’est la durée de la retraite qui, parfois peut atteindre plusieurs mois, temps nécessaires pour que l’initiation et les divers enseignements puissent être assimilés. Il est d’autre part certain que si les femmes bundu, savaient que la présence du Dr Ruth dans le bois sacré entraînerait la divulgation des secrets bundu, elle n’y aurait pas été introduite.
Mais le texte du Dr Ruth présente un intérêt réel, puiqu’il révèle bien des aspects culturels de l’initiation bundu, qui attestent que l’excision est un rite féminisant. Dans ce rituel, de la préparation à la sortie du bois, rien n’est gratuit, bien avant la cérémonie, les jeunes filles sont préparées (conditionnement), parées de bijoux, habillées de jupes ornées de rubans multicolores et de ceintures de fétiches et d’amulettes, comme pour une fête. La vêture de la matronne le jour de la cérémonie, le masque qu’elle porte, ont également une signification ; ses assistantes ont été spécialement initiées à leurs fonctions. La procession conduite par une « danseuse bundu incarnant l’esprit du Mal et portant un masque noir », les jeunes filles juchées sur les épaules de leurs frères ou de leur futurs époux, qui ne doivent pas arriver dans le bois, correspondent à des prescriptions. Et lorsque la procession arrive dans le bois, les jeunes filles sont déshabillées par les assistantes, leur corps enduit de chaux et la maîtresse donne à chacune un nouveau nom et une nouvelle jupe… : autant de moments et d’actes s’insérant dans une trame et un processus qu’on appelle rituel d’initiation, et par lequel chacun trouve sa justification et sa signification authentique. Puis l’initiation commence avant l’excision : les buts de la société bundu leur sont enseignés : « assurer en premier lieu la fécondité… et leur enseigner tous leurs devoirs conjugaux… » (souligné par nous).
Le lieu et la « table d’opération » sont spéciaux et les colliers d’amulettes et les petits bâtons que tiennent les assistantes sont destinés à chasser les mauvais esprits.
La mélopée entonnée par les assistantes au moment de l’opération, le roulement du tam-tam et les redoublements du chant, le chiffon brun (« fait d’écorces d’arbres et de rameaux »)… assument une fonction précise : réaliser l’hypnose de la jeune fille pendant qu’elle était opérée, correspondant à l’anesthésie moderne [19]. Effectivement pendant toute l’opération, « la jeune fille semblait insensible à la douleur », et dès qu’elle fut réveillée par la danseuse-démon, à l’aide de chiffons noirs agités devant ses yeux, elle « reprit conscience et se mit à hurler ». Et le « chiffon brun » lui-même, « fait d’écorces d’arbres et de rameaux », « imbibé d’huile et saupoudré de sel » était utilisé pour empêcher toute hémorragie ; ce chiffon est gardé sur la blessure au moins pendant quarante huit heures, puis, deux fois par jour, on frotte la zone de l’excision avec de l’huile pour empêcher les bords de la blessure d’adhérer » : nos médecine et Pharmacopée traditionnelles n’étaient pas absolument inefficaces.
L’excision en elle-même est une opération pratiquée en quelques minutes alors que la retraite dure pendant des semaines, parfois pendant des mois ; le reste du temps est consacré à l’initiation, consistant essentiellement à leur enseigner leurs devoirs d’épouses et de mères. Et « pendant les cours, on les encourage à chanter sans relâche. La plupart des chants évoquent des questions sexuelles. Les villageois peuvent les entendre et savent ainsi que les jeunes filles sont heureuses ». Ce qui les rassure et leur fournit une indication de la situation du Bundu. Aussi le rituel de l’initiation ne se réduit pas strictement à une chirurgie douloureuse ni l’initiation exclusivement à un rituel : l’initiation est enseignement.
La sortie des jeunes filles est également l’occasion de cérémonies villageoises : elles sont à nouveau vêtues et parées et le chef de village, entouré des populations, organise une réception d’accueil en leur honneur. Avant d’être rendues à leurs familles, elles sont lavées par les assistantes. Puis chacune reçoit de sa famille un trousseau comprenant un jeu complet de vêtements neufs et des nattes. Elles sont désormais considérées adultes et peuvent se marier.
Il est vrai que l’initiation au métier d’épouse et de mère ne pouvait être connue ni du Dr Ruth (une étrangère à la société bundu, introduite dans le bois mais non initiée, et européenne de surcroît) ni des hommes. Aussi, est-il malaisé d’apprécier la signification et la portée de l’initiation bundu, qui ne se réduit pas strictement à l’excision. Car au-delà de l’acte physique de l’opération, ce sont le contenu et les manifestations culturelles qui donnent au bundu sa signification et son importance sociales et fondent l’attachement des populations à leurs pratiques ancestrales : par quoi les peuples créent et perpétuent leurs cultures et manifestent leur génie créateur et leur spécificité.
Ce n’était pas hasard si, dans toute l’Amerique noire, l’initiation des jeunes filles était pratiquée au sortir de la puberté, et dans la dernière phase de l’adolescence, entre 12 et 17 ans. Car c’est à partir de ce moment que la féminité commence à se manifester chez la jeune nubile, avec l’apparition des premières menstrues, le développement des seins, les modifications psychologiques et autres signes féminisants. Jusque-là en effet, la féminité était latente et la féminisation n’était pas encore entamée : la petite fille vivait librement et naturellement, sans que la société mette l’accent sur sa spécificité ; seule ses yeux et ses menues activités (commissions diverses) la mettaient plus en contact avec l’univers des femmes. Pendant cette enfance, aucune contrainte sérieuse ne vient entraver son activité sexuelle, dont la forme courante est la masturbation en toute liberté. Et l’excision se présente d’abord comme un moyen, pour la communauté des adultes) d’aider la fillette à passer de l’enfance à l’adolescence, de résoudre les multiples difficultés, psychologiques notamment, de l’adolescence. L’excision signifie donc pour la fillette abandon définitif de l’enfance, avec l’approbation solennelle de la société entière. Au sortir de l’initiation, son éducation (éducation sexuelle, initiation à la maternité) est complétée par sa mère, ses tantes et ses grands-mères [20]. Désormais, elle seconde valablement sa mère et fait parfois la cuisine à sa place. A partir de l’excision, elle peut s’habiller comme une jeune fille, se parer de bijoux, se tresser comme une femme, porter des mouchoirs de tête, … alors qu’auparavant tout cela lui était inaccessible ; son initiation à toutes ces pratiques féminisantes commençait lors de la retraite.
C’est seulement à la suite de l’excision et de l’initiation que la jeune fille est considérée adulte, mature et apte à procréer, et donc mariable. Et généralement, l’expérience sociale montre que la jeune fille est mariée immédiatement ou quelques temps après les cérémonies d’excision et d’initiation, complétées par le tatouage – et en principe, elle ne se marie qu’après avoir subi ces diverses épreuves.
Dans l’Afrique noire, notamment dans la zone soudano-sahélienne, que nous connaissons le mieux, la mutilation sexuelle la plus couramment pratiquée est l’excision. Et en Sierra-Léone , comme au Sénégal, celle-ci comporte toujours des rituels, religieux, éducatifs, sociaux, etc…, par lesquels les valeurs, les croyances et les coutumes sont incarnées, transmises et perpétuées. Et ce qui est vrai de l’excision des filles l’est également de la circoncision des garçons, l’une et l’autre constituent des moments cruciaux de l’éducation traditionnelle africaine, dont les formes essentielles subsistent encore dans nos campagnes. L’impossibilité de reproduire ces modèles culturels dans les centres urbains, liée à d’autres facteurs, a conduit à une crise des valeurs dans nos sociétés, et dont les formes juvéniles ont été appelées mimétisme déviante et toxicomanie, délinquance et banditisme, vols et violence.
7 – DEUXIEME EXEMPLE
Le second exemple concerne la circoncision des garçons qui, malgré la modernisation dans les villes, demeure encore largement pratiquée dans nos campagnes et les régions rurales, dont les populations représentent encore plus de 70 % de l’ensemble de la population.
Dans ces zones rurales, la circoncision comporte toujours les aspects traditionnels d’antan et est pratiquée dans le même esprit des anciens. Mais désormais, en raison de la scolarisation des jeunes ruraux, elle est pratiquée pendant les grandes vancances scolaires, de juillet à septembre. Elle dure plusieurs mois. L’opération est réalisée soit par de vieux spécialistes selon la méthode traditionnnelle, soit par un infirmier au dispensaire. Dans les deux cas, les enfants peuvent être soignés au dispensaire ou grâce aux recettes de la pharmacopée et de la médecine traditionnelles. Dans les deux cas, ils sont exilés hors du village, dans le bois et la « case de l’homme ». Cet exil a pour finalité l’initiation proprement dite. Au cours de cette retraite, les circoncis ou njulli sont assistés de selbé, c’est-à-dire de jeunes gens plus âgés ou parfois de même âge mais déjà circoncis, de guérisseurs et d’instructeurs. Ce sont ces derniers qui initient les circoncis.
Lors de ce séjour dans la « case de l’homme », des séances spéciales, appelées miran koso en pays manding, sont organisées. Au cours de ces séances de sévices et de correction, les kintan ou instructeurs, rappellent aux initiés leurs mauvais comportements et leurs impolitesses passés. Ils sont alors soumis à des sévices et à des traitements spéciaux. Il leur est cependant interdit de gémir ou de manifester leur douleur. A la fin des séances, ils doivent s’engager à ne plus récidiver. Même après l’initiation, des adultes plus âgés peuvent toujours profiter des séances de miran koso pour corriger et moraliser d’autres initiés qui auraient commis des fautes graves dans la vie sociale quotidienne. Les séances de miran koso constituent ainsi de véritables épreuves morales pour les initiés tout en suscitant leur humilité et le respect des anciens, alors qu’au plan social, elles permettent de restaurer la justice et de réguler la vie collective. Aussi, le séjour dans la « case de l’homme », où l’adolescent est transformé en adulte, avec les épreuves diverses qui le jalonnent, les enseignements et les cérémonies rituelles collectives auxquelles ll donne lieu (exercices physiques, danses et jeux divers, chasse et séances de Kankuran [21]…), développe l’esprit de solidarité et de camaraderie entre tous les membres de la classe d’âge. Au début comme à la fin, ce séjour est marqué par des cérémonies grandioses par lesquelles la communauté tout entière consacre l’importance de l’initiation.
Bien que ne comportant en elles-mêmes aucun élément esthétique, la circoncision et l’excicion s’accompagnent cependant d’un attirail de vêtements, de parures et d’instruments qui présentait un caractère esthétique indéniable. Vêtements de cotonnades teints et décorés de motifs variés, bonnets de cotonnades et casques en vannerie taillés avec goût, bâtons de circoncis sculptés et décorés, calebasses pyrogravées, insignes, sièges en bois, masques,… constituent des exemples des travaux que suscite la personne du circoncis ou de l’excisée. Ces instruments et symboles sont très souvent conservés longtemps après la sortie des initiés. Cette sortie est également l’occasion de festivités qui peuvent parfois durer pendant plusieurs jours.
C’est seulement après qu’ils aient été initiés que les jeunes gens peuvent se marier et participer plus complètement, auprès des adultes et des anciens, à la vie de la collectivité – un être non initié et non circoncis n’est pas considéré pleinement homme et ne peut donc assumer des responsabilités au plan social. Et les individus d’une même classe d’âge, initiés ensemble, sont non seulement des compagnons, mais souvent des amis, dont les liens sont parfois plus solides que ceux du sang.
Dans les zones proprement rurales où les adolescents ne sont pas tous scolarisés, la circoncision est toujours organisée pendant la saison sèche, après les récoltes, et elle y est l’occasion de manifestations sociales permanentes, mobilisant toutes les populations. Ainsi en pays Joola, la circoncision, effectuée périodiquement – une fois tous les vingt ou vingt-cinq ans – et selon la tradition, fait revenir aux villages tous les enfants du terroir, et est ,jalonnée de cérémonies si grandioses qu’elles attirent depuis quelques années aussi bien la presse nationale que les touristes et les chercheurs en sciences sociales.
8 – SIGNIFICATION SOCIALE ET SEXUELLE
Plus que la circoncision, l’excision a suscité diverses recherches, a été condamnée en tant que castration et mutilation de la femme, et les féministes y ont vu une forme d’oppression de la femme imposée par l’ordre machiste du patriarcat traditionnel. Il convient, nous semble-t-il, de s’interroger plus à fond sur la signification authentique de l’excision si nous voulons parvenir à une meilleure compréhension de l’attachement des populations africaines à cette pratique ancestrale.
A la suite de Freud et de Marie Bonaparte, les féministes ont vu dans l’excision une forme de vengeance des vieilles femmes, déléguées par les pères et les anciens de la tribu, pour intimider la sexualité des jeunes filles arrivant à l’âge adulte, en leur interdisant des satisfactions sexuelles auxquelles elles-mêmes ne peuvent pas prétendre, en raison de leur propre excision et de leur âge avancé. L’excision serait ainsi un phénomène répressif décrété par la collectivité tout entière. Mais, peut-on concevoir que des parents qui ont aimé leurs filles et se sont occupé d’elles toute leur vie avec dévouement, puissent commencer à extérioriser leur agressivité au moment de l’adolescence de celles-ci ? Peut-on retenir, comme seconde explication, la jalousie des hommes à l’égard des femmes, pourvues d’une double sexualité (clitoris et vulve) alors qu’ils sont monosexués ? L’excision se justifie-t-elle parce qu’elle permet de passer du plaisir narcissique (procuré par la masturbation du clitoris) au plaisir hétérogène-sexuel et social lié au vagin ?
Contestant les conceptions de Freud, de Marie Bonaparte et des féministes, Bruno Bettellheim retient l’hypothèse de l’excision permettant le passage du plaisir narcissique et égoïste au plaisir hétéro-sexuel et social, hypothèse coïncidant avec la conception africaine de la sexualité féminine.
Car, en Afrique, la clitoridectomie apparaît bien comme un effort pour favoriser l’intégration sexuelle de la femme en fonction de critères sociaux. En effet, de la prime enfance à l’adolescence, la petite fille africaine vit et fait l’expérience de sa sexualité très librement et se masturbe au niveau du clitoris. Dans certaines ethnies, la croyance que le clitoris a été donné à la femme afin de lui permettre, étant enfant, de se masturber, est fort répandue ; de sorte qu’on ne tranche pas le clitoris des toutes petites filles mais celui des jeunes filles en âge de procréer. La clitoridectomie prépare donc la fillette au seul rôle sexuel que réserve la société : celui de mère.
Dans les sociétés traditionnelles africaines, le clitoris est considéré comme l’organe du plaisir narcissique, c’est-à-dire du plaisir qu’on se donne, du plaisir solitaire et égoïste. En le supprimant, la société oriente la sexualité féminine vers le vagin, organe du plaisir social, mais aussi porte ouverte aux spermatozoïdes, agents externes de la fécondation.
Le but de l’excision est donc, non pas de supprimer totalement un des pôles de l’érotisme féminin – puisque la sensibilité clitoridienne subsiste au niveau de la cicatrice -, mais de favoriser le passage à une forme de sexualité au service de la procréation et de la société, en réduisant les possibilités de plaisir égoïste, solitaire et stérile, et en éloignant l’adolescente des tentations de perversité.
Aussi, peut-on dire qu’en Afrique traditionnelle, la sexualité est une « sexualité socialiste » ; mais non une « sexualité libidineuse », et l’excision participe à cette socialisation de la sexualité, qui se réalise aux dépens de son érotisation.
Mais la fonction sociale de l’excision ne se limite pas à la socialisation de la sexualité. L’excision assume une fonction ontologique en changeant le statut de la fille, en la faisant passer de l’état et de la condition de fillette au statut de femme socialement reconnue. Nous l’avons mentionné, l’excision intervient au moment de la puberté ; les préparatifs et les diverses cérémonies de l’initiation lui permettent de quitter socialement le royaume de l’enfance et de commencer un processus qui la conduira à la fin de l’initiation, à la société des femmes.
Ainsi, en pays bambara [22],au moment des préparatifs de l’excision, un petit « pagne teint en jaune sombre, rayé verticalement de bandes brunes très serrées » est offert aux filles qui le porteront au matin de l’excision et qu’elles ne quitteront plus jusqu’à la rentrée solennelle au village, quelques mois plus tard. A leur retour, au cours d’une cérémonie spéciale, elles « vont rassembler à un carrefour proche de leur quartier toutes les ordures ménagères accumulées dans la cour de la concession de la vieille femme qui les hébergeait durant le Sejidenya [23], et qu’à dessein on n’avait pas brûlées. On jette aussi les nattes qu’on utilisait pour dormir et d’une manière générale tout ce qui de près ou de loin rappelle la retraite d’excision » [24]. A la nuit tombée, tout cela est brûlée. et « quand la flamme sera moins vive, chacune des nouvelles excisées sautera quatre fois par dessus le brasier. En sautant par-dessus le feu, la fillette exprime beaucoup de choses. D’une part et traditionnellement, les ordures tout comme le fumier est riche en nyama et la fumigation les imprègne de la force qui monte du feu. D’autre part et c’est le sens le plus apparent, elle dit adieu et d’une manière définitive à tout ce qui fût pour elle le temps du changement, de la mutation. La voilà purifiée, débarrassée des « choses anciennes », à ce carrefour que la tradition associe à l’idée de la purification. Elle est à présent un être nouveau : « Kura bora », une chose nouvelle est survenue ! Les vieilles femmes d’ailleurs étendent le sens du geste en faisant une libation de bière de mil, en direction des autres points cardinaux. Si la bière associe dans sa fabrication quatre éléments, et si l’on en appelle aux quatre points de l’horizon, c’est, ce soir-là, le monde lui-même qui se trouve renouvelé » [25]. Le dernier acte de l’excision a lieu un samedi matin, de très bonne heure, avant même que le jour ne soit levé et que le village ne soit réveillé. Les excisées, accompagnées de surveillantes, retournent en silence au marché du village, dont elles font à nouveau quatre fois le tour.La raison de cette démarche, Luneau la formule ainsi [26] : « chaque homme, nous a-t-on expliqué, a deux ja. Le premier, c’est son ombre quand il est au soleil. Le second, c’est son apparence extérieure. La circoncision a modifié le second jà, elle a atteint l’enfant dans son être physique. Il lui faut donc acquérir un nouveau ja. A cette heure-là la personne est une. Parce qu’il n’y a pas encore de soleil, il n’y a pas d’ombre non plus… Il faut rendre à la jeune fille l’unité que son excision lui a fait perdre. Elle doit prendre possession de son jà adulte. C’est à cette heure qui précède le lever du jour, et sur le marché déserté que le langage symbolique se laisse le mieux saisir. C’est la nuit qui rend à chacun son unité, son intégrité. A cette heure-là, il n’y a plus souci de son ombre. Ainsi le jàb redonne-t-il à la jeune fille l’unité qu’elle avait perdue, unité nouvelle que la collectivité reconnaît et consacre.
Ainsi, l’excision consacre de façon définitive l’abandon de l’enfance, et l’approbation de la société, par les différentes cérémonies de sortie (il en existerait au moins cinq chez les Bambara, selon Luneau), affirme davantage ce passage irrémédiable, en transmuant la fillette en femme reconnue comme telle par sa communauté. Dans ce processus de transmutation, l’expérience de fillette, en l’absence de la mère et des siens, joue un rôle déterminant. Car, pour la première fois de son existence, la fillette se retrouve seule, échappe à la surveillance et à la complaisance de sa mère et va devoir assumer toute seule ses nouvelles responsabilités, qui sont déjà celles d’une femme adulte. Elle conquiert de la sorte la maturité sans l’aide de sa mère. Ce qui, du point de vue psychologique, est fondamental dans la formation de sa personnalité.
Dans cette formation de sa personnalité et dans la prise de conscience de sa condition féminine, l’excision joue un autre rôle, en la préparant à la menstruation ; elle lui permet en effet de savoir que ses organes génitaux peuvent saigner sans que ce soit honteux ; et elle apprend surtout, auprès des vieilles femmes, que ce « saignement prélude à une activité sexuelle normale » [27].
Enfin l’excision – la circoncision assumant la même fonction pour les garçons – délivre la femme de la bisexualité, la rendant à son sexe et à sa fonction véritable. Car l’ablation du clitoris apparaît bien , dans beaucoup de sociétés africaines, comme la « suppression d’un organe mâle qui rendra à la femme l’intégrité et la spécificité de sa détermination sexuelle » [28] ; du coup, elle est rendue à son rôle véritable, rôle monovalent ; la procréation. Aussi, Luneau considère-t-il le rituel de l’excision comme une étape décisive sur le « chemin des noces ». Car non seulement on ne marie pas une fille non excisée, mais encore, « la fête qui accompagne la sortie d’excision est en réalité une célébration de noces à laquelle viennent prendre part toutes les familles alliées » [29].
L’excision apparaît bien ainsi comme un fait de culture féminisant, qui assurait non seulement l’intégration sociale des filles, mais également l’intégration sociale de leur sexualité, sans que l’opération ait toujours les conséquences désastreuses dénoncées par les féministes ; car elle n’a pas nécessairement des répercussions sur le comportement sexuel des filles et la sensibilité clitoridienne peut toujours subsister au niveau de la cicatrice – le clitoris n’est pas, du reste, l’unique lieu de sensibilité érotique du corps de la femme.
L’excision apparaît comme un fait de culture féminisant, en tant que moment essentiel et important mais non exclusif et privilégié, de l’initiation, étape décisive de l’éducation traditionnelle qui, elle, était un processus continu. Comme l’a indiqué Pierre Hanry [30], l’initiation en Afrique avait un double but : « assurer pour chaque individu, un équilibre heureux de ses pulsions, grâce à l’aide de toute la communauté ; garantir, en retour, l’intégration harmonieuse de chacun à cette communauté (Il est par exemple significatif, à ce propos, de constater que les psychothérapies traditionnelles africaines, même en privilégiant les rôles d’officiants du « sorcier » et de ses aides reposent toutes sur une participation active de la communauté (famille, village, groupe ethnique) à la guérison du malade, et que cette guérison du malade, pourtant affaire essentiellement « personnelle », est toujours vécue par le patient comme un retour satisfaisant à la communauté ; cf. « ndoepp » au Sénégal et le « vaudou » au Bénin). Ainsi se trouvait implicitement reconnue la signification essentielle de l’activité sexuelle, qui est d’être toujours relation à autrui ».
Que la dimension culturelle-rituelle et cérémoniale, sociale et religieuse , soit de plus en plus, et dans la plupart de nos sociétés africaines contemporaines, évacuée, c’est désormais une évidence. Or, la mutilation sexuelle – circoncision et excision – fait partie d’un système d’idées et de valeurs, c’est-à-dire participe d’un ensemble culturel en référence duquel elle recouvre toute sa signification et toute sa portée ; vouloir l’en isoler , c’est renoncer à la comprendre et inviter à la condamner.
Dans l’Afrique contemporaine, par souci de la modernité qui impose des nécessités, beaucoup de valeurs, de croyances, de coutumes et de pratiques sont détruites ou abandonnées, parfois interdites (cf. en Côte d’Ivoire les scarifications ont été interdites par un texte de loi), sans qu’il soit proposé de nouvelles valeurs de rechange. Or, il ne semble pas que le meilleur moyen de moderniser et de progresser soit de détruire systématiquement ; les anciennes valeurs et institutions n’ont pas été édifiées au hasard, mais ont été fondées sur des bases psychologiques et sociologiques, correspondant à des besoins réels, et qu’il n’est pas toujours bon de démolir par simple à priori systématique ou par souci de modernité. Le respect et l’admiration que suscitent dans le monde contemporain la civilisation et le peuple japonais procèdent sans nul doute de la préservation et de l’attachement à leur valeurs traditionnelles.
Il est remarquable de constater, comme l’ont souligné Alain et Sylvie Epelboin [31], que les femmes africaines qui s’interrogent et parfois condamnent l’excision sont généralement scolarisées : certaines invoquent les conséquences et les complications médicales et préfèrent la modernisation à l’hôpital et dans les cliniques privées ; d’autres, les moins nombreuses, invoquent des raisons politiques et idéologiques : oppression de la femme par l’homme, liberté sexuelle, polygamie, analphabétisme, condition de la femme africaine… Elles occultent ainsi bien volontiers ce que l’Afrique et les Africains perdent en valeurs de civilisation, alors qu’elles-mêmes se livrent au xeesal, pratique dépigmentante dont les effets sur leur santé physique et mentale sont bien confus.
CONCLUSION
Au-delà de l’acte physique de castration, les mutilations sexuelles, féminines et masculines, avaient bien une signification et constituaient un élément d’un ensemble culturel assez complexe qu’était le système d’éducation traditionnelle. Elles étaient l’occasion de l’initiation, c’est-à-dire d’enseignements dans les divers domaines du savoir (histoire et géographie, physiologie et médecine, métaphysique et morale, religion et magie, etc.) et s’accompagnaient de cérémonies et de rituels culturels dont les contenus renvoyaient aux divers domaines de la vie des populations africaines.
Faut-il les abolir, comme l’exigent les féministes, en raison de leurs effets et de la modernisation dans les centres urbains qui les vide de toutes les significations ? Une telle solution ne risque-t-elle pas d’accentuer la tendance qui s’est dessinée dans nos villes avec la modernisation : c’est-à-dire la régression, voire la disparition, de l’éducation traditionnelle et de l’ensemble des valeurs, croyances et coutumes qu’elle véhiculait ? Une des conséquences de la modernisation de la vie dans nos villes africaines est la crise des valeurs, et notamment la crise morale au sein de la jeunesse. [32].
Cependant, l’on constate également que la reproduction dans les centres urbains es modèles culturels anciens est pratiquement impossible et qu’en plus diverses autres causes (mode de vie citadin, les urgences et les exigences de la vie urbaine, le mode de production et l’habitat…) incitent les populations à recouvrir aux méthodes modernes, tandis que dans les campagnes, la ritualisation tend à régresser, conséquence de la conjonction de facteurs différents (modes de production des cultures commerciales, modes d’échange, agressions culturel et mentalités nouvelle, etc).
Peut-on alors espérer voir disparaître d’elles-mêmes les mutilations sexuelles, condamnées à l’être par les diverses nécessités et déterminations ?
Une évidence cependant : la circoncision est, dans l’Afrique contemporaine, la mutilation la plus répandue et la plus pratiquée : tous les hommes, de toutes les religions et de toutes les ethnies, sont circoncis alors que toutes les femmes ne sont pas excisées. Car l’excision n’était pas, et n’est toujours pas pratiquée chez certaines ethnies (cf. les wolof du Sénégal), malgré l’islamisation. On peut donc penser légitimement que l’excision est susceptible de régresser, voire de disparaître, en raison des nécessités et de la modernité.
Une seconde évidence : l’abandon délibéré des mutilations, et donc la non reproduction des modèles culturels traditionnels qui leur étaient liés., peut constituer un préjudice culturel impossible à apprécier. La régression, sinon la disparition de l’éducation traditionnelle africaine, accélère le processus d’intégration de l’Afrique dans le mouvement universel d’uniformisation des valeurs au moment où l’Unesco milite et contribue à la préservation des identités culturelles nationales. Déjà en Afrique, la situation présente et la crise actuelle des valeurs conduisent à un mimétisme sans discernement et à une perte de l’identité culturelle.
Il est certain que partout à travers le monde et dans toutes les sociétés, sous des formes diverses, le corps humain a été et est encore l’objet de modifications et d’adjonctions : déformations ou mutilations, tatouages ou scarifications, vêture et parure, soins relevant de la cosmétique… reflètent l’engagement de l’homme dans les artifices de la culture.
Ces pratiqes peuvent sans aucun doute avoir des buts fonctionnels et utilitaires, répondre à des nécessités religieuses et sociales… Mais quelles que puissent être les motivations présidant à ces pratiques, elles n’excluent pas le besoin d’embellissement. Le besoin de beauté (vecteur essentiel de la féminité), le sens et la conscience esthétique de l’homme s’investissent parfois dans des domaines et des activités apparemment inesthétiques.
Aussi, les pratiques mutilantes et esthétisantes africaines ne semblent pas pouvoir être strictement réduites à des procédés magicoreligieux, ou des usages cruels et barbares, dont la finalité profonde serait exclusivement l’aliénation de la femme noire. Leur dimension culturelle, donc humaine, est indéniable.
BIBLIOGRAPHIE
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(12) Maertens Jean-Thierry).Ritologiques II. Le Corps sectionné (Paris, Aubier-Montaigne).
(13) Maertens Uean-Thierry). – Ritologiques III. Masques et Miroir (Paris, Aubier-Montaigne).
(14) Maertens Uean-Thierry). – Ritologiques.IV. Dans la Peau des autres Paris, Aubier Montaigne).
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(17)Savané (Marie-Angélique). « Beauté noire, où est-tu ? « Famille et Développement » Dakar, n° 4, octobre 1975, pp. 35-38).
(18) Sylla (Abdou). -Création et Imitation dans l’art africain traditionnel (Dakar, IFAN, 1984).
(19) Sylla (Abdou). – « Sur l’Esthétique de la Femme africaine », Ethiopiques 1985, nouvelle série, volume n° (12).
(20) Thiam (Awa). – La Parole La parole aux négresses (Paris, Denoë/Gonthier, 1978).
[1] Le féminisme est un mouvement de revendications regroupant des femmes intellectuelles dont la vocation est l’émancipation de la femme, en luttant pour lui restituer ses droits et la parole, et pour la libérer des diverses formes d’aliénation et d’oppression : sexuelles, économiques et politiques notamment.
[2] La revue Femmes et Sociétés, créée par la Sénégalaise Awa Thiam, est une Revue de la Commission internationale pour l’abolition des mutilations sexuelles ».
[3] A titre d’exemples, citons :
– Le Séminaire de l’organisation mondiale de la Santé dont le thème était : Les pratiques traditionnelles affectant la santé des femmes et des enfants Khartoum, Soudan, 10-15 février 1979.
– Année Internationale de la Femme, Mexico, 1975. .
Conférence de Copenhague, 1980.
La Revue Win News
Famille et Développement
La parole aux négresses de Awa Thiam
Les mutilations sexuelles féminines, de Fran Hosken.
[4] Maertens, Jean-Thierry. – Ritologiquesl, II,
III, IV, Paris, Aubier Montaigne, 1978.
[5] Par pratique mutilante, nous entendons non pas seulement les mutilations sexuelles, mais toute action (inciser, déchirer, graver, perforer), réalisée consciemment sur le corps humain, quel qu’en soit le but ; en Afrique, les pratiques les plus connues sont la clitoridectomie et l’infibulation, le tatouage et les scarifications, le biseautage des dents et la perforation des lèvres et des lobes des oreilles.
[6] Toute féminisation comporte une dimension esthétique, la beauté étant une valeur-vecteur de la féminité.
[7] Hosken, Fran. – Les mutilations sexuelles feminines, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p.78.
[8] Hosken, Fran. – op. cité. P. 137.
[9] Hosken, Fran. – op. cité, p. 136.
[10] Hosken, Fran. – op. cité, p. 86,
[11] Cité par Fran Hosken. – op. cité p.203
[12] Lantier, Jacques. – La cité antique. Magie et Sexualité en Afrique noire Paris, Arthème Fayard 1972, pp. 287-300. Lantier rapporte ici les propos d’un « Vieux féticheur quelque peu magicien ».
[13] Epelboin, Alain et Sylvia. – « l’Excision, tradition mutilante ou valeur culturelle.., ENDA, Dakar, n° 319 et 320, 1984.
[14] Hosken, Fran. – op. cité, p. 57.
[15] Hosken, Fran. – op. cité, p. 201.
[16] Il convient de restituer la question des mutilations dans ses justes proportions, car, tous ces effets ne se produisent que dans l’infibulation, qui introduit dans la vie de la femme, un cycle d’ouverture et de fermeture, alors que l’excision, pratiquée surtout en Afrique de l’Ouest, n’a pas de conséquences physiologiques et n’entrave pas l’accouchement ; et contrairement aux thèses féministes, la clitoridectomie ne supprime pas la sensibilité clitoridienne par la réaction du clitoris ; celle-ci subsiste au niveau de la cicatrice ; et selon certains témoignages recueillis, la clitoridectomie accroît notablement la sensibilité clitoridienne (au niveau de la cicatrice) des femmes Bambara. C’est donc à tort que certains auteurs entretiennent la confusion en examinant sans distinction les effets des mutilations sexuelles.
[17] Fran. Hosken. – op. cité, p.279.
[18] Hosken, Fran. – op. cité, pp. 209 – 214.
Les Bundu sont des sociétés secrètes de femmes de Sierra-Léone, à propos desquelles F. Hosken écrit : « les membres de ces sociétés secrètes sont liés par des cérémonies d’initiation secrètes, dont nulle participante n’a le droit de révéler le contenu sous peine d’être chassée de la communauté. Nous savons toutefois que l’excision fait partie des rites d’initiation des femmes , auxquels nul homme n’a le droit d’assister. C’est de ces sociétés secrètes, où la magie joue un grand rôle, que les femmes tirent leur considérable pouvoir politique » (souligné par nous). Ces sociétés secrètes sont dirigées par des femmes qui, en plus, sont parfois chefs de lignées et de clans. A ces bundu féminins correspondent les porodes hommes.
[19] De nos jours, des médecins pratiquent des opérations chirurgicales sous hypnose, c’est-à-dire sans anesthésie (cf. le Dr Léon Chertok, in Le Nouvel Observateur n° 169 du 10 au 16 février 1985, pp. 4042).
[20] Dans un article, « La Séduction, Mode d’emploi, paru dans la revue Aftiea, n° 171, avril 1985 (Dakar, pp. 33-37), Codou Bop rapporte les propos nostalgiques d’une vieille « badiène » (marraine) : « A l’évidence, se plaint-elle, les marraines ont perdu leur rôle, car l’initiation de sa filleule prête à entrer dans la vie lui était confiée. Dès le lendemain de la nuit de noces et pendant quinze jours, elle devait initier la très jeune femme à tous ses devoirs, domestiques, moraux et sexuels ».
[21] Le Kankaran est un personnage célèbre en pays manding, mi-homme, mi-génie, capable de se déplacer dans les airs, affublé d’un masque couvrant tout son corps, il ne sort que la nuit, et exceptionnellement pendant le jour. Il aurait pour fonction, à l’origine , de lutter et de faire la chasse aux mauvais esprits et aux anthropophages, donc de protéger les circoncis pendant toute leur retraite.Ce kankuran est apelé fambondi. A coté de cette première figure, il y a le kankuran profane de divertissement , imitation du premier.
[22] Luneau (René). – Les chemins de la Noce. La Femme et le Mariage dans la Société au Mali 1975, pp.375-423
[23] C’est la retraite, période pendant laquelle la jeune fille, totalement séparée de ses parents – qui n’ont pas le droit de s’y rendre -, fait l’apprentissage de sa nouvelle condition.
[24] Luneau (René). – op. cité, p.413.
[25] Ibidem, p. 413 ; souligné par nous.
[26] Luneau . – op. cité, pp.418-4-19, souligné par nous.
[27] Hanry (Pierre). – Érotisme africain. Le comportement sexuel des adolescents guinéens (Paris, Payot, 1970, p. 55).
[28] Luneau (René). – op. cité, p. 423.
[29] Ibidem, p. 325
[30] Hanry (Pierre). op., cité, p. 189.
[31] Epelboin (Alain et Sylvia). – op. cité, p. 9
[32] Au Sénégal, la réalité et la gravité de cette crise axiologique ont été diagnostiquées par les Etats généraux de l’Education et de la Formation de janvier 1981, le Colloque sur les valeurs sénégalaises de civilisation et la problématique de leur intégration dans le système d’éducation moderne, d’octobre 1981 et le séminaire sur l’éducation civique et morale de janvier 1985.