Philosophie : Descartes et cartésiens

UN PEUPLE INTROUVABLE

Ethiopiques numéro 63 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2ème semestre 1999

Un peuple introuvable [1]

S’interroger sur la nature et le statut du peuple chez Spinoza c’est immédiatement se heurter à une difficulté, voire une contradiction : d’une part le peuple est déterminé, de façon classique comme la masse ou la foule de ceux qui ont à être gouvernés et qui sont toujours susceptibles de se révolter ; risque de la guerre civile, de la stasis qui hante une bonne part de la philoso­phie politique depuis Aristote. Mais d’autre part peuple désigne la commu­nauté comme telle, la multitude (multitudo) constituant la société politique en son être. A l’appui de la première tendance on peut citer ce passage du § 27 du chapitre VII du Traité Politique reprenant un topos de Tacite : la foule (plebs) est terrible si elle ne tremble pas. Propos repris sous une forme appa­remment synonyme dans le scolie de la proposition 54 de la IVe Partie de l’Ethique : le vulgus est terrible quand il est sans crainte. D’où la nécessité de faire en sorte que la masse du peuple (multitudo) soit aussi peu redoutable que possible et n’ait d’autre liberté que celle qui, en vertu même de la constitution de l’Etat (imperium), doit lui être attribuée. [3] Les choses paraissent claires : le peuple n’est reconnu, n’a droit de cité philosophique qu’à la condition d’être soumis à l’autorité de l’Etat ; il n’y aurait, pour le philosophe de peuple digne de ce nom que sous le droit. Pour reprendre un mot de Brecht, n’est un peuple digne de ce nom que celui que l’Etat (ou l’Etat-Parti) a élu. D’ailleurs, comme par une preuve négative, quand le peuple prend l’initiative, il expose son impuissance : ainsi est-il arrivé que le peuple (populus) a bien pu changer de tyran, mais non jamais supprimer le tyran, [4] ce dont témoigne le peuple anglais avec Cromwell. La spontanéité du peuple, de la foule est terrifiante : ultimi bar­barorum ! A l’appui de la seconde on pense bien sûr aux textes caractérisant la démocratie comme ce régime qui est du tout absolu ou absolument absolu (omnino absolutum) [5], dont le concept est donné déjà au chapitre VIII §3 du Traité politique : s’il existe un pouvoir absolu, ce ne peut être que celui que possède la multitude (multitudo) toute entière. Ici le peuple, la multitude est principe du pouvoir politique, et ce n’est que lorsqu’elle exerce effectivement ce pouvoir que la politique est effective, à un point tel que l’on pouvait soute­nir que politique et démocratie sont deux noms pour la même chose. La démocratie identifiée au pouvoir effectif du peuple, serait moins un régime particulier que l’idéal, ou la vérité, en même temps que le principe de toute politique : toute la politique commencerait par une démocratie originaire, et la politique guidée par la raison devrait se donner pour fin une constitution démocratique. Ou plutôt, démocratie, nommerait le pouvoir constituant de la multitude s’affirmant par-delà toute médiation juridique de l’Etat. [6]

En suivant la première ligne de lecture, on ferait de Spinoza un théoricien traditionnel de l’Etat, qui penserait la politique sur un mode juridique, un peu à la manière de Hobbes, s’attachant avec une minutie passablement obses­sionnelle aux rouages d’une machine à produire obéissance et soumission. La seconde en ferait un théoricien anti-étatiste déployant un concept de la poli­tique contre l’Etat, voire un théoricien de la spontanéité populaire, de l’auto­constitution du peuple en sujet politique.

La contradiction apparente entre ces deux points de vue pourrait être levée par la distinction des noms utilisés pour désigner dans chaque cas le peuple : plebs, comme vulgus, avec leur connotation péjorative, viseraient le peuple dans ce qu’il a d’impensable à la fois par l’Etat et par la philosophie, ce peuple qu’il faut exclure, populace réduite au silence politique comme philosophique : impensé voire impensable philosophique, mais objet réel de la répression éta­tique, surgissant sur chacune de ces deux scènes sous les aspects du barba­re ; populus, le peuple reconnu par le droit. Belle distinction, commode, trop commode : d’abord parce que multitudo semble se trouver dans les deux séries de textes, désignant parfois la masse ou la foule dans ce qu’elle a de désorga­nisé, voire de terrible, mais aussi le multiple unifié, donc détenteur d’une puissance supérieure à celle de l’individu, la multiplicité engagée dans la puis­sance constituant la démocratie ou la communauté politique comme telle ; ensuite parce que vulgus prend dans le texte spinozien une autre connotation, celle qui assigne le vulgaire (vulgus) non au fait social de la plèbe, mais à cette cause qu’est l’ignorance, qui conduit à admirer comme un sot, et à s’en remettre aux interprètes de la nature et des dieux, qui n’ont pour seul moyen d’argumenter et maintenir leur autorité que l’ignorance et la stupeur [7]. Le fait est que la foule, celle des vulgaires comme la plèbe, est ignorante, et que l’ignorance ne consiste pas en un vide de savoir, mais relève de la connais­sance du premier genre, de l’imagination, et s’exprime par cette attitude, qu’on pourra qualifier de théologique, qui va de l’adoration à la superstition.

Il nous semble plutôt que la contradiction apparente entre les deux sens du concept de peuple doit être prise comme symptôme de ce que le concept de peuple est déterminé par une tension interne, de ce qu’il exprime nécessaire­ment un rapport entre deux pôles contraires : celui de son impuissance qui est telle que ses membres sont parfois capables de combattre pour leur servi­tude comme s’il s’agissait de leur salut [8] ; et celui de sa puissance, de la puissance de la multitude qui, non seulement, du fait de son nombre préserve de l’absurdité des décisions politiques [9], mais constitue affirmativement l’essence de la communauté politique : ce droit que définit la puissance de la multitude (multitudinis potentia) on a coutume de l’appeler pouvoir public / Etat (impe­rium), et celui-là possède absolument ce pouvoir qui, par le consentement com­mun (communi consensu) a le soin de la chose publique. [10]

La complexité du concept spinoziste du peuple tient, nous semble-il, à cette tension interne qui le détermine, et qui interdit de faire du peuple, d’au­cune façon, un sujet de la politique. Il n’en est pas le substrat permanent, por­teur d’un sens, progressiste-révolutionnaire ou réactionnaire, qui s’exprime­rait à travers ses révoltes. Il n’est pas non plus ce sujet politique convoqué par un événement pour en produire les vérités. Aucune de ces deux hypothèses ne peut être retenue par Spinoza, parce qu’un peuple est déterminé dans et par le processus concret historique de composition / décomposition qui le cause, ce qui interdit de le concevoir comme étant homogène : un peuple est toujours problématique voire contradictoire [11]. Tout se passe donc comme si le concept de peuple était chez Spinoza le lieu d’une aporie, comme si quelque chose résistait à son appréhension philosophique, à sa définition conceptuelle.

Notre hypothèse est que Spinoza tente de dépasser l’opposition classique de la multitudo ramenée à la plebs et du populus, de la populace et du peuple juri­diquement institué et reconnu. Un indice nous paraît donné par le très faible nombre d’occurrences de populus dans le Traité Politique. [12] Un autre tient à l’ambivalence de multitudo évoquée ci-dessus. Or, ce dépassement d’une position par laquelle la philosophie politique classique a tenté d’intégrer le peuple à l’Etat en excluant le peuple réel sous les espèces de la populace, ne prend pas ici la figure de la bonne nouvelle d’un peuple enfin restitué à sa pureté. Elle relève de la détermination d’un concept essentiellement contradictoire du peuple, de l’effort pour s’installer dans cette tension théorique entre la puis­sance de la multitude, affirmation de l’unification libre des hommes en une communauté politique qui détient sur elle-même le pouvoir absolu, et la pas­sivité qui la traverse nécessairement de façon telle qu’une partie de sa propre puissance se retourne contre elle-même. C’est à réfléchir cette difficulté imma­nente à sa problématique que nous allons nous essayer avec Spinoza, dans l’espoir qu’elle nous ouvrira à un concept de la politique qui ne soit ni celui de la gestion étatique, ni celui de la spontanéité populaire. C’est la politique qui devra être pensée comme pratique contradictoire, tirée entre deux pôles : celui de la constitution du peuple, de la communauté comme telle, et celui de l’Etat.

LE RÉALISME POLITIQUE DE SPINOZA

Il nous semble que cette difficulté n’est pas étrangère à ce qu’on a pu appeler le réalisme politique de Spinoza, c’est-à-dire à la critique de l’utopisme ou de l’idéalisme des philosophes, assigné à un moralisme impuissant, et à la préfé­rence accordée à ceux qui ont une pratique politique effective. Les deux portraits sont dessinés en inversion symétrique : les philosophes idéalisent la nature humaine, et figurent une politique utopiste, bonne pour un temps où nulle institution n’était nécessaire, pour condamner les hommes réels ; les politiques parais­sent habiles plutôt que sages, usant de la crainte plus que des prescriptions morales, parce qu’ils ont appris de l’expérience qu’il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes. Moralisme contre habileté, impuissance contre efficacité ? Mais aussi légitimité contre réalité ou droit contre fait. Quant au fond on peut dire que Spinoza procède à un dépassement de l’antinomie du fondement de l’au­torité ou du pouvoir telle qu’elle se développera au XVIIIe siècle, en récusant la symétrie entre la thèse et l’antithèse. Bien sûr les philosophes sont renvoyés à leur impuissance, et les politiques assignés par leur pratique à l’efficacité. Mais la distribution des rôles n’est pas aussi simpliste : la posture moralisante des phi­losophes est prise comme symptôme d’une pratique possible d’exclusion et le savoir empirique des politiques voué à l’échec sans le concept philosophique. Le souci du fondement en droit peut (mal) masquer une ambition de domination [13], de même que la pratique du pouvoir peut conduire à cette forme d’impuissance qui consiste à imaginer que l’on peut tout faire [14], à ne pas comprendre que la pra­tique politique est aussi déterminée que n’importe quelle réalité existante, c’est-­à-dire relève d’une nécessité rationnellement connaissable. L’autorité politique est donc soumise au fait du pouvoir, mais le pouvoir ne peut pas n’importe quoi, sa légitimité étant déterminée strictement par ce qui lui permet ou non de persé­vérer dans son être.

Il s’ensuit que la position des philosophes qui espèrent la direction de la Cité par des sages, considérant le peuple à la fois comme étant incapable de sagesse et capable de comprendre les prescriptions de la raison, aboutit à faire confiance aux gouvernants et à les rendre incapables de se faire obéir. Le moralisme politique cache mal son effet : une auto-proclamation des philo­sophes, assortie d’un mépris du peuple, voire de l’exclusion hors du peuple de ceux qui ne se soumettent pas à son concept préalable. Cette posture par laquelle les philosophes croient agir divinement est en fait une incapacité à penser la politique. Définir la politique par l’idéal, en faire la science idéale du juste, l’art de gouverner les hommes selon cet idéal prescriptif, c’est renoncer à comprendre ce que sont réellement les rapports qui se nouent dans le champ socio-politique. En d’autres termes la sagesse proclamée des philo­sophes masque mal la soumission du peuple à un Etat dont ils souhaitent au moins être les conseillers. Quant aux politiques, l’expérience leur a enseigné qu’il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes. Ils s’emploient donc à pré­venir la malignité humaine et cela par des moyens que l’expérience leur a ensei­gnés au cours d’une longue pratique et qu’utilisent habituellement des hommes conduits par la crainte plus que par la raison. [15] Mais ce que l’expérience enseigne doit être rationnellement vérifié ou démontré. Tel est le rôle imparti dans le Traité Politique au théorème issu de l’Ethique, selon lequel les hommes sont nécessairement soumis aux passions. En conséquence, croire que la multitude ou ceux qui gèrent les affaires publiques peuvent être amenés à vivre selon le seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or évoqué par les poètes, c’est-à-dire d’une histoire imaginaire. [16] Prendre en compte les vices des hommes, c’est donc d’emblée pour Spinoza considérer ces vices comme néces­saires, ayant des causes naturelles, donc présents uniment en tout homme, dirigeants comme dirigés :

Mais la nature est commune à tous : ce sont la puissance et l’éducation qui nous font illusion. C’est pourquoi lorsque deux hommes font la même chose, nous disons souvent que c’est tolérable chez l’un et non chez l’autre ; ce n’est pas l’action qui est différente, c’est son auteur. [17]

La plèbe ne peut donc être considérée comme ce dont la nature est d’être vicieuse ou passionnée, opposée à une classe dirigeante par nature rationnelle.

La nature ne se laisse pas concevoir comme un empire, soumis à la volon­té sage d’un prince, ni la cité comme empire dans cet empire : elle est partout la même c’est-à-dire que les mêmes causes y produisent toujours et partout les mêmes effets, dans les mêmes conditions. Si la connaissance de ces rela­tions nécessaires que sont les lois de la nature permet de réaliser des effets attendus, rien, aucun artifice ne peut mettre à l’abri, permettre d’échapper aux déterminations naturelles. Il faut donc déduire de l’expérience politique plus qu’elle ne dit aux praticiens eux-mêmes : la nécessité d’instituer des dis­positifs concrets destinés à contraindre la foule ou masse, mais aussi les diri­geants : pour qu’un Etat puisse subsister ; il faudra instaurer un ordre tel que ceux qui l’administrent, qu’ils soient guidés par la raison ou par les passions, ne puissent être amenés à se montrer déloyaux ou à mal agir. [18] Ce qui implique une redistribution du schéma classique opposant raison et passions : dédui­re de la raison seule un modèle de cité parfaite c’est, on l’a vu, tomber dans le rêve des poètes, c’est-à-dire, au bout du compte, être amené à mal agir. C’est sur ce fond ontologique que se pose le problème de la formation des sociétés politiques. Et c’est ce que va penser le concept de droit naturel.

LE DROIT C’EST LE FAIT

Mais cette naturalisation de la politique pose une difficulté qui peut paraître redoutable à l’intérieur du système spinoziste, difficulté aperçue déjà plus haut. Si en effet toute chose naturelle se définit par son conatus, par l’effort qu’elle est de persévérer dans son être, comment comprendre alors que cet effort, lorsqu’il conduit des hommes à s’associer en une multitude aboutisse à des effets désas­treux, tels qu’une tyrannie qui persuade ses sujets de contribuer à leur servitude en croyant agir pour leur liberté ? Comment la nature peut-elle produire des vices ? Comment comprendre que le peuple ne soit pas spontanément raison­nable, si par raison on entend la compréhension de ce qui est vraiment utile pour la conservation de soi ? Et plus radicalement comment comprendre que des hommes s’associent pour former un groupe ?

Nous touchons ici au fond de la problématique politique de Spinoza : le concept de Droit naturel, identifié à la puissance :

Par droit de nature j’entends donc les lois mêmes de la Nature : la pro­duction réglée de toutes choses, c’est-à-dire la puissance même de la nature. C’est pourquoi le droit naturel de la nature entière, et par consé­quent, celui de chaque individu s’étend jusqu’où s’étend sa puissance.

Par conséquent tout ce qu’un homme fait en vertu des lois de sa propre nature, il le fait par le souverain droit de la nature, et il a sur la nature autant de droit que de puissance [19].

Droit naturel dit la puissance que chacun a de faire ce qu’il peut, c’est-à­-dire ce qu’il fait : subversion du terme de droit, dans la lignée de Hobbes, qui assimile le droit au fait, interdisant de trouver dans la nature une norme prescriptive fondant la légitimité de la société politique. Il s’ensuit que le droit de nature n’est pas restreint aux seuls enseignements de la raison, et que cha­cun, sage ou imbécile, est dans son droit quand il fait ce que son désir lui dicte de faire. La raison ne peut donc être mise au fondement de l’institution poli­tique. Pire : si tous les hommes étaient raisonnables ou sages, il n’y aurait pas de politique. Le fait de la contrainte étatique atteste suffisamment de la prédominance des passions. Point essentiel qui permet de contourner l’aporie de la pensée juridique dans sa tentative de fonder la politique par le contrat : seuls des êtres raisonnables peuvent calculer les avantages d’un accord et passer contrat. Les théories classiques du droit naturel et du contrat sont obli­gées de supposer une raison précédant le contrat, un droit précédant le droit. Mais si on refuse en même temps une nature sociale ou politique à l’homme comment rendre raison des communautés politiques ? Comment un droit naturel qui n’interdit rien, qui n’est que l’expression de l’appétit ou du désir, peut-il rendre raison des sociétés politiques ? La question est l’inverse de celle que nous posions à l’instant : comment comprendre que les hommes puissent devenir raisonnables au point d’accepter de se constituer en peuple ? La difficulté paraît d’autant plus importante que, contrairement à ce qui se passe chez Hobbes, Spinoza assure maintenir toujours le droit naturel [20]. Autrement dit quelles sont les causes qui rendent raison de ce qu’est un peuple ? Qu’est-­ce qui détermine un peuple à être un peuple ? Qu’est-ce qui détermine des hommes à se constituer en peuple, dès lors que ce ne peut être un calcul rationnel, ni une possibilité naturelle qui s’actualise ? La seule solution pour éviter la pétition de principe, pour éviter la précession de la raison sur elle-­même, c’est-à-dire en fin de compte pour éviter d’assigner le peuple à une essence juridique idéale, c’est de concevoir que des causes naturelles pous­sent les hommes à se constituer en communauté politique. Si l’existence d’un peuple, ou plutôt cette manière d’être qu’est l’existence au sein d’un peuple peut facilement être considérée comme plus raisonnable que l’existence non politique, il est clair aussi que les raisons qui déterminent les hommes à cette existence ne sont pas toutes, ne sont pas d’abord des raisons raisonnables, mais qu’elles doivent relever du désir, des appétits. Le concept spinoziste de droit naturel ne fait que poser ce problème.

LA GENÈSE DE LA SOCIÉTÉ ET DE L’ÉTAT

Or sa solution ne peut pas être simple : rien ne permet en effet de penser, avec les instruments dont nous disposons jusqu’à présent, le passage d’un état de nature dans lequel chacun serait isolé des autres hommes, à un état civil voire politique. Il faut préalablement penser les mécanismes par lesquels les individus se regroupent sur un mode non politique, social, faute de quoi la société politique, donc le peuple serait sans causes : la puissance d’un indivi­du seul dans la nature est en vérité réduite à néant [21]. Il faut donc que les hommes soient d’abord déterminés à vivre ensemble en sociétés, par leurs appétits, par des mécanismes affectifs. Tel est l’objet d’un texte du chapitre V du Traité Théologico-politique : Ce n’est pas seulement parce qu’elle protège contre les ennemis, que la Société est très utile et même nécessaire au plus haut point, c’est aussi parce qu’elle permet de réunir un grand nombre de commodités. [22] Nous sommes ici au niveau d’un mode d’existence pré-politique, celui de la préservation de la vie humaine, laquelle passe par l’organisation collective du travail, c’est-à-dire par la maîtrise de techniques qui demandent la coopé­ration de plusieurs hommes : si les hommes ne voulaient pas s’entraider, l’ha­bileté technique et le temps leur feraient également défaut pour entretenir leur vie et la conserver autant qu’il est possible [23]. Ce que les classiques nomment état de nature est donc chez Spinoza clairement un état social. La question de la constitution de la société ne se pose pas : la société est toujours déjà là, faute de quoi il n’y aurait actuellement aucun homme [24]. Mais cette société ne constitue pas un peuple pour autant. Le jeu des passions y est tel que le groupe ainsi formé est soumis à des forces contraires, traversé par des affects contraires : multitude instable, non réellement unifiée, non dirigée par une seule âme, prise par un flottement de l’âme (fluctuatio animi) [25]. Le ressort des relations affectives qui vont se nouer ici est donné par le concept d’imitation des affects (affectuum imi­tatio), qui rend compte qu’un homme éprouve des affects semblables à un autre qu’il imagine être semblable à lui, a pitié de lui quand il souffre, donc s’efforce de l’aider, donc se glorifie de la joie qu’il procure à son semblable, a honte de la tris­tesse dont il imagine être la cause, s’indigne de la tristesse provoquée par un homme à par un autre homme. Mécanisme affectif de l’entre-aide, mais aussi de la haine réciproque, selon deux voies qui vont se combiner : d’une part, selon le même principe chacun désire ce que désire son semblable, ce qui est cause de conflit pour tous les biens monopolistiques ; d’autre part chacun, au lieu de cher­cher à faire ce que l’autre aime, va s’efforcer de faire en sorte que l’autre aime ce que lui-même aime (ambition de domination) [26] Donc, de la même propriété de la nature humaine d’où il suit que les hommes ont pitié, il suit aussi que ces mêmes hommes sont envieux et ambitieux. [27]

Sous la conduite de l’affect, les hommes sont donc pris par un double mouvement, qui s’origine dans le désir : entraide et haine réciproque. C’est sur cette base matérielle que la question de la formation d’une communauté politique, donc la question du peuple se pose [28]. D’abord en déterminant les causes générales qui peuvent en rendre raison. Si ces causes relèvent des affects, il faut que les hommes soient déterminés à imaginer des avantages à la composition de leurs forces en une multitude unifiée. L’unification doit apparaître à chacun comme fin désirable. Mais ce n’est pas parce qu’ils imaginent cette fin qu’ils entreprennent de la réaliser, mais parce qu’ils ont déjà commencé à s’accorder (convenire) qu’ils sont déterminés à pousser plus avant cet accord : on le voit la foule ou multitude divisée, ne se constitue pas en peuple, en multitude unifiée, dirigée comme par un seul esprit, sous l’impulsion rationnelle d’un dirigeant : le dirigeant lui-même serait un homme mû par un affect, l’ambition de domination, par lequel il tente­rait d’imposer aux autres ce qu’il aime. Relation affective entre dirigeant et dirigés, caractéristique de la tyrannie, dans laquelle la foule est au mieux silencieuse, en réalité envieuse, et capable de s’indigner face aux exactions du tyran, ce qui est un mode de constitution du peuple, voire le mode réel selon lequel les peuples se sont produits historiquement [29]. La composition de la multitude est donc un effet des affects, c’est-à-dire relève de l’imagination par laquelle les hommes se fixent des buts, comme s’ils déterminaient leurs conduites, et cherchent les moyens de les réaliser. Elle exprime une imagination des commodités (commoda), du même type que cette imagination par laquelle nous nous représentons le confort d’une habitation, et qui nous guide dans l’opération de construction du bâtiment [30]. Tel est, nous semble-t-il la logique qui préside à l’idée d’un contrat social : imaginer la nécessité de s’accorder, c’est-à-dire imaginer les avantages qu’une communauté d’hommes pourraient procurer et imaginer le moyen pour y parvenir.D’unefaçon générale, un peuple se forme donc en fonction d’une représentation de ses intérêts, [31] des fins désirables et des moyens de les réaliser. Le peuple est impensable sans son articulation à la pratique sociale. Matérialisme de Spinoza.

Or ce moyen relève encore de l’expérience affective : convenir de tout diriger sui­vant l’injonction de la Raison seule (à laquelle nul n’ose contredire ouvertement pour ne paraître pas dément). [32] Cependant du rationnel apparaît sur le terrain où existe effectivement du commun, même s’il n’est pas déterminé rationnelle­ment mais vécu, subi affectivement : l’opinion publique est ici le mode d’être mini­mum du rationnel, ou plutôt la condition pour que du rationnel advienne. Le pas­sage d’une foule divisée, travaillée par l’envie, à cette multitude qui s’unifie se réa­lise donc sans médiation juridique ou étatique. Contrairement à ce qui se passe chez les auteurs du droit naturel, il est ici impossible de définir essentiellement le peuple par la soumission à l’autorité du souverain, mais par la composition des conatus individuels. Mais parce que cette composition est affectivement déterminée, c’est-à-dire parce qu’elle n’est pas libre mais passive, il s’ensuit qu’elle est tou­jours traversée par des forces contraires de décomposition. L’imagination de l’avantage qu’il y a à composer une puissance collective est habitée par les pas­sions tristes d’envie et d’ambition. D’où la crainte légitime de voir que les autres ne respectent pas l’ordre commun. D’où un dispositif pour parer cette crainte : faire craindre que le non respect de l’ordre commun soit plus désavantageux que son respect. L’Imperium, qui fonctionne à la crainte, donc aussi à l’espoir, est né. L’imaginaire de l’accord s’est différencié en symbolique du commandement et de la loi, selon une genèse similaire à celle qui, chez Spinoza, voit l’imaginaire d’un ordre naturel se retourner en théologique prescrivant d’honorer les dieux. Et l’on sait plus que, selon le concept spinozien du droit naturel, l’Etat n’existe que dans la mesure où il se fait obéir. Telle est la nécessité d’un dispositif répressif, usant de la crainte et de l’espoir.

Mais il nous apparaît qu’un tel dispositif philosophique ne se ramène pas à une justification de la domination étatique, c’est-à-dire aussi que la politique y est pen­sée sur un autre plan que sur celui de l’institution de l’Etat, ce pour deux raisons. D’une part parce que l’Etat n’est pas conçu comme la cause du peuple, mais comme moyen exprimant les contradictions entre les causes qui président à la constitution du peuple. Il relève donc nécessairement d’un pouvoir que l’on peut qualifier de réactif, ce qui ne veut pas dire qu’une politique sans Etat soit ici pen­sable : il y a nécessité de ce pouvoir de réaction, parce que la communauté ne peut pas se constituer selon des causes libres, selon une déduction purement ration­nelle [33]. Ce qui veut dire que la politique est affirmativement au point de la consti­tution du collectif comme tel. Et en même temps qu’un peuple ne peut exister sans Etat, puisqu’alors les déterminations passionnelles remporteraient, la haine réci­proque interdisant toute possibilité d’unification. L’Etat est donc une cause néces­saire de l’existence d’un peuple. Cette distinction est essentielle parce qu’elle enga­ge un nouveau problème, pour l’histoire : celui des causes qui font que tel peuple, le peuple hébreu par exemple, va produire telle forme d’Etat et non telle autre. D’autre part parce que tous les hommes, quelle que soit la position qu’ils occupent dans la communauté, subissent des affects qui déterminent leurs conduites. Le point de vue des gouvernants ne peut donc pas être confondu avec celui de la rai­son. En effet, si l’Etat est expression d’une contradiction réelle, et non pas seule­ment un des termes d’une contradiction, il s’ensuit qu’il est lui-même traversé par la contradiction qui le détermine, et ne peut donc pas être ce qu’il apparaît, à lui­-même et à ceux qui lui sont soumis, une figure de l’universel. Ce par quoi Spinoza ne se laissera jamais ramener à Hegel, ni même à Rousseau. L’Etat n’est pas la vérité du peuple.

IMPUISSANCE ET PUISSANCE DU PEUPLE

Or des hommes n’agissant pas sous la conduite de la raison, guidés par leurs affects, donc ignorants, pris en nombre, c’est ce que Spinoza nomme vulgus. C’est pourquoi le vulgus est terrible quand il est sans crainte (terret vulgus nisi metuat). Et l’on ne voit pas que les dirigeants soient moins à craindre que la plèbe. C’est la raison pour laquelle il ne nous semble pas que, dans ce texte de l’Ethique IV, 54 scolie, déjà cité, vulgus ait la connotation sociale de plebs, et qualifie le peuple ou la foule par opposition aux dirigeants raisonnables, voire tendanciellement rai­sonnables. Antiplatonnisme de Spinoza. Sans doute les affects de la plèbe ne sont pas les mêmes que ceux des gouvernants, mais ils sont les uns et les autres sou­mis aux affects. Aussi l’ambition ne sera contrainte, tout comme l’envie alimen­tant la superstition, que par la crainte et l’espérance. C’est bien ce que signifie le contexte duquel cette formule est tirée : il s’agit, après avoir établi que le repentir n’est pas une vertu, de montrer, dans le scolie, qu’il est un moindre mal, utilisé, par exemple, par les prophètes. Or les prophètes, qui jouent comme des mora­listes, ont un pouvoir, certes de soumission de la plèbe, mais se font craindre aussi des gouvernants du fait de la popularité acquise auprès des foules. Ils insinuent la crainte au sein de la multitude, mais ils manifestent aussi la crainte que les gou­vernants ont de la multitude. Comme le souligne très fortement E. Balibar, crain­te des masses doit s’entendre dans le double sens du génitif objectif et subjectif. [34] Pire : le scolie de la proposition 58 (Ethique IV) montre une complémentarité entre le vulgus et l’orgueilleux, telle que celui qui se croit supérieur est aussi vulgaire que ceux dont il sollicite l’approbation : spectacle de la compétition électorale où chacun rabaisse volontiers la réputation de l’autre, développant un énorme appétit de s’opprimer les uns les autres de toutes les façons possibles. Le rapport entre diri­geants et dirigés ne peut donc jamais être assignable à un rapport tel que les gou­vernants actifs ou raisonnables imposent obéissance au peuple passif. Le concept spinoziste de l’individu interdit un tel schéma : un homme n’est pas un corps joint à une âme, tel que l’activité de l’un serait passivité de l’autre. La passion est uni­ment passion du corps et de l’esprit, du corps-esprit, même si elle s’exprime diffé­remment dans les deux. Si on considère une communauté politique comme un individu, ce qu’elle est dans la philosophie de Spinoza, il s’ensuit donc que la passivité des dirigés s’exprime dans la passivité des dirigeants. S’il y a de la crainte dans la communauté, elle est nécessairement en haut et en bas. Le monde ne se divise pas en plèbe et élite. On peut donc soutenir que plèbe est le nom du peuple pour ceux qui s’imaginent être les meilleurs : la nature est la même chez tous. Tous les hommes deviennent arrogants quand ils exercent quelque domina­tion, tous sont redoutables à moins qu’on ne les frappe de quelque terreur. [35] Ce qui implique que la plèbe n’est pas un donné naturel, qu’elle n’est pas chez Spinoza l’état naturel du peuple, mais qu’elle est le produit de circonstances politiques, qu’elle exprime le fait de la domination :

Si la foule (vulgus), par ailleurs, n’a aucun sens de la mesure, si elle est redoutable à moins qu’on ne la frappe de terreur, c’est que la liberté et l’es­clavage ne se mélangent pas facilement. Enfin, que la plèbe (plebs) soit étran­gère à toute vérité et à tout jugement, ce n’est pas étonnant, alors que les principales affaires de l’Etat sont traitées à son insu, et qu’elle est réduite à les deviner d’après les quelques faits qu’il est absolument impossible de lui cacher. Il faut en effet une rare vertu pour suspendre son jugement. Donc vouloir agir toujours à l’insu des citoyens tout en exigeant qu’ils s’abstiennent de faux jugements et d’interprétations malveillantes, c’est le comble de la sottise. [36]

La plèbe est donc un produit des dirigeants eux-mêmes, de ceux là qui la tiennent à l’écart des instances de décision politique en raison de son manque de jugement. Si la plèbe est une manière d’être du vulgus, ceux qui la déter­minent à être ce qu’elle est en sont une autre. Cercle de l’esclavage et de la superstition. Et cette production d’une plèbe relève de la passion propre aux dirigeants : ambition et orgueil. Mais il faut bien comprendre aussi que si la plèbe exprime l’imaginaire des dirigeants, elle existe réellement : à tenir la multitude dans l’ignorance des affaires communes, c’est-à-dire à la contenir dans l’esclavage, on la rend réellement incapable de raisonner, donc sans mesure, donc soumise aux passions tristes, singulièrement à l’envie. L’existence de la plèbe exprime donc une double passivité au sein de la communauté : passivité des dirigeants mus par l’ambition ; passivité de la multi­tude asservie, craintive, donc superstitieuse, condition pour que les hommes combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut. La plèbe est donc l’impuissance de la multitude.

Mais elle exprime aussi l’impuissance des gouvernants, contrairement à ce que l’expérience paraît enseigner. Mais il ne s’agit là que d’une expérience non réfléchie : celle qui confond la paix civile avec le silence du peuple, c’est-à-dire avec la servitude et la barbarie [37]. En conséquence la puissance de l’Etat est inversement proportionnelle au nombre de citoyens qui participent de son exercice : la souveraineté qui est transférée à une assemblée assez nombreuse, est une souveraineté absolue, ou se rapproche au maximum de la souveraineté absolue. S’il en est une en effet, c’est en réalité celle qui est aux mains de la multitude toute entière. [38] D’où il suit qu’une monarchie est pratiquement impossible, qu’elle est en réalité une aristocratie, et que s’il en existe une elle est le maximum de l’impuissance politique, y compris pour celui qui se croit illusoirement monarque : le roi relève d’autant moins de son propre droit et a des sujets d’une condition d’autant plus misérable qu’il reçoit de façon plus absolue le droit du corps politique . La raison en est claire : il sera nécessai­rement dans la crainte de ses sujets ; et s’il en est ainsi, dans l’illusion de son pouvoir sans limites, il se comportera de façon à imposer ses volontés, ce qui conduira nécessairement à provoquer l’indignation des sujets. Croyant pou­voir agir selon ses volontés, c’est-à-dire ses désirs, il se croira autorisé à tout, ignorant des limites réelles, c’est-à-dire de l’essence de son pouvoir, ce qui pro­voquera nécessairement un changement de la crainte en indignation et par conséquent (de) la société civile en état de guerre . Autrement dit, toujours en vertu du concept de droit naturel tel que l’entend Spinoza, c’est-à-dire aussi en raison de ce que le droit naturel perdure dans l’état civil, la multitude n’est jamais réduite à l’impuissance totale : si en pratique cet Etat (il s’agit ici de l’aristocratie) n’est pas absolu, c’est parce que la multitude demeure redoutable aux gouvernants ; c’est pourquoi elle parvient à garder pour elle-même une part de liberté ; c’est tacitement et non en vertu d’une loi expresse qu’elle la reven­dique et parvient à la garder [39]. D’où il appert que ce souverain qui produit l’in­dignation est en réalité impuissant : la crainte de la plèbe est donc l’impuissance de l’imperium. Mais aussi que l’indignation est un affect capable de reconstituer une multitude de façon telle qu’elle se libère de l’oppression. Est-ce si sûr ? Nous avons déjà vu que Spinoza n’accordait aucune confiance de principe à la révolte du peuple, sans doute capable de changer de tyran, non de supprimer la tyrannie.

Pourtant il accorde ce qui semble bien être une valeur positive à l’indignation quand il soutient que n’appartiennent pas au droit politique les mesures qui soulè­vent une indignation générale.. [40] Elle joue donc comme limite du pouvoir de l’Etat qui se contredirait lui-même, c’est-à-dire qui se détruirait s’il la produisait ; donc qui se détruit chaque fois qu’il la produit, ou pour autant qu’il la produit. La puis­sance de la multitude est ici déterminée par une limite négative qui est en même temps une tension immanente à toute société politique, déterminant son fonc­tionnement effectif. C’est ce qui engage Spinoza dans une théorie des mécanismes institutionnels, théorie de l’Etat comme appareil soumis à des forces qu’il faut connaître afin de les maîtriser : le détail de ces procédures, examinées selon cha­cun des régimes possibles, à l’exception de la démocratie, par inachèvement du texte, exprime le concept d’un corps politique constitué par cette tension perma­nente entre le pouvoir de l’Imperium et la puissance d’indignation de la multitude. Puissance négative par laquelle la multitude ne se pose qu’en s’opposant, réelle­ment ou potentiellement :

Il est certain en effet que, sous l’impulsion de la nature, les hommes se liguent entre eux soit à cause d’une crainte comme, soit par le désir de tirer ven­geance d’un dommage subi en commun ; et puisque le droit du corps politique se définit par la puissance commune de la multitude, il est certain que la puissance du corps politique, et son droit, diminuent d’autant plus qu’il offre lui-même à plus de gens des raisons de se liguer contre lui [41]

En même temps l’indignation semble aussi jouer comme une cause d’unifica­tion des hommes. Qu’elle soit non seulement cause de dissolution du corps poli­tique, mais aussi cause d’unification le § 1 du chapitre 6 du Traité Politique le dit en clair en renvoyant au texte que nous venons de citer : le désir de vengeance contre des dommages subis, qui sert en T.P. III, 9 à penser la dissolution du corps politique, y est donné comme l’un des affects qui peuvent rendre compte de l’uni­fication de la multitude. Y aurait-il une bonne indignation, ou un bon usage de l’indignation ? L’indignation populaire pourrait-elle être positive, au moins indi­rectement ? L’Ethique l’exclut expressément : l’indignation est nécessairement mauvaise. [42] Il faut donc en conclure qu’il y a, dans les causes mêmes qui prési­dent à la constitution du peuple au moins un terme négatif qui ne peut pas ne pas travailler dans l’histoire de ce peuple, qui est sans relève dialectique, qui continue à jouer, sous l’espèce d’une haine comme cause de son impuissance relative. Non pas que le moment originel enveloppe l’essence de ce que le temps devra actualiser. Mais parce que des causes matérielles produisent nécessaire­ment des effets. On l’a vu, le premier effet de l’unification passionnelle de la mul­titude est l’institution d’un pouvoir de contrainte qui fait durer l’accord commun. Pour autant que cet accord relève d’une haine, haine du tyran, haine d’une autre nation, haine de classe, l’institution étatique l’entretiendra nécessairement afin de l’orienter et de maintenir la cause de l’union. Ainsi par exemple de la haine de l’étranger que les Hébreux transforment en piété, [43] qui est l’un des dispositifs éta­tiques produisant leur communauté politique, associé à une prise en charge des activités quotidiennes par la religion, destinés à régler la vie de ces hommes d’une complexion grossière et déprimés par la servitude. [44] Il y donc, dans l’institution étatique – et dans tout ce qui relève de ce genre d’institution comme les ligues ou les partis – l’expression de cette haine qui est l’une des causes de l’unification de la multitude, susceptible de se retourner contre elle, parce qu’elle est une dimen­sion de l’imaginaire constitutif du peuple.

Le rapport de la multitude à l’Etat est donc contradictoire. D’une part, la mul­titude reste une foule divisée donc impuissante, sans la médiation des institu­tions étatiques. L’Etat est donc bien cause de l’existence d’un peuple. Mais il n’en est pas la cause déterminante. Il faut d’abord que la multitude s’affirme comme telle dans son unité, expression immédiate de sa puissance. Mais cette affirma­tion n’en est que l’expression ontologique : elle n’a pas d’existence dans la durée.

Elle ne peut exister que sous condition de la contrainte étatique. Mais d’autre part cette contrainte, dont on comprend qu’elle exprime l’impuissance de la multitude est prise dans les limites au-delà desquelles elle se nie elle-même : puissance négative de la multitude. Ce qui doit s’entendre sur un mode géné­tique : ce jeu est détermination d’une pratique politique, ou plutôt d’une double pratique de la politique. De celle de l’Etat d’une part qui sera d’autant plus efficace que ses décisions iront dans le sens des intérêts du peuple, ou de ce qu’il imagine tel. Ce qui engage un double mécanisme étatique : méca­nisme institutionnel pour contraindre les dirigeants à user du pouvoir en vue du bien commun, non du leur propre ; mécanisme idéologique pour produire l’obéissance, du peuple, voire l’amener à imaginer que la politique d’Etat est conforme à ses intérêts. Mais il y a place aussi pour une pratique non éta­tique, politique de la multitude qui est véritablement absolue. Que du point de vue de l’Etat cette pratique politique du peuple soit sourde, qu’elle vaille seulement comme limite à ne pas dépasser sous risque de l’indignation, c’est-à­-dire à terme de la guerre, c’est clair. Que pour l’essentiel Spinoza ne la pense expressément que sous cet aspect, c’est certain. Mais l’insistance avec laquel­le il réfléchit la démocratie comme fond essentiel de la politique nous paraît ouvrir cette perspective d’une politique non soumise au droit ou à l’Etat. La puissance de la multitude n’est jamais un donné : suggérons qu’elle est pen­sée par Spinoza comme une tâche politique, non réductible à l’administration étatique. Qu’elle ne puisse pas se concevoir réellement sans l’Etat montre que le concept est ici contradictoire. Mais cette contradiction ne nous apparaît pas comme limite du système, mais au contraire comme l’objet qu’il se propose de penser sous ce terme. C’est en ce sens que le peuple est introuvable : il n’exis­te que dans des conjonctures où il se produit, travaillé par des causes qui le détruisent.

[1] Le texte est le résultat d’une communication faite au sein du Groupe d’Etude du Matérialisme Rationnel (G.E.M.R), et constitue l’essentiel d’un chapitre de l’ouvrage collectif La puissance de la multitude à paraître aux éditions Le Temps des Cerises.

[2] Gérard BRAS est professeur de Philosophie au Lycée Albert Schweitzer – Le Rinay – France.

[3] T. P. VII, 5.

[4] T. T. P. p. 309

[5] Traité Politique XI, 1, cité par la suite T.P. suivi du N° du chapitre et du §.

[6] Cette ligne de pensée a été particulièrement développée par A. Negri : Mon hypothèse est que la démocratie spinozienne, omnimo absolutum democraticum imoerium, doive être conçue comme une pratique sociale des singularités qui s’entrecroisent dans un processus de masse. (Spinoza subversif p. 62. Kimé). On lira aussi L’anomalie sauvage P.U.F.

[7] Ethique, Appendice de la 1ère partie.

[8] T.T.P. p. 21.

[9] Voir T.T.P. p. 267 : dans un Etat démocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une absurdité. (C’est nous qui soulignons).

[10] T.P. II. 17.

[11] Nous voulons dire Ici tout ce que notre analyse doit aux travaux d’Etienne Balibar, singulièrement à son article, Spinoza, l’anti-Orwell. La crainte des masses, publié d’abord dans Les Temps modernes, et repris dans La Crainte des Masses (Gallilée).

[12] L’index du Traité établi par P.F. Moreau.et R. Bouveresse (in Spinoza Traité Politique éd. Répliques) en recense deux, en VII, 5, où il s’agit effectivement d’un peuple constitué sous l’autorité du roi.

[13] Rappelons que l’ambition prend chez Spinoza deux aspects : elle est d’abord cet effort pour faire quelque chose, et aussi pour s’en abstenir, pour la seule cause de plaire aux hommes, (Etique III, 29, sc.) puis devient cet effort pour faire que chacun approuve ce que soi-même on aime (E. III, 31. sc.)

[14] En effet si le corps politique n’avait pas été lié par ces lois et règles sans lesquelles il n’est pas un corps politique, il faudrait alors le considérer non comme une chose naturelle, mais comme une chimère (…) en ce sens nous pouvons dire que le corps politique pèche quand il agit contre le commandement de la raison. T.P. IV. 4.

[15] T.P. 1, 3.

[16] T.P. 1, 5.

[17] T.P. VII. 27. On lira avec intérêt l’analyse précise de ce texte menée par Marilena Chaui, La plèbe et le vulgai­re, publiée dans Spinoza et la Politique, Ginnini. Moreau, Vermeren éd. (L’Harmattan).

[18] T.P. I, 6.

[19] T.P. II. 4.

[20] Lettre 50 à J. Jelles

[21] Aussi longtemps que le droit humain naturel est déterminé par la puissance de chacun pris séparément, ce droit est sans portée aucune : il est plus imaginaire que réel puisqu’on n’a aucune façon sûre de le faire pré­valoir. T, P. II, 15.

[22] T.T.P.. p. 105 P.F. Moreau donne de ce passage une analyse très précise, en réfléchissant la différence entre societas et imperium, dans Les deux genèses de l’Etat dans le T.T.P., in La Recta ratio, hommage en l’hon­neur de B. Rousset, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne.

[23] op. cit.

[24] Ce qui ressort de l’explication même que Spinoza a suggéré, c’est que l’état de nature, au sens strict, ne peut pas exister, et que par conséquent il n’y a pas, en réalité, de genèse de la société politique à partir de cet état. (…) L’état de nature, en réalité, dans la mesure où il se détruirait de lui-même s’il existait, est la genè­se même de la société politique, et non pas du tout ce à partir de quoi s’effectuerait cette genèse. A. Matheron, L’indignation et le conatus de l’Etat spinoziste, in Spinoza, puissance et ontologie, p. 160, 161. H. Rizk et M. Revault d’AHones éd. (Kimé).

[25] Ethique III, 27. 31 et 32.

[26] Sur toutes ces questions on lira avec intérêt A.Matheron : Individu et communauté chez Spinoza p.à (Minuit) ; voir aussi P.F. Moreau Affects et politique, une difficulté du spinozisme, in Spinoza et les affects Presses de l’Université de Paris-Sorbonne

[27] Ethique III, 32, scolie.

[28] Puisque les hommes sont conduits par la passion (affectus) plus que par la raison, il suit de là qui si la mul­titude (multitudo) s’accorde (convenire) naturellement et accepte d’être conduite comme par un seul esprit (una veluti mente), elle ne le fait pas sous la conduite de la raison, mais par la force de quelque passion commu­ne : espérance, crainte, ou désir de tirer vengeance d’un dommage subi en commun. T.P. VI, 1, traduction P.F. Moreau, éd., Répliques.

[29] Voir T.P. VI, 4, nous reviendrons plus bas sur cet aspect essentiel.

[30] Voir, sur ce mode de pensée, la préface à la quatrième partie de l’Ethique.

[31] P.F. Moreau analyse précisément dans l’article cité (Affects et politique), la distinction à faire entre la déter­mination par les affects etcellepar les Intérêts.

[32] T.T.P. XVI. p. 264. C’est nous qui soulignons.

[33] E. Balibar a montré qu’il a dans l’Ethique, IV, 37, deux lignes, qui se manifestent par deux démonstrations distinctes, pour penser la constitution politique : l’une selon la raison, l’autre selon les affects, la seconde étant celle qui rend compte de la réalité existant. Voir Spinoza et la politique chapitre 4. P.U.F.

[34] Voir, Spinoza, l’anti-Orwell, art. cit.

[35] T.P., VII 27 trad. Moreau. C’est nous qui soulignons.

[36] Id.

[37] Voir T.P. II, 4-6 ; la paix n’est pas une simple absence de guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force d’âme. Ainsi que VI, 4-8.

[38] T.P. VIII, 3. C’est nous qui soulignons.

[39] T.P. VIII, 4

[40] T.P. III, 9. Sur le statut politique de l’indignation, on lira l’article cité d’Alexandre Matheron, sur lequel nous nous appuyons ici.

[41] T.P. III, 9.

[42] IV, 51 scolie.

[43] T.P.P.. XVII. p. 292, 293.

[44] T.P. P.. V. p. 107. Notons que la complexion, l’ingenium ne relève pas chez Spinoza de la nature, mais est produit des circonstances, de l’expérience, de l’histoire. cf. T.T.P. p. 61. 72 et 295.