Philosophie : Descartes et cartésiens

ESPRIT CARTESIEN ET MATHEMATIQUE DE L’ESPRIT

Ethiopiques numéro 63 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2ème semestre 1999

Qu’entendre, d’abord, par « mathématique de l’esprit » ? C’est le logicien anglais George Boole qui désigne ainsi le système, par lui achevé, d’un calculus ratiocina­tor, d’une logique universelle comme algèbre abstraite. Et ainsi, à la fois par la création de ce système et par sa désignation comme une « mathématique de l’es­prit humain », il retrouvait une des lignes de force majeure de l’œuvre de Leibniz : lequel avait pensé construire, en prolongeant Descartes contre Descartes lui­-même, et à partir des développements manifestant toute la puissance de l’écritu­re algébrique, de la spécieuse générale, et au-delà de la seule logique de l’Ecole, sempiternellement aristotélicienne, la mathématique de cette faculté par laquelle on s’entend.

Dans ces développements, Descartes, on le sait, a tenu une place éminente ; et l’œuvre scientifique de l’auteur de La Géométrie a établi l’importance décisive de l’approche algébrique en mathématique. Mais on sait également, par ailleurs, à quel point Descartes s’est défié de cette « puissance » du signe algébrique dont il a écrit, en de nombreux passages des Regulae ad directionem ingenii qu’il risquait de faire écran à la pensée au lieu de favoriser ses opérations : d’empêcher que « l’es­prit demeure présent à lui-même » pour qu’il puisse, comme l’ écrit Yvon Belaval, « voir ce qu’il pense et comment il le pense » [2] : ce qui va, en effet, tout à fait à l’en­contre de cette philosophie de l’attention qu’est le cartésianisme.

Mon propos sera ici, par rapport à cette « mathématique de l’esprit », de poser quelques interrogations sur le sens qui a pu être donné à « l’esprit cartésien » en matière de philosophie de l’algèbre : d’une part dans une philosophie de type leibnizien qui considère que de cet esprit, en ce domaine, Descartes n’aura pas tiré toutes les conséquences et, au fond, véritablement saisi la portée [3] : d’autre part et à l’inverse, dans une perspective comme celle qu’exprime Auguste Comte lorsqu’il écrit que « l’esprit » ou le « principe cartésien » en matière d’algèbre, destiné à « régé­nérer », selon ses mots, « la culture » de cette discipline, s’est vu trahir en consé­quence de « l’essor même » qu’il a suscité « dans les conceptions algébriques ». Voici ce qu’il écrit, en effet, dans le tome 1, le seul finalement paru, de la Synthèse Subjective : « Il faut d’abord reconnaître que le principe cartésien inaugura, pour l’algèbre, une discipline spontanée, en lui procurant une destination géométrique, qui devait naturellement régénérer sa culture. Néanmoins, ce régime fut bientôt compromis d’après l’essor même qu’il suscita dans les conceptions algébriques, dont l’évolution ne pouvait être convenablement appréciée, tant que le positivisme n’avait point surgi » [4].

Selon donc les deux perspectives que voilà, je voudrais tenter d’éclairer certains aspects, liés à la philosophie de l’algèbre, de ce que nos assises présentes pour­suivent sous la notion d’ « esprit cartésien » ; la première liée à la notion d’intuition, la seconde à celle d’interprétation. L’illustration de ces deux sens constituera les deux grands points de mon exposé.

MATHÉMATIQUE DE L’ESPRIT ET INTUITION

Les traités mathématiques du XIX ème siècle, prenant toute la mesure de l’ « essor » qui fut suscité la Géométrie cartésienne ont souligné, ce faisant, que dans l’algèbre, Descartes avait su trouver une démarche et des procédures dont la marque principale était la généralité ou l’universalité ainsi que l’uniformité.

Par exemple, dans l’introduction de son Traité des Propriétés Projectives des figures [5] le géomètre français Jean Victor Poncelet oppose la « généralité » inhérente à la démarche algébrique qui est celle de la géométrie analytique au caractère « hasardeux » des résultats auxquels l’on parvient par la considération de figures toujours nécessairement particulières. Ainsi, autant la première illustre l’esprit de méthode, autant dans le raisonnement sur « des formes réelles et existantes », il fait appel plutôt à la « sagacité de celui qui remploie », qui donc dépense des trésors d’ingéniosité en recommençant à chaque fois, même lorsqu’il passe « d’une certai­ne disposition générale des objets d’une figure « à une » autre disposition également générale de ces objets, et qui aurait toute l’analogie possible avec la première » [6].

A la « sagacité » ou l’ingéniosité d’une démarche toujours condamnée à se don­ner des moyens différents selon les objets considérés, s’oppose donc « l’uniformité » d’une géométrie algébrique qui « établit, par une seule formule, des propriétés générales de familles entières de courbes ».

Il ne s’agit pas là uniquement d’un jugement que seule une postérité pouvait formuler à partir d’un point de récurrence où tout le sens et la portée d’une disci­pline nouvelle auraient achevé de se déployer. Au contraire, on sait que Descartes lui-même a eu pleine conscience de l’importance de la « science admirable » qu’il avait créée qu’avec Pierre Fermat. Et si l’on ne peut pas, bien sûr affirmer comme Eric Temple Bell le fait, par exemple, que c’est la géométrie algébrique exposée en 1637 qu’il avait en vue en s’enthousiasmant, dès 1619, dans le court texte des Préambules, pour le « trésor mathématique de Polybe le Cosmopolite » – c’est-à­-dire, nous indique Ferdinand Alquié, de René Descartes soi-même se donnant là un pseudonyme pour le traité qu’il projetait alors d’écrire [7] – il reste que l’idée d’une unité de la science par celle de la démarche de l’esprit est déjà présente, en quoi cette géométrie trouve son fondement.

D’ailleurs la lettre au Révérend Père Mersenne de Mars 1636 nous rappelle que cette géométrie devait figurer dans un ouvrage dont le titre général, qui sera fina­lement Le Discours de la Méthode devait d’abord être le Projet d’une science Universelle, qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus, la Dioptrique, les Météores, et la Géométrie, où les plus curieuses matières que l’au­teur ai pu choisir, pour rendre preuve de la Science universelle qu’il propose sont expliquées en telle sorte, que ceux mêmes qui n’ont point étudié les peuvent entendre. Et voici en quels termes, dans cette lettre, Descartes exprime la portée de sa Géométrie ; « un volume pas plus grand que de cinquante ou soixante feuilles » dit-il qui, cependant, « (donne) une façon générale pour soudre tous les problèmes qui ne l’ont jamais été », [8]

Dire ici que l’unité ou l’uniformité apportées par l’algèbre à la géométrie est celle là même de l’esprit c’est dire qu’elle est celle de la mens, de l’entendement à l’ex­clusion de la représentation imaginative. Au-delà des « yeux et de l’imagination » par quoi se donnent les mathemata, en « figures imaginaires », ou « nombres abs­traits » et à travers des « démonstrations superficielles que l’on trouve plus souvent par hasard que par savoir-faire », il s’agit de retrouver la pureté des opérations de l’entendement, de la mens, qui est celle de cette science « préférable à toute autre connaissance à nous transmise par voie humaine, attendu qu’elle est la source de toutes les autres », [9]

« Mathématique de l’esprit » ou de l’entendement s’entendra donc : la mathéma­tique que réalise l’esprit lorsqu’il procède, selon les mots de Léon Brunschwicg, à la « résolution intellectuelle de la donnée géométrique » [10]. Et c’est de cette mathé­matique d’essence purement intellectuelle que la quatrième des Regulae ad direc­tionem ingenii dit qu’il s’agit de retrouver les traces enfouies dans des vérités qui ne savent pas, finalement, rendre raison d’elles-mêmes, qui ne forment pas une unité mais une collection et dont la dispersion témoigne de cette vue discontinue des choses qui est le propre de la représentation imaginative.

Insuffler dans la démarche géométrique l’intellectualité de l’algèbre, son carac­tère pur et dépouillé, se traduit alors par l’introduction, au livre second de la Géométrie, de la notion des coordonnées dites désormais cartésiennes, permet­tant de penser un point comme un couple algébrique, des courbes et leurs carac­tères comme des équations avec leurs propriétés analytiques. C’est là, on le sait, ce qui a fait écrire à Eric Temple Bell, parlant de la « puissance réelle de la métho­de cartésienne » :

« Ainsi donc, non seulement nous n’usons plus de la géométrie comme pilote ; nous lui avons mis un sac de briques au cou avant de la jeter par-des­sus bord. A partir de maintenant, ce sont l’algèbre et l’analyse qui seront nos pilotes sur les mers sans cartes de « l’espace » et de sa « géométrie ». [11]

Mais cette appréciation enthousiaste est-elle réellement fidèle à l’esprit carté­sien ? Ne va t-elle pas plutôt dans le sens du renforcement de « la disposition anar­chique de l’algèbre » qui conduit cette discipline à « l’usurpation » selon les expres­sions d’A.Comte ?

Sans doute faut-il ici, pour répondre à cette question, dédoubler la notion « d’es­prit cartésien » en, d’une part, ce qui procède effectivement du principe même de la démarche qui a ramené la géométrie à l’algèbre et qui a posé l’autonomie de celle-ci, quoiqu’en la mettant au service de celle-là, en préparant ainsi l’émergen­ce de l’algèbre abstraite ; et, d’autre part, l’esprit même de sa philosophie intui­tionniste qui interdit d’aller dans cette direction qui consiste, au bout du compte, à « mettre la raison en vacances ».

Il est, en effet, pour Descartes, deux manières d’affaiblir la lumière de l’esprit lorsque l’on fait des mathématiques. La première est d’ignorer ce que cette scien­ce est en vérité et dans ce cas les démonstrations qui sont du ressort des yeux et de l’imagination feront qu’on se déshabitue d’user de sa raison [12]. La seconde est de confier pour ainsi dire les opérations intellectuelles à l’efficace des sym­boles et au caractère mécanique des procédures de déduction ainsi que font les dialecticiens, en posant qu’on peut « aboutir à une conclusion certaine par la seule vertu de la forme » [13]. C’est alors, nous dit l’auteur, que nous mettons notre raison au chômage.

Si Descartes, dans la Règle XVI, par exemple, indique très clairement toute l’importance, pour la science, d’une langue algébrique bien faite, d’un système de symboles qui permette de libérer « une partie de l’attention pour lui rendre sa fraîcheur » – et on sait, à cet égard, le rôle historique qui, dans le développement de l’analyse, fut joué par la notation cartésienne – il reste que l’esprit cartésien, dans ce domaine, tient sans doute tout entier dans le principe que les signes ne sauraient être que des « auxiliaires » pour « maintenir notre pensée à l’état d’attention » [14]. Pour que la pensée, toujours, soit réellement auprès d’elle-même, il faut que nous prenions garde, si nous pensons bien dans les signes, que les signes ne pensent en nous.

C’est là en effet une manifestation de l’éternel « esprit cartésien », je veux par­ler ici du principe de prudence chez Descartes qui lui a fait abandonner l’idée, un moment envisagée, d’une langue simple de signes linguistiques à partir desquelles les notions seraient obtenues par composition. Mais qui ne serait pas à priori séduit par l’idée d’une « grammaire universelle pour toutes les nations ? » comme les sens, les signes m’ont souvent trompé et il est arrivé que croyant avoir trouvé la vérité dans les enchaînements symboliques je me rende compte ensuite de ma méprise. L’usage effectif de la raison est donc soumission à une intuition qui jamais ne perd de vue son objet : il est primat du jugement sur le raisonnement, la déduction elle-même n’étant jamais, comme dit J. Vuillemin qu’un « mouvement médiat, mais continu et ininterrompu d’intuitions » [15].

L’antilogicisme de Descartes est donc là, qui rompt avec la tradition aristotéli­cienne telle qu’elle est refondée par Leibniz, d’un primat du raisonnement sur le jugement. Et c’est cette même tradition qui reprochant à Descartes de n’être pas allé jusqu’aux ultimes implications, nécessaires du nouveau paradigme analytique construira une signification logiciste de la notion de « mathématique de l’esprit » : non plus la mathématique que fait l’esprit, mais celle qui exprime l’esprit, faisant ainsi passer de l’intellectualité de l’algèbre à ce que l’on pourrait appeler une algé­bricité des opérations intellectuelles.

LA MATHÉMATIQUE DE L’ESPRIT ET LA QUESTION DE L’ININ­TERPRÊLABLE

D’une certaine façon, c’est ce passage que vise la condamnation comtienne de l’ « anarchisme » algébrique, telle qu’elle est menée au nom du « principe cartésien » qui serait, selon lui, parvenu à la pleine compréhension de soi avec l’avènement du positivisme. [16]

Ce principe cartésien est défini par A Comte dans le Cours de philosophie positive où il célèbre La Géométrie de Descartes : « l’admirable conception de Descartes », écrit-il « relative à la géométrie analytique » (constitue une) découverte fondamentale, qui a changé la face de la science mathématique, et dans laquelle on doit voir le véritable germe de tous les grands progrès ultérieurs [17].

Ce qu’apporte alors à cette « conception » l’avènement du positivisme, c’est l’ex­plicitation de sa signification encyclopédique, autrement dit de son rang au sein du système scientifique de « classification positive ». Et si dans la formule de la clas­sification des sciences fondamentales qu’effectue Comte, la science mathématique est absente c’est, dit-il, qu’elle « est bien moins importante par les connaissances très réelles et très précieuses (…) qui la composent directement que comme consti­tuant l’instrument le plus puissant que l’esprit humain puisse employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels ». [18] Ainsi cet instrument se dédouble­ra en un calcul abstrait qui ne saurait jamais être autre chose qu’un moyen, une méthode, et une « mathématique concrète » composée de la géométrie générale d’une part, de la mécanique rationnelle de l’autre.

Or, Léon Brunschvicg, dans ses réflexions sur la « philosophie mathéma­tique » d’Auguste Comte, indique que dans les années qui ont précédé la paru­tion du Cours de philosophie positive, les travaux relatifs aux techniques de la mathématique abstraite ont déjà rompu l’équilibre qui pouvait permettre à Comte (et à Kant, d’ailleurs avant lui) de se donner ainsi l’unité d’un système permettant « d’assurer le passage du raisonnement mathématique au contenu de l’expérience ». [19] Les exemples qu’il cite de ces transformations concernent alors les travaux de mathématiciens du Continent.

En fait, en Grande Bretagne, dans le même temps et de manière encore plus nette, le calcul prend son essor, non pas pour usurper la présidence encyclo­pédique, [20] mais, au-delà de tout esprit encyclopédique, et contre le géométris­me par quoi se caractérise, finalement, ce que Comte pose comme étant le prin­cipe cartésien, pour établir une véritable déclaration d’indépendance de la science algébrique vis-à-vis de la démarche géométrique. En parlant de « décla­ration d’indépendance » dans la continuité des métaphores politiques d’A. Comte, je fais allusion à un texte fondateur de Robert Woodhouse, datant de 1802, précisément intitulé « De l’indépendance des recherches analytiques et géométriques et des avantages qu’il y a à les séparer » [21].

Contre ce qui était jusque là leur statut de simple méthode de recherche par opposition à celle de la synthèse, cette affirmation de l’autonomie des démarches analytiques – ce que Comte appellerait leur anarchie ou leur indis­cipline théorique – est au principe de la constitution de l’école algébrique de Cambridge, du développement de l’algèbre abstraite en Grande-Bretagne ; avec pour conséquence, entre autres, l’apparition d’algèbres non numériques, où les signes, désormais indépendants de la quantité ou de la mesure, peu­vent alors représenter des conceptions de l’esprit en un système logique.

L’idée que différentes algèbres sont possibles selon les règles que l’on s’y donne permet l’émergence d’une algèbre avec une grammaire spéciale qui la fait mathématique de l’esprit dans le sens où elle en est l’expression. La com­préhension leibnizienne de l’esprit de l’analyse cartésienne, paraît alors prendre le pas sur ce qu’Auguste Comte appellera le « principe cartésien ».

Si cette signification de la mathématique de l’esprit trouve son origine dans les multiples travaux longtemps restés non publiés de Leibniz, elle a connu sa pleine expression ainsi que sa réalisation en un système logique achevé, chez le mathématicien anglais George Boole. Celui-ci, revenant sur la logique de la tra­dition aristotélicienne, trouve pour dire ce qui manque à celle-ci et qui lui a valu le mépris d’un Descartes ou d’un Pascal, des mots qui font parfaitement écho à la position du philosophe de Hanovre sur cette question. Cette logique, écrit George Boole, pour l’instant n’est pas une science mais une collection de vérités scientifiques, trop incomplètes pour former à elles seules un système, et pas assez fondamentales pour servir de base à un système algébrique comme le pro­jet qui va « montrer comment les procédures du syllogisme et la conversion peu­vent s’effectuer de la manière la plus générale (…) en les situant dans le contex­te d’un système de logique qui trouve ses fondements (…) dans les lois ultimes de la pensée » [22].

Bien entendu, mon propos en saurait être ici d’exposer, même sommaire­ment, ce système construit sur l’idée que ces lois ultimes de la pensée sont mathématiques en leur essence et qu’elles trouvent leur expression dans une algèbre non numérique où les symboles littéraux représentent des opérations de conception et les signes d’addition et de multiplication des procédures logiques de combinaison de ces conceptions. [23] Ces éléments primitifs d’une algèbre de la logique sont présents dans les esquisses logiques de Leibniz, d’ailleurs.

Je voudrais me contenter d’évoquer deux points liés à la démarche de consti­tution d’une algèbre logique comme étant la mathématique même de l’esprit, en contraste avec ce qui a été dit de « l’esprit cartésien » en la matière : le premier point concerne l’algèbre abstraite comme langue de l’entendement, le second le statut de l’ininterprétable.

Sur le premier point, je voudrais évoquer un passage tout à fait exemplaire de ce que j’ai déjà appelé « un optimisme de symbolique » caractéristique de la pensée algorithmique [24] ; ce passage est tiré des Lois de la Pensée de Georges Boole, qui écrit qu’ « il nous serait difficile de concevoir que les innombrables langues et dialectes de la Terre aient préservé à travers les âges tant d’éléments communs et universels, si nous n’étions sûrs que leur accord est fondé, d’une manière profonde, sur l’existence de lois dans l’esprit même » [25].

Singulière et significative confiance dans le langage : on ne doute pas que l’entendement n’ait des lois, mathématiques dans leur forme, desquelles, nécessairement, les langues portent toutes traces, puisqu’elles en sont le miroir plus ou moins fidèle. Et ainsi, la reconstruction symbolique du langa­ge comme « instrument d’expression et de pensée », tel que l’emploieraient, nous dit Boole, « des êtres infaillibles qui disent simplement ce qu’ils veulent dire, sans omission et sans redondance » [26] apparaît comme le dépassement de la malédiction de Babel : ce qu’il y a de commun et d’universel derrière l’infi­nie diversité des langues naturelles, s’exprime en une algèbre de la pensée pure qui, elle-même, va permettre d’effectuer l’identification du penser au cal­culer. Et dans ce raccourci, schématique forcément, se trouve un des fonde­ments de la notion moderne d’une automatisation de l’intelligence.

Qui soulève alors, bien sûr, la question, cartésienne, de l’état d’attention qui est le caractère même d’une pensée véritable. C’est là une question qui se pose d’autant plus – et c’est le deuxième point que j’ai annoncé – que la démarche d’algébrisation des opérations intellectuelles, chez George Boole se construit d’abord sur le principe que celles-ci se peuvent mener selon des mécanismes « aveugles », comme dirait Leibniz, et parcourir des étapes qui n’ont pas de signification logique, comme dirait Leibniz, et parcourir des étapes qui n’ont pas de signification logique, qui sont donc proprement inin­terprétables, pourvu simplement que le résultat auquel on aboutit au terme de toute la procédure puisse, lui, recevoir une interprétation. En un mot, il serait alors possible, par une démonstration nécessaire – au sens de « mécanique » ou « automatique », de parvenir à une vérité dont on ne peut douter, avant même, pourtant de pouvoir la comprendre totalement, c’est-à-dire d’avoir la pleine intelligence de la démarche qui l’a produite. Alain, cartésien sur ce point, écrivait ainsi :

« l’algèbre ressemble à un tunnel ; vous passez sous la montagne, sans vous occuper des villages et des chemins tournants ; vous êtes de l’autre côté, et vous n’avez rien vu » [27].

A envisager, ainsi que j’ai essayé de le faire, la postérité d’un philosophe dans un domaine comme celui de la science qu’il a faite, on risque de simplement indiquer les limites temporelles de celle-ci. Cependant, la postérité historique est une chose, ce que notre rencontre appelle l’ « esprit » en est une autre.

Prenons par exemple, pour conclure sur une question, le débat qu’implique l’idée même d’une mathématique de l’esprit lorsqu’elle a acquis, aujourd’hui, une autre gravité avec des programmes de recherche qui se sont construits sur le postulat de ce que Daniel Parrochia a appelé « une isomorphie de prin­cipe » de la pensée « avec la structure matérielle des machines, qui en automa­tiseront le fonctionnement » [28]. Il est courant, dans un tel débat, d’opposer à l’hypothèse de recherche elle-même, le principe que la pensée, a priori, est tout le contraire de ce qui est machinal : elle ne saurait relever, en son essen­ce même, de ce que l’on appelle le computationnalisme. Et c’est alors souvent l’esprit cartésien qui est alors évoqué.

Est-il vraiment utile d’opposer ainsi principe à principe, ce qui, bien sou­vent, n’aboutit qu’à les renvoyer dos à dos ? Ne dira-t-on pas ici plutôt, dans l’esprit même de Descartes pourrait-on soutenir, qu’en ce programme, dans le fond, il ne s’agit que de rendre à la machine tout ce qui est à la machine et que celle-ci aussi nous instruit, directement par ce qu’elle réalise ou négative­ment par ce qu’elle ne peut encore faire sur la question : « mais qu’est-ce qu’une chose qui pense ? »

[1] Souleymane Bachir Diagne est agrégé de Philosophie et Professeur à l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar. Il a présenté ce texte, oralement d’abord, à la Sorbonne en 1996.

[2] Y.BELAVAL, Leibniz critique de Descartes, Paris Galllimard.

[3] Ainsi que Leibniz le dit du précepte cartésien de douter de tout. Dans ses Réflexions sur la partie générale des Principes de Descartes, sur l’article 1 du livre 1, il écrit : « je voudrais qu’il se fût souvenu lui-même de son propos précepte, ou plutôt, qu’il en eût conçu dans son esprit la véritable portée ».

[4] Jacques Muglioni évoquant ces positions d’Auguste Comte, systématisées dans la dernière œuvre, parle de la « catastrophe historique » que fut « l’Impérialisme de l’algèbre ».

(L’intérêt philosophique pour la science in « l’école ou le loisir de penser ». Paris CNDP. 1993 page 150). Qu’il comprend, avec comte, comme « l’institution » et la perpétuation » de la « prépondérance des signes sur les Idées » in J. Mugiioni. « Auguste Comte, un philosophe pour notre temps ». éd. Kimé, Paris 1995. p. 157.

[5] Poncelet, Traité des propriétés Projectives des figures, ouvrage utile à ceux qui s’occupent des applications de la géométrie descriptive et d’opérations géométriques sur le terrain,1ère édition : 1822 Tome 1 p. XI. Je cite Ici d’après Jean Piaget et Rolando Garcla : Psychogenèse et histoire des Sciences. Paris Flammarion. 1983. p. 108.

[6] ibid. Et l’on sait que pour Descartes l’ingenium n’est pas la mens, c’est-à-dire cet entendement que grâce à la méthode, tous peuvent développer pourvu seulement que comme l’Eudoxe de la Recherche de la vérité ils ne soient pas des esprits prévenus.

[7] Préambules, in Œuvres philosophiques Tome 1. Paris. Ed. Garnier 1963 p. 56. La note 1 de F. Alquié, en cette page, indique que « Polyblus Cosmopolitanus était sans doute le pseudonyme que comptait prendre Descartes comme auteur du traité qu’il projette ici d’écrire ».

[8] Lettre au Révérend Père Mersenne du 3 Mars 1636 in Œuvres philosophiques op-cit. p. 516,

[9] Regulae ad directionem ingenii R IV,

[10] Léon Brunschvieg, Les étapes de la philosophie mathématique Paris. Blanchard (nouveau tirage). 1981­p.123.

[11] E.T. Bell. Les grands mathématiciens, Paris. Payot 1939 p. 66

[12] R IV. op.cit. p. 95. Pour ce qui concerne l’imagination, on se rappellera, que si elle est bien, pour Descartes, « nécessaire à la production des connaissances géométriques », il s’agit, ainsi que le montre l’exemple donné dans la Dioptrique indiquant que selon la perspective, l’ovale est la meilleure représentation du cercle, d’une imagination « conçue comme expression, mise en rapport réglée entre l’objet et l’esprit ». (Vincent Jullien – Descartes, la géométrie de 1637 P.U.F. ParIs 1996 pp. 16-17.

[13] Dans la Règle X. Descartes écrit que les « préceptes des dialecticiens 1…) prétendent gouverner la raison humaine en lui prescrivant certaines formes d’argumentation qui concluent avec une telle nécessité que la raison qui s’y confie a beau se dispenser, se mettant en quelque sorte en vacances, de considérer d’une manière évidente et attentive l’Inférence elle-même, elle peut aboutir tout de même à une conclusion cer­taine par la seule vertu de la forme », in Œuvres philosophiques. p. 129.

[14] Règle X. Ibid,

[15] Lettre de Descartes à Mersennes du 20 novembre 1629, in Œuvres Philosophiques, Tome Premier p. 229.

[16] « Comte veut prolonger Descartes, le positivisme doit accomplir le cartésianisme », écrit Juliette Grange dans sa Présentation de La philosophie des sciences de Comte ; Paris- Gallimard .1996. p. 33.

[17] A Comte, Cours, Première Leçon, in op. cit., p. 78.

[18] Cours, Deuxième leçon, op. cit., p. 120.

[19] op. cit. p. 304.

 

[20] Dans la synthèse subjective. A Comte écrit que lorsqu’elle est « rapportée à la géométrie, l’algèbre dès lors (cesse) de manifester ses prétentions directes à la présidence encyclopédique ». op. cit. p. 360.

[21] Philosophical Transactions, 1802. pp. 85-125.

[22] G. Boole. Les lois de la pensée, Paris. VRIN 1982.

[23] Outre G. Boole. op. cit., cf. S. B. Diagne, Boole, l’oiseau de nuit en plein jour. Paris-Berlin. 1989.

[24] Dans le même ordre d’idées Marc Parmentier parle d’ « optimisme mathématique » lorsqu’il présente les textes de Leibniz sur La Naissance du calcul différentiel. Paris. Vrin. 1989.

[25] G. Boole. Les lois de la pensée, p. 162

[26] id. p. 162.

[27] Cité par J. Muglioni. op. cit. p. 150.

[28] D. Parrochia, Qu’est-ce que penser /calculer, Hobbes, Leibniz et Boole. Vrin. 1992. p. 15.