Développement et sociétés

UN COUPLE MIXTE ET LA STERILITE

Ethiopiques n°46-47

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 3ème et 4ème trimestre 1987-volume 4

 

Répondant à un questionnaire, une étrangère mariée à un Nigerian s’exclamait : « supposez que vous n’ayez pas eu d’enfants (…). Mon Dieu, ça serait terrible [1]. C’est pourtant ce qui arrive au couple mis en scène dans la seconde nouvelle d’un recueil publié récemment par A.Momodu, The daughter-in-law [2]. Face à la stérilité, que valent quatre ans de vie commune et de multiples facteurs positifs ? C’est ce que cette étude voudrait mettre en lumière tout en analysant quelques-unes des difficultés spécifiques aux couples mixtes telles qu’elles sont présentées dans le récit, avec leurs solutions.

Au moment où nous rencontrons Esivue et Ruth-Erika, leur liaison remonte à plusieurs années. Esivue, parti en Allemagne pour y poursuivre ses études, est maintenant ingénieur électronicien et il a travaillé quelque temps dans l’une des plus importantes firmes du pays. Il a aussi, depuis longtemps, résolu d’épouser la jeune allemande qui l’a introduit dans sa famille et dont le père, plus tard l’a aidé à trouver un meilleur logement tout en le soutenant financièrement. S’ils ne se sont pas mariés jusque-là, c’est en raison de l’opposition tenace de la mère d’Esivue, Adetu – malgré deux avortements.

L’histoire commence avec la lettre d’Adetu annonçant qu’elle « ne s’oppose plus à ce qu’Esivue épouse Ruth-Erika et la ramène au Nigeria » (P. 9). Dès le début, nous sommes ainsi confrontés aux personnages principaux : un couple jeune – Esivue a entre vingt-cinq et trente ans, sa femme un peu moins sans doute – et une belle-mère toute-puissante, dont la lettre va décider de l’union des jeunes gens et de leur retour au Nigeria « en toute hâte » (p. 20)

Le Nigeria, pour Ruth-Erika, c’est un rêve devenu réalité : « l’aéroport de Lagos baigne du soleil des Tropiques », « les grands arbres immenses, la végétation luxuriante, lui coupèrent le souffle. C’était le Nigeria enfin (p. 10). Sa joie est à l’unisson de celle de son mari, de retour chez lui après des années d’absence.

Le couple a dans ses mains de nombreux atouts. D’abord, leur entente profonde. Ils sont beaux, l’auteur nous le dit : l’homme grand et mince, la femme mince et frêle avec un visage d’un ovale agréable. Et tout au long du récit, nous redécouvrons leur parfaite union physique ; à Accra où ils passent leurs premières vacances après deux ans et demi au Nigeria, « Esivue et Ruth-Erika se comport(ent) comme un couple en lune de miel à l’hôtel où ils (sont) descendus » (p. 20). De plus, ils sont complémentaires. Pour Ruth-Erika, arrachée à ses racines, Esivue est tout : c’est pourquoi, pendant tout le voyage qui l’emmène vers l’inconnu, elle s’accroche à lui. Une fois au Nigeria, c’est encore sur lui qu’elle compte pour lui servir d’interprète et la rassurer, l’aider à s’intégrer. Il est en effet

« le seul lien entre leurs deux pays. Il a vécu là-bas. Il connaît le passé de sa femme, son niveau de vie et ce qu’elle attend (…). Lui seul sait où il l’emmène et quelle situation elle trouvera au pays, et sa femme lui fait confiance » [3].

Quant à Esivue, nul doute qu’il aime beaucoup Ruth-Erika ; « il n’ (est) prêt à aucun compromis à son sujet » (p. 12).

Dans son ouvrage sur Les couples dominos, Thérèse Kuoh-Moukoury remarque que « de nombreux divorces et séparations sont intervenus parce que les deux partenaires ne s’étaient pas mis d’accord sur le pays où le couple devra vivre » [4]. Ici, rien de tel : c’est ensemble que les héros ont pris la décision de s’établir au Nigeria – la lettre d’Adetu est pour eux une bonne nouvelle . S’ils ont choisi de quitter l’Allemagne malgré la chaleur du soutien de la famille de la jeune femme et l’emploi qu’Esivue y avait trouvé, c’est que le père de ce dernier est décédé et qu’il a désormais la responsabilité de pourvoir aux besoins de sa mère ; c’est aussi qu’il « n’a jamais compris Frankfort » et qu’il a « de grandes chances de trouver un travail intéressant » dans son pays d’origine (pp. 9-10).

Enfin, Esivue a fait de son mieux pour préparer sa jeune femme à la nouvelle vie qui l’attend, même s’il reconnaît qu’il « ne pouvait pas tout (lui) dire » ; au moins, elle « avait une idée de la situation » dans laquelle elle s’embarquait (p. 16) – ce qui permet à son mari, au lendemain de son retour, d’assurer un ami qu’ « elle connaît presque tout de notre façon de vivre » (p. 12). Ces efforts sont d’autant plus méritoires qu’une enquête menée en 1981-1982 par Anne Immura, sociologue américaine, auprès d’une centaine d’étrangères mariées et établies au Nigeria, révèle que « la plupart des maris n’ont pas préparé leurs femmes à leur nouvelle vie [5] ».

 

Cependant, Esivue lui-même va devoir faire des efforts pour se réadapter après de toutes ces années. D’abord, l’emploi qu’il croyait assuré ne s’offre pas tout de suite. Il devra voyager plus d’une fois pour se présenter à des entrevues, et restera environ quatre mois inactif. D’autre part, entre lui et sa mère, c’est la mésentente, dès le premier soir ; Adetu révèle à son fils que la lettre reçue en Allemagne, et qui a déterminé son retour, n’était qu’une feinte : « j’ai fait ça pour te faire revenir », avoue-t-elle, pour ensuite suggérer, à propos de Ruth-Erika : « tu peux la renvoyer » ; son fils refuse, elle éclate en sanglots – « un retour douloureux (p. 12). Les meilleurs amis d’Esivue eux-mêmes prennent le parti de sa mère, ce qui rend la situation encore plus insupportable. Le jeune homme découvre que ce qui a le plus de prix à ses yeux, son amour, « est vraiment quelque chose que tu ne peux pas expliquer aux gens de chez nous. Ils ne comprendraient pas » (p. 13).

Sa femme, elle aussi, comme d’ailleurs les héroïnes d’autres ouvrages pressentant des couples mixtes de retour d’Europe – Isabelle dans 0 pays mon beau peuple de Sembène Ousmane, Yolande dans Sang d’Afrique de Guy des Cars [6] – va se heurter à de multiples difficultés. D’abord, elle ne connaît pas la langue locale, ce qui l’isole considérablement – en particulier de sa belle-mère que « ce problème de devoir se parler par intermédiaire avait le don d’ (…) agacer » (p. 16). Ruth-Erika voudrait comprendre le sens des conversations, la signification du nouveau nom d’Amina que son mari vient de lui donner à la demande d’Adetu. Mais Esivue, parti, elle « restait souvent assise des heures sans personne avec qui bavarder. Quelquefois, elle se demandait si elle savait encore parler. Un jour, elle se sentait si seule et malheureuse qu’elle rentra dans sa chambre et y pleura plusieurs heures de suite » (p. 16)

A l’impression de solitude, à l’ennui, s’ajoute le dépaysement. Plus de confort. La préparation des repas, en particulier, demande à la jeune femme un énorme effort d’adaptation : piler l’igname dans le mortier jusqu’à en avoir les mains « couvertes d’ampoules » (P. 14), allumer le feu de bois, accroupie, sous le regard amusé de sa belle-mère ; « quand on en vient à l’essentiel, c’est fou de constater le nombre de choses dont on peut se passer » [7] – Ruth-Erika le découvre jour après jour. Il lui faut aussi apprendre à changer de nourriture et de goûts, à se mêler aux groupes des villageoises et à prendre part à leurs activités, à se débrouiller sans son mari – et ceci d’autant plus que ce dernier est souvent absent maintenant ; quand il n’est pas sur les routes, il participe aux réunions des hommes d’Itama. C’est là un des problèmes majeurs auxquels se heurte Ruth-Erika, comme beaucoup d’autres avant elle, qui _« ont rencontré et épousé leur mari outre-mer, (et) sont surprises et désorientées de remarquer à quel point il change de comportement à leur égard une fois établi au Nigeria » [8].

Elle lui reproche ses absences répétées et insiste sur le fait que son mari est aussi à elle – ce à quoi ce dernier rétorque : « je me dois davantage à ma famille qu’à toi (…), tu dois apprendre à accepter ça ». Ces « querelles entre mari et femme qui auraient été évitées en temps normal (p. 16), l’auteur les explique par l’état de tension créé par l’accumulation des difficultés et des mécontentements. Esivue rencontre aussi presque toujours sa mère seul à seul ; Ruth-Erika ne s’en plaint pas, elle tolère aisément ces apartés, sans se douter qu’Adetu va s’en servir comme d’une arme contre elle.

Esivue sait bien qu’il est de son devoir de guider, rassurer et protéger sa femme. Lui seul la comprend vraiment ; il est le seul à pouvoir tout lui expliquer de cet « autre monde » (p. 15) qu’ils ont choisi. C’est lui qui lui redonne confiance, d’une pression de la main, à leur arrivée au village, et l’encourage devant la froideur de sa belle-mère : « ne t’inquiète pas, nous lutterons ensemble (…). Il n’est pas question de revenir en arrière » (p. 12). Il l’assurera plus tard de son soutien face aux ragots de Lagos. Les tout premiers jours, il ne la quitte guère, lui sert d’interprète et tente de maintenir, entre eux et Adetu, une certaine distance :

« si Ruth-Erika avait fait ce qu’elle voulait, elle aurait préféré habiter avec la mère d’Esivue. Esivue, lui, ne voulait pas entendre parler de ça. Il savait que la chambre de sa mère les empêcherait de vivre à leur guise. C’est pourquoi il insista pour emprunter un logement » (p. 11).

La belle-famille de Ruth-Erika va elle aussi jouer son rôle dans l’intégration de la jeune femme. Adetu apprend à prononcer son nom ; Ruth-Erika bénéficiera, en fin de semaine, de la présence du frère cadet d’Esivue, qui l’aide à se familiariser avec la langue locale. Les villageois eux-mêmes contribuent à l’accueil , ils sont déjà là, au pied de l’avion, souriants, pour dire la bienvenue à Esivue et à sa femme ; à Itama aussi, ou « un orchestre avait commencé à jouer (…). L’accueil était spontané, venu droit du coeur » (p. 11). Deux personnages réapparaissent au fil des pages : Ikhide, président de la branche de Lagos de l’Union des fils d’ltama, qui dirigeait le groupe d’accueil, et grâce à qui le jeune ménage trouvera un appartement bon marché dans le centre de Lagos ; et Alema, l’ami d’enfance d’Esivue, venu lui aussi l’accueillir à sa descente d’avion, et qui l’emmène au village dans son auto :

– Esivue lui confie Ruth-Erika la première fois qu’il s’absente, et Alema le ressent comme « une bonne occasion de s’occuper de la blanche. Quoi qu’il arrive, elle était leur invitée, et devait être bien traitée » (p. 13).

Mais à l’origine du succès de Ruth-Erika, il y a d’abord sa ténacité, sa détermination. Dès le premier jour, elle

« s’(est fait) le serment de prendre les choses comme elles venaient. Elle apprendrait à comprendre et à accepter la nouvelle vie inconnue qu’elle avait choisie. Rien ne la surprendrait outre mesure » (P. 10).

Son mari parti pour Lagos, elle quitte la maison prêtée, au bout du village, pour rejoindre sa belle-mère, coucher « sur le même lit de terre qu’elle » et l’aider « comme n’importe queue belle-fille digne de se nom » (p. 14). Jamais elle ne cherche de compromis, jamais elle ne reste en retrait. Elle travaille dur à ses leçons de langue, et « grâce à sa seule volonté, aidée par une inlassable détermination, Ruth-Erika (parvient) à se faire accepter des villageois d’Itama » (p. 15). A Lagos, elle se charge de presque toute la cuisine ; elle aide aussi son boy à tenir la maison propre et son mari reconnaît qu’elle « n’est pas dépensière », ajoutant : « elle aide même à faire durer ce que nous gagnons » (p. 18). Elle a appris à cuisiner les recettes nigerianes, qui forment la base de leurs repas.

C’est pourquoi l’image du couple est résolument positive. Il n’a pas fallu plus de trois mois à Ruth-Erika pour être à même de converser « avec quiconque était assez patient. Elle avait même appris à mouvoir ses jambes et son corps au rythme de la danse locale d’Ukele » (p. 17). A Lagos, leur appartement est si bien tenu qu’il fait l’admiration des épouses des amis et parents du couple. En dépit des difficultés, Esivue et Ruth-Erika continuent à s’aimer comme aux premiers jours. De plus, ils se sont peu à peu installés ; leur niveau de vie s’est amélioré.

« Esivue travaillait dur et sa fortune augmenta. Il obtint l’augmentation de salaire qu’il espérait. Il gagna aussi davantage d’argent grâce aux travaux privés qu’il avait commencé à obtenir d’autres firmes. Sa position financière s’était tant améliorée qu’il commença à penser à prendre des vacances à l’étranger (…). Quelques mois auparavant, il avait acheté une Volkswagen tout neuve. La dette de son père défunt était maintenant entièrement remboursée. Sa mère vivait dans un confort relatif » (p. 20).

Ruth Erika n’a jamais reproché à son mari l’argent qu’il consacre chaque mois à Adetu. Quand sa belle-mère vient chez eux, elle prépare ses plats préférés et veille à ce qu’elle ne manque de rien. Le couple entretient apparemment de bonnes relations avec parenté, amis et collègues de bureau d’Esivue.

En dépit de tous ces éléments positifs, leur mariage va vers l’échec. Pourquoi ? D’abord en raison même du caractère d’Esivue, faible, versatile, trop attaché à sa mère. Dès le début du récit, l’auteur nous dit la joie du jeune homme à la pensée de la revoir ; et à peine arrivé au village, Esivue délaisse sa femme pour rejoindre Adetu – « il y avait beaucoup de choses à discuter avec elle » (p.11). Ces apartés vont se renouveler à Lagos, avec la permission tacite de la jeune femme ; Adetu attend que celle-ci soit partie en visite chez des amis pour parler avec son fils ; au besoin, Esivue lui-même expédie sa femme au supermarché poru ne pas être dérangé dans ce tête-à-tête, ou accepte d’aller retrouver Adetu chez Ikhide, laissant sa femme à la maison – et si d’aventure Ruth Erika paraît, Esivue change aussitôt de sujet de conversation, avec la complicité de sa mère : « il fallait cacher cela à sa femme » (p. 19).

Il ne peut supporter les pleurs d’Adetu, encore moins ses reproches et sa colère. A chaque nouvelle querelle avec elle, nous le voyons bouleversé. L’auteur le répète, « il (comprend) parfaitement le point de vue de sa mère » (pp. 19 et 23) ; c’est elle qui se refuse à comprendre le sien et qui vient jusque chez lui semer la discorde, l’accuser – « tu as commencé à m’étonner, Esivue. Tu n’es plus le bon fils que je connaissais » (p. 18). Esivue fait tout pour l’amadouer : il lui donne de l’argent, lui écrit pour lui expliquer « longuement sa position au sujet de Ruth-Erika », s’excuser, se justifier, exprimer « son regret de la peine qu’il a pu lui faire » (p. 24) ; il lui envoie vêtements et pagnes. Il a pris la résolution de ne pas essayer de discuter avec elle – résolution bien inutile :

« il avait toujours été d’accord pour arriver à des compromis avec elle. Le malheur, dans ce cas particulier, c’était que la solution qu’elle proposait était tout à fait inacceptable » (pp. 23-24).

Plus il plie devant sa mère, plus celle-ci redouble de rigueur et d’intransigeance. L’auteur nous la présente comme une forte femme, veuve habituée à faire marcher sa maisonnée, résolue jusqu’à l’agressivité. De loin, elle observe le jeune couple et tente, par ses visites répétées, d’infléchir la volonté de son fils, lui dictant sa conduite à l’égard de Ruth-Erika – comme le jour où elle lui explique : « je suis venue te dire que j’ai changé d’avis à son sujet. Je suis venue t’informer que tu dois la renvoyer dans son pays » (p. 21). Si elle agit ainsi, c’est dans l’espoir, non formulé, de le voir « se remarier avec une personne de (son) pays de (sa) race » qui, s’imagine-t-elle, saura « mieux comprendre son fils et s’occuper de sa famille toujours nécessiteuse » [9] ; c’est aussi parce qu’elle sait bien qu’entre les paroles de son fils et ses actes, il y a un monde.

Si encore Adetu éprouvait quelque sympathie pour Ruth-Erika ! Mais elle ne l’a jamais vraiment acceptée : « malgré ses démonstrations de courtoisie (d’attention maternelle, il était évident qu’elle tentait de prendre son parti de ce qu’elle ne pouvait éviter » (p.16). C’est pourquoi elle accable sa belle-fille de critiques, tantôt sur un ton de commisération – « elle est si maigre ! (…). Nous allons essayer de bien la nourrir. Il faut absolument qu’elle grossisse » (p. 15) -, tantôt méprisante : « je sais pourquoi tu n’arrives pas à faire d’économies (…). C’est parce que tu as épousé une femme qui mange tout ton argent » (p.l8). Pour Adetu, Ruth-Erika n’est que « la blanche extravagante » (p. 19), celle qui la sépare désormais de son fils.

Elle est d’autant plus hostile à la jeune femme que celle-ci, après trois ans de mariage, n’a pas encore conçu. Pour Adetu, c’est clair, cette fille est trop mince pour enfanter. Mais un dialogue entre mari et femme nous apprend qu’il n’en a pas toujours été ainsi – à Frankfort, (leur) problème était d’éviter la venue de bébés » (p. 23) – et qu’il se pourrait bien que la stérilité de Ruth-Erika soit le résultat des deux avortements subis en Allemagne. Le couple continue à fréquenter l’hôpital, le mari n’a jamais rien reproché à sa femme. Mais pour ceux qui les entourent, « une femme qui ne peut pas avoir d’enfants n’est pas une femme à garder à la maison » (p. 21) ; et bientôt Ruth-Erika devient la cible des ragots des gens d’Itama à Lagos.

Ces commérages révèlent un autre élément défavorable au couple : l’ambiguïté de l’attitude des villageois à l’égard de Ruth-Erika

– et ce trait est particulier à l’ouvrage de Momodu. The daughter-in-law nous peint une société où chacun porte un masque et – hospitalité oblige – cache ses vrais sentiments sous des dehors accueillants et chaleureux. Le même Ikhide qui a conduit les gens d’ltama à l’aéroport à la rencontre d’Esivue, et qui a aidé le couple à se loger, est celui chez qui tous viennent critiquer Ruth-Erika, celui qui encourage Adetu dans ses entreprises contre la jeune femme. Alema a offert sa voiture aux nouveaux arrivés, il a pris Ruth-Erika sous sa garde, ce qui ne l’empêche pas de décourager son ami à travers sa peinture des étrangères – la plus mordante de tout le récit :

« ta mère et tous les villageois ne peuvent pas avoir d’étrangère entre eux et toi. Que tu l’admettes ou non, Ruth-Erika est une étrangère

(…). Ces blanches ne nous comprennent jamais vraiment. Et d’ailleurs elles coûtent trop cher (…). Elles font toujours leurs courses dans les supermarchés avec des paniers à roulettes. Elles choisissent ceci, choisissent cela. Si tu dois payer tout ça, comment pourras-tu venir en aide aux villageois ? » (pp. 12-13).

« Il semble que je suis en train d’échouer l’épreuve finale », disait Ruth-Erika à son mari (p. 23). A la fin du récit, l’action se précipite. Adetu donne un ultimatum au couple : un enfant en route avant six mois, où elle agira. Sept mois passent, et voilà que la belle-mère amène chez Ikhide une seconde épouse à son fils stupéfait.

« Elle a été bien élevée. Sa famille est féconde. Elle n’est pas aussi instruite que la blanche, mais elle sait coudre et elle cuisine très bien. Elle sait aussi lire et écrire » (p. 24). Elle est belle aussi, cette fille de dix-huit ans, d’une beauté qui répond aux canons reconnus à la fois par Adetu et son fils : lui-même, en effet, « avait une secrète préférence, comme beaucoup de ses compatriotes, pour les femmes plantureuses, bien en chair » (P. 15). Pris de court, Esivue refuse, argumente, mais finit par accepter de la garder un jour ou deux avant de la renvoyer sous un prétexte quelconque, se soumettant à la volonté générale de son peuple. Et c’est le drame : Oshione ne restera chez lui que deux jours – mais quelques mois plus tard, il apprendra qu’elle porte son enfant. Esivue doit faire face aux deux questions de Ruth-Erika : « Si, comme tu le dis, tu ne la voulais pas pourquoi donc l’as-tu touchée ? (…) Qu’as-tu l’intention de faire maintenant ? » (p. 29). Ni à l’une ni à l’autre il ne sait répondre. Comme le remarquait une autre étrangère dans la même situation, il est bon pour de tels couples d’en rejoindre d’autres, ce qui leur permet alors de

« réaliser qu’ils ne sont pas seuls à devoir s’adapter et, en parlant et en partageant leurs expériences, d’en trouver d’autres qui avaient plus de difficultés qu’eux et qui ont réussi à résoudre leur problème » [10].

Mais le couple d’Esivue et de Ruth-Erika est, malgré les apparences, profondément isolé, loin de la famille de la jeune femme qui seule les soutenait vraiment, sans amis véritables, en butte à l’hostilité grandissante de tout Itama. Et Ruth-Erika n’a personne d’autre à qui parler. Pour elle, la faiblesse passagère de son mari est une trahison. Confrontée à la perspective de la polygamie, elle va le quitter, rentrer en Allemagne, concluant, dans sa lettre d’adieu :

« il est clair que notre expérience a échoué. Peut-être d’autres auront-elles plus de chance que moi. J’ai lutté de toutes mes forces. J’ai fait tout ce que je pouvais. Je sais que certains ont seulement utilisé ta mère. Ils ont toujours voulu m’éliminer. Ceux-là peuvent maintenant se réjouir. Malheureusement, tu as fait leur jeu. Je ne te blâme pas cependant (…). Peut-être que si seulement je t’avais donné un enfant… » (p. 31).

La stérilité n’est pas réservée à quelques couples mixtes : elle frappe de nombreux foyers sous tous les cieux du monde – en France, selon l’INED, en 1978, 16,5 % des couples étaient sans enfant [11]. Mais elle vient ici se superposer à un certain nombre de difficultés d’adaptation, à une profonde différence de caractères et de cultures, et à une forte opposition de la part de la belle-famille. On a dit que « le racisme disparaît ou s’atténue devant la procréation » [12] ; sans enfant, Ruth-Erika perd sa dernière chance d’être acceptée.

Et la nouvelle de Momodu se termine, comme tant d’autres ouvrages analogues, sur un échec. On ne peut que le regretter.

 

[1] C.B. Omololu, Some identified problems of foreign women married to Nigerians, Miral Press, Lagos 1982 p. 19. Dans ce cas comme dans celui de tous les autres ouvrages et bulletins parus en anglais, je me suis chargée de la traduction des citations.

 

[2] A.G.S. Momodu, The daughter-in-law (La belle- fille), Ethiope, Benin 1979 pp. 9-31. Les pages des citations seront désormais indiquées dans le texte.

 

[3] Nigerwives Newsletter n° 31, janvier-février 1984 p. 3. Selon sa Constitution, l’Organisation du même nom créée à Lagos dans les années soixante-dix, a pour « but principal d’aider les étrangères mariées aux Nigerians à s’intégrer dans la société nigeriane et à s’y sentir chez elles ».

 

[4] T. Kuoh-Moukoury, Les couples dominos, l’Harmattan, Paris 1983 p. 208.

 

[5] Nigerwives Newsletter no 40, octobre 1984 .p. 4

 

[6] Sembène Ousmane, 0 pays mon beau peuple, le livre contemporain, Amiyot-Dumont, Presses- Pocket n° 1217, Paris 1957, et G. des Cars, Sang d’Afrique, Edit. J’ai lu / Flammarion no 399-400, Paris 1963, 2 vol.

 

[7] Nigerwises Newsletter no 44, février 1985 p. 1

 

[8] Nigerwives Newsletter no 17, octobre 1982 p. 1

 

[9] T.Kuoh-Moukoury, op, cit. pp. 224-225

 

[10] Nigerwives Newsletter n° 17, octobre 1982 p. 1

 

[11] D. et M. Frémy, Quid 1979, R. Laffont, Paris 1978 p. 990

 

[12] T. Kuoh-Moukoury, op. cit. p. 163