Notes lecture

UN AUTRE SENGHOR (TEXTES REUNIS PAR JEAN-FRANÇOIS DURAND)

Ethiopiques n° 64-65 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er et 2e semestres 2000

Après avoir réuni en 1996, sous le titre Péguy-Senghor [1], un ensemble d’études consacrées aux points de convergence entre l’œuvre de Senghor et celle de Péguy, Jean-François Durand vient de publier un nouvel ouvrage, consacré, cette fois, entièrement au poète sénégalais. Ce livre est constitué par la réunion de communications et d’études présentées à l’occasion du colloque sur Senghor organisé en Mai 1998 par l’Axe francophone du Centre d’études du vingtième siècle de l’Université Paul Valéry (Montpellier III), sous la direction de Jean-François Durand, dans le prolongement des manifestations qui ont commémoré, en 1996, le quatre-vingt -dixième anniversaire du poète.

A la somptueuse polychromie du verbe du poète répond la polychromie des approches critiques réunies dans cet ouvrage. Jean-François Durand, Robert Jouanny, Jean-Claude Blachère, Véronique Rouquette explorent, chacun à sa manière, une des facettes du lyrisme et de l’imaginaire senghorien. Selon une belle formule de Jean-François Durand, le lyrisme senghorien est un « lyrisme de l’incarnation ». L’auteur souligne l’existence, au cœur de l’imaginaire du poète, d’un « puissant mythe romantique » du monde sensible, forgé à partir des innombrables lectures de Senghor (entre autres les auteurs qu’il rattache à la « révolution culturelle de 1889 », Bergson, Rimbaud, Péguy, Claudel.), mythe qui lui permet « de doter le continent africain d’une extraordinaire poéticité » et d’unir Afrique et Occident dans une même antémémoire qui plonge aux racines de la vie.

Célébrant un « culte païen de la matière » et du corps, la démarche de Senghor s’apparente à une quête initiatique, la parole poétique est une « nouvelle alliance » qui permet au poète de surmonter tous les dualismes et tous les déchirements dus à l’histoire pour revivre à même l’espace et le temps sacré des prétemps du monde.

Robert Jouanny explore la signification du tam-tam dans la culture africaine puis dans l’œuvre de Senghor. Partant d’une double définition du tam-tam comme instrument « de traduction du réel par un langage non verbal » et comme moyen initiatique de fusionner avec les rythmes primordiaux du cosmos, l’auteur commence par relever les différentes occurrences du mot tam-tam dans les didascalies, puis il dénombre celles qui apparaissent dans le corps même des poèmes. Ce relevé montre que les mentions du tam-tam sont proportionnellement beaucoup plus nombreuses dans le recueil Éthiopiques et dans la deuxième partie des Nocturnes que dans le reste de l’œuvre. Robert Jouanny pense, sans doute avec raison, que cette présence obsédante du tam-tam est liée aux responsabilités politiques exercées alors par le poète et aux questions qu’il se pose sur les « rapports entre cette charge et sa propre existence ». Rythmant le temps, le tam-tam souligne les grands moments de l’histoire et de la vie religieuse africaines célébrés dans les poèmes. Il arrive aussi qu’il soit évoqué dans un sens purement métaphorique : reflet des fluctuations de la sensibilité, il se confond avec le cœur et l’âme du poète ; il peut aussi être image du corps féminin. A la fin des « Epîtres à la Princesse », il est l’instrument, le rythme de la transe qui permet « à l’homme d’échapper à lui-même dans un dépassement de soi ». Expression de l’Afrique, le battement du tam-tam peut être assimilé à une parole créatrice, douée d’une signification initiatique, messianique qui s’adresse à tous les hommes. En tant que figure par excellence du rythme, il est lié à la parole poétique dans une « association trinitaire poème-chant-rythme (entendons rythme créateur du tam-tam autant que de la danse) ».

Jean-Claude Blachère étudie, quant à lui, la thématique de l’eau. Il souligne d’abord la diversité des sources qui ont pu nourrir les images senghoriennes de l’eau : « invariants négro-africains, mythèmes bibliques et chrétiens, références littéraires gréco-romaines, souvenirs d’enfance et souffrances de l’homme… ».Jean Claude Blachère relève des traces des positions idéologiques de la négritude « coupe-coupe » dans l’image des eaux violentes des tornades ou des grands fleuves d’Afrique. A ces images valorisées positivement s’oppose plus tard une abondance d’images négatives : celle des eaux sales et celle des pluies d’hivernage, liée à la fois aux terreurs nocturnes de l’enfance et aux insomnies de l’homme adulte. Dans l’Elégie des alizés, Jean-Claude Blachère décèle la présence d’une structure « manichéenne organisée en couples où s’articulent le climat et le symbole : pluie / temps sec ; mousson / alizé mais aussi et surtout miasmes : pureté ». Cette thématique, présente également dans les Lettres d’hivernage, révèle la richesse et l’ambiguïté de l’imaginaire de l’eau dans l’œuvre de Senghor.

Etudiant le lyrisme amoureux des « chants pour signare », Véronique Rouquette analyse le « caractère protéiforme de la femme aimée », et elle souligne l’étendue et la diversité de la palette employée par le poète pour évoquer la Femme. Elle montre que si la poésie amoureuse senghorienne est enracinée dans une sensualité vibrante, la femme aimée est aussi : « prêtresse à l’indicible » ; elle est le « creuset d’une Eternité à appréhender en s’y noyant tout entier ». Avec raison, elle souligne la vanité des tentatives d’identification proposées pour la Signare : « le poète brouille à dessein les identités, dans le cadre d’un imaginaire lyrique qui exacerbe le caractère sacré de la féminité : c’est son rapport à la Femme qui l’occupe, et non pas telle ou telle femme particulièrement, car seul le désir, c’est à dire l’élan volontaire vers l’Autre, de l’Autre, anime et promeut son verbe poétique ».

S’appuyant sur une analyse de la deuxième strophe du poème L’Absente, Roger Little revient sur une question souvent débattue : celle des liens entre la poésie de Senghor et celle de Saint-John Perse. Il montre que l’auteur de « L’Absente » avait lu Exil de Saint-John Perse, et que les réminiscences senghoriennes de Perse, aisément décelables dans les thèmes, les vocables et le rythme de la deuxième strophe de « L’Absente » ne relèvent pas du plagiat, mais de l’hommage et de la reconnaissance d’un alter ego. Dans une approche moins inédite qu’il ne le croit [2], Roger Little propose, au passage, de voir dans la figure complexe et énigmatique de l’Absente une image de la pluie d’hivernage.

Boubacar Camara se livre à une lecture essentiellement linéaire de l’Elégie des alizés dont il propose trois niveaux de compréhension : le sens littéral, le sens historique et le sens symbolique. Il distingue ainsi à l’intérieur de l’élégie l’enchevêtrement de trois genres littéraires : l’autobiographie, l’épopée et le mythe. Le texte senghorien est, selon lui, « un jeu de mots croisés dont seules les paraphrases seraient données », un texte symbolique qui appelle à une lecture à plusieurs niveaux. Au-delà des sens premiers, « le poème n’est qu’une longue métaphore de la création poétique. C’est, en dernier ressort, cette volonté d’arraisonner l’Indicible qui justifie le jaillissement des images ».

Soumettant l’œuvre de Senghor à une analyse inspirée des concepts élaborés par Frantz Fanon, Andrea Cali souligne la difficulté qu’eut Senghor pour « passer de l’assimilation à l’émancipation, et de l’émancipation au militantisme révolutionnaire ».

Les autres communications traitent de l’africanité de l’œuvre senghorienne. Serge Bourjea rappelle les nouveaux entretiens qu’il eut avec le poète et, partant d’une réflexion sur les noms, il insiste sur le thème du métissage, qui est un des grands thèmes mythiques de l’œuvre senghorienne. Métissage d’un « avant », d’une antériorité précivilisationnelle en quelque sorte, celui des origines mêmes de la civilisation, telles que Senghor à de multiples niveaux en évoque le mythe. Et, symétriquement, celui d’un « à venir » de cette même civilisation, dans la conséquence ou la catastrophe de la coupure terrible, dans la césure qui la marque et la brûle comme au fer rouge, au temps de l’esclavage, au temps de la colonisation et de la Diaspora. Ce serait alors parler de « l’avenir des peuples métis, formule qu’ (il a) effectivement entendu prononcer par Senghor ». Métissage du sang, métissage du corps, et surtout métissage de la langue : élaboration d’une langue poétique qui « joue sur un double clavier : français et négro-africain », et qui parvient ainsi à résoudre les déchirements de l’homme, partagé entre les deux pôles de sa double culture.

Deux universitaires sénégalais, Alioune Diané et Amade Faye soulignent les liens qui relient l’œuvre de Senghor à la culture négro-africaine : Alioune Diané déchiffre dans le recueil Hosties noires la présence d’une éthique de l’honneur inspirée par l’éthique des sociétés africaines traditionnelles ; cette éthique s’articule sur une valorisation du nom : « dans la poésie de Senghor, il existe une conjonction entre le nom et l’honneur (…). Par la puissance de son verbe créateur, le poète donne l’honneur qui, normalement s’acquiert ». La parole créatrice d’honneur du poète s’oppose ainsi, particulièrement dans Hosties noires , à la parole du « médisant » (qui) se livre à une falsification systématique des dénominations (…) et par là même, déshonore celui dont il parle ». Alors qu’on met souvent l’accent sur l’aspect conciliateur du poète, Alioune Diané insiste sur son aspect de combattant et souligne, avec justesse, la force lapidaire du verbe senghorien.

Amade Faye évoque, quant à lui, les canons de la beauté sérère et leur influence sur l’esthétique du poète. Pour l’ethnie sérère, « la beauté qui fleurit le corps de l’homme n’est considérée que comme un pâle reflet de celle impressionnante qui lustre les génies et autres êtres surnaturels qui hantent le voisinage du monde visible ». D’où chez Senghor un passage fréquent de la beauté individuelle de la femme aimée à la beauté suprasensorielle d’une déesse. Détaillant ensuite les principaux éléments de l’esthétique corporelle sérère et la signification symbolique que ce peuple accorde à la beauté, Amade Faye montre que la vision senghorienne de la femme s’en inspire très largement.

L’ouvrage se termine sur deux études en rapport avec l’accueil réservé à Senghor dans les pays anglophones. Jean Sévry évoque un aspect surprenant de la destinée de l’œuvre du poète : celle-ci fut diffusée en Afrique du Sud au temps de l’apartheid, le régime ségrégationniste croyant alors pouvoir détourner à son profit l’exaltation senghorienne de l’africanité. Par contre, les écrivains noirs de l’Afrique anglophone, en particulier Soyinka, rejetaient avec force l’idée de négritude. Mais comme le montre Jean Sévry, la réception de l’œuvre senghorienne change à partir des massacres de Soweto : le Black Consciousness Movement fait du mouvement de la Négritude une de ses sources idéologiques, et des poètes noirs d’Afrique du Sud s’inspirent alors ouvertement de l’œuvre de Senghor. Prolongeant sa réflexion sur le terrain de l’analyse historique, Jean Sévry souligne le rôle qu’ont pu avoir les différentes politiques coloniales d’éducation dans les prises de position des intellectuels noirs vis-à-vis de la négritude.

Pour finir, Kenneth Harrow nous propose une lecture américaine du poème intitulé « A New-York ». Mettant l’accent sur l’ambiguïté des valorisations senghoriennes à l’africanité, il relève dans ce poème la présence de nombreux clichés issus de la métaphysique occidentale et des conceptions coloniales de l’Afrique.

Un autre Senghor constitue, on le voit, un ensemble d’études très riche, très divers, qui apporte de nombreux éléments nouveaux pour la compréhension de l’œuvre senghorienne et ouvre d’intéressantes perspectives de recherches.

[1] Editions L’harmattan, Paris, 1996

[2] Nous avions nous mêmê proposé, entre autres, cette lecture dans notre étude intitulée Léopold Sédar Senghor ou la poésie du « Royaume d »enfance ».p.48