Notes

TRAVAIL – CULTURE RELIGION, Editions ANTHROPOS

Ethiopiques numéro 40-41

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

nouvelle série – 1er trimestre 1985 – volume III n°1-2

A l’occasion du centenaire de la naissance de Jacques Maritain (1882-1973), homme de culture et homme de foi, trois Institutions ont convenu d’organiser à Genève un Colloque sur le travail, tel qu’il est vécu et compris à travers différentes religions et cultures : l’Institut international d’études sociales de Genève (O.I.T.), l’Institut international « Jacques Maritain » à Rome, le Centre catholique d’études à Genève. Au cours de ce Colloque, l’Islam et le Christianisme, dans leurs principales confessions, ont apporté leur contribution sur la signification et la valeur du travail. Ont participé également aux travaux le Judaïsme, le Bouddhisme et l’Hindouisme, chaque confession témoignant du sens qu’elle accorde à la vie et au travail de l’homme.

Assimiler en deux journées les perspectives offertes par cinq religions universelles sur un phénomène aussi complexe que le travail dans un contexte de mutations sociales et technologiques, représentait un véritable pari. En publiant les travaux des experts et des personnalités rassemblés à cette occasion les éditions Anthropos nous permettent de juger nous-mêmes si ce pari a été gagné. Colloque ambitieux dans sa conception, ont reconnu les organisateurs, ses résultats ont été excellents. C’était déjà un grand succès de réunir les représentants des religions abrahamiques (juive, musulmane, catholique, réformée, orthodoxe) à une table ronde et de les inviter à la réflexion. C’en était un plus grand encore d’y associer des hommes de l’Asie hindouiste et bouddhiste. Cette rencontre était à elle seule une contribution au dialogue des religions et des cultures.

« Travail, Culture, Religion ». Dans sa recherche d’un humanisme intégral, Jacques Maritain s’est attaché toute sa vie à retrouver l’harmonie de ces trois ordres : l’ordre de la nature, qui a fait de lui un homme, l’ordre de l’esprit, qui a fait de lui un philosophe, l’ordre de la grâce, qui a fait de lui un mystique. Tout en maintenant cette intuition fondamentale, puisée dans la Somme théologique, à savoir la distinction entre l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce, il a su intégrer la religion dans la dynamique du travail. Sur le chemin ainsi tracé, il a entraîné des disciples, même si leurs vues ne correspondaient pas toujours exactement avec celles de leur maître. Sur des chemins différents, mais convergents, les différentes écoles de pensée religieuse ont toutes spéculé sur l’homme au travail et le travail de l’homme.

Au carrefour du pluralisme culturel et religieux, le Colloque de Genève, et l’ouvrage qui transmet son message, ont reconnu la double dimension de l’homme, Homo faber et Homo sapiens. Les spiritualistes auront dit sans doute, Homo faber parce que Homo sapiens. A l’inverse, les autres auront dit, Homo sapiens parce que Homo faber. L’homme a d’abord été Homo faber, cet animal fabricateur d’outils ? Telle est l’origine anthropologique du travail. Ensuite, l’Homo habilis devient Homo sapiens, capable de supporter le poids du psychisme, préoccupé par son avenir, porteur d’interrogations vitales, devenant un Sage. La religion, c’est-à-dire la relation avec la Transcendance et avec l’Absolu, apportent à l’Homo faber et sapiens une finalité à sa vie. Travail, culture, religion sont au service intégral de l’homme. Mais dans la mesure où la religion propose une finalité au travail et à la Culture, elle les intègre et se les subordonne.

Le livre se fait l’écho assourdi des débats. L’un des points revenant le plus souvent a été la difficulté de trouver un consensus sur les définitions du travail, de la culture et de la religion. Dès le départ, une bonne définition du travail avait été considérée comme un préalable essentiel à une étude comparative de ce phénomène, dans les différentes cultures. Aucune définition n’a obtenu l’unanimité. On a même pu constater que les vues de Jacques Maritain ne concordaient pas avec celles de son disciple Yves Simon, le premier faisant de l’utilité l’essence du travail, le second privilégiant la notion d’obligation. Dans certaines cultures, des formes d’effort humain n’ont pas été clairement définies comme travail. Aux Indes, les Intouchables ne sont pas reconnus comme travailleurs. Dans le Bouddhisme, la vie monastique de non-travail est considérée comme la plus digne.

Dans ce débat, beaucoup de questions ont été soulevées : la proportion du travail et du non ­travail dans une vie équilibrée, la part de l’humain dans le robot, la rétribution du travail.

Si la valeur de la personne humaine est basée sur sa dignité et non sur sa productivité, pourquoi un type de travail devrait-il être mieux rémunéré qu’un autre ?

Un Colloque réunissant des hommes de foi ne pouvait pas se placer dans une perspective matérialiste. Il ne pouvait pas pour autant rester sourd aux clameurs qui montent des masses et aux interrogations contemporaines sur les analyses marxistes. Dans le cadre de la préparation du Colloque de Genève, l’analyse des conditions dans lesquelles se vit le travail au sein de la société industrialisée jusque dans l’agriculture, n’avait pas été négligée. Cette recherche a connu plusieurs approches. Héritier des Réformés, André Biéler, de l’Université de Lausanne, a tenu à se situer dans une perspective chrétienne et non, déclare-t-il, « selon les schémas des deux idéologies dominantes, celle du capitalisme libéral et celle du capitalisme d’Etat à présupposés marxistes ». Un évêque béninois, Mgr de Souza, a étudié le renversement de perspective d’Hegel à Marx. Il a pu voir dans la lecture hégélienne du travail, une tentative de penser, spéculativement et dans l’abstrait, le travail dans le cadre de la culture. Le renversement dialectique opéré par Marx conduit l’ordre culturel à être pensé dans le cadre du travail et des relations qui se nouent à ce propos. Cette lecture ne pouvait être retenue dans une assemblée spiritualiste, mais le détour n’avait pas été inutile.

Par contre, les représentants des religions abrahamiques, majoritaires dans l’assemblée, se sont retrouvés peu ou prou dans ce que le porte-parole de la pensée juive, Jean Alpérin, de l’université de Zurich, appelait la conception biblique du travail. L’homme, créé à l’image de Dieu, est lui-même co-créateur. Les deux premiers chapitres de la Genèse, que Jean ­Paul II appelle l’évangile du travail, montrent, en effet, l’homme invité à la mainmise sur le monde, par le travail, et à la transformation d’une création inachevée. Dans cette perspective commune aux religions du livre, la relation entre religion et travail paraît étroite et essentielle, comme d’ailleurs la relation entre religion et culture.

Un consensus s’est formé pour distinguer ces dernières. Tout en admettant qu’une harmonie privilégiée peut se nouer, pour des raisons historiques, entre une religion et une civilisation, par exemple entre l’Islam et les civilisations arabo-berbères, la religion transcende les cultures, car elle est transmission d’un message transcendant. La transmission d’un message divin demande une acculturation pour être accueillie dans chaque peuple. Cette acculturation n’est pas le message, mais elle est nécessaire pour que le message passe. Elle est pour lui comme un revêtement nécessaire dans un espace donné. Si le message doit être porté dans un nouvel espace de civilisation, il peut être nécessaire, mais non obligatoire de dépouiller ce revêtement culturel pour une nouvelle inculturation.

Il est intéressant de noter qu’à l’époque du Colloque de Genève, se tenait à Kinshasa le IIe Con­grès international de théologie africaine, auquel j’avais le privilège de participer. Ce Congrès a eu à connaître de la nécessaire acculturation et il a apporté à ce débat une précision intéressante. Admettant que le Christianisme doit dépouiller le revêtement méditerranéen et occidental qu’il a reçu de l’histoire, pour apparaître dans toute sa pureté originelle, les théologiens zaïrois accordaient une attention particulière à la culture juive et à sa symbolique, à cause des liens historiques entre la révélation et la civilisation juive et l’incarnation du Christ. Ces remarques rejoignaient les conclusions du Colloque de Genève sur les liens et en même temps les distinctions à établir entre religion et culture.

A cet égard, des mises en garde ont été faites à Genève. On peut privilégier une culture, mais sans prétendre l’isoler dans son essence, comme une espèce « ne varietur ». Une culture ne cesse de s’enrichir et de se transformer au contact des autres cultures. Elle n’est pas une « monade », a-t-on fait remarquer ou une entité fermée sur elle-même, ce à quoi conduirait un ésotérisme excessif. Toute ethnie, toute culture détient un message. Pour délivrer son message, une culture doit entrer en communion.

Si le Colloque de Genève n’est pas entièrement parvenu à répondre à ses propres questions, il a du moins eu le mérite de contribuer, selon le mot de John Courtney Muray, à « structurer la problématique » et à renouveler la réflexion. On lira ce livre comme on écoute, le soir, le compte-rendu des grandes assises contemporaines.