Littérature

TRANSGRESSIONS, CONCESSIONS ET CONCILIATIONS OU L’ALTERITE DANS EN ATTENDANT LE VOTE DES BETES SAUVAGES D’AHMADOU KOUROUMA

Ethiopiques numéro 75

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2005

Ahmadou Kourouma, qui s’est distingué dans ses premiers romans par une « malinkisation » du français, porte l’hybridation au niveau de la structure de l’œuvre avec En attendant le vote des bêtes sauvages [2]. Dans l’approfondissement de cette expérience de conciliation de l’oralité et de l’écriture, l’auteur en arrive à « verser l’épopée dans les fictions narratives alors qu’elle était reçue comme récit historique, récit des faits véridiques » [3]. Cette combinaison de deux esthétiques aux perspectives opposées débouche sur l’élaboration d’un genre nouveau qui s’ouvre un public hétérogène.

  1. DU RECIT EPIQUE AU ROMAN SATIRIQUE

Le travail littéraire de Kourouma est pour une bonne partie une sorte de rétrospective d’épisodes déterminants de l’histoire de l’Afrique. Dans cette redécouverte du passé du continent qu’il propose, l’écrivain confie la mission d’imprégnation au griot. C’est l’omniprésence de cette voix dans Les Soleils des indépendances [4] et Monnè, outrages et défis [5] qui l’a fait classer par les critiques parmi les précurseurs d’une « écriture de l’oralité ». Mais si dans ces deux romans, Kourouma ouvre de nouvelles pistes à la littérature africaine au travers d’un commerce singulier avec la tradition, c’est dans sa troisième œuvre, En attendant le vote des bêtes sauvages, que l’écrivain s’approprie véritablement l’art du récit oral. Kourouma semble s’inscrire cette fois-ci dans « l’architextualité » [6] car avec cette fiction, il va au-delà de l’absorption d’éléments du conte, du mythe ou de l’épopée, c’est le récit traditionnel qui sert de modèle de composition même au roman.

Cette approche semble dictée par la nature du projet de l’auteur. Celui-ci se propose en effet de raconter la naissance et le fonctionnement de l’Etat africain postcolonial. La fresque historique que déroule En attendant le vote des bêtes sauvages s’étend de la conférence de Berlin à la fin de la guerre froide. Cette revue, qui couvre les séquences de la pénétration coloniale et de l’indépendance déjà détaillées par les deux romans précédents, se veut surtout un éclairage sur l’émergence et l’évolution du pouvoir africain moderne.

Le roman met en scène l’action d’un maître chasseur qui accède aux affaires à la suite d’un coup d’Etat. Soutenu par les puissances occidentales, conseillé par ses pairs africains et protégé par les sortilèges de sa mère et de son marabout, le président de la République du Golfe, Koyaga, instaure un régime fondé sur l’arbitraire et la démesure. Au bout de trente ans de règne, surpris par un mouvement de révolte d’une violence inédite et le lâchage de ses parrains capitalistes à la fin de l’ère de la bipolarisation, il ne lui reste qu’à recourir aux ressorts de la parole traditionnelle pour restaurer son autorité.

Au plan littéraire, le système le plus approprié pour porter cette entreprise de dévoilement des mécanismes de la dictature est sans conteste le récit épique. Aussi Kourouma s’empare-t-il de cette forme pour construire son œuvre. Le profil et l’itinéraire du personnage central de En attendant le vote des bêtes sauvages témoignent de cette volonté de se conformer au schéma narratif traditionnel. Koyaga est en effet conçu comme une réincarnation du héros épique. Sa singularité est établie d’entrée de jeu par l’évocation de son ascendance : un père champion de lutte et une mère sorcière. Sous la tutelle de ce couple spécial, l’enfant prédestiné vient au monde à l’aurore, après douze mois de grossesse. Le paléo qui au berceau avait déjà le poids d’un lionceau se révèle dès ses premières années comme une terreur pour le gibier. Mais l’initiation aux secrets de la brousse n’est pas le seul viatique du personnage. Elle est doublée d’un autre type d’apprentissage sur les bancs de l’école française qui s’implante après l’anéantissement des dernières résistances locales. C’est cette brèche qui permettra plus tard au « montagnard » de passer allégrement de l’univers de la chasse à la sphère politique. A partir de son comportement en classe, l’on ne tarda pas à déceler son penchant pour la confrontation physique. L’enrôlement dans l’armée française comme tirailleur lui ouvre une carrière militaire. Au retour de la périlleuse expédition indochinoise, Koyaga accomplit le parcours du simbon [7]. Il abat les quatre redoutables monstres qui hantaient le sommeil des siens. La participation à la guerre d’Algérie, un autre épisode de l’exil symbolique du héros, est le premier jalon vers le conflit décisif. A leur démobilisation, le gouvernement nationaliste ayant refusé à ces « mercenaires qui avaient passé toute leur vie de soldats de fortune à guerroyer contre la liberté des peuples colonisés » la pension et l’intégration dans l’armée nationale, la rencontre entre Koyaga et le président Fricassa Santos devient inévitable. Le combat auquel se livrent les deux hommes rappelle ces duels épiques où les arguments magiques prennent souvent le dessus sur la force militaire. L’assaut final est d’ailleurs une reconstitution de l’acte par lequel Soundjata Keïta est venu à bout de Soumaoro Kanté lors de la célèbre bataille de Krina [8] :

« (… ) Koyaga accourt et, avant que le Président atteigne la grille, il décoche de son arc une flèche de bambou agencée au bout d’un ergot de coq empoisonné. Les devins avaient révélé au chasseur que seule une flèche dotée d’un ergot de coq empoisonné pouvait annihiler le blindage magique du super-initié qu’était le Président, pouvait rendre sa peau et sa chair pénétrables par du métal » [9].

L’épilogue de ce face-à-face nous mène au cœur de l’espace du pouvoir, le maître chasseur ayant acquis à la suite de cette victoire et des péripéties de la transition le statut de chef d’Etat. Pour représenter ce glissement, Kourouma plie le canevas narratif traditionnel auquel il s’est adossé aux exigences de son projet. Il s’autorise quelques distorsions justifiées par les contraintes formelles du roman et l’orientation de son œuvre. La linéarité du récit n’est, par exemple, pas de ses soucis, l’écriture soulageant largement la mémoire. Cependant le mémorable ne se limite pas ici au grandiose et à l’honorable. La règle de la sélection des hauts faits qui est de rigueur dans les chansons de geste n’est pas appliquée dans cette hagiographie. Les actes ordinaires ne sont pas éludés par les narrateurs qui puisent abondamment dans l’anecdotique et se livrent régulièrement à des révélations inattendues. Le sora campe en ces termes une des spécificités de sa prestation :

« Il existe un de vos grands amours de jeunesse qu’évoquent très peu, général Koyaga, vos biographies officielles. C’est la grande passion que vous avez eue pour Fatima, une prostituée marocaine en Indochine. Vos encenseurs passent cette aventure sous silence. Dans ce donsomana purificatoire, nous l’exposerons amplement » (p. 35).

L’insistance sur cette épreuve dans la jungle vietnamienne est une façon pour Kourouma de jouer sur l’ambivalence de l’exagération. En effet la surcharge laudative aboutit à la production du burlesque. La frontière entre l’épique et l’ironique est gommée par le dithyrambe. Cette perversion naît de la manière dont l’écrivain manipule des registres antinomiques.

Le brouillage est installé par le biais du système d’énonciation. Le roman qui est conçu comme une restitution de séances de narration est dominé par la parole du sora, flanqué de son « répondeur », le cordoua. Ces veillées se déroulent en présence, du commanditaire, Koyaga, et de Maclédio, son homme de confiance, et sous les yeux d’un public d’initiés. Le maître d’œuvre, en campant le décor de cet acte de célébration doublée d’exorcisme, décline ainsi son programme : « Moi Bingo, je suis le sora ; je louange, chante et joue de la cora. Un sora est un chantre, un aède qui dit les exploits des chasseurs et encense les héros chasseurs » (p. 9). Mais cette profession de foi se révèle vite un moyen de diversion car souvent l’exaltation appuyée prend les contours d’une dénonciation implicite. Le clou est enfoncé par son alter ego le cordoua, qui ne se contente pas de placer le náamu conventionnel (acquiescement) entre autres « ponctuations phatiques » [10] qui sont la part généralement dévolue au « répondeur » dans les chants de chasseurs. Tiécoura, lui, dit sans détour dès l’entame son intention d’accabler le héros :

« Président, général et dictateur Koyaga, nous chanterons et danserons votre donsomana en cinq veillées. Nous dirons la vérité. La vérité sur votre dictature. La vérité sur vos parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos conneries ; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et assassinats… » (p. 10).

Le caractère désinvolte de la posture et la crudité du discours sont légitimés par le contexte. Le donsomana est un récit purificatoire qui répond à un besoin de catharsis. Son exécution est destinée à faire retrouver à Koyaga, dont le régime est menacé, ses attributs et son pouvoir. La fonction prêtée au récit explique cette dialectique entre l’apologie et la critique. Cette oscillation entre les deux pôles ne manque pas de déteindre sur la nature des rapports des narrateurs aux destinataires.

  1. UN NARRATAIRE À DOUBLE FACE

La recréation par le roman de la performance orale sert une technique de construction du statut de l’énonciateur mais aussi du destinataire. La transcription d’une séance de narration a la particularité de postuler d’office deux types de récepteurs : les destinataires fictifs qui sont l’auditoire des griots et le public réel constitué par les lecteurs du roman. Une autre dichotomie est opérée par l’écrivain car la seconde cible elle-même est loin de former une masse homogène. Le ton variable des adresses renseigne sur la position fluctuante du narrataire. Celui-ci, selon les situations, apparaît comme un acolyte ou comme un étranger.

Bingo, le narrateur principal, se donne à première vue comme interlocuteurs des personnes appartenant comme lui à l’espace référentiel du récit. La complicité du narrataire est requise dans cette présentation de certains pans de la société africaine. Aussi le sora commence-t-il toujours ses évocations par une interpellation de son compagnon [11] : « Ah ! Tiécoura ». Mais ce dernier n’est pas convoqué uniquement pour confirmer et agrémenter le propos de son voisin. Il est en réalité surtout un support pour porter cette parole hors du cercle du donsomana. Le cordoua n’est que le destinataire apparent d’apostrophes ayant une autre cible. Dans ces tête-à-tête empreints de familiarité, c’est souvent l’absent, c’est-à-dire l’individu extérieur à la civilisation des deux orateurs qui tient la vedette. Le souci de se faire comprendre de celui-là est à la base des nombreuses gloses qui peuvent paraître futiles à l’Africain enraciné. La récurrence du discours métalinguistique dit clairement l’obsession d’établir le dialogue avec un public qui ignore les « codes et (les) schémas culturels et linguistiques » [12] de l’auteur. Eclairant est à ce propos le prologue du sora qui est moins un pacte avec l’auditoire du récit qu’un guide à l’intention du lecteur occidental :

« Je dirai le récit purificatoire de votre vie de maître chasseur et de dictateur. Le récit purificatoire est appelé en malinké un donsomana. C’est une geste. Il est dit par un sora accompagné par un répondeur cordoua. Un cordoua est un initié en phase purificatoire, en phase cathartique. Tiécoura est un cordoua et comme tout cordoua il fait le bouffon, le pitre, le fou. Il se permet tout et il n’y a rien qu’on ne lui pardonne pas » (p. 10).

 

L’ancrage du texte dans les réalités locales rend en effet l’ombre de l’étranger plus que jamais présente. L’une des expressions les plus marquantes de cette dualité se retrouve dans l’interprétation des événements. Si l’intervention des forces surnaturelles dans l’accomplissement des actes héroïques paraît évidente à l’auditoire premier du récit épique, ce sont d’autres formes de causalité plus vraisemblables qui ont la faveur du lectorat européen sous-entendu. Le sora trace, en dressant le portrait de Tiékoroni, un autre dictateur africain qui est une des références de Koyaga, la ligne de démarcation entre les adeptes de l’explication magico-religieuse et ceux de la compréhension scientifique :

« Une importante organisation internationale a créé une fondation et un prix humanitaire en son honneur. C’est une consécration que nous autres, qui croyons comme l’homme au totem caïman, aux fétiches, aux jugements et condamnations assis sur les divinations des sorciers, comprenons et estimons méritée. Mais que tous les autres, tous les rationalistes qui n’acceptent pas la magie comme vérité jugent aussi incongrue qu’un chapelet de pèlerin mahométan noué au cou d’une hyène » (p. 207). [13]. La réalisation de ce programme imposait des innovations que l’auteur introduira par la création de diverses passerelles. Il s’est efforcé ainsi de concilier des productions appelant des types de réception différents : la parole du griot et le texte de l’écrivain. La mémoire et l’imagination ont été ainsi convoquées pour se compléter.

Le résultat de ce travail d’expérimentation et d’investigation sur les propriétés et les potentialités des genres oraux, d’une part, et, de la littérature écriture, d’autre part nous amène à dire avec Boniface Mongo-Mboussa que « de tous les écrivains africains, Ahmadou Kourouma est probablement celui qui s’est le plus interrogé sur comment dire l’Afrique » [14].

BIBLIOGRAPHIE

BORGOMANO, Madeleine, Ahmadou Kourouma, le « guerrier » griot, Paris, L’Harmattan, 1998.

– Des hommes ou des bêtes ? Lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages, d’Ahmadou Kourouma, Paris, L’Harmattan, 2000.

CAITUCOLI, Claude, « La différence linguistique : insécurité et créativité », in Notre Librairie n°155-156, juillet décembre 2004, p. 173-177.

CHEVRIER, Jacques, « L’image du chasseur dans la prose africaine contemporaine », in La chasse traditionnelle en Afrique de l’Ouest (Actes du colloque international de Bamako, 26- 27-28 janvier 2001), p. 51-61.

DERIVE, Jean et DUMESTRE, Gérard, Des hommes et des bêtes. Chants de chasseurs mandingues, Paris, Classiques africains, 1999.

DIANDUE, Bi Kacou Parfait, Histoire et fiction dans la production romanesque d’Ahmadou Kourouma, Thèse de doctorat, Université de Limoges, 2003.

(http://www.unilim.fr/theses/2003/le…)

DIENG, Bassirou, « Les genres narratifs et les phénomènes intertextuels dans l’espace soudanais (mythes, épopées et romans) », in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines n°21, Dakar, UCAD, 1991, p. 77-93.

GENETTE, Gérard, « Introduction à l’architexte », in COLLECTIF, Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 89-159.

KAZI-TANI, Nora-Alexandra, Roman africain de langue française – Au carrefour de l’écrit et de l’oral (Afrique noire et Maghreb), Paris, L’Harmattan, 1995.

MONGO-MBOUSSA, Boniface, « Ahmadou Kourouma : engagement et distanciation », in Notre Librairie n°155-156, juillet décembre 2004, p. 185-189.

TINE, Alioune, « Pour une théorie de la littérature africaine écrite », in Présence Africaine n°133-134, 1985, p. 99-121.

[1] Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

[2] KOUROUMA, Ahmadou, Paris, Seuil, 1998.

[3] DIENG, Bassirou, « Les genres narratifs et les phénomènes intertextuels dans l’espace soudanais (mythes, épopées et romans) », in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines n°21, UCAD, Dakar, 1991, p. 82.

[4] Montréal, Presses de l’université du Québec, 1968. Paris, Seuil, 1970.

[5] Paris, Seuil, 1990.

[6] GENETTE, Gérard, « Introduction à l’architexte », in COLLECTIF, Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 89-159. Genette définit l’architextualité comme « cette relation d’inclusion qui unit chaque texte aux divers types de discours auxquels il ressortit. Ici viennent les genres, et leurs déjà entrevues : thématiques, modales, formelles, et autres ( ?) » (p. 157).

[7] Maître chasseur.

[8] NIANE, Djibril Tamsir, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence Africaine, 1960.

[9] KOUROUMA, Ahmadou, En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 100. Nous faisons référence à l’édition de poche pour la pagination.

[10] DERIVE, Jean et DUMESTRE, Gérard, Des hommes et des bêtes. Chants de chasseurs mandingues, Paris, Classiques africains, 1999, p. 40-41.

[11] Dans le contexte traditionnel, le répondeur symbolise la voix du public, la conscience du groupe. Voir DERIVE, Jean et DUMESTRE, Gérard, op. cit., p. 40-41.

[12] TINE, Alioune, « Pour une théorie de la littérature africaine écrite », in Présence Africaine n°133-134, 1985, p. 114.

[13] Entretien avec Bi Kacou Parfait Diandue, in DIANDUE, Bi Kacou Parfait, Histoire et fiction dans la production romanesque d’Ahmadou Kourouma, Thèse de doctorat, Université de Limoges, 2003. _ (http://www.unilim.fr/theses/2003/le…).

[14] MONGO-MBOUSSA, Boniface, « Ahmadou Kourouma : engagement et distanciation », in Notre Librairie n°155-156, juillet décembre 2004, p. 189.