Développement et sociétés

TRADITIONS NEGRES ET SOCIALISME

Ethiopiques numéro 20

Revue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1979

 

A l’idée selon laquelle le Socialisme sénégalais trouve ses fondements culturels dans nos valeurs de civilisation traditionnelles, certains semblent attribuer une signification péjorative, sans intérêt ; et sur un ton railleur, l’on a même cru devoir parler de « Socialisme de la Négritude ».

En d’autres termes, on reproche au Socialisme sénégalais son enracinement dans la Négritude ; et rejetant sans appel ce concept, l’opposition marxiste, car c’est surtout d’elle qu’il s’agit, nie par là même son contenu, à savoir, « l’ensemble des valeurs de civilisation du Monde Noir ».

Le problème, en réalité, c’est moins de faire des appréciations et des jugements faciles, que de procéder par une analyse lucide, rigoureuse et objective, à l’étude de la question, pour en dégager un faisceau de preuves et d’idées réellement convaincantes.

Or, il apparaît jusque là que nos marxistes et autres opposants ne se sont en vérité jamais engagés dans cette démarche, celle que nous avons toujours attendue d’eux ; et à l’enracinement culturel que nous prônons et qu’ils brocardent à longueur d’année, ils ne proposent rien d’autre de rationnel. Ils se complaisent davantage dans la critique pure, sans base solide et au demeurant facile. Il ne saurait en être autrement du reste, puisqu’on ne leur connaît point de programme.

C’est pourquoi, dans le souci d’une clarification du débat culturel, c’est volontiers que nous prêterons notre concours à nos adversaires et que nous ferons le travail intellectuel qu’ils hésitent à mener depuis longtemps.

Il s’agira, pour nous, d’évoquer, mais aussi d’analyser et de discuter les arguments majeurs qu’ils pourraient utiliser pour combattre le principe d’une culture fortement enracinée dans nos traditions noires, pour enfin dégager les motivations profondes de leur comportement.

Cette étude qui ne saurait en aucune façon être complaisante, se veut par-dessus tout cependant, lucide et loyale. En effet, les idées sur lesquelles on partira s’inspirent profondément de l’attitude de nos marxistes. Au demeurant, nous ne ferons qu’utiliser, à ce propos, un raisonnement déductif qui, comme on le sait, est logique, parce que d’essence mathématique. Ensuite le silence de l’opposition, son refus, et pour cause, de nous révéler en la matière un schéma culturel cohérent, tout nous incite à adopter notre démarche.

Enfin, cette analyse au-delà de la simple réfutation des thèses de nos marxistes, entend surtout, sur la base de celles-ci, mettre en évidence, et c’est là l’essentiel, les raisons de notre enracinement culturel.

Ainsi, une analyse objective de l’attitude de l’opposition, révèle d’une manière générale, deux idées-maîtresses qui pourraient être à l’origine de son refus d’accepter l’enracinement culturel du Socialisme sénégalais dans nos valeurs de civilisation traditionnelles.

La première, serait que le Socialisme est incompatible avec la tradition, et que par conséquent, notre culture ne saurait prétendre avoir une quelconque relation avec celle-ci.

La seconde idée, qui découle en partie de la première, remettrait tout simplement en cause, les éléments de la civilisation négro-africaine traditionnelle et nierait toute valeur efficiente à celle-là.

Dans la première hypothèse, les opposants marxistes, en développant l’idée d’une rupture entre socialisme et tradition, feraient ainsi référence à l’ambition que le communisme s’était fixé, au lendemain de son triomphe historique dans certaines régions du Monde, en 1917 et 1945, particulièrement en U.R.S.S. et dans les Démocraties Populaires.

Il s’agissait, pour le Communisme, de rompre avec le passé traditionnel et de construire un ordre fondamentalement nouveau, une société systématiquement tournée vers l’avenir.

En d’autres termes, l’opposition marxiste, appliquée dans ses leçons de catéchisme, attendrait également du Socialisme sénégalais qu’il fasse table rase des vestiges du passé, qu’il se donne pour ambition d’édifier un nouveau type d’humanité et se présente ainsi comme un nouvel humanisme.

Cette perspective, quelque tentante qu’elle soit, nous semble difficilement admissible au Sénégal, comme nous nous proposons de le démontrer plus loin.

 

Référence au passé

Le Sénégal entend, sur la base de plusieurs raisons, continuer à faire référence à son passé.

Il y a d’abord que le continent africain, auquel nous appartenons, a été marqué, au cours de longs siècles de son histoire, par des systèmes iniques et odieux qui ont puissamment nié ses valeurs traditionnelles : la Traite mercantiliste et le système colonial, avec tout ce qu’ils comportent de négations dévalorisantes, sont autant de facteurs qui ont entravé l’épanouissement de notre culture traditionnelle.

N’est-on pas allé jusqu’à enseigner que l’Afrique noire n’avait pas d’histoire, qu’elle ne connaissait pas de civilisations ? Manière bien pratique du reste de justifier les crimes commis à l’égard du continent noir.

Au sortir de cette longue nuit, dans laquelle l’occupation étrangère nous avait enfermés, il nous semble difficile de rester coupés de notre passé, un passé dont nous avions tant été sevrés.

Le retour à ce passé et l’enracinement dans nos valeurs traditionnelles, apparaissent, à cet égard, comme une prétention légitime et humaine de fidélité à la spécificité de notre aire de culture. Ils apparaissent comme une résurrection, une « Re-naissance » de notre culture.

Au demeurant, c’est plus précisément cette spécificité de notre aire culturelle qui nous impose de rester nous-mêmes, et de suivre notre voie propre qui est une voie vers un nouvel humanisme.

Le péché véniel, mais en réalité grave de l’opposition marxiste sénégalaise, c’est en effet de croire que tout principe découlant de la pensée de Marx, valable pour les pays de tradition communiste, devrait systématiquement être applicable aux autres pays se réclamant du socialisme, donc au Sénégal.

Le Sénégal a, fort heureusement, dépassé depuis fort longtemps, ce catéchisme puéril. La pensée marxiste n’est pas un dogme ; le Sénégal en a retenu surtout la méthode ; et sur la base d’une voie africaine du socialisme, dans laquelle il est résolument engagé, notre pays refusera de rompre avec ses traditions négro-africaines, uniquement parce que le Communisme entend, lui, créer un ordre nouveau, distinct du passé. Il reste que, Marx ayant écrit à une époque donnée, dans un type de société bien déterminé, n’a jamais préconisé le placage systématique de sa doctrine sur des aires spécifiques. Lui, au moins, admettait « un droit à la différence ».

La voie africaine du socialisme que nous avons choisie, se révèle d’ailleurs être la plus conforme à notre passé.

Dans cet esprit, il semble irrationnel de marquer un schisme entre la tradition et le socialisme, comme le préconisent nos marxistes. Notre choix actuel de société est, à des égards multiples, une sorte de prolongement et d’adaptation du passé traditionnel à nos réalités actuelles. Il n’est pas interdit de penser, en effet, que nos sociétés traditionnelles pratiquaient, et cela bien avant la doctrine marxiste, une sorte de socialisme, primitif il est vrai, mais tout de même similaire aux tendances actuelles.

Le statut juridique de la terre, dans les anciennes sociétés africaines, est à cet égard révélateur. Considérée comme un agent cosmique, une force vitale, voire une divinité, la terre reste liée, par un pacte solennel, à la première collectivité occupante. Il ne vient donc à l’idée d’aucun être humain de s’en proclamer le propriétaire au sens du droit romain.

De toute évidence, ce caractère collectiviste de la propriété n’est pas sans rappeler les formes de collectivisation ou de nationalisation entreprises au niveau de nos sociétés actuelles.

L’équilibre et l’égalité qu’ambitionne de construire notre Démocratie socialiste, s’apparentent aux procédures complexes d’arrangement, de compromis, de conciliation, de médiation qui existaient dans nos sociétés traditionnelles et qui sont autant d’applications d’un mécanisme égalitaire.

On le voit donc, nos structures communautaires traditionnelles, très variées du reste, recelaient autant de facteurs qui préfiguraient la voie sociale que nous avons choisie.

Le Sénégal, pour sa part encore une fois, sur la base de ces données tangibles, n’entend pas se couper de ces structures anciennes dont notre société d’aujourd’hui, comme un prolongement invisible, renferme les éléments les plus dynamiques, les plus féconds, repensés, remaniés et harmonieusement adaptés à nos réalités actuelles.

 

Données et survivances du passé

Mais alors, quel autre argument majeur pourrait nous inciter à renier nos traditions négro-africaines, rigoureusement résumées par le concept de la Négritude ?

Nos célèbres marxistes nous répondraient que le socialisme qui ambitionne de créer un homme nouveau, et un nouvel humanisme, ne saurait se tourner vers le passé ; et de nous citer l’exemple des pays socialistes européens, leur éternel champ de référence.

Nous avons déjà esquissé, au début de cette analyse, cette théorie trop tentante, mais qui pêche par ses excès.

Il est vrai en effet, qu’au lendemain de son triomphe dans certaines régions européennes, à partir de 1945, et antérieurement, en 1917 en U.R.S.S., le Communisme s’était proposé comme but, de se tourner exclusivement vers l’avenir, d’oublier le passé.

Mais il y a que de multiples raisons incitaient les Démocraties Populaires à vouloir faire table rase de leur passé.

Derrière la façade homogène de leurs peuples, désormais unis par le Communisme, les disparités léguées par l’histoire étaient énormes, et constituaient de véritables facteurs, potentiellement capables de créer des failles dans la nouvelle structure.

Le passé de ces peuples les différencie, bien plus qu’il ne les unit. En effet, il n’y a pas entre eux d’unité ethnique : les régions actuelles de l’Europe Orientale étaient à la fois terre de Latins, de Magyars et de Slaves.

Parallèlement à cette absence d’unité ethnique, il n’y a pas davantage, de communauté de foi. En effet, si tous ces peuples ont été évangélisés, les vicissitudes de l’histoire religieuse et des rapports entre les églises, les ont rattachés aux différents rameaux du Christianisme : certains ont reçu la foi de Rome, d’autres ont embarrassé l’orthodoxie.

Du reste, même dans les nations catholiques, le puissant mouvement de la Réforme a fait des adeptes calvinistes. De la même manière, chez les peuples orthodoxes, d’importantes minorités sont restées unies à Rome, tout en conservant leurs rites propres.

Il y a par ailleurs que loin de les fondre, l’histoire a plutôt séparé et opposé ces peuples.

Ils ont fait partie, en effet, de grands ensembles politiques distincts : Empire Ottoman, Empire des Habsbourgs et Empire des Tsars.

Ayant ainsi suivi des destins différents et subi des influences diverses, ces peuples se sont combattus, déchirés ; ont souvent été, les uns pour les autres, des ennemis héréditaires ou des dominateurs détestés.

Enfin, il faut noter qu’en 1945, ces peuples n’étaient pas parvenus au même degré d’évolution. Certains, associés depuis des siècles au destin de l’Europe Occidentale, étaient plus avancés dans le développement intellectuel et la mise en valeur de leurs ressources ; d’autres, demeuraient plus arriérés ou presque exclusivement ruraux.

C’est donc, à la lumière de ce tableau historique, qu’il convient de replacer le désir du Communisme, de tourner définitivement la page du passé, dans les pays d’Europe Orientale, au lendemain de la dernière guerre mondiale.

Cette prétention était, pour le moins que l’on puisse dire, tout à fait légitime ; mais la réalité était toute autre, et c’est là qu’apparaît l’erreur des soi-disant marxistes sénégalais.

Ils n’ont pas pu comprendre, qu’entre le désir et la réalité, il existe une marge importante, avec laquelle il faut compter. Ils n’ont pas compris que les pays socialistes auxquels ils font éternellement référence, n’entendent pas, eux non plus, oublier le passé, quel qu’il soit, parce qu’il s’impose à eux, par de nombreuses survivances.

Curieux marxistes sénégalais qui veulent être plus royalistes que le roi !

 

En d’autres termes, et c’est là le mérite des Démocrates d’Europe Orientale, ces pays ont compris, malgré l’ambition que s’y était assigné le Communisme, que le passé s’abolit rarement d’un trait de plume. Conscients du fait que le passé pèse encore sur la mentalité et la sensibilité de leurs peuples respectifs, les Démocraties ont accepté une partie du passé national.

Naturellement, il s’agit, pour ces pays, de recueillir des éléments les plus féconds de leurs traditions.

Dans ces pays donc, l’évolution du régime s’est faite, dans le sens d’une restauration partielle des valeurs traditionnelles, indispensables à la survie de toute société ; et le Communisme, contrairement à ce que penseraient nos marxistes, a puissamment contribué à exalter les valeurs patriotiques et le sentiment d’appartenance à la communauté nationale.

Il reste que la couche la plus déterminante de ce passé est bien la plus récente, c’est-à-dire le Marxisme-Léninisme. En tant que telle, elle a imprégné profondément les plus jeunes générations et affaibli graduellement, d’une manière relative, l’influence des éléments plus anciens du patrimoine national.

Dans quelle mesure, ce raisonnement peut-il être applicable au Sénégal ?

Les réalités sénégalaises sont tout à fait différentes des données des Démocraties Populaires.

 

Homogénéité socio-culturelle

Il y a d’abord que notre pays n’appartient pas à un bloc d’Etats, unis par une doctrine ; et que, par conséquent, la menace d’une destruction d’un tel ensemble par des éléments du passé ne se justifie guère, encore qu’il reste à prouver que ce passé renferme des données explosives, capables d’annihiler les acquis du présent.

A notre connaissance en effet, pas plus qu’il n’y a des dissensions ethniques, on ne saurait parler d’oppositions religieuses ou spirituelles, dans le passé historique du Sénégal. Par delà une certaine diversité ethnique, des spécificités régionales et une trilogie religieuse, le Sénégal demeure l’un des rares pays du continent à n’avoir pas connu le tribalisme, la discrimination religieuse, confessionnelle ou spirituelle, si préjudiciables au développement des jeunes nations.

Un des mérites du socialisme sénégalais, c’est, au demeurant, d’avoir toujours cherché à renforcer cette image par des actions judicieuses et adéquates ; et il n’est pas excessif de dire que l’expression de Renan, « …un commun vouloir de vie commune » s’applique à notre pays.

De la même manière, l’étude de l’histoire révèle une absence de dissensions fondamentales qui seraient nées de l’appartenance simultanée de régions du Sénégal à des empires distincts.

Pratiquement, depuis les grands Etats du Moyen-Age africain, jusqu’à l’empire colonial plus récent, les peuples du Sénégal se sont toujours fondus dans une expérience commune, dans une même aire de civilisation. L’unité de leurs destins a toujours été une réalité tangible, et c’est peut-être pourquoi le Sénégal offre au Monde entier, l’image d’un pays de paix, où la haine et la rancœur sont pratiquement absentes. Aussi, c’est avec regret, mais avec la conviction ferme que leurs échos resteront isolés, que l’on assiste de temps à autre à de sinistres appels, mus par des ambitions obscures, du côté de nos fameux marxistes. Les prétendants défenseurs de Républiques islamiques qui cherchent, vainement d’ailleurs, à créer des failles dans l’homogénéité de notre bloc socio-culturel, devraient savoir que leurs actions resteront sans lendemain, parce que le peuple sénégalais, pétri de maturité et de longues traditions de tolérance, ne les suivra pas dans cette voie.

Au total donc, le passé du Sénégal ne renferme réellement aucun élément qui pourrait inciter à le renier. Au contraire, il recèle des vertus fécondantes que notre société socialiste actuelle continue d’assimiler.

Le passé s’abolit rarement d’un trait de plume, avons-nous dit ; et l’histoire regorge d’exemples, où une doctrine, un mouvement, un peuple où une idée, submergeant une aire géographique et culturelle déterminée, n’arrivent pas cependant à annihiler définitivement, les valeurs de civilisation traditionnelles.

Il n’est que de constater, à cet égard, la survie de la civilisation romaine aux « Invasions barbares », ou encore le rayonnement de la civilisation musulmane, longtemps après le déclin des khalifats Omayyade et Abbasside.

Les marxistes sénégalais devraient savoir que si les civilisations sont capables de résister ainsi, c’est qu’elles renferment, à coup sûr, des valeurs réelles, solides et durables, qui savent défier et le temps et la violence et la haine.

A ce propos, la culture négro-africaine est aussi un fait majeur de civilisation ; et en tant que tel, elle s’impose à nous, comme « un instrument opératoire » efficace dont l’utilité est incontestable.

C’est ici, en effet, qu’il convient d’aborder le second argument de l’opposition marxiste qui consiste à nier toute valeur positive à la culture négro-africaine, assise de la démarche culturelle du socialisme sénégalais.

On l’aura compris ; battus en brèche dans la première idée, nos marxistes se sont réfugiés sur celle-ci ; encore que les deux principes soient fondamentalement liés, le rejet des valeurs du passé supposant nécessairement la négation de ces valeurs en tant qu’éléments positifs.

 

Dichotomie et dialectique

C’est ici le lieu de faire tout d’abord une critique de méthode à l’opposition marxiste, car, amoureuse des contradictions, elle en perd très souvent sa logique. La négation d’une chose, suppose le choix d’une autre, ces deux choses étant, le plus souvent antinomiques, dichotomiques.

Le principe sur lequel se fonderait le choix de nos marxistes en rejetant nos valeurs traditionnelles, partirait donc de la méthode de dichotomie, une méthode classique qui a fait ses preuves, s’il en fût.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que nos marxistes devraient être conséquents avec eux-mêmes, en utilisant plutôt la méthode dialectique qui leur aurait, de toute évidence, évité des contradictions et des erreurs. Encore une fois, curieux marxistes qui récusent l’essence même de la philosophie marxiste, à savoir la dialectique.

Au Sénégal, l’esprit classique de dichotomie a été dépassé, aussi bien dans le cadre de la recherche que de l’enseignement. L’Ecole de Dakar, comme a l’habitude de le noter le Président Senghor, part de la dialectique qui elle, « suppose la confrontation, la symbiose entre les oppositions, voire des contradictions… » pour tendre à plus d’efficacité, à une part de vérité.

C’est précisément à ce niveau qu’il convient d’allier la méthode discursive euraméricaine, à la méthode intuitive négro-africaine. Naturellement, celle-là suppose comme on le voit, un enracinement dans les valeurs de civilisation traditionnelles.

Cette méthode globale ne correspond-elle pas, à la vocation que le grand africaniste allemand, Léo-Frobenius, assignait à la « civilisation de l’avenir », c’est-à-dire, « celle qui parviendrait à joindre le don créateur à la plus grande capacité de saisissements », même s’il reste que pour nous, socialistes sénégalais, « l’avenir appartient à une civilisation de l’Universel » ?

Il reste que, parfois, dans un bref moment de lucidité, l’opposition marxiste a un sursaut, contradictoire à son attitude initiale. Mais s’il lui arrive, à ces occasions, de retenir un aspect du passé traditionnel, c’est bien vite pour verser dans l’excès contraire.

En effet, privilégiant excessivement cet aspect, les marxistes sénégalais l’opposent le plus souvent à un autre élément, qu’ils entendent faire disparaître de la manière la plus radicale ; ce faisant, ils retombent dans la vieille méthode de la dichotomie, au détriment de la dialectique. Un exemple typique est celui de la dichotomie systématique, établie entre nos langues nationales et le Français. Nous renvoyons le lecteur à un article du mensuel TAXAW, de Décembre 1977 (N° 6), intitulé : « La démocratie par le gouvernement dans une langue étrangère est un leurre » où l’opposition langues nationales et Français est nette.

On le voit bien, de quelque côté qu’on se place, l’erreur de méthode qui privilégie la dichotomie, subsiste chez nos marxistes.

Le socialisme sénégalais a su éviter ces erreurs. Partant de la dialectique, il n’entend ni jeter ni tout prendre du passé ; et de la même manière, ni tout rejeter ou assimiler de l’extérieur.

Pour la Négritude en effet, comme le souligne le Président Senghor, « il n’a jamais été question, même dans la passion de ses débuts, de s’isoler des autres civilisations, de les haïr, de les mépriser, de les ignorer, mais plutôt, en symbiose avec elles, d’aider à la construction d’un humanisme authentique, totalement humain ». Ainsi donc, sur la base d’une synthèse harmonieuse qui est symbiose, et sur la base d’un « dialogue des civilisations », le socialisme sénégalais, se fixe comme principe d’assimiler les vertus les plus pures de ses civilisations traditionnelles, pour s’ouvrir aux apports les plus fécondants de l’extérieur.

Mais alors nous demandera-t-on, quelles sont les vertus, les éléments efficaces et réellement positifs, de la tradition négro-africaine ? En d’autres termes, on nous demanderait en quoi la civilisation noire a joué un rôle moteur et influencé les autres civilisations ?

 

Présence et permanence de l’homme noir

Notre propos n’étant pas ici de passer en revue les mondes noirs, nous nous limiterons à faire référence à l’histoire pour choisir uniquement des éléments caractéristiques à titre d’exemples, étant entendu qu’on ne saurait énumérer exhaustivement toutes les valeurs de civilisations noires.

L’homme étant le moteur de la civilisation, il nous semble nécessaire et légitime de partir de la présence de l’homme noir dans le monde, et précisément dans l’aire méditerranéenne, parce que c’est elle qui illustre le mieux cette présence très ancienne.

Ce faisant, nous partirons du peuplement, pour montrer ensuite l’influence décisive des valeurs noires dans les autres civilisations, en notant toutefois que cette présence et cette influence dépassent largement le cadre géographique méditerranéen d’ailleurs.

Il apparaît ainsi qu’à la lumière de nombreux travaux scientifiques, l’homme noir avait pratiquement « dominé le monde, au moins jusqu’au Néolithique ».

Il n’est pas en effet nécessaire de remonter à près de 6 millions d’années, au moment où l’homme apparaît, au bord des gigantesques fractures méridiennes qui strient l’Afrique Orientale. Il s’agit de remonter à 40.000 ans seulement, c’est-à-dire au Paléolithique Supérieur, dont la première civilisation, la civilisation Aurignacienne, au dire des préhistoriens anthropologues, était négroïde.

L’Europe, dès cette période, est en effet envahie par les hommes de Grimaldi, venus d’Afrique. Près de 30.000 ans après, au Mésolithique, une seconde invasion négroïde, celle des Capsiens, également venus d’Afrique, submerge le continent européen.

Naturellement, au Paléolithique Supérieur, comme au Mésolithique qui lui succède, d’autres races ont également submergé l’Europe.

Il s’agit, des hommes de Cro-Magnon, venus au Solutréen, des hommes de la race du Chancelade, au Magdalénien, de l’Homo-Alpinus et de l’Homo-Nordicus, arrivés respectivement au début et à la fin du Mésolithique.

Mais ce qu’il est plus intéressant de noter, c’est que ce sont les Négroïdes de Grimaldi et les Capsiens qui, se mélangeant et se métissant avec les autres races précitées, auraient donné naissance à l’homme méditerranéen.

De la même manière, en Méditerranée Orientale, c’est « le métissage réalisé entre Négroïdes Aurignaciens et Capsiens d’une part, Ibéro-Maurisien (qui peuplèrent au Paléolithique Supérieur et Mésolithique la région précitée) d’autre part, qui a donné naissance aux populations Kouchites ou Hamites ».

Il faudra attendre d’ailleurs le Néolithique où « peu de changements sont enregistrés du reste en Europe », pour voir la Méditerranée Orientale, plus précisément le Moyen-Orient et ses Négroïdes, envahis par les Sémites et les Sumériens.

Au total, c’est dire donc que jusqu’au Néolithique « la permanence de la présence noire » dans les régions extra-africaines du bassin méditerranéen est un fait irréfutable.

Du reste, si nous avons jugé non nécessaire de montrer la présence noire dans les régions africaines de la Méditerranée, c’est bien parce qu’on ne saurait réellement insister sur ce qui demeure, en tout état de cause, une évidence.

Mais, dépassant le cadre préhistorique, arrêtons-nous à l’histoire, plus précisément à l’Antiquité, où les Noirs, on le verra, étaient non seulement présents dans la civilisation égyptienne, mais encore grecque et romaine.

En réalité, s’agissant de l’Egypte tout d’abord, le terme « présence dans la civilisation » n’est pas adéquat. Il s’agit bien plus que cela, puisque, là encore, de nombreux spécialistes, parmi lesquels d’ailleurs certains de nos détracteurs, (mais établir une chose est un fait ; en accepter la valeur en théorie et dans la pratique est un autre fait) admettent l’origine noire de la civilisation égyptienne.

Il y a là en effet, un faisceau de preuves impressionnant.

Citons seulement à titre d’exemples, le caractère négroïde de nombreuses effigies égyptiennes, l’origine méridionale nubienne des premières dynasties ; ce qui est le cas de la 25e dynastie. A cela bien sûr, il faut ajouter les témoignages des historiens anciens ; Hérodote, Diodore de Sicile, mais, également, la parenté entre les langues négro-africaines et l’Egyptien ancien, la parenté entre les mythes cosmogoniques, les idéologies, les organisations politiques et les formes artistiques.

Quant à la présence des Noirs parmi les races qui peuplèrent la Grèce ou l’Italie antiques, elle constitue un fait encore bien plus récent. Elle se passe de commentaires ; puisque suffisamment attestée par de nombreux témoignages. Les Noirs ont bel et bien vécu parmi les Grecs et les Romains « qui s’étaient ouverts à eux » ; et le Président Senghor, sur la base d’une analyse rigoureuse des différents témoignages, en vient à la conclusion que « le pourcentage des Noirs à Rome semblait même bien plus important qu’il ne l’est aujourd’hui à Paris ».

Si nous avons insisté sur le bassin méditerranéen, ce n’est pas que les Noirs fussent absents dans les autres régions du Monde ; au contraire, dépassant le cadre méditerranéen, ils furent également parmi les peuples qui occupèrent, bien avant l’histoire, « les vallées fertiles de l’Indus, du Tigre Euphrate », en plus de celle du Nil, mais aussi l’Océanie et, partant, peut-être l’Amérique.

 

Apports négro-africains

Que les civilisations méditerranéennes antiques aient donc été grandioses, il n’y a rien d’étonnant à cela. Du reste, si elles l’ont été, c’est bien parce qu’elles étaient, avec l’apport des Négro-africains, des civilisations de synthèses, des civilisations de métissage ; et c’est à ce niveau, qu’il convient à la lumière encore une fois d’exemples précis, de situer les apports des Noirs dans l’aire de culture méditerranéenne, plus précisément Romaine, Grecque et Egyptienne.

Ces apports furent, et c’est le moins qu’on puisse dire, foisonnants, nombreux. On ne saurait donc les énumérer tous. C’est pourquoi, on n’en retiendra à titre d’exemples que deux, essentiels, qui nous paraissent incontestablement être de puissants facteurs de civilisation : il s’agit, on l’aura deviné, de la religion et de l’art en général. Egyptienne, avions-nous noté tout à l’heure, parce qu’étant avant tout la civilisation la plus ancienne, la plus authentiquement négro-africaine, elle aura profondément influencé les autres, qui, fortes de ces apports féconds et riches, constituent un abstrait, un héritage, sur lequel s’édifie toute la civilisation occidentale actuelle.

On le voit bien, on peut aisément, partant de la méthode transitive, mathématique par essence, établir un véritable « système de correspondance » entre la civilisation actuelle d’Europe Occidentale et la civilisation négro-africaine, par le biais de l’influence égyptienne.

Ainsi, Léo-Frobénius, dans son ouvrage intitulé « Le destin des civilisations » remontant aux originesdes civilisations Ethiopiennes, donc négro-africaine et Hamitique, établit leurs correspondances avec les civilisations préhistoriques d’Europe ». Mieux, « il affirme que ces correspondances restent encore valables dans les Sphères culturelles du Monde Occidental Moderne ».

Mais revenons à la civilisation égyptienne. S’agissant d’elle, le professeur Gurvitch écrit : La culture négro-africaine a donné au Monde entier un exemple extraordinaire de vitalité et de vigueur. Toutes les conceptions vitalistes religieuses comme philosophiques, sont, j’en suis convaincu, sorties de cette source.

La civilisation de l’ancienne Egypte ne serait pas possible sans le grand exemple de la culture négro-africaine, et elle n’en fut très probablement que la sublimation.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette participation est très nette. Au niveau de la religion tout d’abord. Dans sa communication au Colloque sur « l’Afrique Noire et Monde Méditerranéen », Engelbert Mveng note que l’Ancien Testament est pratiquement né dans cette Egypte où le Culte d’Isis représente l’une des premières formes de religion organisée qu’ait connu l’Humanité ; et il ajoute que ce Culte d’Isis vient de la Haute-Egypte, c’est-à-dire finalement de la Nubie et de Kush, ces régions étant comme on le sait le pays des Noirs par excellence.

C’est également, nous dit le Professeur Mveng, au Temple d’Edfou, dans la Haute-Egypte, qu’on a découvert le texte du Mystère d’Osiris. Il date de la XIIe Dynastie, deux millénaires avant notre ère, et nous livre des rites qui remontent au IVe millénaire.

On le voit bien en effet, toutes ces preuves font « penser au IIIe livre de Diodore de Sicile qui nous apprend que les Nègres sont les premiers à avoir enseigné à l’Humanité l’art d’honorer la Divinité ».

Tout conduit en effet à Penser que la Souche de la religion Egyptienne antique, et même de la religion Judaïque, serait noire, encore qu’en ce qui concerne les périodes évoquées, l’Egypte appartenaient foncièrement à l’Afrique Noire, et qu’il n’y a pas lieu par conséquent de faire un distingo entre elle et les Hautes régions du Nil. C’est un fait : l’origine d’un nombre considérable de cultes égyptiens se situe en Afrique Noire.

Mais au-delà de l’Egypte, quel a été l’apport négro-africain dans le Monde Gréco-romain, sur le plan religieux ?

La Méditerranée, comme on l’a noté, « n’a cessé depuis la Préhistoire d’être un lieu de passage des Nègres ».

Présents dans la civilisation Egéenne, bien avant l’ère Gréco-romaine, on retrouve ces nègres en Crête, au IIe millénaire, à l’apogée de la civilisation Minoenne. Quoi de plus naturel alors qu’ils aient fortement influencé la religion grecque ?

L’Univers Egéen, avant même la naissance de la civilisation grecque, est constellé d’influences négro-africaines.

Les héros légendaires de la mythologie grecque, Andromède, Cybèle, Persée, Delphos, Cephée, ou encore Circée la magicienne, Mennon le guerrier noir « volant au secours des Troyens assiégiés » et qui « sera chanté par Homère, les tragiques et les poètes lyriques grecs », ou encore Dionysos, l’étrange dieu au cortège de Bacchantes et aux fêtes un peu folles, le dieu de l’ivresse et du rire, tous sont des nègres.

 

Mais là ne s’arrête pas l’influence nègre dans la religion grecque. Une analyse comparée des idéologies religieuses grecque et africaine révèle de troublantes similitudes et d’étranges analogies entre les deux aires culturelles.

Ces analogies se retrouvent au niveau de la conception globale de la création de l’Univers : création du cosmos et des espèces, bipolarité sexuelle nécessaire à l’équilibre universel, apparition du désordre dans le cosmos, transformations biologiques par l’apparition de la sexualité, inventions technologiques et religieuses qui permettent la vie matérielle des communautés et leurs assises spirituelles.

Elles se retrouvent également au niveau des rites initiatiques, plus précisément entre les sociétés de masques et les rites d’initiation des Noirs et des Grecs. Dans les cités de la Grèce archaïque, le système d’initiation des classes d’âge supposant des retraites et des épreuves est similaire à celui de l’Afrique Noire traditionnelle. Même au niveau des interdits et des cultes de la fécondité-fertilité, les pratiques sont comparables.

Ainsi donc, dans la Grèce antique comme dans l’Afrique ancienne les pratiques religieuses restent liées ; il est permis de penser que c’est dès le Néolithique, peut-être bien avant, c’est-à-dire au Paléolithique, que les Influences négro-africaines avaient commencé, comme par osmose, d’imprégner religieusement le socle panthéique de ce qui allait devenir une des civilisations les plus lumineuses de l’Antiquité, c’est-à-dire la civilisation grecque.

Concernant l’espace romain, les nègres ont, sur le plan religieux, « joué un rôle encore plus important qu’on ne le laisse croire ». Importants, les cultes religieux négro-africains l’étaient sans doute à Rome. Comme quoi la réaction d’Auguste dans son « œuvre de restauration » religieuse au 1er siècle de notre ère le prouve bien d’ailleurs.

Si en effet, voulant protéger la religion de cité romaine, on jugea nécessaire, à l’époque, de « pourchasser les fidèles des religions exotiques » d’essence négro-africaine c’est bien parce que celles-ci occupaient déjà une place très importante dans la vie de l’Empire. Il reste qu’encore une fois, parmi ces cultes exotiques, celui d’Isis, d’origine nubienne, donc africaine, était primordial. La communication du Président Senghor au Congrès du Latin à Dakar du 13 au 16 avril 1977, contient un développement détaillé et très précis sur la question religieuse. Nos marxistes sénégalais, brocardeurs de la Négritude, donc des valeurs de civilisation négro-africaines, pourront bien se reporter à cette référence.

L’Afrique Noire, on le voit bien, a profondément influencé les autres civilisations sur le plan religieux.

Il en est de même, dans le domaine de l’art en général.

Là encore, commençant par l’Egypte, on découvre de nombreux exemples iconographiques qui, soit par la stylisation, soit par le sujet représenté, évoquent l’essence négro-africaine.

Il s’agit, en Egypte, des Africains de la « célèbre troupe d’Assiout, guerriers de la tombe de Msalia près de Thèbes », ou encore des pyramides de Sesostris I et Sesostris III.

Il est bon d’ailleurs de noter, comme l’affirme Jean Vercoutter dans sa communication au Colloque de Dakar « Afrique Noire et Monde Méditerranéen dans l’Antiquité », que l’apparition d’un grand nombre d’Africains noirs dans l’iconographie égyptienne à partir du Nouvel Empire, coïncide avec la politique africaine des Pharaons Thébains.

Dans la tombe de Rekhmarê qui date de Thoutmosis III, au nouvel Empire, l’iconographie des Noirs est également très importante ; et dans cette représentation très ancienne, précise Jean Vercoutter, apparaissent deux traits qui, à partir de la seconde moitié de la XVIIe Dynastie, c’est-à-dire approximativement vers 1450 avant J.C. et cela jusqu’à la fin du Nouvel Empire, vers 1150, vont servir à caractériser le Noir dans l’art égyptien : particularité de la coiffure qui stylise les cheveux crépus des Noirs, d’une part, et d’autre part, boucles d’oreille circulaire. Ces quelques exemples montrent ainsi la liaison entre l’art égyptien et le modèle noir.

L’Egypte n’est cependant pas la seule aire à avoir connu cette empreinte nègre au niveau de l’art. Le Monde gréco-romain en est également fortement teinté. Déjà vers 1450 avant J. c., les Noirs avaient fait leur apparition dans l’art Minoen et Mycénien. Il semble d’ailleurs que les Noirs représentés dans l’art pré-hellenique soient d’origine Nilotique. Ils ressemblent en tout cas fortement à ceux qu’on retrouve à la même époque dans les tombes égyptiennes ; et qui, eux sont réellement d’origine Nilotique.

« L’Officier de la Garde Noire de Cnossos, mondialement célèbre, « est un exemple concret de la présence noire dans l’art préhellène ».

Les travaux de Frank M. Snowdon Jr. et Engelbert Mveng ont permis de dégager un album iconographique impressionnant qui révèle le sujet et la marque noir dans l’art grec.

Les dernières trouvailles, note le père Mveng, concernent « le nègre domptant un cheval, du Musée d’Athènes, ou encore la peinture du Nègre de Santorin découverte en 1969 ».

On n’oubliera naturellement pas la fameuse « Phiale de Panagurichte », aux 72 têtes de nègres sculptées, découverte il y a une trentaine d’années en Bulgarie. On se rappelle qu’elle donna lieu à des hypothèses hardies et à des controverses sérieuses au Colloque de Dakar en 1976, mais il n’en reste pas moins qu’au-delà du « Mystère » qui l’auréole encore, elle porte comme une marque indélébile la stylisation et la « tectonique » nègres. Les exemples sont nombreux ; et il n’est, jusque dans le théâtre, un domaine où l’art grec ne reflète l’empreinte africaine.

Tsegaye Gebre-Mehdin démontre ainsi dans son essai : « Africa as the origin of the Earley Greek Theâtre Culture » (The International Congress of Africanists, 3rd Session, 1973) que le théâtre, et plus particulièrement le théâtre grec, est né de la célébration du Culte d’Isis, un culte qui se situe en Nubie, c’est-à-dire, au cœur même de l’Afrique Noire.

 

Mais oubliant la Grèce, quel est le contenu de l’art romain ? On se contentera de souligner que, dans le domaine religieux, les œuvres iconographiques où sont représentées des cérémonies du culte d’Isis, les sujets sont des Noirs, ce qui au demeurant n’est pas un hasard pour les raisons que nous avons évoquées plus haut. Mais il y a également que, « dans le Monde méditerranéen le Noir était une couleur sacrée ».

Du reste, les artistes romains représentaient authentiquement les Noirs, allant même jusqu’à « accentuer le caractère nègre de certains dieux et héros, comme Memnon et Isis », précise Léopold Senghor.

En cela, ils n’ont fait que reprendre d’ailleurs les schémas des Grecs, qu’ils ont foncièrement imités.

Ainsi donc les Noirs, aussi bien au niveau de la religion que de l’art, ont influencé et imprégné les grandes civilisations méditerranéennes. Mieux, « d’après Homère, Hérodote et les autres écrivains grecs, les Ethiopiens, c’est-à-dire les Négro-africains, sont inventeurs de la religion, de l’art et de l’écriture » !

Signalons au passage, pour les marxistes sénégalais qui seraient tentés de croire que les Nègres ne sont que rythme, symbole ou art, que même la dialectique, avec tout ce qu’elle représente, n’appartient pour autant, « ni à Marx, ni à Hegel, ni même aux anciens Grecs qui l’utilisaient déjà plus de 2.000 ans auparavant. Elle appartient aux Egyptiens, à leurs prêtres auprès de qui étaient allés s’instruire les fondateurs de la Science et de la Philosophie grecque. A condition de songer à la souche noire de l’Egypte et de sa religion, on peut affirmer que cette vieille dialectique, si chère aux marxistes et si efficace, est d’essence négro-africaines. Voilà pour inciter nos virulents marxistes à plus de modestie, à plus de réalisme et à plus d’enracinement dans nos valeurs traditionnelles.

C’est volontairement que nous avons insisté, dans le temps, sur l’Antiquité ; dans l’espace sur les trois grandes aires de civilisation, Egyptienne, Grecque et Romaine ; et sur les thèmes que sont l’art et la religion. Nous nous en sommes du reste expliqué auparavant.

Il reste, qu’il n’est pas depuis la nuit des temps, jusqu’à la période actuelle, une seule époque où les Noirs n’aient contribué, par leurs influences, à l’édification des autres civilisations. Il n’est que de rappeler que, dès le Paléolithique Supérieur, l’art nègre « fait de rythme et de symboles », avait déjà éclaté en Europe.

En Europe, disons-nous ; et « les statuettes Aurignaciennes recensées en 1959 dans ce continent et en Sibérie » portent toute l’empreinte de l’art nègre.

 

Influences récentes

D’autre part, même la période historique très récente, précisément moderne et contemporaine, renferme des témoignages révélateurs du génie noir. Là encore, il n’est que d’évoquer la Diaspora noire vers l’Amérique, liée à la Traite mercantiliste, et toutes les conséquences qui en découlent, particulièrement dans le domaine de l’art et de la religion : la musique américaine d’aujourd’hui, qu’elle soit des Iles ou du contient, est un puissant reflet de la musique et du rythme africains ; et le Vaudou Brésilien ou des Caraïbes n’est rien d’autre qu’une variante de nos religions traditionnelles africaines.

En deçà de la période moderne, faite d’humiliations et d’horreurs, arrêtons-nous enfin à l’époque actuelle. Pour peu qu’on n’y prête attention, on penserait que l’influence nègre y est nulle, invisible. Et pourtant, non ! Cette influence est là, sous-jacente, dans la littérature et l’art des autres civilisations.

Alain Michel, dans un article sur « l’art nègre et l’Antiquité », paru dans le numéro 11 de la revue « Ethiopiques », faisant une référence à la période actuelle, évoque l’entrée, en 1913, de l’art nègre dans la littérature française. Cette entrée dit-il « coïncide avec une révolte du poète contre la civilisation Gréco-Latine ».

« Tu en as assez de vivre dans l’Antiquité Grecque et Romaine » écrit le poète. On l’aura deviné ; il s’agit de Guillaume Appolinaire qui, dans « Zone », le premier texte qui célèbre l’art nègre, chante « les fétiches d’Océanie et de Guinée ».

Christs d’une autre forme et d’une autre croyance

Christs inférieurs des obscures espérances.

De la même manière, l’art nègre influence la peinture contemporaine. « C’est par la médiation de l’art nègre que Picasso découvre les « Demoiselles d’Avignon » un langage universellement concret, nourri des traditions de toute la Terre », écrit Alain Michel.

C’est également l’influence de l’art nègre qui « suggère à Derain, comme à Vlaminck, peintres de la période Fauve, ce retour instinctif à l’intuition purifiante du sacré ».

 

Ainsi donc l’esthétique négro-africaine, même après les « siècles obscurs », continue, à l’époque actuelle, d’influencer les autres civilisations.

Incomparable civilisation noire qu’on cherche à renier, mais qui a profondément fécondé et influencé les autres civilisations de la Terre.

Les « défenseurs » de « l’Antériorité des civilisations nègres » qui, paradoxalement, récusent la Négritude, savent pourtant mieux que quiconque que ce concept créé par l’Antillais Césaire, mais porté à son plus haut degré de perfection théorique par le Sénégalais Léopold Senghor, qui lui aura insufflé son Aura grandiose et universelle, demeure un substrat fondamental, sur lequel viennent se greffer, d’une manière cohérente et harmonieuse, toutes les valeurs de civilisation du Monde noir, toutes les civilisations noires.

Quoiqu’en pensent nos marxistes, on ne saurait récuser la Négritude et prétendre acrobatiquement, après, aimer nos valeurs traditionnelles. Nous voyons là une effroyable contradiction que le silence coupable d’une opposition peu traditionnelle ne nous avait jamais aidé à élucider.

C’est, partant alors du principe de négation par nos marxistes du concept de Négritude, donc des valeurs traditionnelles, et cela pour les raisons qui ne peuvent logiquement être que celles évoquées dès le début de cette analyse, que nous avons cherché à rétablir la vérité sur ce que furent ces valeurs dans le passé lointain et proche, ce qu’elles sont encore, et continueront d’être.

La Négritude est incontestablement un concept qui, au-delà du sectarisme spatial, temporel ou thématique, réalise pleinement la symbiose de toutes les valeurs noires. Il est certain que les générations futures, chercheurs, historiens, philosophes ou sociologues, trouveront en lui une source inépuisable de développement, de méthode, et, partant, d’applications pratiques.

Se pourrait-il qu’après ces vérités le doute continue de persister chez nos marxistes ? S’il en était ainsi, nous serions alors tentés de croire que leurs motivations profondes, face au problème culturel, relèvent d’appréciations crypto-personnelles.

Le drame de ces hommes, c’est en effet de n’avoir pas su dépasser les querelles de personnes, c’est de n’avoir pas compris le divorce entre la théorie marxiste et la pratique communiste ; c’est enfin de n’avoir pas voulu noter la spécification africaine, sénégalaise, qui nous impose de suivre notre voie propre, à la recherche de notre véritable identité.

Ce qu’ils veulent, c’est sur la base de querelles de personnes, nier un passé et nous assujettir au diktat d’autres aires culturelles, comme si on en avait encore besoin après les siècles obscurs qu’a traversé notre continent.

Le Sénégal, situé à la croisée des grandes aires de civilisations, continuera, comme par le passé, à trouver dans ses traditions, les raisons véritables d’un enracinement culturel de son socialisme, mais aussi celles d’une ouverture aux apports fécondants des autres civilisations.

Les Sénégalais conscients continueront de trouver une heureuse source d’inspiration dans leur passé, riche et prometteur.

Ils savent que les « énergies dormantes de l’homme noir » sont à peine explorées, que la « teinte inédite » dont parlait le poète, avait en réalité avant les autres, commencé à peupler le ciel, dès la préhistoire ; et ne désirant pas qu’elle s’estompe de sitôt, ils ne voudront pas répondre à l’invitation des autres : ils ne voudront pas tirer un trait sur près de quarante millénaires de traditions.