Souleymane Niang ECRIVAIN
Développement et sociétés

MATHEMATIQUES ET DEVELOPPEMENT

Ethiopiques numéro 20

Revue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1979

 

Les notions de développement appliquées à des peuples ou à des nations sont multiples, à la fois simples et complexes, et beaucoup plus profondes que ne le supposent les apparences.

Il y a un développement moral et spirituel, intérieur, toujours sensible mais jamais palpable, il y a un développement physique et matériel, exclusivement extérieur et facilement mesurable.

Le premier, partout présent chez les hommes, semble également réparti à travers le monde, mais revêt quelque fois des teintes plus délicates et plus ténues chez certains peuples, sans qu’on puisse d’ailleurs le munir en général ni d’une « loi d’ordre » ni d’une « mesure » acceptables.

Le second, qui n’est pas nécessairement lié au premier, résulte principalement d’un développement scientifique et technologique fortement accentué. Il est facilement mesurable et une bonne jauge peut en être fournie, pour une nation, par le niveau moyen des connaissances scientifiques et techniques des citoyens, par la puissance de créativité de ces derniers et leur aptitude à transmettre les connaissances disponibles.

Dès lors une politique judicieuse de créativité scientifique doublée d’un bon système de transmission des connaissances conduit à l’acquisition de puissants « outils d’analyse » indispensables à tout développement physique.

Les deux sortes de développement indiquées définissent les composantes d’un développement global. Lorsque ces composantes sont très fortes et également riches, ce développement global engendre un développement intégral dont le but en définitive, est d’assurer à l’homme, « objet et fin du développement », une maîtrise totale sur soi et sur la nature afin de toujours se dépasser en se dominant sans toujours asservir.

Le développement intégral doit être, dès lors, le fondement d’un humanisme nouveau qui instaurera un nouvel ordre culturel par une sorte d’équilibre dynamique entre les besoins spirituels et temporels.

Mais aujourd’hui, l’obsession des peuples et des nations, c’est le développement physique et matériel, faute sans doute de réflexions profondes sur l’autre aspect du développement intégral, réflexions qu’il faudra bien entreprendre un jour, quand tous les pays auront acquis, dans quelques générations, des niveaux technologiques équivalents.

Ces niveaux technologiques sont essentiellement fonction des niveaux de formation scientifique dans un certain nombre de domaines fondamentaux tels que la Physique, la Chimie, l’Art de l’Ingénieur, la Biologie et les disciplines connexes. Il en résulte dès lors la nécessité de former des chercheurs, c’est-à-dire des hommes qui se penchent et réfléchissent convenablement au moins sur les domaines indiqués, posent les problèmes abstraits ou concrets qui s’en déduisent, résolvent ceux-ci ou les transforment de manière à créer ainsi de nouvelles connaissances à transmettre et à prolonger.

Le succès de telles transformations et le progrès de ces champs d’études dépendent souvent de l’état de la puissance d’investigation de la science mathématique du moment, cette science étant l’auxiliaire indispensable de toutes les autres disciplines et jouant un rôle privilégié dans la compréhension du réel et de l’abstrait.

Les mathématiques sont nées avec les premiers hommes et leur évolution chez les peuples marque les principales étapes de développement technologique du monde.

Les mathématiques s’écrivent plus qu’elles ne se parlent et c’est sans doute pour cette raison qu’elles ont été longtemps en gestation, puis mûries et développées chez les peuples pourvus d’une écriture, se raffinant au fur et à mesure que se raffinait cette écriture elle-même par l’apport d’un symbolisme plus élaboré.

Les premières manifestations concrètes, très rudimentaires et largement empiriques, ont émergé tout d’abord chez les Egyptiens, avec certaines notions de géométrie, notamment triangulaire, mais sans intervention de raisonnement pur. Elles permirent cependant la représentation de figures planes et spatiales simples telles que les triangles et les pyramides, et servirent sans doute de base à l’acquisition de techniques sculpturales et architecturales qui émerveillent encore le monde.

Les mathématiques égyptiennes marqueront longtemps le pas, faute d’une plus grande cohérence dans les constructions, cohérence qui n’apparaîtra, plus tard, que chez les Grecs grâce à une écriture très raffinée et un goût inné pour les discours et les raisonnements bien bâtis.

La logique, ainsi revigorée, conduit alors à l’élaboration d’une géométrie plus fine, avec des types de démonstration des propositions relativement contraignants faisant ainsi apparaître une des aspirations profondes des mathématiques : la clarté et la précision dans les énoncés, les enchaînements et la cohérence dans les preuves. Avec Archimède et avec Euclide, on aboutit à une architecture mathématique extraordinaire qui restera longtemps une œuvre d’art, œuvre dont les défauts ne feront d’ailleurs apparaître qu’une restructuration et une réorganisation plus fécondes.

Au développement mathématique grec correspondent une belle et étonnante éclosion dans le domaine artistique, et un goût très prononcé de rigueur dans la conduite des affaires publiques. D’autre part des techniques simples et utiles naquirent : certains moyens d’observations astronomiques, des méthodes de mesures de longueurs, d’aires et de volumes…

La mathématique grecque restait cependant assez statique : la géométrie, chef-d’œuvre de constructions logiques, bien que faisant très largement appel à des « évidences », n’était pas venue au secours d’une arithmétique restée pauvre, se limitant à une manipulation presque exclusive des entiers naturels, ignorant les autres réels, notamment les « irrationnels » algébriques comme √2 et transcendants comme Л, bien que ce dernier nombre ait été pourtant calculé par Archimède, de l’école d’Alexandrie, avec une précision étonnante pour l’époque.

Une arithmétique commerciale

Ni l’algèbre, ni l’analyse, plus dynamique, ne pouvait, dans ces conditions s’épanouir chez les Grecs, ces derniers n’ayant pas pu connaître certains travaux entrepris en Inde pour des besoins d’échanges commerciaux. Ces besoins d’échanges contribuèrent en effet à développer, chez les Hindous une arithmétique commerciale, arithmétique qui ne s’embarrassait guère du puritanisme grec, mais qui, heureusement intuitionniste, avait su, au début de l’ère chrétienne, découvrir et utiliser avec efficacité le zéro de position.

Ce nombre zéro adopté plus tard, au Moyen-Age, par les Arabes, fut à l’origine d’une grande révolution dans la pensée mathématique, avec l’apparition d’une numération de position. Une algèbre, embryonnaire sans doute, était ainsi née chez les Arabes et les Perses, et introduite en Occident lors des grandes conquêtes musulmanes.

Les Arabes, faisant la synthèse des travaux grecs et hindous, élaborèrent en effet les rudiments d’une véritable algèbre et construisirent une arithmétique bien plus sophistiquée que celle des Grecs. Leurs « carrés magiques », par exemple, témoignent d’une grande habileté mathématique et d’une finesse exceptionnelle dans les « agencements » logiques.

Mais pour des raisons dues certainement en partie à une grande influence de l’esprit grec, et pour d’autres qui restent encore obscures, les Arabes ne poussèrent pas très loin leurs investigations. Ils passèrent très vite le flambeau à l’Occident qu’ils avaient partiellement conquis, Occident où fleurirent alors des écoles d’arithmétique d’où devait germer et croître une algèbre plus élaborée et plus dynamique.

Après le traité d’arithmétique de Léonard Fibonacci au début du 13e siècle, d’autres traités virent le jour pour une tentative plus hardie dans le renouvellement des mathématiques. Mais l’éveil ne se fait que très lentement, et durant deux siècles, environ, du 15e au 16e.

Il ne s’accomplit véritablement qu’au 17e siècle, avec Descartes, fondateur de la Géométrie analytique, Newton et Leibniz inventeurs de l’Analyse classique grâce au « calcul infinitésimal ».

Descartes joua un rôle fondamental dans le renouveau de l’Algèbre et de la Géométrie ; Newton et Leibniz opérèrent une véritable révolution en développant une Mécanique vivante et une véritable Physique mathématique.

Ce renouveau des mathématiques conduisit à un réel développement de la Physique, de l’Astronomie et de la Navigation. Il contribua en outre à perfectionner certains problèmes techniques de balistique qui préoccupaient énormément les savants de l’époque.

La Physique mathématique se fortifia durant tout le 18e siècle ; le 19e siècle amorça l’ère du machinisme et de la révolution industrielle grâce aux principes de Carnot et aux lois d’Ampère, grâce aussi au nouvel essor de l’Hydrodynamique et de l’Elasticité, au nouvel aspect de la théorie des ondes de Fresnel, et de celle de l’Electromagnétisme de Maxwell-Lorentz…

Les mathématiques contemporaines ont commencé leur longue gestation il y a quelque cent cinquante ans lorsque Evariste Galois fonda la notion de groupe. Elles se développèrent lentement avec Gauss, Gauchy, Rieman, Lipschitz et Picard.

Elles mûrirent avec Lebesgue, Hilbert et Fréchet au début du 20e siècle pour s’épanouir pratiquement à partir de cette période dans les écoles anglo-saxonnes et soviétiques d’abord, puis américaines et françaises ensuite avec Bourbaki notamment.

De puissants outils

L’évolution des Mathématiques entre la fin du 19e siècle et la première moitié du 20e siècle a permis aux physiciens et aux ingénieurs occidentaux de disposer de puissants outils pour accéder à une nouvelle technologie de développement industriel et social : les mathématiques des théories économiques qui ont vu le jour avec Cournot au 19e siècle se sont raffermies pour donner naissance à l’économétrie, avec le concours du calcul variationnel et de celui des probabilités ; l’électromagnétisme de Maxwell a impulsé l’industrie radioélectrique et les télécommunications ; l’aérodynamique s’est rajeunie, puis s’est épanouie avec les fonctions analytiques de Gauchy ; la mécanique quantique a émergé des théories classiques grâce à l’algèbre des matrices de Cayley-Hamilton ; les espaces riemanriens et le calcul tensoriel de Lévi-Cita ont favorisé la naissance de la Relativité avec Einstein et l’avènement de la Physique nucléaire ; la représentation des Groupes de Galois et de Lie a permis de mieux décrire les particules élémentaires.

Ce développement technique et technologique va considérablement s’accélérer au cours de cette deuxième moitié du 20e siècle avec l’explosion des mathématiques actuelles qui portent en elles des germes de croissance d’une extraordinaire fécondité et des vertus logiques d’une rare efficacité.

Nées du concret, mais oscillant toujours entre celui-ci et l’abstrait le plus extrême, les mathématiques permettent de comprendre et d’appréhender le réel dans sa totalité, tout en le dominant et en lui restant totalement indépendantes. Que ce réel soit physique ou social, les mathématiques commencent toujours par l’interroger et l’analyser pour mieux le saisir dans son essence et le schématiser afin de s’échapper de son emprise et de se retrouver dès lors dans leur univers propre, univers où les théories échafaudées, les lois et les principes dégagés permettent de poursuivre librement l’œuvre entreprise, de reprendre contact éventuellement avec le réel physique ou social pour y puiser une clarté nouvelle. Grâce à cette interaction constante entre le concret et l’abstrait, bien des disciplines se sont édifiées harmonieusement : l’Arithmétique et la Géométrie, la théorie des jeux et celle des probabilités, l’Algèbre, l’Informatique, et d’autres encore.

Ces constructions mathématiques (abstraites ou concrètes) exigent en toutes circonstances de la rigueur et de la sobriété, l’outil fondamental utilisé étant la logique, aujourd’hui discipline autonome. Et cet outil ne se soumet docilement qu’à ceux qui savent le manier avec fermeté et le souci premier de bâtir des discours cohérents. Les chemins qui mènent des prémisses aux conclusions qui jalonnent ces chemins doivent toujours être sans « défaut de fabrication ». C’est dire que les définitions doivent être claires et précises, les axiomes non contradictoires, les raisonnements sans faille et les conclusions nettes dans leur formulation.

La recherche de la rigueur et de la clarté est fondamentale pour les mathématiciens. Et si parfois cette rigueur semble absente chez certains d’entre eux, même parmi les plus grands, c’est généralement par « abus d’évidences » comme chez les Grecs l’honnêteté intellectuelle restant toujours présente.

Cette rigueur n’empêche pas cependant une imagination débordante et fertile, quelquefois même vagabonde, mais c’est une imagination qui saura toujours revenir dans les limites de la logique à laquelle elle reste soumise, pour en définitive exploiter certains résultats ou faire naître de nouvelles théories.

Ainsi pour se développer, les mathématiques exigent de l’imagination une imagination proche de la vision des grands poètes et qui fait souvent entrevoir des horizons nouveaux.

Elles exigent aussi beaucoup d’intuition qui seule permet de sentir, de flairer des théories nouvelles et les résultats appropriés, théories et résultats que la logique doit alors nécessairement éclairer et justifier ensuite. Le rôle de l’intuition est considérable en mathématiques. Sans intuition point de prolongement des connaissances, point de grandes théories point de dynamisme créateur. Toute créativité en mathématique repose sur l’intuition éclairée par la logique.

Naturellement il arrive qu’une intuition ne soit pas fructueuse et qu’elle s’égare, mais alors elle peut et doit être corrigée par d’autres qui finissent habituellement par engendrer des conclusion heureuses, ou créer des champs nouveaux d’investigations. Ici comme ailleurs la logique est un auxiliaire, sans doute indispensable, mais un auxiliaire tout de même de l’intuition.

Faute d’avoir négligé l’intuition les Grecs n’ont pas su développer leur Arithmétique que leur Géométrie aurait pu fortement enrichir ; faute d’avoir négligé la logique, les Perses n’ont pas su féconder et enrichir leur Algèbre. Il a fallu l’alliance de l’intuition de la logique pour donner, à partir du 17e siècle, une nouvelle impulsion aux Mathématiques.

Munies de la rigueur et faisant largement appel à l’intuition, tout en sachant scruter le monde physique, les mathématiques sont habituellement armées pour développer le sens de la beauté.

Toute l’histoire des Mathématiques, marquées par une recherche constante de la beauté, est jalonnée par des œuvres d’une esthétique extraordinaire : esthétique et beauté des raisonnements et des démonstrations esthétique et beauté des schématisations de la formulation des résultats et des conclusions ; esthétique et beauté dans un langage dépouillé et clair, esthétique et beauté dans les applications.

Si les Mathématiques se sont largement développées pour elles-mêmes, c’est bien parce qu’elles sont un art envoûtant, cultivé et enseigné pour sa beauté presque mystique et même « diabolique » comme l’écrivait Fénelon. Il s’y ajoute une poésie d’une richesse sans égale et qui projette sur le réel des formes et des représentations d’une extrême finesse architecturale.

Un élément essentiel qui renforce l’efficacité et la beauté des mathématiques actuelles, c’est son unité profonde. Par le jeu de structures de relations et de morphismes qu’elles élaborent et utilisent dans une merveilleuse harmonie, sans que la nature de l’objet y joue tout d’abord le moindre rôle.

Réorganisation profonde

Dans ce triple souci de beauté, d’unité et d’efficacité, une réorganisation profonde des mathématiques s’est opérée au cours de ce siècle pour regrouper les grandes disciplines telles que l’Arithmétique, l’Algèbre, la Géométrie et l’Analyse qui avaient tendance à se séparer en branches autonomes. Un éclairage nouveau s’est alors fait jour sous l’impulsion de cette unification remarquable. Une étape capitale dans l’évolution des Mathématiques est ainsi franchie et nul doute qu’elle mènera à l’avènement de mutations extraordinaires dans la vie des hommes.

Cette unité, accompagnée dans son extrême sobriété d’une puissance de synthétisation et de représentation hardies, permet encore, plus que par le passé, une grande économie de pensée ou d’action dans l’évolution et la maîtrise des situations.

Cette unité permet aussi, grâce à la puissance d’abstraction qu’elle autorise et aux jeux des relations qu’elle tisse, de donner aux Mathématiques une dimension vraiment universelle, pouvant réagir positivement sur le monde réel. Bien de théories mathématiques, construites indépendamment de toutes préoccupations « physiques » ont trouvé des domaines d’applications fort intéressantes.

Ces vertus se trouvent considérablement renforcées grâce au pouvoir de pénétration de la Mathématique dans toutes les branches des activités humaines, c’est-à-dire grâce à son rôle central de discipline auxiliaire de presque toutes les autres sciences.

Il est bien connu qu’en Physique, théorique ou appliquée, l’outil privilégié de construction d’approfondissement des connaissances et des techniques est la Mathématique.

La Physique traditionnelle ne s’est développée qu’au fur et à mesure que la Mathématique se perfectionnait : la Physique contemporaine n’a pris son essor prodigieux qu’avec la réorganisation unitaire des Mathématiques.

La Physique classique a pris en effet son envol avec la découverte de l’Analyse par Newton et Leibniz, puis avec la théorie des équations différentielles, la théorie des équations aux dérivées partielles, le calcul variationnel.

La Physique des particules a bénéficié largement de la théorie des Probabilités ; la Relativité a été impulsée par la théorie des tenseurs et des espaces riemanniens ; la Mécanique ondulatoire et la Mécanique quantique ont été favorisées par les théories matricielles, celles de certaines équations intégrales et grâce aussi à celles des groupes.

D’autres branches plus particulières des sciences physiques, l’électromagnétisme et la radio-électricité par exemple avaient déjà bénéficié de l’apport de plusieurs théories mathématiques comme celles de Laplace et de Fourier.

S’il n’est pas utile d’insister sur la contribution considérable de la Mathématique à la Physique, il est nécessaire cependant de souligner l’interaction constante entre ces deux disciplines, celle-là réagissant souvent sur celle-ci pour engendrer de nouvelles constructions.

L’influence de la Mathématique sur la Physique a pour conséquence naturelle celle de la Mathématique sur l’art de l’ingénieur, cet art résultant essentiellement des progrès de la Physique.

C’est dire qu’aucun progrès technologique durable ne peut être obtenu sans développement de la recherche mathématique.

Les techniques de programmation sur ordinateurs font ainsi appel à la logique, à l’algèbre linéaire, au calcul bool’en et de façon plus générale à l’informatique ; les problèmes de barrage ou d’édification d’ouvrage d’art exigent la maîtrise de certaines notions de mécanique appliquée (résistance des matériaux, hydrodynamique, théorie de l’électricité…).

L’étude, la conception et la réalisation des avions demandent des connaissances approfondies en aérodynamique et font appel aux fonctions analytiques de Cauchy. Une foule d’autres questions importantes et vitales aujourd’hui (télécommunications, navigation, astronautique, météorologie), sont attachées à des problèmes de physique mathématique. Ainsi, toute technologie, à quelque niveau qu’elle se situe, relève plus ou moins directement de considérations mathématiques, d’où l’emprise de celles-ci sur l’Ingénierie.

Mais cette emprise se manifeste aussi sur les phénomènes économiques dont l’importance sociale dans le monde actuel est capitale.

Les sciences économiques traditionnelles d’il y a quelques décennies sont mortes et ont fait place à l’Econométrie, domaine où les modèles mathématiques jouent de plus en plus un rôle prépondérant, parce que fournissant une représentation du réel grâce à l’intervention de la topologie algébrique et de la recherche opérationnelle. L’utilisation des théories d’optimisation et des méthodes variationnelles ont enrichi le calcul économique où des considérations de contraintes physiques et sociales jouent des rôles décisifs. Nombre de techniques mathématiques trouvent un emploi judicieux dans l’Economie Appliquée et dans celle de Gestion. Ces techniques font notamment appel à l’analyse harmonique, à l’algèbre linéaire et au calcul des probabilités.

Ainsi l’enseignement des sciences économiques, autrefois dispensée dans les Facultés des Sciences juridiques dans certains pays, se fait de plus en plus dans des établissements autonomes ayant généralement des liens étroits avec des instituts de mathématiques appliquées.

Il va sans dire que le rôle des Mathématiques dans les sciences économiques ira s’accentuant et que l’interaction entre les deux disciplines contribuera largement au développement économique et social du monde.

Ce développement s’appuiera en même temps et de plus en plus d’ailleurs, sur le perfectionnement de l’outil véhiculaire indispensable qu’est le langage, d’où l’importance de la Linguistique.

La Linguistique est, aujourd’hui, l’objet d’une étude mathématique approfondie, dans des instituts et des facultés qui ont vu le jour dès le début de la seconde moitié de ce siècle. Par la Logique mathématique et par l’Algèbre, Algèbre des monoïdes finis surtout, une Linguistique mathématique se développe et se perfectionne, s’attaquant avec succès aux questions de syntaxe et de phonologie des langues naturelles. Des grammaires génératives naissent et contribuent au renouvellement et à l’épanouissement de la Linguistique traditionnelle. Les problèmes à résoudre sont certes difficiles, mais l’impulsion est donnée et des voies fécondes sont ouvertes pour une meilleure compréhension des langues naturelles. Il n’y a pas de doute que les langues strictement orales y trouveront un enrichissement nouveau.

D’autres sciences humaines, comme la Psycho-sociologie et la Géographie, font aussi appel aux Mathématiques pour organiser et interpréter leurs études et leurs expériences à l’aide, par exemple, des probabilités et statistiques. Le développement récent de la théorie des jeux et des stratégies amorcée par Von Neumann, permettra une meilleure vision de la vie sociale.

La vie biologique elle-même n’est pas épargnée. La Biologie et la Médecine ont fait d’énormes progrès grâce aux Mathématiques. Plus celles-ci s’enrichiront, plus s’affineront les sciences physiques et la technologie, et plus se développeront la biologie et la médecine qui acquerront alors un statut scientifique définitif.

Progrès scientifique et mathématique

Dès lors il apparaît que le progrès scientifique et technologique du monde est invariablement lié à l’expansion et à l’épanouissement des Mathématiques dont l’enseignement, tout d’abord, revêt une importance centrale.

Au niveau élémentaire et secondaire, il s’agira essentiellement de faire de l’enfant un être curieux, ouvert à son environnement physique et culturel, sachant observer, interroger et mathématiser des situations, c’est-à-dire sachant schématiser suffisamment ces situations de manière à en dégager des modèles pouvant rendre compte des réalités étudiées. Des telles démarches exigent une certaine ouverture d’esprit et beaucoup d’imagination créatrice, d’où la nécessité d’insérer les activités mathématiques de l’enfant dans celles de la vie quotidienne pour une meilleure motivation et un plus large spectre de facteurs de créativité. Toute activité mathématique, fût-elle élémentaire, doit être une activité créatrice.

On prendra donc soin de mettre en place des programmes cohérents et adaptés, se référant aux aspects modernes de la vie et n’ignorant guère des notions aussi courantes aujourd’hui que celles relatives à l’informatique et aux probabilités et statistiques.

On prendra soin, aussi, à ce stade, de faire travailler les enfants en groupes pour susciter une certaine dynamique de recherche en équipe de plus en plus indispensable à l’éclosion des activités humaines.

Et on se gardera bien, à ce niveau, de toute attitude élitiste, l’objectif fondamental de l’enseignement étant alors, avant tout, de favoriser chez l’enfant une certaine démarche scientifique face aux problèmes de la vie.

Il sera donc question d’enseigner d’abord des « mathématiques pour tous », c’est-à-dire des mathématiques utiles à tous et utilisables pour tous, pouvant résoudre certaines interrogations de l’homme « devant le quotidien ».

Enseigner des mathématiques utiles signifie alors, au palier élémentaire envisagé, fournir à l’enfant des outils de raisonnements aptes à l’aider à schématiser le réel, pour mieux l’éclairer et l’assimiler.

Enseigner des mathématiques utiles, c’est, par un certain faire-savoir, faire acquérir un certain savoir-faire donnant à l’enfant un esprit d’initiative et la possibilité de réagir positivement à des situations concrètes de la vie courante.

Bref, enseigner des mathématiques utiles, c’est apprendre à mathématiser des situations de la vie.

C’est là, sans doute un art difficile à acquérir. La maîtrise de ce que l’on enseigne ne suffit pas ; il y faut ajouter une certaine méthodologie de pensée, une pédagogie adéquate, tenant compte à la fois du milieu et des différences socio-culturelles afin de pouvoir guider utilement l’enfant, d’apprivoiser celui-ci sans le domestiquer et de créer ainsi des liens indispensables à un épanouissement global.

Dès lors, pour une stratégie plus adaptée, le recours aux langues maternelles est d’une importance primordiale pour l’éclosion des structures mentales de l’enfant, La langue maternelle, c’est-à-dire la langue normale de développement de l’enfant, est le support naturel de la pensée. C’est par elle et en elle que s’ouvre, se fortifie et se structure l’Univers ; c’est par elle et en elle que doit se totaliser l’enfant.

Les sciences abstraites comme les mathématiques s’acquièrent jeune. Leur assimilation et leur épanouissement sollicitent l’éclairage et le soutien d’une langue directement accessible, généralement la langue maternelle. Toute autre langue de support contribue souvent à paralyser ou à retarder un développement harmonieux de la science chez l’enfant.

Les négro-africains ont dès lors intérêt, pour créer un environnement scientifique et technologique cohérent respectant leurs valeurs culturelles, à transcrire leurs langues nationales et à en faire des langues d’enseignement, au moins au niveau primaire et élémentaire. Des efforts ont certes été faits ici et là pour promouvoir ces langues nationales, mais ils restent trop timides et fragmentaires pour répondre à l’urgence d’une formation scientifique et technologique précoce des jeunesses africaines.

L’introduction de ces langues nationales n’aurait nullement pour conséquence la suppression des langues officielles héritées des anciens systèmes. Ces langues officielles continueraient d’une part à favoriser les échanges internationaux indispensables à l’avènement de la civilisation de l’Universel déjà en gestation, et contribueraient d’autre part à l’épanouissement de l’Enseignement supérieur avec un triple objectif : assurer la transmission des connaissances récentes, promouvoir la recherche, assurer une formation permanente.

Il est bien sûr important que l’Enseignement supérieur, principalement l’Université et certains établissements spécialisés, assure lui-même la diffusion des connaissances nouvelles à la naissance desquelles il participe, pour une meilleure vision de la science faite et une meilleure approche de la science à faire.

Cette science à faire dépendant essentiellement des activités de recherche entreprises ou envisagées, il faut une politique générale de recherche scientifique visant à créer des centres et des instituts de mathématiques pouvant servir de pôle, de foyers locaux, régionaux, internationaux d’activité mathématiques.

Le développement de ces centres nécessite bien sûr l’existence ou la création d’équipes cohérentes et la mise en œuvre d’une stratégie de coopération inter-universitaire : échange de professeurs et d’étudiants, organisation de colloques et de séminaires de manière à établir et maintenir un nécessaire dialogue entre les scientifiques, dialogue où l’interdisciplinarité doit jouer un rôle dynamique.

Cette interdisciplinarité, pour être plus féconde, suppose une information et une formation permanentes. Les mathématiciens doivent être au courant des besoins des autres sciences afin d’envisager de possibles interactions et de favoriser la naissance d’autres activités mathématisantes. Il est important que des mathématiciens s’intéressent davantage à diverses questions physico-chimiques, à certains thèmes de linguistique moderne, à quelques aspects biologiques et socio-économiques pour éventuellement fournir des outils nouveaux susceptibles de contribuer à une évolution harmonieuse de ces disciplines. Les mathématiques doivent aussi assurer une formation permanente des hommes compte tenu de l’extension très rapide des connaissances scientifiques. Des cours de réactualisation de ces connaissances doivent être périodiquement organisés aussi bien pour les enseignants et les chercheurs que pour les simples utilisateurs.

Ainsi, grâce à leur grande abstraction née du concret, à leur unité profonde et à leur totale autonomie, les mathématiques fournissent une méthode d’action et un outil privilégié d’intervention dans toutes les activités humaines et dans toutes les branches du savoir.

Possédant des vertus incomparables de clarté, de simplicité et l’économie de pensée, belles dans ses constructions, ses formulations, et ses schématisations ; douées d’un pouvoir extraordinaire de réorganisation et de structuration pour appréhender le réel, les mathématiques sont de plus en plus l’auxiliaire indispensable de toutes les autres disciplines scientifiques et sociales, un facteur nécessaire de développement culturel et technologique du monde, un support particulièrement efficace d’un humanisme nouveau où tous les hommes, unis dans leurs différences, participeront également, par leur contribution scientifique, à l’élaboration de la civilisation de l’Universel, civilisation dont la composante spirituelle et morale devra cependant être développée par d’autres voies.

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