Poésie

TOMBEAU DE PHILIPPE MAGUILEN SENGHOR

Ethiopiques numéros 36

Revue trimestrielle

de culture négro-africaine neuviéme année

Nouvelle série – volume II n°1 – premier trimestre 1984

au Kaïlcédrat de Joal et à l’Elue de Normandie pour qu’ils ne perdent point contenance d’eux-mêmes

Un enfant s’en est allé

A la pointe des pieds

Comme un songe du matin

Au-dessus d’un monceau de cris

Que tous nous avons entendu

Depuis nos gargotes de compassions

Un enfant dont le geste imposait

La noblesse du cœur et de l’esprit

Un enfant dont l’étoile polaire

Brillait pour nos rêves confus éclairer

Et à l’aveugle donner un troisième œil

Pour percer l’opaque et le lointain

J’avais donné rendez-vous

A la meute désemparée des désespérés

Pour endiguer l’écluse de larmes

Qui de nos visages endoloris perlaient

Et vociférait à cœur fendre le jour mon peuple

Qui point n’arrivait à se faire à l’évidence

Nos cœurs emplis de caillots d’amertume

Nos mains inexpertes fourrageant la douleur

Rythmaient à cadence libre ta mort

Et nous parlions de toi avec force gestes

Dans la vaste cour où nous prions

Pour que la glaise t’accorde sa générosité

 

Enfant traqué par la mort

Pétaradant dans le tumulte

D’une ville acquise à l’enracinement

Donne-moi d’être simple comme toi

Qui aurais pu ton lignage hisser

Sur le mât d’une autre clarté solaire

Frère malgré soi ébloui

Par le soleil des ténèbres

frère qui dans le cœur portais

Une étoile qu’étincelle l’espoir

J’égrène ton matin délétère

Bégayant ton nom auréolé de candeur

La peine m’emplit d’être sans toi

Qui prenais racine dans le quotidien

Dans l’hémorragie des faubourgs

Dans les sanctuaires du savoir

Où les scribes déchiffrent l’Avenir

De nos contrées de haute mémoire

Tâtonnant dans la Ténèbre

Qui lors te garde prisonnier de sa logique

Nous avons longtemps attendu

Que de dessous-terre tu surgisses

Pour avec nous gambader dans le jour

Car nous sommes de la même classe d’âge

Et il est juste que nous aspirions

A la clarté du soleil qui est viatique

Pour nous autres

Qui encore cherchons fébrilement des balises

Pour vivre selon notre perception du monde

Et voyager avec notre insouciance d’être

 

Mais la Nuit a sur nous répandu son linceul

Nous obligeant à ensevelir nos ambitions

A renoncer à l’éthique d’une autre Durée

Qui ne soit plus celle de nos Pères

Qui nos terres ont pourtant défriché

Pour que nous semions les graines de l’espérance

Point nous ne t’avons connu

Jamais entrevu de ce côté du monde

Où de conflits d’autorité s’engraisse la politique

Mais néanmoins nos mains ont pour toi exercé

Leur violence sur nos tambours d’aisselle

Car comme nous tu étais l’Avenir de ce continent nôtre

A présent que tu as élu domicile

Dans l’Obscurité nous tournant ainsi le dos

Nous voulons de ta demeure continuer à extraire

La force et le courage de traverser le Temps

Pour ne pas nous embourber dans le jour

Qui désormais nous prive de notre présomption

Un enfant s’en est allé sans crier gare

– Bel enfant chassé de nos matins pubères –

Avec sur le visage la balafre de l’espérance

Un enfant né dans la probité

Pour autour de soi répandre l’équité

Et sourire à l’Avenir qui en lui roucoulait

Nous l’avons à chaudes larmes pleuré

Dans la purulence du Désir myope

Portant sur nos frêles épaules quel deuil

Dont nous ne comprenions guère la nécessité

Nous l’avons nègrement pleuré articulant

Dans la transe ses rêves par le Drame déflorés

 

N’ayant pu sur ton cercueil répandre

La motte de terre nécessaire à ton sommeil

Nous venons sur ta tombe déposer

Des gerbes de mots entrecoupés de hoquets

Pour que nous accédions à ton innocence

Pour qu’ensemble nous causions sous l’arche des déités

Car entre toi et nous palpite ta Présence

Qu’irradie ton nom chaulé de gloire

D’autres que nous qui auront vécu pleinement.

En ton compagnonnage viendront plus nombreux

Célébrer l’épiphanie de l’absence de ta présence

Et faisant étalage de ta simplicité incarnée

Ils t’élèveront sur l’agora de ta terre scarifiée

Et les oiseaux prédateurs qui ton lignage psalmodient

S’en iront de provinces en provinces

Graver ton visage sur le roc des âges

Pour que les ans t’hébergent dans l’Immortalité

Qui par ricochets t’est promise depuis ta naissance

Dors en paix bel enfant

Qui du regard chassait le doute

Modulant le tumultueux quotidien

Dans l’amitié éparse des rencontres

Un jour un bien grand jour je sais que tu m’accueilleras

Où tu voudras et nous parlerons de vie à bouche-que-veux-tu

Car somme toute nous ne devons guère

Abreuver le désert de nos larmes de deuil

Nous avons appris le désastre

Par les journaux qui ton nom étalaient

Sur la première page de leur couverture

Pour dessiller nos yeux soustraits à la joie

Un enfant frissonnant de solitude

S’en est allé sans crier gare

De sa candeur enrichir le néant dévorant

Un enfant au front enrubanné de tendresse

Dont l’ombre à présent en nos demeures rôde

Pour nous signifier son courroux d’être où nous ne sommes

Qu’en ce jour de panique de soi

Surgisse l’arc-en-ciel de ton corps

Qui n’a vécu que le temps d’un éclair

D’un nuage véloce

Avant que l’inflexible Destin

Ne vienne briser ton envol prométhéen

Vers toi la violente mort a fait route

S’établissant sur ta jeunesse coulant à pic

Mais là terre saignant de souvenirs ténus

Jamais au purgatoire ne te conduira

Car tant que j’aurai pouvoir de fixer la Permanence

Je rythmerai ta vie à chaque jour occis

Quel diadème ton front nimbe

A présent que tu pâlis dans le néant

J’ai l’oracle consulté

Pour sur ta mort en savoir long

Et demandé au dieu des forges

D’autopsier ton corps à lui offert

Tant de sillons nouveaux

Auraient pu de toi naître

Or voici que se mettent à saigner nos cœurs

Que de tout notre corps nous sanglotons.

Pour avoir dès l’aube joui de tristesse

De cette tristesse dont je ne connais que trop les affres

 

Septante fois j’ai ton nom clamé

Aux passants tenant le sceptre de l’errance

Pour qu’ils m’apprennent à vivre

A l’alpage des Choses accordées

Je t’écris une nuit brillant à feux doux

Dehors comme l’agonie le temps est blafard

Et la mort seule à mourir

Mais qu’est-ce qui me prend

A ne plus croire en moi-même

J’ai désespérément couru pour te rejoindre

Mais il est tard pour que nous fassions alliance

Avec le jour qui nous doit ravir au veuvage

Mais il est tard pour que ma parole

A la vie vivante te ramène

Je veux parler de cette parole parlée

Qui d’un monde illuminé nous entretient

Pour que nous apprenions à vivre

Dans l’humanité éclose des divinités

Un cri soudain crie ton nom de Prince

Et le Ciel pris de court par ton souffle éteint

Maintenant vers l’ailleurs fait voile

Désertant l’enfance studieuse de l’Absent

Qui désormais nous parle un langage de glaise

Un langage de Vérité méditant l’existence

Une année déjà que tu as claqué la porte

Que tu ne sais plus danser le présent

Danser la danse du soleil et sourire

Aux étoiles qui à pleins poumons braillent

Ah visage enté dans la nocturne écorce

Il est loisible de te parler du temps suspendu

 

Il est louable qu’il passe sur ta terre

Un vent d’une autre exigence

Qui du désespoir puisse triompher

Pour toi le temps a longtemps cavalé

Au tournant de nos routes poussiéreuses .

Pour que ton peuple en pleurs retrouve le rire de naguère

Fils d’un poète de haut lignage

Fils d’un scribe de pure transcendance

Voici que déjà s’origine ma parole

Disant l’appartenance au paganisme

De notre terre lourde d’attributs vôdounesques

Qui maintenant fait l’éloge de l’intemporelle mort

J’ai lieu de penser que tu as rompu

Le pacte de la vie pour répondre à l’appel

Des divinités qui de solitude languissent

Mais il n’est que de souscrire à la vindicte du Néant

Malgré l’âge qui de l’espoir nous dépossède

Dans la joie funèbre d’un matin annexe

Visage ébloui par la mort souveraine

Le dit d’une pierre pour nous recommence

La fable de nos sources utérines

Et la mémoire en nos demeures s’introduit

Qui sur la blessure du matin s’ouvrent

Terrorisant l’intime espace de nos cœurs

Si pour toi peuvent témoigner les Dieux

Qu’ils disent à la terre pérégrine

Que nous hivernons dans le vieil aujourd’hui

Qui en sa séduisante contradiction s’établit

Pour que nous séjournions dans la Démesure

Dans la Mort bruissante fulgurant dans la Nuit

 

J’en sais mieux sur le jour qui s’achève

Que sur le fascisme du néant qui te happe

Mais il importe qu’à mes yeux se déroulent

Les fresques de la vie en allée

Car maintenant que sur toi s’ouvrent d’autres paysages

Il est juste que mon verbe dans la réalité s’incarne

Avant que le jour retrouve sa rugosité

Que la mort dans l’absence se fragmente

Avant qu’en veuvage s’élixire le temps

Je voudrais affûter ton nom où la tristesse moutonne

Dire le souvenir qui le passé ranime

Et oser croire à ta Présence arquée sur la Nuit

Il fait silence où mon poème s’élabore

Chaque passant grandit de solitude

Et le jour à l’orée du jour s’éternue

Pour faire corps avec la mort

Qui dans la mort ténébreuse reflue

Il fait silence et la nuit façonne l’inconnu

Je viens de loin quémander à la vie

Un lopin de bonheur et d’espérance

Né au croisement de plusieurs ethnies

Je bêche depuis la préhistoire la vie

Unissant le réel au songe

J’ai la passion de l’Homme et du Fondamental

Je suis d’ici de cette terre de clarté

Où les dieux reconstruisent la vie

Avec leurs exigences princières

Je suis d’ici de ce pays de folle lucidité

Qui de moi s’éloigne depuis que l’exil

N’en finit pas d’inventer une présence durable

 

Enfant entrevu dans le songe végétal

Enfant dont la vie fut un parcours inachevé

Il ne faut guère te croire évincé du jour

Car les mots du poème sur toi se penchent

De ce côté de la vie où nos raisons de vivre perdurent

Par un long matin mourant aux idéologies

Je te dis : il n’est nul autre paradoxe de vivre

Que celui qui de mort inclémente s’entiche

Je te dis : d’un âge à l’autre ainsi grandit l’homme

Que tu aurais pu être si les dieux des forges

Ne t’avaient du secret des racines arraché

T’exilant du quotidien combien pestilentiel

Né pour vivre dans la contradiction du monde

Tu étais le soleil l’enfant de l’Avenir

Qui devait assumer la lumière du haut pays

Et marier l’ardeur d’être à la rigueur de vivre

Tu étais l’espérance l’antonyme des prétentieux

Qui font le paon sur les artères du vieux monde

Mais serait-ce là ton vertigineux itinéraire

La vie n’en finissait pas de vivre en toi

Toi qui jamais n’avais déserté la Mesure

Pour en tout lieu mettre le désordre

Si tu savais comme je me sens seul

D’être devenu l’arpenteur des chaussées glissantes

Cela dit voici l’ordre : il y a quelque part

Une pierre qui le bonheur des sentes jouxte

Si tu la rencontres en chemin un jour

Demande-lui les nouvelles du pays profond

Et tu apprendras que la vie s’épanche en lamentations

Depuis que ton corps broute la terre argileuse

 

M’entends-tu seulement ô frère en allé

Ici l’ample phrase creuse une vie qui fut

Qui avait pouvoir de bantouiser le monde

Pour avoir de sa négrosophie édifié des temples

Et des pyramides dont l’élégance séduit

Depuis que sur nous veillent Thot et Amon-Rê

N’ayant pas pu faire le voyage

Pour te mettre en terre doucement

Je m’étais promis de te tresser une gerbe

De poèmes qui à toi survivraient

Car j’avais l’orgueil de parler en ton nom

D’éclairer au relais de la compassion ta marche

Que me faudra-t-il dire encore

Qui n’ait reçu forme et puissance

Pour quel éphèbe maintenant s’écrie le jour

Qui s’encroûte à l’anse des faubourgs

La mort soit une étape nouvelle

Pour toi dont le soleil s’ouvre à l’évidence du peuple.

Yaoundé – Cotonou – Lomé

Sept. – Oct. 1983