Développement et Sociétés

THEORIE ET CREATIVITE POLITIQUE DANS LE PROCESSUS DE GESTION

Ethiopiques numéro 16

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Octobre 1978

La pensée politique traditionnelle et surtout la pensée économique traditionnelle établissent une distinction entre « l’orientation consciente » que l’on identifie habituellement avec la planification, voire avec les plans, et la gestion qui est identifiée généralement avec la décision au niveau du pouvoir politique et des organisations économiques et autres. Or, dans les sociétés modernes, à maints égards complexes et largement décentralisées, la gestion est un terme général qui traduit l’unité de l’orientation et de la décision à tous les échelons de l’organisation sociale et politique.

Dans tous ces processus, les éléments comme la rationalité et la conscience, le savoir et l’appréciation concrète des réalités et des possibilités apparaissent comme une nécessité. C’est vrai en particulier pour la structure autogestionnaire de la société socialiste contemporaine dans laquelle l’orientation consciente au sens restreint de programmation et de planification, est elle-même une des fonctions essentielles de la gestion. Le principe de « planification autogestionnaire » qui a été introduit et qui est appliqué dans la pratique socio-économique de la Yougoslavie socialiste d’aujourd’hui, est l’inverse du concept traditionnel de planification d’Etat centralisée dont on sait qu’en tant que tel il se détache, théoriquement et organiquement, de la décision dans les cellules primaires de l’économie et de la décision sur les autres questions d’intérêt social.

– En partant de ces prémisses idéologiques et réelles, la théorie de la gestion et de l’autogestion doit se défaire des idées et conceptions essentiellement techno-organisationnelles et empiriques qui y prédominent encore. Une nouvelle théorie de la gestion et de l’autogestion est dès lors nécessaire, surtout dans une société qui se développe sur la base du socialisme s’inspirant de la conception marxiste du monde. Le débat sur l’élaboration d’une telle théorie suppose un effort pour étudier l’importance et le rôle de la théorie dans le processus de gestion et, partant, le problème de la qualité et de la relativité de la théorie conçue comme un ensemble de connaissances toutes faites et de vérités intangibles. Sans une « théorie de la théorie », il est impossible de comprendre scientifiquement et rationnellement et de réaliser un système de gestion moderne et efficace qui se présente comme une nécessité dans la société contemporaine et plus spécialement dans la société socialiste d’aujourd’hui. Encore que ce débat se situe essentiellement sur le plan théorique, il possède néanmoins une base matérielle dans la pratique socio-économique et politique du socialisme contemporain et surtout dans la Yougoslavie socialiste autogestionnaire.

Par ailleurs, les concepts et les analyses de cet essai n’ont pas un caractère essentiellement épistémologique et n’embrassent pas le déterminisme des intérêts, puisqu’ils portent sur la société socialiste (nous n’affirmons pas pour autant qu’elle soit homogène ; nous supposons simplement l’existence de « l’idée de communauté d’intérêts »).

La théorie n’est pas un trousseau de clés

– La théorie n’apporte pas de solutions concrètes aux problèmes concrets. Ce n’est pas un « trousseau de clefs » permettant « d’ouvrir toutes les serrures ». C’est autre chose, bien qu’elle soit irremplaçable. A condition toutefois, comme le disait Marx, que nous n’y introduisions pas « trop de dialectique » ou plus exactement trop de théorie, elle est irremplaçable pour la science et la société. La théorie unit ou divise les hommes ; elle est communion ou division. Plus une théorie est universelle et véridique, plus elle est trait d’union et entente, plus elle rapproche les hommes et les unit. C’est ce rôle que joue aujourd’hui le marxisme. C’est un « guide » pour l’action de tous ceux qui, de par le monde, luttent pour une société meilleure et plus juste (les révolutionnaires) et un ensemble d’idées maîtresses pour la science contemporaine qui cherche à comprendre le monde pour le transformer. Ce rôle ne peut être tenu que par une théorie qui est unité de la pensée et de la pratique, qui est ouverte aux changements, qui « ne cesse de se critiquer ». Elle forge des notions et produit des idées, de même qu’elle introduit la conscience dans la pratique (sans laquelle, aux dires de Lénine, elle serait « aveugle »).

Néanmoins, on ne peut identifier toujours et partout la théorie avec la pensée créatrice, avec la faculté de raisonner et de penser et, à plus forte raison, avec le puissant esprit critique.

Sur un « plan idéal » théorie et pensée sont indissociables. La théorie est une orientation pour la pensée et le principe d’intelligence et d’explication du concret. Elle alimente et stimule la pensée ; elle élargit et approfondit la connaissance. Elle est découverte générale et conscience du général. Mais elle ne dévoile pas chaque événement particulier, non plus que le « général » dans chaque cas particulier. Lorsque -les faits sont morts, lorsqu’ils ne sont pas reliés aux autres faits et au tout, ils sont pétrifiés et bien morts. C’est ce que ne comprennent pas le positivisme et l’empirisme philosophiques et sociologiques, ce qui est au reste leur principal défaut. Isolé et sans retour, tel événement est réduit à ce qui s’est passé, ce qui ne doit pas avoir forcément une signification tant soit peu générale. L’empirisme s’évertue à se faire passer pour une théorie -concrète et dépouillée de toute abstraction. Théoriquement parlant, il prend appui sur la montée du positivisme et du sociologisme, sur la réification des notions et le culte de l’utile (pragmatique). Comme idéologie, l’empirisme puise les idées dans « le résiduel et le passé » et dans le « vécu » comme réel, ou dans des abstractions qui reflètent des faits isolés. A propos du premier, Kardelj parle de « mentalité et de pratique empiristes conservatrices » (« Politika » du 17 février 1977, p. 7). Le second est pour Mills de « l’empirisme abstrait » (Imagination sociologique).

L’unité de la culture théorique responsable et de la pensée créatrice est aussi indispensable aux théoriciens qu’aux hommes politiques et aux administrateurs. Leurs responsabilités ne sont certes pas en tous points identiques, mais il s’agit des formes fondamentales de la responsabilité dans la société politique et active de nos jours, Ce par quoi elle se distingue de la société passive, bloquée, impuissante qui prévaut de plus en plus dans le monde capitaliste contemporain et surtout dans le monde sous-développé.

– Nous sommes poussés également par notre savoir à pénétrer la portée et le sens du particulier, de l’événement. Sous ce rapport, la théorie ne fournit pas de réponse. On y parvient par l’analyse et l’investigation, le jeu de l’intelligence et de l’esprit, de la raison et de l’invention. Autrement dit, la théorie ne peut remplacer ni l’esprit ni l’intelligence, ni la faculté de prévoir, ni enfin la conscience du fortuit et de ce qui s’annonce. Toutes ces constatations sont également valables pour la théorie marxiste. D’autant plus que c’est la plus subtile et la plus complexe des théories, et qu’elle n’est pas indifférente à la médiation des classes et des hommes et surtout des penseurs et des théoriciens.

On peut connaître parfaitement la théorie, le marxisme, et être pris de court par certains problèmes, rester impuissant et froid, aveugle ou confus, ou, ce qui est pis encore, conventionnel, victime de la « paresse de l’esprit ». Penser superficiellement, recourir aux schémas et aux clichés (ou, ce qui est encore plus mauvais, aux citations et aux phrases stéréotypées) est en soi anti-théorique, même si c’est sous le couvert d’une théorie éprouvée. L’alibi théorique ressort souvent des manipulations que l’on fait subir à la théorie.

Par ailleurs, il est erroné et, en ce qui concerne les conséquences, dangereux d’ériger la théorie en absolu, d’y voir une mine de connaissances et de vérités. C’est lui faire perdre contact avec la réalité et les masses ; c’est la faire dégénérer en opium théorique. On verse ainsi dans le faux égalitarisme intellectuel et la médiocrité. D’autre part, ériger l’esprit et l’intelligence en absolu débouche sur le volontarisme et le fatalisme, le « culte de la personnalité » et la prééminence idéologique et formelle des officiels. Dans les situations de ce genre, le théoricien et le penseur perdent leurs responsabilités. La responsabilité est le trait d’union entre la théorie et la pensée qui s’interpénètrent et se dépassent mutuellement dans l’acte créateur.

– Les solutions nouvelles requièrent des capacités particulières, notamment la faculté de découvrir non seulement ce qui existe mais encore ce qui est possible. C’est ce qui fait la différence entre les grands penseurs et les grands théoriciens : les premiers découvrent des solutions pour les nouvelles situations concrètes, les seconds dégagent le général d’une série de faits concrets et vécus. La pensée jette un pont entre ce qui existe et ce qui est possible, et les dévoile dans leur interdépendance et leur totalité. L’idée toute faite et théoriquement fondée est moins efficace sous ce rapport. Mais sans cette conscience du tout et sans la faculté d’établir l’indispensable liaison entre ce qui existe et ce qui est en devenir, le théoricien ne peut pas être aussi un penseur. Autrement dit, ce n’est pas un créateur.

S’agissant des théoriciens, il convient de faire distinction entre le comportement actif et le comportement passif, entre les théoriciens-créateurs et les théoriciens-répétiteurs. C’est là que réside la différence entre Marx (et, dans un certain sens, Engels et Lénine) et la plupart des théoriciens marxistes. C’est aussi ce qui distinguait Platon et Aristote de presque tous les platoniciens et aristotéliciens de leur temps et plus tard.

Les premiers, les théoriciens-créateurs sont donc aussi des penseurs.

Les leaders politiques et les grands hommes d’Etat sont à la fois des penseurs et des théoriciens.

– A la veille de la première guerre mondiale, la majorité des théoriciens socialistes (Kautsky et d’autres) se prononçaient en faveur de la défense de leur « propre » nation et de la sauvegarde de la paix. La minorité était pour la guerre. Ces deux positions étaient tirées du socialisme en tant que théorie et stratégie. De tous les éminents théoriciens sociaux-démocrates de cette époque, un seul se détachait et se distinguait de la majorité et de la minorité. C’était Lénine, qui avait trouvé et qui professait une autre formule : la guerre, oui -écrivait-il- mais une autre guerre. Et il ajoutait : il faut transformer la guerre entre les Etats en guerre civile comme préambule à la révolution. C’est ce même esprit de découverte et de créativité que l’on retrouve dans la pensée de Tito qui transforma la guerre contre l’occupant en guerre de libération nationale et en révolution sociale. La manière dont Mao Tsé Toung appliqua le concept de lutte des classes en s’appuyant essentiellement sur la paysannerie pour accomplir la révolution socialiste dans les conditions spécifiques de la Chine, n’est pas loin elle non plus de la découverte.

Il n’y a ni théorie ni, a fortiori, de pensée créatrice si elle succombe à la non-différenciation des idées et des possibilités, si l’analogie n’est pas transcendée par la créativité et si l’esprit ne prend pas appui sur l’intuition, la raison cultivée et le bon sens du peuple.

Le mort saisit le vivant

Marx disait : « Le poids des idées mortes modèle aujourd’hui encore la conscience des vivants. » Il reprenait la même idée en répétant la célèbre formule française selon laquelle : « le mort saisit le vivant ».

Cette influence est beaucoup plus vivace et durable qu’on ne le pense. On la retrouve tout au long de l’histoire ; elle marque encore les temps présents ; elle jalonne tout le passé où elle n’est pas une simple « survivance ». Les « idées mortes » pèsent non seulement sur la vie et le comportement de chacun, mais aussi sur la pensée et la pratique.

L’acceptation ou l’application, consciente ou non, des « idées mortes », des idéologies et des valeurs dépassées ou des pseudo-classes qui véhiculent les « idées mortes », place dans une situation ambivalente et contradictoire même ceux qui soutiennent les intérêts des classes nouvelles et progressistes. C’est par le biais des idées mortes que les contemporains maintiennent la continuité de ce qui est vieux et dépassé. Fût-ce « inconsciemment », certains trahissent les intérêts de leur classe et s’avèrent incapables de dégager et de résoudre les nouveaux problèmes ; d’autres, décontenancés, ne cessent de revenir aux situations antérieures, au passé. Les idées mortes détachent également les théoriciens à la fois de la pensée créatrice et du sens de la théorie. En effet, une théorie morte, une théorie qui se nourrit d’idées mortes, est fondamentalement absurde. C’est une armée de mots d’avance condamnée à la défaite.

D’où l’importance de l’esprit critique et autocritique pour toute théorie et toute créativité. La pensée authentique est critique et autocritique : c’est son essence même, sa condition ; c’est ce qui distingue la pensée de la phrase et du mythe. La théorie qui essaye simplement de se « doter » de la critique, est une théorie qui en est coupée, qui la cherche sans toujours la trouver. Une telle théorie n’est pas capable de résister à la pression et à l’influence des idées mortes. Seule une conscience qui a la force de se dresser contre ce qu’elle a d’imparfait et d’inachevé, est à même de rejeter le fardeau des idées mortes. La pensée est pensée si elle remplit cette condition. La pensée est pensante si elle est autocritique, si elle est en état de chercher inlassablement une pensée encore plus substantielle et durable, la vérité. L’autocritique est le suc de la pensée créatrice parce qu’elle est auto-conscience (Gramsci) : elle suppose le doute intellectuel (Marx) et le droit de se rebeller contre les autres idées et sa propre imperfection.

A la différence de toutes les autres grandes théories sociales et politiques, le marxisme comporte dans l’œuvre de Marx et en lui-même, comme théorie, une incitation à développer une telle pensée, une « pensée qui a des ailes », pour reprendre l’expression de Platon. Si une théorie n’est pas débarrassée du poids des idées mortes, elle devient inefficace et dogmatique. C’est vrai en particulier de la théorie qui, cherche non seulement à expliquer et à interpréter le monde, mais aussi, à partir de là, à susciter les conditions voulues pour le modifier, le transformer sans cesse par la raison. Le marxisme est la pensée, la théorie de la refonte sociale et de l’émancipation humaine. Pour pouvoir l’être effectivement, il doit se renouveler lui-même, non seulement à la faveur des acquis de la lutte de classe du prolétariat, mais encore à travers un double processus : en rejetant dans un esprit critique les idées dépassées et mortes, et en produisant des idées nouvelles, plus efficaces, modernes et rationnelles.

Le théoricien marxiste doit être conscient de la différence entre la théorie passive et descriptive et la théorie active et pensante. Et comme Marx le faisait lui-même observer, nombre de marxistes ont été dans le passé et le sont aujourd’hui simplement des « marxistes » parce qu’ils n’étaient pas et ne sont pas encore capables de produire des idées nouvelles et de se défaire du « fardeau des idées mortes ». Dans le meilleur des cas, ils reproduisent sous une forme descriptive des idées plus ou moins vieilles et mortes.

Mais il y a plus. Etre marxiste et surtout théoricien marxiste, c’est penser de façon marxiste et en être capable. Un théoricien marxiste est celui qui possède la faculté de découvrir le général, le particulier et l’individuel, et de chercher des réponses nouvelles pour les problèmes nouveaux, des solutions nouvelles pour les situations nouvelles. Il doit pouvoir juger si les idées mortes infléchissent sa pensée et dans quelle mesure elles le font. Etre théoricien et plus encore penseur marxiste, n’est ni fréquent, ni aisé. Ces rares théoriciens et penseurs contribuent à développer le marxisme et à délivrer la conscience du poids des institutions dépassées et des idées mortes. Il n’est pas d’autres conditions pour que le monde devienne différent et meilleur. Or, c’est pour lui le seul moyen de durer. Lorsque ces conditions sont réunies, le marxisme est la pensée incontestée et incontestable de notre époque, le moteur qui fait avancer l’histoire vers le socialisme et, graduellement, vers le communisme.

Théorie et théorétique

– Le problème du rôle de la théorie, de l’esprit et de la créativité politique dans le processus de gestion est avant tout celui du développement de la culture et de la politique des cadres. Le fait est que presque partout dans le monde et donc aussi en Yougoslavie, le niveau théorique de la majorité, y compris la classe ouvrière et ceux qui assument les fonctions de gestion, est relativement sous-développé et même faible. On le doit non seulement à l’accroissement incessant du nombre des gestionnaires dans le monde d’aujourd’hui, mais aussi à une série d’autres causes relevant du niveau culturel d’un milieu donné. Les systèmes d’information et de communication qui existent dans la vie publique sont entachés à la fois de technicisme et d’abstraction, d’étatisme et de partialité. Partout dans le monde, le système scolaire est traditionaliste : loin de se moderniser, de s’adapter aux besoins et exigences du développement économique, politique et culturel des pays et du monde, il se contente pour l’essentiel de transmettre les anciens modèles culturels que l’on présente de manière mécanique et ennuyeuse dans les manuels, les livres et les cours. Et même lorsqu’on introduit les « Connaissances générales », la théorie scolaire est purement abstraite ; elle prétend détenir le savoir absolu et ne fait pas de différence entre théorie et théorétique. L’esprit des jeunes n’est ni stimulé ni développé, la connaissance étant présentée comme une sorte « d’omniscence » valable pour toutes les conditions et circonstances. La valeur et les résultats de l’enseignement sont appréciés en fonction de la réceptivité et de la répétition (voire de la mémoire), et non d’après la faculté du sujet de critiquer et de dépasser les connaissances acquises de développer les idées générales et connues.

– Comme le travail industriel, la connaissance est parcellaire, « émiettée ». D’où une pensée anti-théorique, une spécialisation rigide et en apparence efficace. Dans ces conditions, les vieilles « idées mortes » auxquelles viennent s’ajouter de nouvelles idées tout aussi mortes, saturent l’atmosphère scolaire, la vie publique et même la vie intellectuelle.

En Yougoslavie, l’analyse critique de cet état de chose a éveillé, ces derniers temps, une nouvelle conscience : celle de la nécessité d’élever le niveau général de culture de la société et plus spécialement de la classe ouvrière, en publiant, entre autres, les principales œuvres de la littéraire marxiste et toute une série de traités scientifiques d’autres yougoslaves. Mais le problème de la modernisation de l’enseignement général et surtout de l’enseignement dans les universités et les écoles supérieures, demeure entier. La condition primordiale de cette modernisation est l’enseignement théorique et l’étude comparée des systèmes économiques et politiques, pour remédier à l’enseignement parcellaire qui accompagne souvent toutes les « réformes » de ces institutions.

L’enseignement théorique et le travail théorique en général ont pour but de dispenser des connaissances sur le général, les lois générales et les spécifiés, d’apprendre aux jeunes intellectuels non seulement à identifier les phénomènes et les notions, mais aussi à les différencier, les comprendre, les développer et les dépasser. L’enseignement théorique est indispensable pour aller au-delà de l’anecdotisme « historisant » et empirique, pour découvrir la forme et la signification du fait, de l’événement particulier dans l’unité enchevêtrée et contradictoire des processus, dans la réalité et la pratique. La théorie exige à la fois l’éveil et le développement de l’intelligence, des facultés personnelles et innées de chacun. Mais elle doit être suffisamment critique pour ne pas confondre idées et pensée, connaissances et esprit, savoir et intuition.

– Ce qu’il est convenu d’appeler la politique des cadres, du personnel, doit être ajustée à cette conception et à cette pratique de l’enseignement théorique et de la créativité. Elle concerne non seulement la formation et l’éducation des gestionnaires, mais aussi leur engagement aux divers postes du processus de gestion (politique des cadres). Le savoir théorique général sera possible dans chaque organisation de travail et chaque centre de décision si la théorie est délivrée de l’élitisme et de l’abstraction si on établit entre elle et la raison collective un rapport agissant. Une telle théorie sera partagée entre tous les membres de la collectivité de travail comme l’est « la raison » de Descartes.

Dans la pratique de la sélection et de la répartition des cadres qui est très ramifiée en Yougoslavie puisqu’elle englobe non seulement les membres des conseils ouvriers et des autres organes de l’autogestion directe, mais aussi les délégations et les délégués qui décident au niveau de la société entière (de la Commune à la Fédération en passant par les Républiques), on se doit de distinguer la faculté de penser et de créer de la simple possession de connaissances théoriques générales. Les premiers doivent se voir accorder de la priorité lors des élections et des délégations. De toute manière, il est indispensable d’assurer l’union du savoir et de la pensée, la théorie et de la créativité politique dans le processus de formulation et d’adoption de l’acte de gestion. On doit l’exiger en particulier chez les groupes et les individus qui font preuve d’une grande ardeur au travail, qui oeuvrent avec enthousiasme à la réalisation des objectifs de progrès, à l’avènement d’une société meilleure et d’un homme meilleur.

Admettre ses erreurs

– Une théorie moderne et une pensée efficace doivent être capables d’embrasser et de formuler les moyens, les méthodes à employer pour mettre au point les actes et les décisions auxquelles elles serviront de base. L’expérience historique et l’esprit inventif des hommes ont engendré des méthodes différentes suivant le contenu et la nature des actes et des décisions, ainsi que des institutions qui les préparent et les adoptent.

Les actes de gestion, y compris les décisions politiques les plus générales et les plus importantes, demandent à être préparés et adoptés dans le jeu dialectique de la théorie et de la pratique, du savoir et de l’intelligence, de la conscience et de l’expérience. Personne de ceux qui peuvent apporter une contribution dans ce sens ne doit en être exclu, et nul n’a le droit de le faire au nom de qui que ce soit ou de quoi que ce soit. En outre, ces décisions doivent réduire le pouvoir des propriétaires, ce terme englobant la technocratie et la bureaucratie. Elles doivent se fonder sur le consensus du plus grand nombre à toutes les phases de l’élaboration et de l’adoption. Elles doivent faire l’objet de dialogues et de confrontations, d’un débat loyal et démocratique. C’est vrai en particulier des décisions appelées à modifier les anciens rapports sociaux et à en établir de nouveaux. La théorie dégénère en dogme si l’on s’en réfère exclusivement à elle, si l’on y cherche des solutions concrètes pour éluder de la sorte le consensus du plus grand nombre et le débat démocratique. Il convient, à ce propos, de relever l’actualité et l’importance pour la société socialiste des paroles prononcées par Engels qui a souligné : « Pour assurer le triomphe définitif des thèses exprimées dans le Manifeste communiste, Marx comptait uniquement et exclusivement sur le développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait résulter de la communauté d’action et de discussion » (Préface de l’édition allemande du Manifeste du Parti communiste, 1890).

– Il n’y a ni théorie infaillible ni pensée parfaite, et moins encore décisions politiques et de décisions de gestion infaillibles, parfaites et achevées. Cette constatation vaut également pour les décisions fondées sur la théorie qui est proche de la science, et sur la pensée qui ne s’éloigne pas de la vérité. Par ailleurs, chaque décision est une règle de conduite, et sa valeur est à la mesure des possibilités de la réaliser et de l’exécuter.

Pour toutes ces raisons, des points de contrôle doivent être établis entre la décision et sa mise en œuvre, entre la règle et son exécution. Les formes que prennent ces points de contrôle sont différentes. Les sciences sociales n’y consacrent pas une attention suffisante, parce qu’entachées d’idéalisme elles croient à tort que ce qui est prescrit vit du fait même qu’on l’a doté de normes et de sanctions. Une de ces formes qu’implique notamment la société socialiste d’autogestion, est celle des réunions de révision avec le concours de tous ceux qui ont participé à la formulation, à l’adoption et à l’exécution des décisions. Ces réunions doivent être détaillées et critiquées. Elles doivent analyser le rapport entre ce que l’on voulait et ce qui s’est produit, entre les règles et les possibilités. Tout ceci implique nécessairement une pensée agissante et critique. En l’occurrence, la théorie n’est d’aucun secours, en particulier celle qui, se prétendant omnisciente, invoque la responsabilité d’autrui, de ceux qui exécutent les décisions (« de ceux d’en bas », « de la base ») et leur demande des comptes pour le non-accomplissement des tâches, les insuccès et les défaites. L’esprit critique suppose que l’on reconnaisse les échecs, et la volonté d’y remédier. Lénine soulignait à juste titre qu’il est plus grave de ne pas admettre ses défauts et ses erreurs que de les commettre.

Une telle pensée apparaît comme une nécessité si l’on veut que la théorie se délivre du dogmatisme, que les hommes se défassent de l’illusion de tout savoir et qu’ils développent en eux-mêmes et entre eux le sens et la pratique des responsabilités et de l’intégrité morale débarrassées des illusions idéologiques.