Litterature

SYNCRÉTISME ET SUBVERSION RELIGIEUSE DANS GUELWAAR DE SEMBÈNE OUSMANE

Ethiopiques n°82.

Littérature, philosophie, art et pluralisme

1er semestre 2009

La vie des Africains a toujours été imprégnée de l’expression religieuse. Et c’est sans doute ce qui explique que, chez Sembène Ousmane, la religion est non seulement à la base de la trame narrative, mais aussi elle rythme la vie des personnages qui, tous de tradition animiste, n’accordent plus assez d’importance aux dogmes religieux. Et si l’Animisme a considérablement perdu son aura traditionnelle au profit des religions révélées, ces dernières, dans leur syncrétisme, ont tout simplement tendance à s’homogénéiser, violentant inévitablement leurs propres dogmes. Dans son étude sur le « poids des institutions religieuses » [2] dans l’œuvre littéraire de Sembène, Martin T. Bestman s’est uniquement intéressé à l’action « civilisatrice des missionnaires » et à la « mise en lumière d’un enseignement religieux stérilisant ». Cette option critique est, nous semble-t-il, réductrice. C’est pourquoi, dans cette étude, nous tenterons de combler ces insuffisances en abordant la religion sous le signe du syncrétisme et de la subversion religieuse. Dans ce sens, nous dresserons d’abord une liste de termes ou d’expressions renvoyant à chacune de ces trois religions. Ensuite, nous étudierons le syncrétisme religieux et, enfin, nous terminerons par l’analyse de la subversion religieuse engendrée par ce syncrétisme.

  1. INVENTAIRE DU VOCABULAIRE RELIGIEUX

Cet inventaire nous sert de base de référence pour étudier le problème religieux dans Guelwaar de Sembène. Les listes non exhaustives des termes renvoyant à l’Animisme, au Christianisme et à l’Islam nous donnent une meilleure appréhension de l’importance que l’auteur accorde au contact de religions. Nous verrons donc, au-delà du syncrétisme religieux, comment fonctionne le traitement des croyances dans ce roman. Cela facilitera la compréhension de l’appréciation que le romancier a de ces religions. Nous commencerons par dresser des listes de mots et expressions renvoyant aux trois religions (l’Animisme, le Christianisme et l’Islam). Ces listes seront suivies par une analyse transversale de l’œuvre.

L’Animisme

_ – « O ! … Roog Ndew Seen ! O ! …Roog ngoor Seen ! » (p. 15).

– « Bien que chrétiens, ils n’avaient pas abandonné les us et coutumes » (p. 16).

– « Ils (les anciens) trouvaient la solution en puisant dans les legs de leurs ascendants » (p. 38).

– « Ces interrogations tenaces faisaient resurgir l’héritage ancestral, datant d’avant la conversion à la religion chrétienne de leur arrière, arrière-grands-parents » (p. 39).

– « nakka » (p. 43).

– « Avant de boire au goulot, Lamane-yi firent le geste de la libation à l’esprit des morts : verser la goutte au sol » (p. 50).

– « L’union eut lieu « ex-cathédrale », mais selon la tradition » (p. 56).

– « La polygamie est bien antérieure aux religions » (p. 57).

– « On chuchote que le corps de père a été volé par des fétichistes »(p. 67).

– « Trois sortes de types ont recours à des corps humains pour pérenniser leur pouvoir ou faire fructifier leur fortune : le commerçant, le politicien et le roi-chef » (p. 72).

– « Dans le village le bruit courait que Marie Ndong avait contracté un mariage avec un djinn qui lui rendait visite la nuit » (p. 75).

– « L’Afrique des ancêtres était encore vivante. Même plus vivante que jamais » (p. 96).

– « Cornes et moelles d’animaux, Meyssa Ciss, octogénaire ne retrouva pas sa vigueur » (p. 112).

– « (…) Un tamarinier qui, selon la croyance populaire, est un arbre servant de refuge aux djinns et aux esprits maléfiques » (p. 124).

– « Conduisez-la au soleil avant que le souffle néfaste ne la pénètre » (p. 125).

– « Nos ancêtres connaissaient des évidences. Alors allons poursuivre cela… » (p. 135).

Le Christianisme

– « Fidèle chrétienne, elle se signa » (p. 15).

– « Son père, le vieux Simon, ne pouvait donner sa fille en mariage qu’à un catholique sans tare » (p. 16).

– « Bien que nous soyons chrétiens, nous ne tendons pas l’autre joue » (p. 33).

– « Il n’appartient pas aux pasteurs de notre Eglise d’intervenir directement dans la construction politique et l’organisation sociale. Notre mission est au-dessus du temporel » (p. 41).

– « Des adolescents – Une douzaine au seuil de l’entrée brandissaient une croix en câble de fil électrique dégainé : c’était le Christ sans chair » (p. 50).

– « Etienne, ce « machin », ne rentrera pas dans la chapelle ardente, décida Abbé Léon » (p. 51).

– « Chrétien de naissance, de famille chrétienne connue, Guignane prit une seconde épouse » (p. 56 ).

– « Angèle, le pardon est chrétien » (p. 58).

– « Kérétiane » (p. 90).

– « De Crescendo s’élevèrent les chants liturgiques, tantôt en latin, tantôt en français et en langues africaines » (p. 96).

– « Oh, doux Jésus Marie ! » (p.107).

– « Marie, c’est un péché de dire cela » (p. 107).

– « Abbé Léon, l’église africaine doit s’adapter, avoir une conscientisation pastorale et prêcher le refus de la résignation… » (p. 135).

– « Requiem Aeternam » (p. 148), « sanctus Benedictus » (p. 149).

– « Pas de cercueil avec la croix dedans ! » (p. 155).

– « Un motet » (p. 158).

– « Cette conduite irrespectueuse évoquait dans son esprit le repas de la Cène… « mangez, ceci est mon corps… » (p. 162).

– « Est-ce la fin du Verbe ? » (p. 162).

L’Islam

– « Soubanala » (p. 28).

– « Les hommes pour se justifier et se démarquer des islamistes répétaient « la polygamie est bien antérieure aux religions » (p. 57).

– « Alhamdoullilahi, aurait dit un bon islamiste » (p. 72).

– « Allahou Akbar ! » (p. 84).

– « Assala- maleïkum, Aley kum salam » (p. 86).

– « Maxtume, lahillaha Illala ! » (p. 88).

– « Soubbanalahi ! » (p. 89) (orthographe différente de celle de la page 28).

– « A ousu bilahi minal seytani rajim ! » (p. 90).

– « Il est enseveli dans un cimetière musulman » (p. 97).

– « Muezzin, lavés, purifiés, les hommes prirent le chemin de la maison d’Allah, fadiar, lixam, Guewe, Kilife » (p. 110).

– « seytane » (p. 113).

– « Fikre » (p. 114).

– « Qu’allah m’éclaire ! » (…), haddish, idda » (p. 116).

– « Soubanalah ! » (p. 117), (orthographe différente aux pages 28 et 89).

– « mussibë, Jihad » (p. 120).

– « Sachez que l’islam est africain » (p. 142).

– « Aurore » (p. 153).

– « Mariama » (p. 154).

– « takussan » (p. 155).

– « Haram » (p. 161).

  1. SYNCRÉTISME RELIGIEUX

Daris Sabbatucci, en étudiant les religions, définit le syncrétisme religieux de la manière suivante : « Dans la terminologie habituelle de l’histoire des religions, le syncrétisme désigne la fusion de deux ou de plusieurs religions, de deux ou de plusieurs cultes en une seule formation religieuse ou culturelle » [3]. Dans le sens que nous lui donnons, le syncrétisme religieux signifierait, soit l’amalgame populaire des religions révélées et les usages de croyances et de rites antérieurs, soit toute confusion apparente de rituels et de doctrines. Nous privilégions donc, ici, la rencontre des cultures. Et, comme nous le constatons, le choc des langues et des cultures par le biais des religions est déterminant dans la révélation de l’identité sénégalaise chez Sembène. Il ne s’agira pas d’étudier les différentes religions (révélées ou pas) mais de prouver comment, à travers leur syncrétisme, l’auteur de Guelwaar montre la spécificité sénégalaise.

Ce roman est, en effet, un ouvrage qui déroute le lecteur francophone non sénégalais à plus d’un titre. Tout commence par certaines images, certaines manières de parler au sujet de la réalité religieuse sénégalaise, qui montrent à celui-ci qu’il n’est pas le premier destinataire du roman. Nous voyons ici que le cadre principal dans lequel se déroule l’action est le Sénégal. C’est également la pratique religieuse quotidienne des Sénégalais qui est relatée dans le roman. Et, comme nous l’avons montré plus haut dans l’inventaire du vocabulaire religieux, les mots et expressions des langues latine, arabe ou sénégalaise, relatifs aux religions sont nombreux.

De ce fait, pour comprendre la problématique religieuse dans Guelwaar, il faut tout d’abord remarquer que l’inculturation de l’Islam et du Christianisme dans les peuples n’a pas détruit les cultures et les valeurs locales. Au contraire, il semble les « accomplir moyennant une conversion par la parole de Dieu » [4]. Cet effet combinatoire des religions fait que le Christianisme ou l’Islam pur n’existe pas dans Guelwaar. Ce qui justifie l’interrogation du collectif des prêtres : « l’Eglise sera africaine en Afrique ou elle ne sera pas en Afrique » [5]. Cette vieille revendication des hommes d’Eglise refait surface dans Guelwaar de Sembène. En fait, Abbé Léon, « formé par l’antique théologie chrétienne, avec certains jeunes curés et diacres africains, (…) était partisan d’une Eglise rénovée, adaptée aux cultures des fidèles » (p. 20). N’est-ce pas là une position clairement favorable à un « mixage religieux » ?

Ce qui est ici vrai pour le Christianisme l’est aussi pour l’Islam : ils sont tous les deux inculturés dans les valeurs culturelles sénégalaises. Ainsi, plutôt que d’imaginer une essence islamique et chrétienne qui se cantonnerait dans sa pureté, Sembène semble faire la promotion des religions culturellement polycentriques, enracinées dans leurs cultures doctrinales, certes, mais qui cherchent une synthèse inédite entre leurs racines fondamentales et les racines propres des religions traditionnelles. Le choc entre les civilisations monothéistes et celles de l’Afrique n’est plus ressenti comme une fatalité aliénante, mais comme deux mondes qui cherchent à se compléter en s’homogénéisant. Les personnages eux-mêmes semblent mieux vivre dans la réconciliation des lois traditionnelles et les normes religieuses.

Ainsi donc, ces personnages, « bien que chrétiens, (…) n’avaient pas abandonné les us et coutumes (…). Ils (les anciens) trouvaient la solution (de leur problème) en puisant dans les legs de leurs ascendants » (p. 38). Les populations semblent, de ce fait, estimer que les religions révélées sont impuissantes contre les calamités sociales, les sorciers et leurs maléfices. C’est pourquoi elles font recours aux fétiches pour s’enrichir ou pour affermir leur pouvoir. Sembène Ousmane précise que « trois sortes de types ont recours à des corps humains pour pérenniser leur pouvoir ou faire fructifier leur fortune : le commerçant, le politicien et le roi-chef » (p. 72).

Par ailleurs, Sembène montre que chrétiens et musulmans ne sont pas fidèles à l’enseignement moral de leur religion qui exige de tout croyant la pureté du corps et la probité permanente. Mais ils ne sont pas non plus fidèles à la morale traditionnelle qui voulait qu’ils soient dignes et honnêtes. Ce sont, par conséquent, des personnages qui se livrent à toutes sortes d’exactions puisqu’ils se cachent derrière la tradition pour échapper aux affres de l’enfer promis aux « pécheurs » par les religions révélées et ils ne se retournent vers ces dernières que pour échapper à la justice traditionnelle. Ils peuvent alors commettre l’adultère, mentir et voler tout en oubliant toutes formes de tolérance et de solidarité sociales. Les chefs religieux eux-mêmes sont accusés d’être des corrompus, ils s’enrichissent en exploitant habilement la crédulité populaire et gouvernementale.

Pourtant, dans cette situation de corruption générale, Imam Birame et Abbé Léon font exception. Sur ce point, le gendarme Gora avoue n’avoir jamais vu Birame solliciter une faveur, ni intervenir pour quelqu’un. Il se rappelait même que, lors d’une réunion, le gouverneur disait : « Imam Birame est l’unique guide musulman qui, par trois fois, a refusé les titres de transports aériens pour le pèlerinage à la Mecque que lui offrait le gouvernement … » (p.133). Cette position religieuse de l’Imam trouve son équivalent chez Abbé Léon qui considère que sa « mission est au-dessus du temporel ». Ce sont là deux religieux qui se détournent des biens matériels et se consacrent eux-mêmes au service de Dieu avant d’y inviter les populations. Sembène rappelle ainsi aux chrétiens et aux musulmans que nul ne doit se servir de Dieu pour dominer les autres sur le plan économique comme sur le plan politique.

Dans Guelwaar, même si les gens se disent volontiers chrétiens ou musulmans, cela ne veut nullement dire qu’il y a, dans leur attitude quotidienne, donc dans leur esprit, une séparation entre leurs croyances traditionnelles et les religions révélées. Dans leur comportement concret, les premières persistent toujours comme fondement et base de toute autre croyance : du fait que « L’Afrique des ancêtres était encore vivante. Même plus vivante que jamais » (p.96). Barthélemy, l’un des personnages principaux, déclare que « l’Eglise africaine doit s’adapter, avoir une conscientisation pastorale et prêcher le refus de la résignation… » (p. 135). N’est-ce pas ce que disait déjà le cardinal Malula : « Les missionnaires européens ont jadis christianisé l’Afrique, aujourd’hui, les chrétiens africains vont africaniser le christianisme » [6]. Cela veut dire que la loi que les Africains ont subie avant de devenir chrétiens, ils l’appliqueront au Christianisme afin de l’adapter à leurs réalités socioculturelles. Autrement dit, ils seront certes des chrétiens, mais pas comme l’entendaient les missionnaires blancs. Le Christianisme, dans ce contexte, doit non seulement intégrer des apports d’autres cultures, mais surtout voit ses dogmes bafoués ou négligés.

Il est donc évident que les personnages sembèniens sont des croyants monothéistes, mais qui n’abandonnent pas pour autant leurs us et coutumes les plus fondamentaux, surtout ceux qui sont relatifs au mariage et au rituel funèbre. Concernant le mariage, les hommes cherchent à légitimer la polygamie en l’assimilant à leur tradition, à leur culture. Pour eux, « la polygamie est antérieure aux religions » (p. 57). De ce fait, les chrétiens peuvent tranquillement épouser une seconde femme. Et c’est pourquoi, « chrétien de naissance, de famille chrétienne connue, Guignane prit une seconde épouse, (…) l’union eut lieu « ex cathédrale » mais selon la tradition » (p. 56). En dehors du mariage, les funérailles font partie des phénomènes qui se combinent avec les pratiques traditionnelles. C’est le cas de l’allusion faite au « creux de baobab » (p. 117), le « nakka » pour le défunt, (p. 44), « la libation » (p. 50), etc.

L’influence des religions traditionnelles sur l’Islam et le Christianisme n’est donc plus à démontrer. Face aux croyances traditionnelles, ces derniers n’ont pas pu s’imposer totalement malgré leur caractère monothéiste. Elles ont même modifié les idées et les pratiques des religions révélées. Nous avons comme première modification les chants et les prières qui se font en langues locales et en dehors de l’Eglise. C’est pourtant des faits que l’Abbé Léon a formellement interdits à ses fidèles. Et, lorsqu’« Anna, qui de sa voix de soprano entonnait le « Requiem Aeternam », une fureur profonde assombrit davantage son visage. Sa rigidité morale d’ecclésiastique ne pouvait accepter cette violation du sacré. Une impiété ! Ce Requiem ne doit être chanté qu’à l’intérieur de l’église » (p.148). Il ne s’agit pas, en fait, d’une impiété, mais d’une sorte de banalisation des dogmes chrétiens et un refus de se conformer aux règles d’une orthodoxie trop contraignante. Ce phénomène apparaît comme un syncrétisme religieux et une voie de liberté qu’empruntent les populations dans la vie courante desquelles les pratiques magiques tiennent une bonne place. C’est, par exemple, les supputations relatives à la disparition du corps de Guelwaar. Du côté des chrétiens, « on chuchote que le corps de père a été volé par des fétichistes. Qu’ils soient catholiques ou musulmans, tous les voisins ont la trouille » (p 67). Chez les musulmans, on croit aussi cette même idée de fétiches et de magie animistes : « Les yefer » veulent célébrer leur culte païen avec les ossements de nos morts, dit un autre » (p.117).

Par ailleurs, une certaine rumeur fait penser à la population que certaines personnes peuvent contracter des épousailles avec des djinns ; « dans le village le bruit courait que Marie Ndong avait contracté un mariage avec un djinn qui lui rendait visite la nuit » (p.75). D’autres personnages courent le risque d’être pénétrés par les esprits maléfiques. Une Morom conseilla ainsi à Anna de conduire Thérèse « au soleil avant que le souffle néfaste ne la pénètre » (p.125). Selon Gamble, « malgré l’impact de l’islam, il y a encore chez les wolof (sic) un fondement beaucoup plus profond de croyances et d’observances païennes… » [7]. Dans ces conditions, l’Islam cadre bien avec le mode de pensée véhiculé par les traditions, puisque les personnages réussissent à les combiner en toute tranquillité. De son côté et dans son étude de l’Islam au Soudan, Trimingham aboutit à la conclusion que cette religion.

« Ne conquiert pas l’âme animiste parce qu’il s’accommode du monde des croyances animistes. Le résultat de ce caractère accommodant de l’Islam, c’est qu’il n’a pas contribué à un développement de la religion de l’Africain, (…) sinon l’Islam occasionne très peu de troubles intimes à l’homme naturel, à son existence et à ses habitudes sociales car, par le biais du syncrétisme, il assume les traits essentiels du paganisme. Les coutumes païennes sont conservées tandis que l’esprit de la coutume est perdu » [8].

Amadou Hampaté Bâ confirme dans un cadre plus large (le monde noir) ce point de vue de Trimingham. Il soutient, en effet, qu’« en venant à l’Islam, le Noir ne s’est pas totalement dépouillé de ses traditions ancestrales, bases de sa civilisation » [9]. Dans cette civilisation, la mort ne veut pas dire une disparition complète dont ne subsiste que l’âme du mort attendant le jugement dernier pour aller au Paradis ou en Enfer. En effet, après la mort physique, l’homme continue d’exister et de vivre dans l’autre monde. Il demeure aussi dans la mémoire des parents et des amis vivants qui le connaissaient au cours de sa vie. Ses proches se rappellent son nom et le mentionnent clairement dans leurs discours quotidiens. Ils se souviennent de sa personnalité, de son caractère, de ses paroles et des incidents qui ont marqué son existence. Le défunt apparaît surtout aux membres les plus proches de sa famille. Nous retenons pour cela deux exemples illustratifs. D’abord la veuve Nogoye Marie qui s’adresse à son défunt mari : « Perr, tu es là, je sais que tu m’entends. Tu vas m’écouter j’ai à te parler à te dire mes vérités » (p. 77). Plus loin, c’est l’oncle qui noue un dialogue avec son neveu mort :

« Vivant avec nous, tu étais intrépide, mon neveu. Aujourd’hui, tu reposes parmi des gisants qui ne partagent pas ta foi. Wagane, sois poli avec eux. Ton chemin conduisant à Ndianiw est tortueux. Moi ton oncle Dibocor Sarr, je vais parler à ta place à tes copains. Mon neveu, prête-moi ta langue » (p. 146).

Ces exemples montrent, par la forme orale même du discours, comment les personnages nourrissent un dialogue direct avec les morts. L’oralité renvoie à la culture des populations qui n’ont pas une tradition scripturale. Le permanent retour aux sources traditionnelles permet de dire maintenant que les religions révélées ont échoué à imposer leur hégémonie symbolique à la société sénégalaise. La domination qu’elles ont pu établir sur les registres religieux ancestraux est imparfaite dans la mesure où elle recouvre seulement une partie des diverses sphères qui constituent le champ symbolique et matériel des Sénégalais.

En effet, la société sénégalaise, telle qu’elle est peinte dans Guelwaar, est en train de reconstruire sa mémoire en « dé-fétichisant » les modalités de ses rapports avec son passé [10]. N’est-ce pas que derrière l’essor de la piété populaire et l’effervescence symbolique qui l’accompagne, il importe d’identifier les croyances traditionnelles, véritables bases de la culture des Sénégalais ? Sembène annonce-t-il, de cette façon, dans Guelwaar, une certaine revanche du paganisme sur les religions révélées ? Nous pouvons le supposer, car, si nous considérons les listes de mots et expressions relatives à ces trois religions, nous nous rendons facilement compte qu’il y a beaucoup plus d’éléments animistes que monothéistes. De toute façon, que leur religion soit monothéiste ou pas, les personnages restent incurablement religieux, et ceci dans tout le roman.

Il n’est donc plus nécessaire, aujourd’hui, de démontrer l’impact des religions révélées sur les personnages, mais comment cet impact fonctionne dans la foi des hommes ? Ont-elles pu obtenir l’absolu dans leur quête de pureté religieuse. En tout cas, ils ont du mal à croire que les considérations purement chrétiennes ou islamiques pourraient aider à résoudre leurs problèmes actuels. La situation « combinatoire » des religions dans le roman, à travers le lexique et certaines expressions, prouve que les frontières religieuses sont loin d’être stabilisées encore. La bigarrure ainsi créée et qui émane, à la fois, du transfert et de l’intégration d’éléments venus de croyances différentes, rend plus problématique la définition des identités religieuses dans le roman.

En un mot, les Sénégalais cherchent à répondre à la faillite de l’indépendance, à la crise économique et sociale et à la perte des valeurs morales par une religion « mixte » ou purement traditionnelle qui ressuscite en eux l’émotion d’un passé paisible et « fastidieux ». Et c’est justement pour cette raison qu’au summum de la crise intercommunautaire, l’Imam Birame dit aux Chrétiens : « Nos ancêtres connaissaient des évidences ». « Allons poursuivre cela… », répondit le vieux chrétien, mettant ainsi de côté le Christianisme et l’Islam. Ils évitèrent, de cette façon, une guerre religieuse qui ne serait que catastrophique pour les deux communautés.

  1. LA SUBVERSION RELIGIEUSE

L’écrivain sénégalais Sembène Ousmane semble s’assigner une mission qui consiste à ne traiter que des questions relatives à la tragédie humaine qui déchire son peuple. Dans une société où les membres sont majoritairement analphabètes et mal informés, le romancier compte jouer le rôle d’éveilleur de consciences. Ainsi doit-il contribuer à la formation et à l’information de son peuple, d’où le caractère didactique de ses œuvres en général et de Guelwaar en particulier. A une époque où la misère sociale s’accentue, et où les dignités humaines sont bafouées, les libertés individuelles et collectives confisquées, la plume comme moyen de dénonciation devient une « arme miraculeuse » [11]. Il n’est pas alors étonnant que son roman, Guelwaar, aborde avec acuité des problèmes politiques et religieux. Ce qui est remarquable, c’est cette constante recherche de l’équilibre social, cette volonté inébranlable de construire une société meilleure et l’incarnation éloquente des aspirations profondes des masses populaires. Sembène se propose, de cette façon, de répandre des idées progressistes en débarrassant sa société de toutes les mœurs et de toutes les coutumes périmées, rétrogrades ou sclérosées qui la gangrènent.

« Sembène Ousmane, affirme Martin T. Bestman, par le truchement de ses livres nous sensibilise donc aux divers problèmes vitaux qu’affronte l’Afrique : il décèle, dissèque, diagnostique les maux qui accablent la société, tels les méfaits des religions importées et de la polygamie inadaptée, l’embourgeoisement des élites, la corruption qui sévit dans les milieux politiques et publics » [12].

Voilà un pertinent résumé du roman Guelwaar, mais ce qui nous intéresse, pour ce travail, c’est seulement ce que Bestman appelle « les méfaits des religions importées ». Il faut, d’emblée, signaler que, pour Sembène, la pénétration des civilisations chrétiennes et islamiques au Sénégal a eu des conséquences pernicieuses et aliénantes sur les populations. Elle a, en même temps, entraîné un bouleversement des valeurs morales et un recul progressif des bases des religions africaines. C’est pour cette raison que l’auteur assimilerait ces religions à des éléments qui non seulement appauvrissent la religion traditionnelle authentique, mais aussi constituent des sources de division sociale et de stérilisation de toutes les idées novatrices et progressistes. Ainsi, Abbé Léon pense qu’« il n’appartient pas aux pasteurs de notre église d’intervenir directement dans la construction politique et l’organisation sociale » (p. 41).

Le romancier s’inscrit ici dans un combat sociopolitique pour dénoncer certains aspects des religions révélées au profit de celles des ancêtres, c’est-à-dire l’Animisme. Par le truchement de ce contact de religions, Sembène « sous-valorise » les religions « étrangères » et « survalorise » les croyances traditionnelles. Sur ce point, nous voyons que, dans la conscience des populations, la religion traditionnelle est toujours privilégiée sur les religions révélées. Ces dernières apparaissent constamment sous leur face « engourdissante » en s’opposant à l’épanouissement des libertés individuelles et collectives, mais aussi au développement socio-économique des personnages. Ainsi, « par soumission totale à son ministère » (p. 99), Abbé Léon et les fidèles qui pensent comme lui ne prenaient plus de décision. Nous comprenons alors le comportement de certains personnages face à ces religions. Et s’ils s’élèvent contre celles-ci, c’est qu’elles ne jouent plus leur rôle de cohésion sociale, mais cherchent plutôt à dresser les populations les unes contre les autres, comme l’affirme un personnage : « Jamais conflit n’est venu assombrir les rapports de nos parents, quand bien même ils étaient de croyances différentes » (p. 137).

Ce cri de cœur nostalgique d’un passé paisible prouve au moins deux choses : d’abord que cette situation n’est plus de mise, ensuite que ces religions révélées ne sont plus aptes à gérer le quotidien des personnages. C’est pour cela que l’un d’eux demande purement et simplement le retour aux valeurs ancestrales : « Nos ancêtres connaissaient des évidences. Alors allons poursuivre cela… » (p.135). Sembène, en plus de cela, « fracasse » aussi les dogmes bibliques qui apprennent à la masse à « tendre l’autre joue ». Guelwaar affirme à ce sujet : « Bien que nous soyons des chrétiens, nous ne tendons pas l’autre joue » (p.38).

En effet, refuser de tendre l’autre joue, c’est remettre en cause certains principes fondamentaux du Christianisme qui recommande aux fidèles d’avoir un haut sens du pardon et de la tolérance. Nous savons que pour tout bon chrétien, le seul modèle à imiter c’est le Christ qui a accepté de mourir pour sauver l’humanité. Mais, pour ces personnages, être bon chrétien n’a jamais voulu dire se résigner et accepter tout. Nous voyons alors qu’une conscience de lutte s’opposant au fatalisme et à la tolérance aveugle germe dans l’esprit des hommes pour changer leur vécu quotidien. Bestman déclare dans ce sens que

« Face au refuge dans la religion, l’auteur appelle ouvertement au combat ; face à la passivité, il propose le dynamisme dans l’action virile ; contre l’idée de providence, il affiche une moralefondéesur la volonté crispée, invincible, car l’homme est fait non seulement d’âme, mais aussi d’un corps et comme l’on ne peut vivre uniquement de prière, il ne faut pas négliger les exigences de la vie temporelle si l’on aspire à l’au-delà. N’est-ce pas en somme ce que dit Bakary le vieux à Sounkaré : « Tu sais, mon corps est le logis de mon âme. Comment peut-on sauver son âme si on ignore tout de son corps, si on ne sait même pas de quoi il souffre ? ».

Pareillement, Bakayoko s’adressait aux grévistes en ces termes : « Le grand Sérigne N’Dakarou vous a parlé de Dieu. Ne sait-il donc pas que ceux qui ont faim et soif désertent le chemin qui mène aux mosquées » [13]. C’est dans cette même perspective qu’il faut relire cet échange entre Barthélemy et l’Abbé Léon :

« Vous semblez approuver la façon de vivre de votre sœur ? » [14]

« Non !…Non ! (…) Personne n’aime savoir que sa sœur, sa fille ou sa mère se prostitue, poursuivit Barthélemy comme s’il parlait seul. Mais ne nous hâtons pas de condamner ces filles et ces femmes qui se livrent au plus vieux métier du monde. Abbé, ayons le courage social de voir comment survivent les gens aujourd’hui. Il ne peut y avoir de vertu dans la misère et la pauvreté, conclut-il en regardant au loin » (p. 134).

Face donc à la misère et à la pauvreté, le péché charnel, fortement réprimé par le Christianisme et l’Islam, devient moins grave, voire une pratique normale ou compréhensible. La prostitution à laquelle s’adonnent Hélène et Sophie semble se justifier tandis que l’adultère entre Guelwaar et Daba, la femme du muezzin, fait l’objet d’une anecdote et de rigolade. Par ailleurs, les populations semblent comprendre et accepter l’inceste commis par Mor Ciss et Oumy, jeune épouse de son défunt frère. En tout cas, aucun membre du village ne l’a dénoncé même si tout le monde sait les relations coupables qu’ils entretenaient. S’adressant à Mor Ciss, Oumy avoue que « tout le village sait que les trois enfants ne sont pas de Meyssa Ciss…Qu’ils sont de toi » (p.113).

Pour Barthélemy, l’église traditionnelle n’est qu’un puissant obstacle au développement socio-économique. Elle n’apprend aux adeptes qu’à « tendre l’autre joue » (p.38), et à se morfondre dans la fatalité et la résignation en se cachant derrière des déclarations comme : « C’est la volonté de Dieu » (p. 57). Pour le romancier, l’Église doit soutenir toutes les volontés d’initiative et d’innovations. Elle doit également encourager l’évolution sociale animée par des jeunes qui revendiquent des projets porteurs de progrès pour un mieux-être social. Barthélemy affirme, dans ce sens, « L’église africaine doit s’adapter, avoir une conscientisation pastorale et prêcher le refus de la résignation » (p.135). N’est-ce pas là une église dont les représentants participent activement à la lutte que mènent les populations contre la misère, contre la pauvreté et surtout contre l’action gouvernementale, les pays donateurs et la corruption ?

CONCLUSION

Pour conclure, nous dirons que Sembène Ousmane perçoit les religions révélées non pas comme des religions, mais comme des destructrices de croyances. Il ne fait aucune distinction entre le sacré et le profane. Ces pratiques alternent de manière constante dans ses romans et dans le comportement de ses personnages. Il semblerait même qu’il considère ces religions comme de parfaits vecteurs de leur pays d’origine. Et c’est justement à cause de cela qu’il trouve des limites à celles-ci, même si elles sont dites universelles. Ces limites sont les cultures indigènes qui occupent le fond de la civilisation des Sénégalais, tandis que le Christianisme et l’Islam ne se retrouvent qu’à la surface des croyances. Pour lui, l’inculturation des premières par l’acculturation des populations autochtones n’est qu’apparence dans l’esprit des personnages qui restent plus que jamais enracinés dans leurs terreaux culturels.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BESTMAN, Martin T., Sembène Ousmane et l’esthétique du roman négro-africain, Québec, Éditions Naaman Sherbrooke, 1981.

CESAIRE, Aimé, Les armes miraculeuses, Paris, Gallimard, 1947.

CHRETIEN, Jean-Pierre et alii, L’invention religieuse en Afrique. (Histoire et religion en Afrique noire), Paris, Karthala, 1993.

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– Le Docker noir, Paris, Nouvelles Editions Debresse, 1956.

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar

[2] BESTMAN, Martin T., Sembène Ousmane et l’esthétique du roman négro-africain, Québec, Naaman Sherbrooke, 1981, p. 30.

[3] SABBATUCCI, Daris, « L’étude des religions », Encyclopédia universalis, vol. 21, p. 980.

[4] NOLI-OKALLA, Joseph, Inculturation et conversion, Paris, Karthala, 1995, p.32.

[5] Des prêtres noirs s’interrogent, (collectif), Paris, CERF, 1956, cité par Joseph NOLI-OKALLA, Inculturation et conversion, p. 33.

[6] MALULA, Cardinal, archevêque de Kinshasa dans la préface d’Alliance avec le Christ en Afrique, de François KABASEL LUMBALA, Paris, Karthala, 2ème éd., 1994.

[7] GAMBLE, D. P., The Wolof of Senegambia, Londres, 1957, cité par J MBITI, Religion et philosophie africaine, Yaoundé, Clé, p. 251.

[8] TRIMINGHAM, J.S., Islam in the Sudan, Oxford, 1949, cité par John MBITI, op. cit., p. 252.

[9] BA, Amadou Hampaté, « L’Islam et l’Afrique noire », colloque sur les religions, Abidjan, 1961, p. 108. cité par J. MBITI, op. cit., p. 255.

[10] MBEMBE, Achille, Afriques indociles, Paris, Karthala, 1988.

[11] Nous faisons allusion au titre d’un ouvrage d’Aimé CESAIRE : Les armes miraculeuses, Paris, Gallimard, 1947.

[12] BESTMAN, Martin T., Sembène Ousmane et l’esthétique du roman négro-africain, p. 28.

[13] BESTMAN, Martin T., Sembène Ousmane et l’esthétique du roman négro-africain, p. 45

[14] Abbé Léon fait allusion à Sophie, sœur cadette de Barthélemy, une prostituée qui vit à Dakar.