Litterature

HENRI LOPES : UNE « PAROLE METISSE » ENTRE ASSOMPTION ET NEVROSE

Ethiopiques n°82.

Littérature, philosophie, art et pluralisme

1er semestre 2009

« J’écris parce que la vie me déroute,

J’écris parce que j’ai peur de la mort.

J’écris pour apprendre à penser,

pour mieux comprendre autrui,

J’écris pour me comprendre.

J’écris pour me racheter » (Henri Lopes)

Depuis la parution, en 1990, de Le Chercheur d’Afriques, Henri Lopes s’est fait le représentant et le défenseur, dans le champ littéraire africain francophone, des vertus du métissage tant biologique que culturel. Cette posture, qui consiste dans une valorisation – voire une idéalisation – du sujet métis (considéré comme incarnation idéale de l’homme « postmoderne », au carrefour d’identités et de cultures multiples), rencontre un écho très favorable dans le champ critique, où les problématiques du métissage, de l’hybridité et de la créolisation sont à l’honneur.

Pourtant, il nous semble que derrière l’image affichée par Lopes – celle d’un métis réconcilié avec son identité, au « dossier classé » – se cache une réalité tout à fait distincte. Si l’écrivain a fait sien le discours positif sur le métissage, il n’en continue pas moins d’entretenir une relation douloureuse avec son expérience de « l’entre-deux » [2]. L’œuvre romanesque lopésienne porte, en effet, la marque d’un écartèlement entre des assertions théoriques positivistes et une charge de souffrance dont le sujet reste accablé. Si l’énoncé lopésien milite pour une valorisation de l’expérience et de la valeur métisses, son énonciation, en revanche, trahit un inconfort durable ressenti par le locuteur, par-delà ses déclarations de principe. Ce sont les traces de cet écartèlement aux allures de paradoxe énonciatif que la présente étude se propose de mettre en lumière.

  1. DE LA « PASSION » AFRICAINE A L’ »ASSOMPTION » METISSE : UNE TRAJECTOIRE EN DEUX MOUVEMENTS

Henri Lopes jouit aujourd’hui d’une grande consécration. En témoigne sa progression sur le plan éditorial. Il est passé progressivement de CLÉ, une maison d’édition africaine, au Seuil, puis à Gallimard. En témoigne, aussi, son panel de prix littéraires prestigieux, de distinctions universitaires et de postes honorifiques au sein de différentes instances internationales. La critique universitaire a relayé le rayonnement de l’écrivain. Elle lui a consacré, en 2002, un ouvrage intitulé Henri Lopes. Une écriture d’enracinement et d’universalité [3]. « Ecriture d’enracinement », certes, dans la mesure où Lopes inscrit le premier mouvement de sa trajectoire dans l’espace africain. Il entre en littérature en 1961 avec la publication, dans un numéro spécial de la revue Présence africaine consacré à la nouvelle création poétique en Afrique, d’un poème intitulé « Du côté du Katanga ». Le texte, qui pleure la mort de Lumumba, connaît alors un succès retentissant. Il se diffuse, à travers tout le continent, comme un chant populaire, un chant de résistance. Le choix du sujet traité, tout comme l’affiliation de l’agent à une maison d’édition connue pour ses prises de position politiques ou encore la date à laquelle Lopes fait irruption dans le champ littéraire (alors que l’Afrique, suite au « non » de la Guinée au referendum proposé par le général de Gaulle, entre dans une vague de décolonisations), doivent être lus comme autant de signes traduisant une prise de position explicite de la part de l’écrivain. C’est bien dans le sillage des ténors de la Négritude, qui font de l’engagement sartrien un mot d’ordre et placent l’Afrique au centre de leur praxis, qu’Henri Lopes inscrit d’office sa propre parole. De fait, à l’image de Césaire, député-maire de la Martinique à partir de 1945, et de Léopold Sédar Senghor, qui devient président de la République du Sénégal en 1960, Henri Lopes mène de front, entre 1965 et 1980, une carrière politique dans son pays d’origine [4] (rebaptisé, suite au mouvement des Indépendances, République Populaire du Congo) et une carrière d’écrivain, de romancier.

Convaincu que « l’écrivain a un rôle d’éducateur à jouer » [5], Lopes privilégie, dans son premier recueil de nouvelles, Tribaliques, comme dans les romans qui suivront – La Nouvelle romance (1976), Sans Tam-Tam (1977) et Le Pleurer-rire (1982) – des sujets dits « de société » [6]. L’influence de la Négritude sur ces premières productions est des plus évidentes. La cosmogonie fabulée par l’écrivain s’organise suivant le principe d’un clivage net, transparent et affiché, reproduisant fidèlement l’exigence de séparation sociale (raciale) instauré par le système colonial : Blancs d’un côté, Noirs de l’autre [7]. Dans ce monde scindé en deux, les locuteurs des premiers textes lopésiens ont choisi leur camp. Ils s’identifient avec les masses africaines, dont ils se font les hérauts et les porte-parole. Les narrateurs parlent ainsi au nom d’un « nous » africain – voire congolais (« nous Congolais » [8] ; « ah ! Congolais. Nous avons appris à parler » [9]) avec lequel ils fusionnent, et font face à un « eux » désignant les Blancs – les colons, européens. D’innombrables assertions, égrenées au fil des textes, posent explicitement la fracture existant entre les deux groupes (« comme disent les Blancs, nous aimons trop la palabre et pas assez l’effort ». (T : 53) ; « ce secret qui avait permis au Blanc d’en imposer au Nègre » [10]).

Cette dichotomie constitutive de l’univers lopésien a pour conséquence une absence à peu près totale de la figure du Métis dans les premières productions de l’écrivain. Si le mot fait son apparition dans Tribaliques, pour ressurgir de façon sporadique dans La Nouvelle romance [11], les personnages qu’il signifie ne traversent les textes qu’à titre d’évocations fugitives, comme déniées. Le troisième terme de l’équation brazzavilloise se voit ainsi évacué du discours et du monde, au profit d’un partage de l’univers romanesque et mental de l’écrivain entre Noirs et Blancs.

Il faut attendre 1990 et la publication de Le Chercheur d’Afriques pour que le sujet métis fasse une entrée triomphale dans l’œuvre lopésienne. Le « nous » africain cède alors la place à un « nous » métis. Et cette « première personne » en cache une autre. En effet, à compter de Le Chercheur d’Afriques, la quête lopésienne devient double. Elle se fait, à la fois, collective et individuelle. Il s’agit, d’une part, de mettre en forme une histoire occultée : « L’histoire des mulâtres » (LF : 26) ; d’autre part, de donner la parole à un « je » métis, figuration dans le texte de la silhouette auctoriale, acharné à résoudre l’imbroglio identitaire inauguré par la fusion biologique des deux groupes antagonistes qui font l’histoire coloniale africaine.

Il convient de souligner que cette réorientation marquée de la praxis lopésienne en direction des problématiques du métissage entretient une relation directe à la fois avec le contexte dans lequel se déploie la parole de l’agent et avec sa trajectoire socioprofessionnelle. L’engagement du romancier en direction d’une « parole métisse » résulte, en effet, d’une double désillusion qui conduit l’écrivain à renoncer à ses engagements initiaux. Sur le plan politique, d’abord, Lopes prend acte, à la fin des années 1970, de l’échec des Indépendances africaines. En entrevue, lorsqu’on l’interroge sur les sentiments qui l’animaient tandis qu’il écrivait Le Pleurer-rire, il évoque ainsi les « absurdités » de certaines directions politiques, « y compris celles auxquelles [il a] participé, parce qu’il ne faut pas avoir honte de dire qu’on s’est trompé » [12]. Et d’ajouter :

« En 1977, j’avais exactement 40 ans et derrière moi, déjà, pas mal d’aveuglement dissipé et d’illusions perdues, une foi marxiste battue en brèche » [13].

De fait, prenant acte de l’impasse dans laquelle l’a conduit son engagement politique, Lopes, au début des années 1980, se détourne du « terrain » africain. Il quitte le Congo pour devenir fonctionnaire international à l’UNESCO où il occupe successivement, entre 1982 et 1998, les fonctions de sous-directeur général pour la Culture et la Communication, puis de directeur général adjoint pour l’Afrique. Et l’œuvre, de façon très opportune, connaît à l’identique un renouvellement majeur. Lopes, alors même qu’il se soustrait à l’impératif de l’engagement politique dans un cadre strictement africain, délaisse les mots d’ordre d’une Négritude alors agonisante. Il renonce au discours binaire traditionnel opposant systématiquement Blancs et Noirs, et investit la dynamique métisse, en voie de devenir un des credo les plus porteurs des champs intellectuel et artistique, à l’échelle internationale [14].

Cette évolution vaut pour une révolution, et Lopes en convient qui souligne, au cœur même de ses fictions, la démarche d’émancipation qu’il entend mettre en œuvre. S’il se contente d’ironiser, dans Le Pleurer-rire, sur les exigences d’une époque voulant qu’« un livre d’Africain […] qui se respecte ne peut être qu’engagé… » (PR : 123) – désavouant ainsi à demi-mot les contraintes discursives imposées par le mouvement de la Négritude -, il va plus loin dans Le Lys et le Flamboyant, où on le voit exprimer par la bouche de son narrateur les raisons qui l’ont conduit à retarder le moment où il en viendrait à parler du seul sujet qui lui tînt vraiment à cœur : le « problème métis au Congo » (LF : 404). Victor-Augagneur Houang, cinéaste improvisé romancier le temps de rendre compte de la destinée de Kolélé, avoue ainsi que « mettre en scène des cafés au lait » a toujours été « [s]a véritable obsession », une obsession qu’il dit avoir jusque-là « travestie » parce qu’il avait « peur » de s’y laisser aller (LF : 336) :

« Singulariser un groupe minoritaire peu représentatif, et dont l’attitude durant l’époque coloniale était jugée ambiguë par les élites en place au lendemain des indépendances, pouvait relever de la provocation. On ne réveille pas le chat qui dort. Pour oublier ce que nous fûmes, nous nous sommes peints en noir, comme si notre peau, dans sa nuance et son ambiguïté, remettait en cause notre citoyenneté. J’abats ici mon jeu en révélant mon procédé. En travestissant la réalité, je forçais mon imagination à fonctionner, je m’appliquais, disons-le, à mieux mentir » (LF : 337).

Certes, Le Lys… est une fiction. Pour autant, la parfaite adéquation entre les choix posés par ce personnage, en matière de création, et les orientations effectives de la trajectoire et de la production lopésiennes, invitât explicitement à une lecture autobiographique [15]. Si l’on en croit Lopes, c’est donc d’abord par prudence, et en vue de souscrire aux exigences de ce que l’on pourrait qualifier d’ »institutionnellement correct », qu’il s’est appliqué, dans la première partie de sa production, à identifier sa parole à celle d’un « nous » africain. Mais, sitôt libéré des contraintes des champs politique et littéraire (c’est-à-dire, lorsque l’échec des Indépendances devient assez évident pour qu’une rupture avec le « local » soit légitime, et dès lors que la Négritude relâche son emprise sur la prise de parole des écrivains noirs), Lopes se détourne des pièges de l’identification pour partir en quête de ce qui vraiment – pense-t-il – le constitue : sa nature métisse, considérée comme étalon suprême de son ipséité. Ainsi, à compter de Le Chercheur d’Afriques, les Noirs commencent à être désignés par les pronoms « ils », « eux » – comme l’étaient les Blancs dans les premiers textes produits. Frappés d’extériorité, les « frères » noirs de Lopes deviennent à leur tour des alters desquels le sujet doit entreprendre de se distinguer s’il entend véritablement faire la lumière sur son être-dans-le-monde.

Sur le plan énonciatif, on peut trouver une trace de ce glissement de la subjectivité lopésienne depuis une africanité revendiquée, collective et engagée, vers une relation beaucoup plus tourmentée à son appartenance au continent. Dans la première partie de sa production, Lopes est ainsi très à l’aise avec le mot « Nègre ». Il l’utilise de façon totalement neutre, voire avec cette connotation de fierté doublée d’une affirmation de légitimité qui caractérisait le discours de la Négritude. Puis, tandis qu’à compter de Le Chercheur d’Afriques, il commence à se définir comme « Métis » plus que comme « Africain », ou comme « Noir », l’utilisation du mot lui devient un problème, parce qu’« il y a des libertés de langage que les Métis ne peuvent se permettre, même à titre de plaisanterie » (LF : 72). A ceci, une raison simple : dès lors qu’il choisit de parler au nom des Métis, Lopes, en quelque sorte, « change de camp ». Le mot « Nègre », positivement connoté dans le discours tant que l’écrivain affirmait sa Négritude, se charge de négativité. La valeur idéologique du vocable change, il redevient cette « suprême insulte » qu’il constituait du temps de l’enfance du narrateur, au point d’être « proscrit » du vocabulaire de la communauté métisse (LF : 202). Le locuteur ne peut plus, désormais, utiliser le langage innocemment. Semblable à Adam qui se vit interdire tout retour au Premier Jardin après qu’il eut goûté au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Lopes, affirmant son identité métisse, a perdu son innocence. Le mot « Nègre » devient un explosif, suivant la belle formule de Barthes. Lopes n’en use donc plus qu’avec une prudence circonspecte, laissant l’autocensure étendre son emprise sur le texte. Dans Dossier classé, si le narrateur utilise le mot avec légèreté, dans son discours intérieur, il a conscience en revanche qu’en société, le mot « Nègre » est devenu un terme qu’il ne peut plus s’autoriser [16]. La rupture est consommée, le temps où le sujet vivait en paix avec son africanité semble loin. L’identification a laissé la place à la distinction. Le « je » lopésien ne fusionne plus avec ce « nous, Africains » qui le portait, devenu « eux, les Nègres ».

Il semble que la quête menée par Lopes soit au prix de cette solitude. Entre altérité (ni Noir, ni Blanc) et identité (et Noir, et Blanc), il lui faut mettre au jour son ipséité [17], ce qui le constitue spécifiquement, en tant que sujet. Pour ce faire, il rompt avec ce qui fondait le premier mouvement de son œuvre, substitue à ce que la critique a appelé son « écriture d’enracinement », une inscription dans l’« universalité » [18]. De fait, si l’on en croit l’autométatexte lopésien, le sacrifice de sa négritude n’aura pas été vain. Quatre romans et douze ans plus tard, Lopes déclare réglé son problème d’identité, et « classé » l’épineux dossier ouvert par Le Chercheur d’Afriques. En 2002, avec la publication de Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois (2002), Lopes met ainsi fin à sa quête, sous les auspices d’une vision idéalisée et idéalisante du principe métis. Sous sa plume, et avec la bénédiction des critiques qui portent au pinacle les problématiques métisses, ceux qui souffrirent « le calvaire de la vie au-dessus des tribus » (LF : 134) connaissent leur assomption en se faisant tribu d’un nouveau genre, « née de l’amour et de la fantaisie, c’est-à-dire de la sagesse » [19]. Mieux : cette tribu prophétise l’homo sapiens en mutation, à venir.

« Métis de la frivolité, métis de la déchirure, métis de la synthèse, métis de tous les continents, métis de toutes les rives des cinq océans et de je ne sais combien de mers, […] je vous adopte tous. Vous êtes mes neveux et ma grand-mère avait raison ! nous ne sommes plus une tribu mais le monde en métamorphose […] » (GBAG : 61)

Tel que présenté ici par Lopes, le Métis incarne exemplairement la « mondialité » rêvée par Edouard Glissant, cette version (vision) positive d’une mondialisation en marche, où l’écueil de l’uniformisation se verrait évitée au profit d’un épanouissement du Divers [20]. De fait, Lopes est conscient que ce discours optimiste, frappé du sceau d’un humanisme d’un nouveau genre, est « à la mode » (GBAG : 61), et la tentation est grande, pour le critique, de se laisser prendre au jeu d’un écrivain qui autoproclame son absolution. Tel ne sera pas notre propos. Il nous semble en effet que, par-delà les déclarations de principe qui portent, à travers l’œuvre lopésienne, la « bonne nouvelle » de la pacification du sujet, de la résolution de sa quête et de la résorption des conflits identitaires qui jusque-là le taraudaient, l’écrivain n’a pas réglé ses comptes avec les problématiques raciales, ni avec le binarisme qui fondait les postulats de la Négritude comme ils ont fondé, avant elle, toutes les idéologies racialisantes (voire racistes) qui l’ont précédée. Par-delà la candeur affichée des énoncés, les pleins et les déliés de l’énonciation continuent de véhiculer un discours binariste et racial, attestant de la persistance d’une angoisse ontologique, larvée au creux de la conscience énonçante. Ce sont les traces de ce conflit intime que nous nous proposons, à présent, de mettre au jour. La question que nous posons, dans cette perspective socio-pragmatique, est de savoir ce que les faits d’énonciation, tels qu’ils se manifestent au sein des romans de Lopes, nous disent d’eux-mêmes, de leur énonciateur, de leurs conditions de production et, enfin, de leur « lecteur modèle », pour reprendre l’expression d’Umberto Eco [21]. Vu de la sorte, le texte est le réceptacle d’une stratégie qui le traverse, et met en présence deux instances extra-textuelles : l’auteur et le lecteur. Les faits d’énonciation réels, c’est-à-dire ceux qui installent et activent la pragmatique auteur-lecteur devraient pouvoir s’interpréter par le contexte discursif qui les fait naître. L’appareil discursif, par le biais duquel l’auteur déploie sa propre logique distinctive, nous paraît constituer de ce point de vue un excellent champ d’observation de toutes les manœuvres qui dynamisent la pragmatique textuelle.

  1. UN DISCOURS RACIALISANT

Le dispositif discursif élaboré par Henri Lopes autour des problématiques du métissage repose, essentiellement, sur le principe de l’invalidation d’un certain nombre de présupposés idéologiques qui font de la race un élément moteur en termes de compréhension et d’appréhension du monde. Le postulat de la séparation des races (pire, celui de leur hiérarchisation) est, en effet, à l’origine du désarroi identitaire éprouvé par le sujet métis. Son métissage biologique, qui le constitue en objet hybride au croisement de deux races, lui interdit de s’identifier totalement à l’un ou l’autre des deux termes dont il incarne, charnellement, la fusion. Pourtant, sur le plan psychanalytique, le sujet aspire désespérément à l’identification, à la fusion avec un « modèle ». De ce paradoxe découle un écartèlement permanent du sujet métis, entre identification et distinction.

Le narrateur de Le Chercheur d’Afriques [22] en fait l’amère expérience. D’une part, il évoque sans cesse, avec une nostalgie névrotique, le temps de la ressemblance avec le Père, le Blanc, ce modèle que sa psyché lui intime d’imiter (« mon siège est la réplique en miniature de celui du Commandant. Quand je m’y installe, j’adopte le port de tête de papa » (CA : 12) ; « ma ressemblance avec le Commandant » (CA : 13) ; « ses yeux me troublent. Verts comme les miens » (CA : 20 ; etc.). D’autre part, il se souvient comme d’un temps béni de celui où il ne faisait qu’un avec les enfants de son village, où il vivait quotidiennement l’expérience de la fusion avec le groupe : le temps où « [a]u milieu de [s]es camarades de jeu », il était « un parmi les autres », et où « [r]ien ne [l]e différenciait d’eux » (CA : 75).

Ecartelé entre ces deux groupes sociaux (raciaux), Lopes, s’il entend cesser d’être pour lui-même un « problème insoluble » (CA : 252), n’a d’autre ressource que d’invalider la notion même de race. Il affecte de s’y employer en empruntant leurs credo à la fois à Einstein et à Césaire. Au premier, il reprend sa maxime voulant que « nous avons tous les mêmes origines : le singe ». (CA : 209), invalidant de la sorte le mythe de la « source », en termes d’identité. Du second, il reproduit le discours humaniste, qui proscrit toute catégorisation raciale et invite, plutôt, à l’identification avec chaque être en souffrance. Au terme de son aventure nantaise, André déclare ainsi nulle et non avenue la « recherche de [s]es origines » (CA : 209) au nom d’une profession de foi qui en appelle à la fin des « identités meurtrières » [23] et convoque l’un des plus beaux passages du Cahier césairien : « […] je suis juif. Je suis palestinien, gitan, chicano… » (CA : 281) [24].

Pourtant, quoique Lopes proclame son adhésion au principe de la fraternité humaine par-delà les distinctions de race, le discours de l’œuvre n’en continue pas moins de véhiculer une idéologie clairement racialisante. Quoi de plus logique ? Lopes a grandi dans un monde où l’individu se définissait d’abord par la couleur de sa peau, et il en a intériorisé les codes, au point de les reconduire inconsciemment. Dans les textes, le binarisme Noirs/Blancs persiste, invalidant tragiquement toutes les considérations de l’auteur appelant à la fin des vieilles catégories. Des assertions telles que :

« Métis, c’est une création coloniale. Ce n’est pas une race. Il y a les Blancs, il y a les Noirs, il y a les Jaunes, il y a les Rouges… C’est tout. Métis, ce n’est pas une couleur. Ça n’existe que dans la tête de certaines personnes. (CA : 257)

« Je ne savais pas, comme l’indique la pochette du disque, que le vieux Kid était un mulâtre. Je ne signalerai pas cette découverte à Vouragan. Je connais sa réponse : il n’y a pas de mulâtre ; il n’y a que des Noirs et des Blancs. Le reste n’est qu’élucubrations » (CA : 34).

… attestent que continue de sévir, dans l’univers mental de l’écrivain, dans sa grille de lecture du monde, le principe de la séparation des races. Si Lopes affirme que le Métis n’existe pas (tout en faisant, paradoxalement, du sujet métis l’objet de sa recherche romanesque), les notions de « Noirs » et de « Blancs », en revanche, gardent toute leur vigueur. De tels énoncés, quoiqu’ils soient manifestement portés par une volonté de désavouer l’idéologie dominante, portent en eux les germes de leur propre disqualification. L’adhésion inconsciente du locuteur à l’idéologie déniée, tenue à distance par l’énoncé, est dénoncée par son énonciation. L’utopie métisse, déjà présente chez Ousmane Socé au milieu des années 30, reste donc un vœu pieu dans l’œuvre lopésienne qui, pourtant, se voulait évangile. Quoique, le discours critique produit, l’écrivain s’entête à proclamer la fin des catégories fixes. « Il n’y a pas de société, de civilisation, qui n’ait évolué sans apport de l’extérieur. Moi qui suis métis, j’ai l’habitude de dire qu’à l’origine de toute société qui se croit pure, il y a un métissage ignoré » [25], … relayé à l’envi par le discours romanesque : « Toute civilisation, affirmait-il, est née d’un métissage oubliée, toute race est une variété de métissage qui s’ignore » (LF : 135), la racialisation du propos atteste qu’un certain nombre de préjugés continuent de sévir dans les plis des fictions lopésiennes.

Parmi les plus nocifs d’entre eux, on doit noter la persistance d’une idéologie de la « pureté » raciale. Il y aurait de « vrais » Africains, des Africains « purs », quand d’autres, tels les narrateurs ou personnages métis de Lopes, ne le seraient pas. Dans Le Chercheur d’Afriques, André vit ainsi avec le sentiment de n’être pas « un pur enfant de Kinkala » (CA : 201), quand Bienvenu, au contraire, dans La Nouvelle romance, se targue quant à lui d’être « un Nègre pur » (NR : 126). Logiquement, cette idée d’une pseudo « pureté » (LF : 318) raciale, ou encore d’une hypothétique « authenticité africaine » (CA : 38) joue contre le sujet métis, considéré « impur » parce que résultant d’un « croisement ». Sur la base de telles considérations, un processus de comparaison systématique se met en place, opposant « nègre pur » et « fruit dépareillé » (LF : 102). On entre dans « l’ère du soupçon ». Le sujet métis se voit obligé d’apporter la preuve de sa réelle africanité.

Nous touchons ici à l’un des nœuds gordiens de la poétique lopésienne. L’œuvre se décline en effet sous le signe d’une obsession de la filiation africaine, mais sur un mode problématique. Les personnages métis de l’œuvre lopésienne, parce qu’ils adhèrent au discours raciste sur les « races pures », perçoivent leur métissage comme une tare. Ils ont intériorisé un discours qui les disqualifie, et, dans une quête désespérée de légitimité, choisissent de recourir au mensonge, à la dissimulation, pour essayer de se conformer au modèle de l’Africain « authentique ». Faussaires, ils s’inventent une africanité idéale, en déformant les faits. Il en va ainsi des narrateurs de Le Chercheur d’Afriques et de le Lys…, qui se rêvent une enfance pour mieux affirmer leur négritude :

« Quand vint mon tour, dans la biographie embellie que je lui brossais se mêlaient tout à la fois du cabotinage, de la publicité, de la confession et quelquefois du doute. Je cherchais à dissimuler derrière un bavardage inconsistant la difficulté à m’expliquer. Au lieu d’être moi-même, je tentais de me présenter tel qu’il fallait que je fusse pour être un nègre typique et je multipliais les phrases à cet effet, comme si les mots pouvaient changer la réalité » (LF : 318) ;

[…] je me mis à raconter mon initiation, non pas telle que je l’avais vécue, mais ainsi que je l’avais lue dans des traités d’ethnologie car, comme on le sait, nous, les Bangangoulous, pratiquons la circoncision à la naissance.

Nghala n’aurait au demeurant jamais permis que le fils du Commandant fût traité à l’indigène et circoncis à la machette. En fait, je suis un circoncis d’hôpital. Mais j’avais besoin de me couvrir de gloire aux yeux de Fleur, j’avais besoin de me rattacher à ma famille de la forêt » (CA : 282).

Les locuteurs font ici preuve d’une lucidité étonnante, qui dévoile avec une rigueur clinicienne leur geste de faussaire. L’autodérision règne sur le texte, et le procédé atteint son comble lorsque l’écrivain lui-même se voit dénoncé, derrière les traits de ce Lopes désagréable et hypocrite que le narrateur de Le Lys et le Flamboyant retrouve à tout instant sur son chemin et qu’il accuse de « clamer sa négritude […] de manière outrancière » (LF : 229) et de se façonner « une biographie de circonstance » (LF : 133) dans l’espoir de paraître « vraiment nègre » (CA : 227) :

« […] il va jusqu’à se prétendre « un enfant de Poto-Poto » qui aurait fréquenté l’école indigène […]. Ce maquillage a évidemment pour but de lui conférer une légitimité nationale. Ainsi peut-il se poser en nègre authentique qui aurait subi les humiliations du régime de l’indigénat. Comme s’il était nécessaire de recourir à de telles supercheries pour affirmer sa congolité !… » (LF : 133).

Comment ne pas reconnaître, ici, les accents angoissés de celui qui, se portant aux plus hautes fonctions politiques dans un Congo nouvellement indépendant, avait désespérément besoin d’une « légitimité nationale » que rendait incertaine son statut de Métis [26] ? En outre, le recours à une notion telle que la « congolité » – néologisme construit à partir d’un suffixe (-ité) qui renvoie à l’idée d’une « essence » – atteste que c’est bien l’être-dans-le-monde du métis qui pose problème. Parce que double, rencontre du Blanc et du Noir, l’existence métisse erre en quête de sens. D’africanité en congolité ou en négritude, le sujet métis s’épuise à définir une ipséité contestée et contrastée, doublement ostracisée, rétive aux catégories. Dans l’œuvre lopésienne, la production, par les personnages, d’un discours de faussaire se présente ainsi comme une ruse à même de leur venir en aide dans leur tentative désespérée de se définir comme « Africains ». Mais cette stratégie est condamnée à échouer. Lazare, le personnage-narrateur de Dossier classé, en fait la douloureuse expérience, qui finit par se résigner à la perte de son « héritage » africain et renonce à se « faire nègre », conscient que, lorsqu’il s’y essaie, « [s]on comportement manque de naturel » (DC : 36).

On le voit, traitant du Métis, le roman de Lopes donne à lire l’énonciation d’un interdit : le locuteur, qui tient toutes les ficelles d’une parole faussement dialogique, s’interdit à mesure qu’il se dit. Lopes a grandi dans un monde où l’individu se définissait d’abord par la couleur de sa peau, il en a intériorisé les codes, au point de les reconduire inconsciemment. Même quand il croit être en mesure de les objectiver et de s’en libérer, il se heurte à un indépassable obstacle, résumé en une seule formule lapidaire dans Le Lys et le Flamboyant : « Mais il y avait la couleur de la peau » (LF : 63). Et André de traquer nuances et pigments jusque dans sa tasse, lorsque le blanc du lait se mélange au noir du café :

 

« J’ai coupé mon café d’un lait mousseux. Le mélange dans la tasse avait bien la couleur de ma peau. Avec un peu plus de lait ce serait celle de Joseph ou d’un Peulh. Avec un peu moins, celle de Kani » (CA : 233).

Quel est le rôle du personnage dans cette interdiction ? On remarquera d’abord que le Métis se débarrasse imaginairement de son aura de pureté et d’impuissance (Le Lys et le Flamboyant), mais cette volonté de brouiller les cartes est l’expression d’une position de locution qui, elle, renoue avec le mythe de la solitude, « parangon de l’échec », pour reprendre l’expression de Starobinski (1970 : 79). Le personnage du Métis se dédouble ou se démultiplie ici et joue le rôle d’ »isolé », d’ »exclu », par lequel il trouve un moyen de conjurer sa pureté. L’exclusion tient de l’imaginaire et d’un travail sur le langage. La rengaine à laquelle le Métis est attaché se voit répudiée par une série d’expressions, énoncées en rafale par Victor-Augagneur, lorsqu’il décrit, dans Le Lys et le Flamboyant, un bal de mariage. Le Métis y est caractérisé tout à tour comme « café au lait clair ou sombre » à quoi se mêlent d’« innombrables nuances de miel et de sirop d’érable, de caramel, de biscuit, de pain d’épice, de bonbon-sirop, de chocolat au lait, de croûte de pain dorée ou bien cuite, d’huile de palme, de banane plantain bouillie, de mandarine, de chair de mangue, avec une variété de textures de cheveux allant du crépu dru au lisse presque raide, en passant par les frisés aux boucles torsadées » (78). Dans Sur l’autre rive, Solange est une « brune au teint mat » (10) ; la conférencière haïtienne a « la peau beignet doré » (44 ; 47) ; l’organisatrice de la soirée littéraire et musicale est une « capresse […] à la peau sapotille » (44 ; 45 ; 48) et Clarisse offre aux regards « un teint huile de palme, proche de celui d’une mulâtresse » (221). Quant aux chanteuses de La Plantation, elles ne seront distinguées, dans le discours du narrateur, que par les objets dont leur teinte se rapproche le plus, en une juxtaposition d’intitulés (dis)qualifiants tels que « le pain d’épice, le miel brun » et « la peau sapotille » (LF : 214). Désignées et distinguées les unes des autres par ces seules expressions, elles voient leur individualité, leur humanité, réduites à la seule nuance de leur couleur de peau, dans un processus d’équivalence caricatural. De fait, le narrateur lopésien oublie sa couleur de peau en une seule occasion : à la faveur de débauches carnavalesques, alors que le règne du masque est à l’honneur (« j’en oubliais ma peau et me mêlais à la licence » (CA : 219). Pour le reste, Lopes n’est pas loin de relayer les thèses véhiculées par les Gobineau et autres scientifiques à la petite semaine. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il emprunte aux colons la terminologie qu’ils ont mise au point, aux Antilles, pour tenter de classer les différentes variétés de métissage issues du processus de créolisation inauguré au XVIe siècle :

« Près de nous un homme ne tient plus en place. Je l’avais remarqué en entrant, à cause de son type : peau claire, yeux bleus, cheveux crépus tirant sur le roux, ce qu’on appelle ici un chabin » (SAR : 41).

Le constat est posé froidement, le ton se veut clinique, descriptif, et l’on comprend que l’écrivain a tellement intériorisé les classements par phénotypes qu’il ne s’aperçoit même plus du caractère réducteur de telles expressions.

Ainsi, le « Je » qui parle commente en direct sa propre image de l’exclusion. L’énonciation se déroule en deux temps, que signalent clairement les deux attitudes de locution spécifiques : la narration, où sont énoncés, par étapes successives, les efforts de légitimation du Métis, son enracinement, et le commentaire où sont exposés, sur un mode pseudo-rationnel, les motifs de la parodie et de la dérision ! Le comique grinçant provient de cette double énonciation qui fait parler un Métis adulte dans l’imaginaire d’un enfant. La visée, c’est-à-dire le point à partir duquel le locuteur parle, est dès lors rétrospective dans le commentaire, alors que le mouvement du texte, sa narration, sont prospectifs. Si les faits énoncés signifient un trajet vers le monde, une ouverture à « l’universalité », l’énonciation, elle, enclenche un itinéraire régressif, au terme duquel se lit peut-être la nostalgie fœtale.

Le roman de Lopes, dans son énoncé, contredit ou dissimule le sens de son énonciation. Plus exactement son sens naît du mouvement contradictoire des deux attitudes de locution. De là proviennent l’ambiguïté et la confusion des mots. La nostalgie déceptive que laisse entendre l’énoncé se double du plaisir et de la jouissance de l’énonciation. On comprend mieux la présence, en filigrane, des phrases, d’une isotopie de l’acte sexuel. Le fantasme originaire, que cache cette allégorie de la naissance, est donc à considérer comme discours métaphorique. Même si l’allusion à la création artistique est latérale (on ne peut l’identifier que dans les rapports entre les personnages), création et procréation se superposent. L’enfantement est tout autant textuel que sexuel, et procède d’une délivrance de soi. Mais Lopes pervertit et détourne les pulsions : le sexuel devient affaire de textualité (davantage dans l’énonciation, qui est un acte, que dans l’énoncé, d’ailleurs).

La figure de recherche, qui traverse Le Chercheur d’Afriques, constitue un relais thématique entre le textuel et le sexuel. Au départ de ce motif s’engage un long processus de fétichisation des choses et de l’Autre. L’exil, ici, s’assimile à un itinéraire d’aller-retour vers la mère ; le ratage s’exprime en termes de déception et de résignation et engage une vision désenchantée du monde et de l’autre. Exilé et raté, le Métis est aussi monstrueux, c’est-à-dire hybride et indistinct. Figure du masque sur le masque, le Métis cristallise un imaginaire complexe que symbolise une poétique de l’absence (il ne sait parler que de la couleur de peau), et du silence (à la parole, il préfère le mime et la chanson). Ces traits convergent, finalement, vers un effacement du sujet, vers un gommage de l’identité. Le Métis se glorifie d’une parole solipsiste, tenue par lui-même, pour lui-même, au cœur d’une forteresse vide.

  1. RECONDUCTION DU STEREOTYPE

La seconde posture discursive du locuteur lopésien attestant la persistance du principe racial dans le texte consiste en une intégration caricaturale des stéréotypes couramment véhiculés sur les Noirs par les personnages, comme si ceux-ci considéraient qu’en se conformant à l’image forgée par le discours occidental autour du sujet africain, ils pallieront le déficit de légitimité dont les affecte leur caractère métis. Le registre, en la matière, est toujours charnel. C’est le corps de l’Africain que vise le stéréotype, conformément aux absolus édictés par le schéma colonial qui fait du Blanc l’incarnation du symbolique et réduit le Noir au rang de force de travail brute, corvéable à merci : un corps dont le système doit tirer ses ressources. Dans la psyché du jeune Métis, la dichotomie se prolonge, et le narrateur de Le Lys n’est pas dupe de cette séparation des pouvoirs et des droits qui déclare, au sujet des fils de colons, « leurs pères étaient riches et puissants, nos mères étaient belles » (LF : 103). C’est dans leurs corps que les personnages métis nés sous la plume de Lopes partent en quête de leur africanité, faisant ainsi le jeu de la « domination silencieuse » [27] dénoncée par Chamoiseau. De là, les images tant rebattues du Nègre hypersexuel, hypersexué, du Nègre danseur, frappeur de tambour, autant d’images que Lopes reconduit aveuglément. Ainsi, lorsque André revendique son appartenance à « la race » (« la mode de la race » – CA : 149 ; « l’exclamation de la race » – CA : 134), à la « tribu » (« le pas de la tribu » – CA : 149 ; « le sang gangoulou » – CA, 157) ou quand il met en avant sa part de « sang nègre » (CA : 149, 135, 283 ; LF : 27), c’est systématiquement en relation directe avec ses aptitudes à la danse ou aux jeux de l’amour. Les citations qui suivent suffisent à en faire la preuve, qui se passent presque de commentaires tant elles parlent d’elles-mêmes. Qui dit nègre dit sexualité débridée :

 

« Mais moi j’avais, malgré le catéchisme et l’éducation des bons pères, les idées déjà mal orientées. Les nègres-là… » (PR : 43).

« Il ne fallait pas qu’elle découvre mon obsession. J’enfonçais au plus profond de moi tout mon côté nègre » (PR : 66).

Des lèvres de mulâtresse au milieu d’une peau chair de poire. J’eus du mal à maîtriser la poussée du sang nègre » (CA : 121).

« Elle a eu tort de venir alors rafraîchir ma peau de ses lèvres. Vous connaissez le sang nègre. Je ne pouvais plus m’empêcher de battre le tam-tam des nuits sombres » (CA : 283).

« Ah ! Cette odeur inattendue de réséda qui courait sur sa peau !… Quelque chose de ferme et dur que je ne pouvais plus maîtriser s’arc-boutait contre son ventre. J’avais honte de la bête en moi, mais, dites un peu, ô vous là, dites comment se maîtriser ? Vous connaissez le sang gangoulou… » (CA : 157).

« Chaque fois, je couvre d’un voile de tartufe les braises qui réchauffent mon sang nègre, car ce serait péché, Sinoa, que de batifoler avec les jeunes filles de sa famille » (LF : 27).

« Un flot de sang m’a envahi et je n’ai pu me retenir. Je bandais trop pour qu’elle ne le sentît pas. […] Les pieds rivés au sol, nous roulions harmonieusement des reins. J’étais plus nègre que je le croyais » (DC : 154).

Assimilé à un phallus ambulant, l’Africain se doit en outre d’avoir le sens du rythme, il est danseur, avant tout :

« Voyez, voyez le nègre Congo, Monsieur ! Craignez le bougre-là, craignez-le, même ! […] Coups de reins, coups de reins stylés, comme si quelque zombie avait pris soin de verser dans mon biberon les doses de punch requises ! » (CA : 30) ;

« Envoûté par le claquement des mains, emporté par la cadence et l’accent du pays, j’ai dansé […] impudique, je dansais du ventre et des reins ; je dansais pour décliner mon pedigree ; je dansais pour enraciner mes pieds dans le sol de la parcelle. J’ai mimé l’accouplement ; la tribu me récupérait » (DC : 108).

Lopes est ici aux prises avec l’un des effets les plus pervers du principe stéréotypique. Soucieux d’affirmer sa négritude, c’est à l’aune du discours colonial qu’il l’évalue et la décline. Son affirmation d’identité est biaisée : le regard qu’il porte sur lui ne lui appartient pas, il se conforme docilement, et en toute inconscience, aux diktats du regard de l’Autre. Pourtant, Lopes croit connaître les pièges du discours et la nocivité du stéréotype, et s’en être émancipé. Dans La Nouvelle romance, il en dénonçait ainsi avec virulence le caractère nauséabond, arguant que

« Faire de nous [les Noirs] des champions dans le domaine physique et intensif, c’est perpétuer la division des compétences. On nous laisse les muscles, les hormones et les entrailles. Mais la tête, l’intelligence, c’est le domaine des Blancs. Et comme c’est la tête qui commande, le Nègre peut s’exhiber, le Blanc applaudira mais le spectacle terminé c’est au Blanc qu’il reviendra de donner des ordres, ou des coups de chicotte … » (NR : 112-113).

Mais il n’en demeure pas moins prisonnier, nous l’avons vu, du pouvoir de captation du stéréotype. Et nous retrouvons là le paradoxe filé qui semble marquer toute la pratique lopésienne. Cohabitent, dans le texte, des déclarations de principe clairement énoncées, qui informent le lecteur quant à la position prise par l’écrivain sur un certain nombre de sujets impliquant son éthique, et une profusion d’indices révélateurs d’une souscription (consciente ? inconsciente ?) du locuteur à des thèses pourtant explicitement dénoncées. Ainsi, de la même façon que l’écrivain invalide la notion de race tout en persistant à en faire une des clés majeures de sa lecture et de sa formalisation du monde, il double son discours positiviste sur le métissage d’une prorogation tacite de l’idée de « pureté raciale », et d’une reconduction de stéréotypes dont on eût aimé le voir se libérer.

  1. UN DEFICIT DE LEGITIMITE

Le texte lopésien se construit ainsi sur la base d’un déséquilibre qui atteste, nous semble-t-il, un trouble profond taraudant le sujet scripteur. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Dès lors que l’écrivain adhère, même inconsciemment, à un discours qui s’articule autour d’idées aussi dangereuses que celle d’une hypothétique « pureté raciale », il ne peut plus vivre sereinement sa condition de Métis. Par un jeu de simple logique rhétorique, elle devient synonyme de bâtardise, de souillure.

La psychologie lopésienne porte les stigmates de ce terrible raisonnement. Aux prises avec des catégories racistes, Lopes – quoi qu’il en dise à la fois in-texte et hors-texte, affirmant avoir abouti sa quête identitaire et fait l’expérience de l’assomption – n’a jamais cessé de percevoir et de vivre son métissage comme une tare, « une faute originelle », échue aux Métis « en supplément de celle que nous [ont] déjà léguée Adam et Eve » (LF : 86). Il a intériorisé un discours de la faute qui fait de lui un bâtard ontologique, incarnation vivante des dérives de la colonisation [28].

Le problème, ici, tient au fait que cette projection disqualifiante est source de nombreuses lézardes dans la perception que le sujet a de lui-même. Lopes est hanté par le spectre de l’illégitimité constitutive, fondamentale, que lui vaut son statut de sujet métis. Cette obsession se traduit très concrètement, dans les romans, par une multitude de marques scarifiant le corps du texte, comme autant d’entailles. Le discours est saturé d’indices laissant entrevoir le trouble d’une subjectivité en déficit de légitimité. La névrose du locuteur migre vers son texte, où elle trouve à s’exprimer sous la forme de constantes discursives, de procédures d’énonciation récurrentes qui réfléchissent fidèlement les failles de la psyché.

Les sujets métis mis en scène par Lopes se présentent en effet comme des êtres incertains, complexés, toujours sur la défensive. Ils ont d’eux-mêmes une piètre image et gèrent leur déficit d’ego en adoptant une stratégie pour le moins surprenante. Convaincus de leur peu de valeur et vivant dans la peur de se l’entendre signifier, ils font leur le vieil adage voulant que « la meilleure défense, c’est encore l’attaque », et court-circuitent toute critique qui pourrait leur être adressée en la verbalisant en lieu et place d’un éventuel détracteur. Exhibant leurs faiblesses et dénonçant leurs travers avec une sorte de délectation morbide, les narrateurs lopésiens se fustigent, se moquent d’eux-mêmes et, à grand renfort d’autocritique et d’autodérision, pointent du doigt, pour le bénéfice du lecteur, tout ce qui leur semble susceptible de susciter le mépris. On voit de la sorte André, Victor-Augagneur et Lazare tomber le masque du faussaire, du plagiaire, du tricheur :

« Sur le ton le plus naturel, je récitais en fait des notes que j’avais préparées pour mes futurs étudiants » (CA : 71).

« […] je récitais, en adoptant le ton de la brusque inspiration, mes fiches sur Gide ou Sartre […] (CA : 282).

En fait, je trichais (LF : 339).

(Au sujet de Kolélé) « Dans plus d’une circonstance je ne cesse d’exploiter ses idées, de la plagier sans vergogne, aussi bien à l’occasion de certaines discussions que dans mes films ou mes articles (LF : 387). (Au sujet de Batouala) « Je mentais […] je ne l’avais jamais lu » (DC : 245).

… ou attirer l’attention du lecteur sur leurs insuffisances, leurs lacunes :

« […] le juke-box se mit à jouer un morceau de jazz connu dont j’ignore l’interprète » (CA : 257).

« […] ce que je rapporte ici pourrait bien contenir quelques inexactitudes. Ma mémoire me joue quelquefois des tours » (LF : 347).

« Je ne savais pas ce qu’était la Cinquième Colonne. Ça l’a amusée (DC : 222).

« Je connaissais mal ce dont elle parlait. C’est à mon retour aux Etats-Unis que je me suis documenté » (DC : 223).

« J’ai répondu de manière confuse (DC : 69).

Le manque d’assurance du sujet scripteur se traduit aussi par une peur maladive de l’autocomplaisance, qui le conduit à discréditer ses propres discours, ses propres gestes, anticipant la critique par peur de lui prêter le flanc :

« Il s’en est suivi un dialogue conventionnel et oiseux où chacun de nous croyait faire preuve de l’esprit le plus fin » (CA : 256).

« Mais trêve de pédantisme […] (LF : 136).

… attitude qui atteint son comble lorsque Lopes parle de… Lopes, son double dans la fiction :

« Lopes n’avait pas changé. Il parlait d’eux avec un sérieux et une vénération amusants et il croyait me révéler quelque chose d’inédit, alors que je baignais dans mon milieu […]. Il était gauche et ne s’était pas débarrassé de ses manières de provincial […]. Malgré son insistance à s’exprimer en lingala, il le parlait avec maladresse […] (LF : 229).

« Il n’avait pas changé, lui seul l’intéressait (LF : 230).

« Lopes était intarissable sur Lopes » (LF : 231).

« Suivait un couplet de fausse modestie. […] Il s’humiliait pour obtenir des éloges en réaction. Je me suis gardé de le contredire et d’entrer dans son jeu en le rassurant » (LF : 23).

Une culpabilité sourde parasite ainsi tout le texte. Le peu d’estime que le sujet scripteur a pour sa propre personne contamine toute l’énonciation, court-circuitant par avance l’évaluation par un tiers, verbalisant en lieu et place du destinataire de l’énoncé la réception qui doit en être faite. Et les narrateurs de s’auto-flageller sans fin :

« Je proteste et menace de faire jouer des relations. […] Puis je regrette cette lâcheté » (CA : 202).

« […] je m’en veux d’avoir fait le numéro du chien bien dressé. C’est comme si je m’étais vendu » (CA : 268).

« En confessant cette lâcheté aujourd’hui, j’en demande pardon à tous mes compatriotes » (LF : 184) [29].

Cette constante, qui marque de façon indélébile la praxis lopésienne, traduit clairement le sentiment d’illégitimité avec lequel l’écrivain s’efforce de composer. De fait, toute la trajectoire de Lopes peut être lue comme une tentative acharnée de compenser un déficit initial de capital symbolique, dû à son statut de Métis. Cette expérience de l’ »entre deux races » (qui est aussi un « entre deux classes ») a généré un sentiment de déclassement social et donné lieu, par rebond, à une féroce entreprise de reclassement autant symbolique que social. De fait, sur ces deux plans, la réussite lopésienne est totale. Sa trajectoire est auréolée de succès. Il a occupé dans son pays les plus hauts postes, intégré ensuite le haut-fonctionnariat international (UNESCO) avant de devenir ambassadeur, une fonction dotée d’un fort capital symbolique. Au fond, le seul échec qu’il a subi tient à son éviction de la course à la présidence de l’OIF, au profit d’Abdou Diouf. Et même là, à titre de compensation, il a ensuite intégré le Haut Conseil de la Francophonie. Il en va de même sur le plan littéraire. Dans l’espace du champ, Lopes est aujourd’hui un écrivain connu et reconnu [30].

  1. L’ECRIVAIN MEDUSE

Pourtant, en dépit des succès remportés par l’agent dans les champs qu’il fréquente, on doit constater que, sur le plan textuel, le trouble qui sévit dans la psychologie du locuteur persiste. L’énonciation lopésienne reste tâtonnante, incertaine d’elle-même, comme taraudée d’un complexe d’infériorité qu’aucune reconnaissance institutionnelle ne suffit à dissiper. Et cette propension du sujet lopésien à frapper de discrédit tous les gestes qu’il pose, les propos qu’il profère, parasite jusqu’à sa relation à autrui. Socialement, les personnages dont la geste est retracée dans l’œuvre souffrent en effet d’un handicap qu’ils ne parviennent pas à dépasser. Le regard d’autrui les paralyse, les terrifie, au point qu’ils développent une hyperconscience d’eux-mêmes, mâtinée de paranoïa. Toujours en proie au sentiment d’être exposé au regard de l’Autre, qu’ils présupposent moqueur, disqualifiant, les héros des romans lopésiens font en société l’expérience du pilori. Cette perception de soi et des autres achève de confirmer, s’il en est encore besoin, la persistance d’un « problème de place » dans l’image que le sujet se fait de lui-même et dans la relation qu’il entretient avec les autres. Cette insécurité sociale est, en effet, typique des « déclassés ». Parce qu’il a de lui-même une piètre opinion, le sujet lopésien vit avec la crainte de se voir démasqué par ses semblables. Dès lors, chaque sourire se fait rictus, la moindre expression des visages alentour, même fugace, nourrit sa peur d’être moqué :

« Des rires d’oiseaux fusèrent. C’est de moi que devaient se moquer les filles. J’ai resserré, une fois encore, ma cravate et me suis levé pour aller aux lavabos » […] (CA : 99).

« Le sourire de la petite rousse à queue de cheval constituait la preuve de la faiblesse de mon numéro » (CA : 68).

« Dans un coin de la salle, la petite rousse continuait à laisser flotter son sourire amusé. Elle m’agaçait, l’animal ! » (CA : 69).

« [Du rédacteur en chef de Lazare] Quand il a lâché un O. K. conciliant, j’ai cru percevoir l’ébauche d’un sourire, une manière de rictus (DC : 17).

[De son chauffeur] Son propos était émaillé de ricanements dont je ne percevais pas le sens. Etait-ce l’expression en langue qui libérait son humour ou bien étais-je l’objet de leurs sarcasmes ? […] Il arborait un sourire idiot, presque insultant […] (DC : 43).

Dans le texte, cette attitude victimaire se traduit par une exploitation récurrente, voire obsessive, de la thématique du regard. De façon quasi maladive, les narrateurs de l’œuvre lopésienne traquent, dans le regard de l’Autre, tous les signes susceptibles de les renseigner sur l’évaluation axiologique dont ils pourraient être l’objet, et la plus infime nuance dans l’expression d’un tiers peut suffire à les plonger dans le plus grand tourment. Le regard de l’autre est toujours évaluatif, scrutateur, soupçonneux. Dangereux, il génère un malaise perceptible :

[…] le visage sévère, elle m’a regardé de la tête aux pieds. (CA, 74).

« Le regard de Fleur me gênait. J’avais l’impression qu’elle recherchait quelque chose sur mes vêtements. Ses yeux inspectaient avec attention mon costume, ma chemise, ma cravate, et son front se plissait. Je resserrai le nœud de ma cravate » (CA : 80).

« Elle m’a regardé des pieds à la tête, comme si elle m’insultait. Peut-être qu’elle aussi avait remarqué quelque chose dans ma mise… » (CA : 99).

De la même façon, André, dans Le Chercheurs d’Afriques, vit avec le sentiment permanent d’être méprisé. Dans la rue, les gens « ne peuvent s’empêcher de couler un regard dans [s]a direction » (CA : 59). Les chauffeurs de taxi le dévisagent et redémarrent « sans un mot » (CA : 160). Au cinéma, les « plus proches [l]e regardent, les uns à la dérobée, les autres avec une insistance voisine de la grossièreté, un sourire de satisfaction aux lèvres. […] on ricane du moricaud » (CA : 45). A la réception de l’hôtel, « l’employé de l’hôtel [lui] lance un regard sévère, […] regarde partout, sauf dans [s]a direction » (CA : 55-56). Enfin, dans une boutique, un vendeur utilise l’expression « tête-de-nègre » « en coulant vers [lui] un œil hypocrite » (CA : 107). Une scène dans un café est de ce point de vue des plus significatives, qui s’organise autour d’un seul axe : le viol du sujet par le regard de l’autre. On y voit un homme, au bar, lancer au narrateur « un regard de défi » (CA, 60-61), une serveuse « [l]e regarde[r] avec mépris » pendant que « son galant cache à peine son ricanement » (CA : 61), avant de le regarder « des pieds à la tête » (CA : 62).

Il convient de noter, dans cette séquence, la présence d’un processus suffisamment rare dans le texte lopésien pour mériter d’être rapporté, consistant dans la mise en œuvre, par le locuteur, d’une réaction défensive. Affecté par le mépris qu’on manifeste à son encontre, le héros lopésien, double du scripteur, amorce ici une riposte. Au mépris raciste affiché par les Blancs qui le jugent, il répond par un mépris d’un autre genre, plus social que racial. Pour compenser son sentiment de déclassement, le personnage se réfugie, en effet, derrière le ton condescendant du snobisme bourgeois. La salle du café est ravalée au rang d’un lieu vulgaire, « une salle enfumée du voisinage où l’on parle fort et sert fillette de muscadet sur chopine de gros-plant » (CA : 60). L’homme qui adopte une attitude raciste est un lourdaud défini par son seul port de la moustache et dont toutes les attitudes trahissent la mauvaise éducation. Il « est vautré sur le zinc » (CA : 61) et « a les attitudes et, dans son argot, l’accent des parachutistes en permission, le samedi soir, à Brazzaville, dans un bar du quartier Mpila » (CA : 61). Le locuteur suppose qu’il est de basse extraction : il ressemble à « [u]n garagiste ou un routier qui a troqué son bleu de travail pour son pantalon bleu pétrole des dimanches » – CA : 62). Il en va de même pour le policier qui brutalise André. Son haleine – « mélange de sueur et de tabac noir. Il doit fumer des Gitanes papier maïs » (CA : 203) – « écœure » le narrateur. Quant à la serveuse qui affiche son mépris pour André, elle est à son tour disqualifiée :

« Le visage de la serveuse prend une expression de stupidité. La même qu’adoptent mes élèves quand je les interroge sur la grammaire latine. Cette paysanne mal dégrossie m’agace » (CA : 111).

On le voit, pour être trop souvent dédaigné, le locuteur finit, à son tour, par afficher son mépris pour ceux qu’il considère lui être socialement inférieurs. Et cette nuance de snobisme qui nimbe les héros lopésiens rencontre assez bien l’image de grand-bourgeois accompli cultivé par l’auteur. Si l’on se fie à ce que Lopes révèle de sa personnalité et de ses goûts lors d’entrevues avec les médias, on constate que, s’il a à cœur de se présenter comme un bon vivant (il se dit féru de jolies femmes, de danse et amateur de sport, particulièrement de foot), Lopes tient plus encore à afficher ses exigences en termes de raffinement (il cultive l’élégance et l’apprécie chez les autres, se dit versé en jazz et en musique classique) et de culture (en termes d’affiliation littéraire, il puise ses références dans une bibliothèque mondiale, très éclectique, qui va de Shakespeare à Borges). Bref, Lopes cultive, socialement, une posture assez conforme au stéréotype du diplomate lettré. Ses personnages sont à l’avenant : André, étudiant brillant amateur de costumes luxueux, Victor-Augagneur, cinéaste et écrivain, Lazare, journaliste dans une revue élitiste afro-américaine, s’efforcent de faire preuve en tout de raffinement et d’élévation.

Mais, quoique cette façade de dandy lui serve parfois d’armure, lorsque son sentiment de déclassement symbolique devient trop fort, les moments restent nombreux où le locuteur se trouve désarmé face à la peur qui le hante de ne pas être « à la hauteur », et où il ne perçoit, dans le regard d’autrui, qu’une ironique confirmation du bien-fondé de son complexe d’infériorité. Le sujet lopésien se trouve encombré d’une socialité ingérable : sa perméabilité au regard de l’Autre le paralyse, l’enferme en lui-même.

L’analyse des mécanismes discursifs mis en œuvre par Lopes dans ses textes fait apparaître que la mascarade prolonge le travail de figuration du sujet. Si ce dernier emprunte des masques, c’est pour déplacer sa parole et la faire voir sous d’autres points de vue. Faire ainsi parler d’autres instances que soi, c’est se doter de moyens de prendre la parole. En se dédoublant, en se démultipliant, le locuteur métis peut, à l’occasion, mettre à distance sa propre pratique et même appeler le lecteur à l’évaluer.

Le locuteur se prend presque consciemment à ses propres pièges. Il réalise qu’il n’est qu’affiche. En parlant, il s’engage dans un dédit de parole. Il prend conscience d’un verbe contaminé de l’intérieur, qui se raconte sans fin des histoires et s’épuise en une parole aussi vaine que bavarde. Une parole qui, à tout le moins, refuse de se prendre au sérieux, fait l’enfant, se montre capricante. Mais le non-sérieux de la fiction n’est-il pas une manière de signifier, tout en la masquant, la gravité d’une certaine réalité ? C’est que la poétique clownesque et ironique de Lopes prend un malin plaisir à subvertir, à travestir et à transfigurer la douleur du monde. Toute l’émotion de ses romans réside dans ce contraste.

En effet, Lopes met à l’épreuve sa propre conception idéalisée de la relation à l’autre. L’altérité autant que l’identité, dans leur dialectique, sont au cœur de sa fiction. Le rôle de cette dernière est d’emblématiser (d’allégoriser) et de conjurer tout à la fois une intégration douloureuse des relations. Peut se lire derrière ces fictions toute la problématique biographique de l’enfant métis, surclassé à l’époque coloniale, en Afrique, déclassé en Europe et après les Indépendances, hanté par le besoin de se re-situer dans le monde.

[1] Université d’Ottawa

[2] Une expression que Dominique COMBE reprend au psychologue Daniel SIBONY, dans Poétiques francophones, Paris, Hachette, 1995, p. 133.

[3] BOKIBA, André-Patient et YILA, Antoine (dir.), Henri Lopes. Une écriture d’enracinement et d’universalité, Paris, L’Harmattan, 2002.

[4] Il est tour à tour ministre de l’Education nationale (1970), ministre des Affaires étrangères (1971), Premier ministre (1973-1975), puis ministre des Finances (1977-1979).

[5] « L’Afrique d’un métis. Rencontre avec Henri Lopes », http://carnetsdejlk.hautetfort.com/…, consulté le 3 octobre 2006.

 

[6] Tribaliques et La Nouvelle Romance remettent en question l’ordre social (tribalisme, régionalisme, phallocratie), Sans Tam-tam analyse avec finesse le jeu politique et la trahison des élites, tandis que Le Pleurer-rire propose une peinture burlesque des dictatures africaines qui se mettent en place suite aux Indépendances.

[7] Ce principe de séparation sociale/raciale se traduit très concrètement dans la structuration des villes africaines. A ce propos, voir la description de l’espace brazzavillois dans Le Lys et le flamboyant, Paris, Seuil, 1997, p. 37-38. (A noter : les citations tirées de ce texte seront désormais référencées dans le corps du texte par les initiales LF, suivies du numéro de page).

[8] Italique : nous soulignons. Henri Lopes, Tribaliques, Lyon, Éditions CLÉ, 1971, p. 16. Initiale de référence : T.

[9] Italique : nous soulignons. LOPES, Henri, Sans Tam-tam, Yaoundé, Editions CLÉ, 1977, p. 13. Initiales de référence : STT.

[10] Italique : nous soulignons. LOPES, Henri, La Nouvelle romance, Yaoundé, Editions CLÉ, 1976, p. 8. Initiales de référence : NR.

[11] « […] une vallée qui avait été aménagée par un vieux métis » (T : 22) ; « Certains la prennent pour une métisse, mais enfin ceux qui la connaissent depuis l’enfance savent que son teint a éclairci depuis qu’on vend certains produits américains » (T : 45) ; « Elle s’appelle Nadia. Elle me rappelle certaines filles métisses de chez nous » (T : 54) ; « […] un nègre plus une blanche ça donne un métis » (NR : 126).

[12] « L’Afrique d’un métis. Rencontre avec Henri Lopes », http://carnetsdejlk.hautetfort.com/…, consulté le 3 octobre 2006.

[13] Ibid.

[14] Au final, on a donc affaire ici à une trajectoire qui, du fait même de sa réussite, s’avère très révélatrice des talents de stratège de l’agent. Lopes a, en effet, bien composé avec les exigences du champ. Par deux fois, il s’y est adapté en adoptant les règles en us. Il commence, au début des années 1960, par la mise en œuvre d’un processus de cooptation et d’affiliation en direction des ténors de la Négritude. Puis, au début des années 1980, il prend acte de l’évolution des champs politique et littéraire et se repositionne en investissant une dynamique qui a les faveurs du champ intellectuel. De la succession de ces deux mouvements bien articulés, on peut tirer certaines conclusions. Sans parler nécessairement de calcul ou d’opportunisme, il y a, en tout cas, matière à souligner l’adéquation heureuse, tout le long de la trajectoire lopésienne, entre les exigences du champ, d’une part, les orientations thématiques des œuvres, d’autre part et, enfin, les choix professionnels du sujet. L’agent semble doté des qualités d’un fin stratège : tous les choix posés se sont, en effet, avérés payants. De doctorats honoris causa en prix littéraires et distinctions, la trajectoire lopésienne est marquée du sceau de la réussite.

[15] C’est là une des constantes du roman lopésien : le fictif se mêle sans cesse à l’autobiographique, invitant le lecteur à entendre l’auteur derrière le personnage. Nous nous efforcerons, dans notre analyse, d’échapper aux pièges de ce plaquage par trop simpliste : aux traces laissées dans l’œuvre par le vécu auctorial, nous préfèrerons les traces laissées par la subjectivité qui s’énonce dans les plis et replis de son énonciation.

[16] LOPES, Henri, Dossier classé, Paris, Seuil, 2002, p. 91. Initiales de référence : DC.

[17] Concernant la notion d’ipséité, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Paul Ricœur, notamment Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

[18] BOKIBA, André-Patient et YILA, Antoine (dir.), Henri Lopes. Une écriture d’enracinement et d’universalité.

[19] LOPES, Henri, Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois, Paris, Gallimard, Collection « Continents noirs », 2002, p. 59. Initiales de référence : GBAG.

[20] On retrouve cette valorisation du sujet issu du processus de créolisation chez Edouard Glissant, qui en fait lui aussi l’incarnation exemplaire, archétypale et messianique de nos humanités futures. Voir, entre autres, GLISSANT, Édouard, Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996.

[21] ECO, Umberto, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 36.

[22] LOPES, Henri, Le Chercheur d’Afriques, Paris, Seuil, 1990. Initiales de référence : CA.

[23] LOPES, Henri, Le Chercheur d’Afriques, Paris, Seuil, 1990. Initiales de référence : CA.

[24] « Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes- / panthères, je serai un homme-juif / un homme-cafre / un homme-hindou-de-Calcutta / un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas / […] un homme-juif / un homme-pogrom », CESAIRE, Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, c1983, p. 20.

[25] « Henri Lopes : pour le métissage francophone », par David CADASSE, http://www.afrik.com/article2904.html, consulté le 22 novembre 2006.

[26] Lopes exprime très clairement, dans Le Lys…, son problème de crédibilité à l’heure de la lutte, du simple fait de son statut de Métis : « Moi aussi, mon cher Lopes, aux temps des études en France, alors que nous militions pour l’indépendance, il m’arrivait d’être la proie d’angoisses. […] Demain, quelle serait ma place au pays ? […] ne me prendrait-on pas aussi pour cible, dans la confusion ? Car par mon histoire personnelle, par mon élocution, par ma peau, je ne possédais aucun des traits distinctifs de la famille. […] Les exceptions, Lopes, ne confirment pas la pureté » (LF : 133).

[27] CHAMOISEAU, Patrick, Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1997, p. 21.

[28] En effet, la naissance d’enfants métis était perçue dans le monde colonial à la fois comme une aberration de la nature et une perversion du système, sorte de cancer menaçant l’équilibre de l’édifice tout entier.

[29] La récurrence de ce procédé est vérifiable à échelle de l’œuvre tout entière, et nous pourrions ici multiplier les exemples. Une analyse énonciative de Sur l’autre rive donnerait, ainsi, des résultats surprenants. Le roman abonde en auto-évaluations disqualifiantes, dont voici quelques exemples parmi les plus significatifs : « J’ai accompagné mon propos d’un geste disgracieux et me suis remuée sur ma chaise, à la recherche d’une position confortable » (SR : 15) ; « je développe en bafouillant un raisonnement filandreux » (SR : 15) ; « furtivement, je jetais, de temps à autre, un regard tricheur et inquiet dans sa direction » (SR : 23) ; « « devant chaque tableau, je fournissais des explications comme si j’avais peur du silence. Mon expression était pauvre et maladroite. A plusieurs reprises, je n’ai pas su terminer mes phrases […] même dans les explications les plus concises, je me suis trouvée gauche. J’aurais dû me taire. Je manquais de vocabulaire […]. J’ai eu le sentiment d’appartenir à une caste inférieure et je l’ai maudite » (SR : 24) ; « je n’ai pu réfréner un sourire un peu sot […]. j’ai admiré les arguments des deux parties. Je croisais les doigts et cherchais à toucher du bois pour qu’on ne me demande pas mon avis. Si je n’ai aucun mal à suivre ces développements brillants, je n’ai pas assez réfléchi à tout ça, moi […]. J’ai toujours peur qu’on me signale une faute technique. J’en disparaîtrais sous terre » (SR : 25) ; « […] je déteste les longs comptes rendus et suis une médiocre conteuse » (SR : 33) ; « J’ai bafouillé une réponse maladroite » (SR : 55) ; « J’ai bredouillé quelques mots maladroits […] (SR : 129) ; « Je lui ai fourni une explication que j’avais entendue dans des conversations. Intéressé, il m’a posé des questions précises et trop techniques pour que je puisse lui répondre » (SR : 143) ; « quelquefois, pour donner le change, [je] bluffais sur ma réelle connaissance du monde bantou » (SR : 199) ; etc.

[30] LOPES s’est ainsi vu attribuer deux fois le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire pour Tribaliques (1972 et 1990), le Prix Jules Verne (1990), le Grand Prix de la Francophonie (1993), et la Palme d’Or des Lettres du Congo (2000). A quoi il faut ajouter des distinctions universitaires : deux doctorats honoris causa (Université Paris 12 en 1993 et Université Laval en 2002).