Culture et civilisations

SUR L’ESTHETIQUE DE LA FEMME AFRICAINE

Ethiopiques numéro 40-41

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

nouvelle série – 1er trimestre 1985 – volume III n°1-2

INTRODUCTION

Depuis quelques années, la vie sociale sénégalaise se caractérise, au plan esthétique, par des signes divers de ressourcement, d’un retour à des pratiques esthétiques passées et qui sont le fait, non pas uniquement des femmes analphabètes et des paysannes, mais également des intellectuelles et des citadines de toutes les catégories [1]. Les formes les plus courantes de ce renouvellement de l’esthétique féminine par le recours à des pratiques culturelles passées sont les tresses, et la vêture, mais également la parure, Mais paradoxalement, ce ressourcement s’opère sans renonciation à la modernité. Et à certaines occasions nos femmes donnent souvent le sentiment qu’elles vivent leur modernité dans l’harmonie et l’équilibre parfaits de leur être, de leurs convictions et de leurs conceptions, admirablement intégrées à leur environnement socio­culturel et évoluant avec aisance dans les différents milieux qu’elles fréquentent, passant de la maison à la rue, puis au bureau et aux manifestations sociales, sans qu’il se produise, apparemment, de traumatisme ou de blocage réel, susceptible de révéler l’artificialité et le caractère emprunté et maladroit de tout ce qui constitue leur ornementique.

Par les temps présents, elles paraissent en effet bien belles les femmes que l’on rencontre ou que l’on aperçoit dans les rues de nos villes : tantôt traditionnelles dans leur vêture et leur parure, tantôt modernes, tantôt traditionnelles et modernes à la fois, elles traduisent avec éclat et dans tous les cas, leur féminité, avec une conscience plus responsable, qui s’assume et se revendique dans sa différence mais aussi dans son authenticité, malgré par ailleurs la modernisation et l’émancipation qu’elles conquièrent rapidement dans les différents domaines, économique politique et social de la vie nationale.

Comment expliquer ces manifestations esthétiques et ce retour au passé ? Simple volonté de se faire belle ? La pratique du Xeesal participe-t-elle de cette volonté ? Ce renouvellement et ce ressourcement ne sont-ils que des modes, donc des faits sociaux passagers ou bien nos femmes ont­elles pris conscience que nos valeurs et nos pratiques esthétiques traditionnelles comportaient des éléments qui méritent d’être conservés et intégrés dans la modernité ? Ou alors, s’agit-il de s’appuyer sur les valeurs et les pratiques traditionnelles pour inventer une nouvelle esthétique, une nouvelle culture sénégalaise dont la composante dominante serait l’authenticité ? En tous les cas l’univers esthétique de la femme sénégalaise contemporaine évolue en s’enrichissant et en se renouvelant d’une manière si manifeste et si pertinente qu’il n’est pas possible de ne pas percevoir quotidiennement les pratiques esthétiques féminines, qui bien que puisées dans notre patrimoine culturel passé, nous paraissent cependant si nouvelles et si belles qu’elles nous charment tant.

Ces pratiques et manifestations, que nous appellerons tout simplement la vêture, la parure et d’une manière générale l’ornementique, relèveraient de la mode si elles n’étaient que des faits sociaux éphémères. Or, l’ornementique de la femme sénégalaise contemporaine, dans laquelle nous retro­vons savamment alliées les tresses et la vêture traditionnelles (jolis boubous brodés) d’autre part, une parure (bijoux, chaussures, sacs à main…) et une cosmétique (fard, émail, poudres diverses…) modernes, et dans laquelle coexistent harmonieus­ment la modernité et dans laquelle coexistent harmonieusement la modernité et la tradition, semble devenir, par sa permanence et sa généralisation, un fait de culture. Depuis près d’une décennie en effet, les femmes cultivent ce type d’ornementique et parais­ent ainsi attachées à promouvoir un type d’esthétique authentique et nationale, c’est-à-dire d’abord et essentiellement sénégalaise. Ce type nouveau d’esthétique, dont une des composantes dominantes est le traditionnel, paraît résolument devoir être puisé dans notre patrimoine culturel passé, comme si les femmes venaient seulement de découvrir la richesse la variété et la beauté de nos valeurs culturelles traditionnelles esthétiques notamment. Et la quotidienneté et la permanence de ces ressourcements traduisent bien leur attachement à ce patrimoine. L’attachement et cet engouement s’expriment jusque chez les jeunes filles, appelées « disquettes » et dont la modernité est cependant plus manifeste ; celles-ci, en effet expriment leur goût et leur propension à l’exhibition et à l’éclat par des tresses fantaisistes entretenues avec soin et amour, et par le port de ceintures de perles, parfois au-dessus de robes et des jupes et que l’on a baptisées du nom bizarre de « dialdialy » (la ceinture de minuit),

S’interroger sur les nouvelles formes de l’esthétique de la femme africaine, sénégalaise en particulier, en examinant ce que cette nouvelle esthétique doit à l’esthétique traditionnelle, et étudier quelles valeurs culturelles passées (artistiques, morales, sociales,…) peuvent être intégrées dans les systèmes et sociétés modernes, tels sont quelques-uns des objectifs de cette étude, notre conviction étant que la culture, dans sa dimension esthétique, est l’un des domaines où un peuple peut manifester, de la manière la plus éclatante et la plus authentique, son génie et sa créativité.

Culture et Art

L’homme ne s’est humanisé au cours de l’histoire qu’en devenant progressivement un être culturel, c’est-à-dire un être qui ajoute ou substitue aux activités spontanées et instinctives, une activité réfléchie, finalisée et médiatisée par des artifices divers, qui se sont présentés d’abord sous forme d’outils et d’instruments simples (l’homme a été d’abord homo faber), avant de se complexifier prodigieusement au cours de l’évolution. Ces artifices ont eu, tout au début de l’évolution de l’humanité, une finalité pratique et utilitaire, en permettant à l’homme de se procurer la subsistance, et ils avaient alors pour fonction de prolonger ou d’accroître la puissance de la force humaine. Mais les artifices culturels inventés par l’homme n’ont pas toujours été utilitaires et l’art a constitué, de tout temps et dans toutes les sociétés, une dimension fondamentale de la culture humaine. Car, dès ses origines, l’art est apparu comme la manifestation de besoins de tendances et d’aptitudes profondément inscrits dans la nature humaine ; il est beaucoup plus qu’une simple activité ludique ou une occupation strictement utilitaire. Mais il n’est d’abord activité que parce qu’il met en jeu l’imagination et les facultés spirituelles, la conscience esthétique et le talent, la technique et le travail. L’art est l’aspect que revêt l’activité créatrice de l’homme lorsqu’elle s’inspire d’un souci de beauté qui s’ajoute ou se substitue à celui de l’utilité.

Motivations et finalités, déploiement des facultés spirituelles et de la conscience esthétique font que, contrairement à ce que prétendait Malraux de la Beauté de l’Art africain (elle serait la « beauté du hasard ») jamais la beauté d’une œuvre d’art n’est accidentelle ; l’art exclut la nécessité mécanique certes, mais aussi le hasard, l’accidentel et le gratuit.

On reconnaît généralement que les besoins spécifiquement humains dont procèdent les activités artistiques sont de deux types.

Le premier besoin est celui qu’éprouve l’homme d’introduire de l’harmonie dans le milieu où il vit, dans les gestes qu’il accomplit et dans les aspects qu’il se donne ; il décore ainsi le cadre de sa vie, embellit sa demeure, orne les objets dont il se sert, revêt son corps de parures, observe des rites de politesse, ordonne selon un cérémonial ses activités sociales,… Ce besoin est à l’origine des arts décoratifs, des arts de la parure, de la vêture, de la cosmétique et des « arts des entours ». Ils expriment, dans la quotidienneté la plus ordinaire, le sens et la conscience esthétiques des hommes. Leur importance est telle, pour les peuples afr­cains, qu’il a semblé à certains ethnologues et anthropologues occidentaux, qu’en dehors de l’art proprement religieux le sens et la conscience esthétiques des Africains ne pouvaient se manifester et s’investir que dans ces manifestations sociales éphémères. Mais il en est autrement ; les formes et les moyens par lesquels le besoin et la conscience esthétiques des Africains s’investissent sont variés [2].

Le second besoin auquel l’art répond est celui qui incite l’homme à fixer les aspects changeants du monde et à exprimer sous des formes durables ses croyances, ses idées et ses sentiments. C’est de ce besoin que procèdent les arts figuratifs et expressifs ou encore arts plastiques et dont les formes, au cours de l’histoire, ont varié d’une société à l’autre.

Toutes ces formes ont cependant des caractères communs qui tiennent à la nature de l’art, le distinguent de tout autre mode de représentation et d’expression et en font une activité spécifique, quel que soit le type de société où il est pratiqué. L’art possède une valeur intrinsèque et objective.

Et si, dès ses commencements, l’art a rempli, dans toutes les sociétés, des fonctions diverses expressives et représentatives, utilitaires ou simplement ludiques, il s’en est acquitté, à chaque époque, en obéissant aux exigences que lui imposait l’état des meurs et des esprits. On ne saurait concevoir un art dépourvu de signification sociale ni l’existence d’une société sans art. Mais, quelle que puisse être la nature de la relation entre l’art et la société, l’œuvre d’art est toujours la création d’un individu, c’est-à-dire d’un être-en-situation, inséré dans l’histoire et dans la société. Cependant, « la création n’est pas une liberté qui surgit ou éclate dans la détermination » [3]. L’artiste, dans toute société, subit des influences multiples. « Il est, dit Olivier Revault d’Allonnes, un prisonnier de lui-même et le prisonnier de son univers ». Mais les déterminations, les contraintes et les nécessités qui s’exercent sur l’art, « matérielles, techniques, sociales, idéologiques, n’ont jamais abouti à autre chose qu’à la nécessité de les détruire » [4] et de créer.

Et si nous suivons le cours de l’histoire, nous découvrons dans l’art de chaque société et à chaque époque, le reflet de ce que furent la vie et la mort, les croyances et les besoins, les fêtes et les douleurs des êtres humains. Partout et à chaque époque, des œuvres originales, spécifiques et différentes. C’est pourquoi, la Joconde et une tête d’Ifé ne s’affrontent pas, ne s’équilibrent pas, pour la raison que chacune de ces œuvres est une production majeure d’une époque, d’une culture et d’une société déterminée. On ne peut non plus, penser que les artistes des temps reculés sont des novices à côté des artistes modernes, ni que les artistes de certaines sociétés sont inférieurs à ceux d’autres sociétés. Dans chaque société et à chaque époque, « l’art est pleinement ce qu’il peut et doit être, aussi souvent qu’il traduit par des symboles adéquats les données de l’expérience humaine prise à n’importe lequel de ses moments. De ce point de vue, l’art des hommes des tout premiers âges, s’il est en harmonie avec leur état mental, ne révèle pas la plus légère infériorité relativement à notre art actuel. Car l’idéal esthétique se réalise totalement chaque fois que l’art représente, conformément au degré de développement de l’esprit dont il est issu et auquel il s’adresse, ce que l’homme éprouve au contact de la vie et des choses » [5].

Sens et conscience esthétiques

Les formes primitives par lesquelles l’activité esthétique de l’homme s’est exprimée et par lesquelles le besoin esthétique s’est investi ont été les peintures rupestres (peintures pariétales) mais également les dessins divers. Il existe bien, en chacun de nous, une sorte de « vection vers l’art », selon le mot de Etienne Souriau [6]. Ce besoin s’est déjà exprimé dans l’humanité préhistorique où les facteurs proprement esthétiques intervenant au cours du processus créateur étaient profondément intégrés à tout un ensemble d’autres facteurs. Il est reconnu que tous les hommes possèdent, sinon une aptitude à l’art, du moins une sensibilité esthétique ; car chaque homme est doué d’une affectivité et d’organes sensoriels spécialisés dans les arts correspondants : par exemple, l’ouïe pour la musique, la vision pour la peinture et la parole pour la poésie. Aussi, le sens esthétique existe-t-il bien parmi les populations africaines. Il s’exprime et s’investit dans des manifestations éphémères, mais aussi dans des productions nobles. Il éclate dans des pratiques diverses. Il apparaît dans la danse et la musique, qui interviennent dans toutes les occasions, jusque dans l’activité productive, dans laquelle elles créent une atmosphère de joie stimulatrice du travail créateur. Il se retrouve dans les actes de la vie quotidienne, dans le corps, dans la demeure et dans le village, dans les objets et ustensiles que l’homme utilise. … Il est perceptible dans les aspects des villages qui séduisent d’emblée par la netteté des « carrés » soigneusement balayés (propreté), par la coquetterie des intérieurs où tous les objets ont une place déterminée (ordre). Le goût , le soin, l’ordre et la coquetterie en constituent les manifestations les plus immédiatement perceptibles.

L’apparat et le cérémonial s’expriment dans toutes les fêtes, fastueuses et soumises à une ordonnance que n’entament pas les déchaînements. On sait quel rôle important jouent les fêtes dans la vie des peuples africains. Elles s’occupent, dans tous les cas, de musique et de danse. N’a-t-on pas dit que la musique et la danse occupent dans la vie des peuples d’Afrique une importance plus grande que partout ailleurs ? Le tam-tam et le rythme interviennent à toutes les occasions : cérémonies religieuses et danses rituelles manifestations collectives (baptêmes, mariages,…) et simples soirées de divertissement. Proche de ces formes populaires des manifestations du sens artistique, il y a la littérature orale dont la variété et la fécondité sont réelles : la passion pour l’éloquence, la « palabre » en sont les expressions. Il y a ainsi dans chaque village africain une « case à palabre » ou un « arbre à palabre » ou un lieu approprié en tenant lieu, où l’on se réunit et où les joutes d’éloquence les discours et les tirades se succèdent. Chez maintes populations africaines, en particulier chez les Peuls Bororo du Niger, de véritables concours de beauté masculine sont organisés. Ces concours, organisés à l’occasion des fêtes annuelles, comportent des joutes oratoires et témoignent de l’importance que ces sociétés attachent à l’esthétique du corps et à celle du langage. De la même manière, des concours de danse et de chant sont organisés lors des soirées de divertissement réunissant jeunes gens et jeunes filles.

En dehors de ces manifestations éphémères, le sens artistique des peuples africains s’affirme dans des productions encore plus nobles (statues, tableaux, bas-relief, masques,…).

Sans doute, certains objets utilitaires ne comportent aucune décoration, mais les éléments de beauté que constituent l’agencement harmonieux des formes et le fini de l’exécution ne sont pas écartés dans leur façonnage. Il existe tout aussi bien des objets non utilitaires mais ornés de figures et de motifs divers, et des objets utilitaires, magico-religieux, dont les enjolivements ne le cèdent en rien aux détails ornementaux des précédents (cf. grandes cuillères à riz des Dan, calebasses pyrogravées, tabourets, trônes royaux, instruments de musique, couvercles, gourdes, paniers, assiettes de fer ou « asen » du Benin assiettes en bois des « Laobé », statuettes funéraires ou commémoratives,.. .).

Il apparaît ainsi qu’en Afrique, en dehors des œuvres qui valent par elles-mêmes, et qui sont communément appelées œuvres d’art, il existe des objets indissociables de leur contexte matériel et de leur destination. Les objets d’emploi quotidien peuvent être décorés de quelque manière et être de belle facture : car, ornements, couleurs, décorations et objets divers satisfont à la fois au besoin de beauté et le besoin de l’utilité.

Aussi, l’art fait-il sentir, en Afrique, son poids et s’étend-il sur des domaines très divers, débordant ainsi largement la sphère des activités esthétiques telle qu’elle est habituellement conçue.

 

Ornementique du corps

[7]

Plus encore que les manifesta­ions éphémères mentionnées précédemment, mieux sans doute que les témoignages de maints auteurs, ce sont les soins du corps, la cosmétique, la vêture, la parure, en un mot l’ornementique du corps qui expriment, en dehors de l’art proprement dit (arts pla­tiques), la sensibilité et la conscience esthétique des négro-africains.

Certes, partout à travers le monde, sous des formes diverses, le corps humain a été – et est encore l’objet de modifications et d’adjonctions : déformations ou mutilations, scarifications ou tatouages, soins relevant de la cosmétique, vêture et parure reflètent l’engagement de l’homme dans les artifices de la culture. De ce point de vue, l’Afrique s’est insérée très tôt dans le mouvement universel d’humanisation ; et les arts du corps, bien que marginalisés ou considérés insigni­iants par les ethnologues, y occupent pourtant une place relativement importante.

Ces pratiques peuvent sans aucun doute avoir des buts fonctionnels et utilitaires, soit qu’elles découlent de représentations théologiques, cosmologiques ou anthropologiques, soit qu’elles expriment l’appartenance à tel groupe ethnique, telle fraction de la société ou tel échelon de la hiérarchie… Cependant, les soucis utilitaires présidant à ces pratiques n’excluent pas que le besoin esthétique d’embellissement puisse intervenir dans la motivation de certains de ces usages.

D’abord, chez certaines ethnies, le corps humain reçoit des soins particuliers, en certaines étapes de l’existence.

Ainsi, chez les Bamiléké, les jeunes filles sont enfermées dans leur maison pendant la période qui précède la puberté. Elles reçoivent pendant cette réclusion une nourriture abondante et riche. De même, chez les Efik et les Ekoï du Nigéria, les filles à marier subissent une réclusion pendant laquelle on développe systématiquement leur embonpoint avec une nourriture appropriée. En Mauritanie, pour donner un beau corps à leurs filles, les femmes commencent très tôt à leur faire ingurgiter des quantités de bols de lait (« ndiar »), auquel elles ajoutent des produits divers ; puis elles massent toutes les parties du corps avec des beurres et des huiles. Cette pratique très douloureuse, appelée « mbélakk », vise la même fin (la beauté du corps) que celle qui est appliquée, par les vieilles femmes sénégalaises, aux nourrissons. Mais dans ce cas précis, il s’agit de la toilette quotidienne du nourrisson, qui est généralement confiée aux vieilles femmes. En même temps que la toilette de son bébé, la nouvelle accouchée est également soumise à un véritable supplice. En effet, pour lui permettre de retrouver ses formes et lignes antérieures à l’accouchement, les vieilles fem­mes (tantes, mères, grand-mères…) la contraignent chaque jour à une toilette avec décoction bouillie et dont les constituants sont des herbes, des feuilles de plantes spéciales, du beurre de karité et autres huiles, dont les vieilles femmes ont le secret. Puis, le corps de l’enfant comme celui de la mère sont vigoureusement massés, frottés. La mère complète cette toilette par une alimentation spéciale, dont une bouillie de mil, appelée « rouï », accompagnée de beurre ou de crème, de lait et de plusieurs autres matières. Cette bouillie est censée redonner leurs formes et leurs rondeurs aux femmes et améliorer leur galbe. Aussi, est-elle la nourriture de prédilection de certaines femmes, en convalescence ou qui, pour des raisons diverses, ont maigri et qui perçoivent que leur féminité est menacée.

Dans l’Afrique traditionnelle, la peau, surtout des femmes, est souvent enduite de graisses végétales et d’huiles (beurre de karité, huile de palme,…) ; elle est ainsi rendue plus brillante et plus belle.

Les peintures corporelles étaient également utilisées : le rouge est employé lors des jours de fête ou comme élément de toilette funéraire par les femmes Dida de Côte d’Ivoire ; la couleur blanche est utilisée par les jeunes initiés Banda de Côte d’Ivoire ; le noir est employé par les jeunes gens Mandja (République centrafricaine) qui rentrent au village après l’initiation. Les femmes Mangbetu ornent leurs corps de dessins multicolores lors des fêtes ; les Songye (Congo) ornent leurs yeux de cercles blancs et parent leur torse de traînées blanches et rouges lors des danses nocturnes des époques de nouvelle lune.

Et si nous examinons le corps humain de la tête aux pieds, nous découvrons des pratiques spécifiques à chacune de ses parties.

Chez les Mangbetu du Cameroun, l’élongation du crâne est pratiquée. Cette pratique consiste à comprimer le crâne de l’enfant en l’enserrant avec des morceaux de bois plats ou des bandelettes d’écorce ; puis la déformation ainsi obtenue est parfaite et soulignée par le moyen d’une coiffure.

La chevelure, sans doute à cause de sa nature, est l’objet, partout en Afrique, de soins particuliers, à l’aide d’huiles et de graisses végétales. Son agencement varie selon l’âge et le sexe de l’intéressé. Chez les femmes, elle est le plus souvent tressée. Et il existe un véritable art du tressage de la chevelure, partout en Afrique, avec des femmes spécialisées (griottes, « laobé »). Sur la tête de leurs clientes, ces femmes réalisent parfois de véritables chefs-d’œuvre : tresses en figures, en sillons longitudinaux ou verticaux, en bouquets… Pour parfaire l’édifice compliqué qu’elles ont réalisé, les tresseuses ajoutent parfois à la chevelure des matières végétales (sisal, « yooss », laine ) traitées et noircies, des pendeloques en or ou en argent, des perles, des cauris. Ces constructions peuvent être également surmontées de foulard habilement noué sur la tête, ou alors, la tête est laissée nue, offerte à la contemplation. La confection de ces chefs-d’œuvre s’effectue au cours de longues heures pendant lesquelles la cliente reste couchée sur une natte ou assise sur un banc [8].xxxxx

Sur le visage des femmes comme des hommes, sont réalisées des modifications permanentes ou temporaires. Des scarifications faciales sont pratiquées tant chez les femmes que chez les hommes ; elles prennent cependant chez la femme des proportions plus grandes avec un souci esthétique plus grand. Ces scarifications faciales, de dimensions variables, sont pratiquées soit sur les tempes – elles sont de petites dimensions chez les Peuls, les Toucouleurs et les Sarakolés, et peuvent aller des tempes au menton chez les Mossi, les Haoussa et les Bambara ; il s’agit alors de véritables balafres -, soit sous les yeux et sur les joues. Selon leurs dimensions et leur situation sur le visage, il est possible de classer les individus dans une catégorie ethnique et sociale déterminée. Leur caractère esthétique, à base de symbolisme, est très net dans certains cas. Les scarifications, selon certains témoignages, ont d’autres fonctions.

Le tatouage des lèvres est surtout pratiqué dans la zone soudanaise, chez les Peuls et les Toucouleurs, les Laobés et les Sarakolés, les Wolofs et les Mandingues, les Bambaras et les Malinkés… Il peut être réalisé soit sur la lèvre inférieure seulement, soit sur les deux lèvres et tout le pourtour de la bouche, jusqu’au menton. Il consiste à perforer les lèvres avec des aiguilles assemblées que les tatoueuses spécialisées (généralement vieilles femmes griottes, laobés,…) trempent dans une composition liquide noire. Logiquement, l’absence de précautions d’hygiène devrait entraîner des cas d’infection ; mais paradoxalement, les cas d’infection occasionnés par cette pratique sont rares.

Le tatouage est l’occasion de véritables fêtes villageoises ; il est accompli généralement par des vieilles femmes laobés, les forgeronnes et les griottes au cours de longues séances, qui peuvent durer toute une demi-journée, parfois toute une journée ; il s’accompagne de musique et de danse : il s’agit là d’une des fêtes spécialement féminines, particulièrement réservées aux jeunes filles – le tatouage se pratique généralement lorsqu’on est jeune fille. Pendant ces longues séances, les patientes, jeunes filles de quinze à vingt ans, ne doivent ni pleurer, ni gémir, ni exprimer leur souffrance de quelque manière que ce soit. Car elles savent que les vieilles femmes guettent leurs moindres signes de faiblesse. Le tatouage est ainsi une véritable épreuve – et donc un aspect et une phase de l’initiation féminine au cours de laquelle les vieilles femmes mesurent le courage des jeunes filles, leurs aptitudes et maturité à fonder un foyer et à supporter la défloration. (Il semble, du reste, que chez toutes les ethnies, le tatouage a une forte teneur sexuelle). Il s’agit là d’une étape décisive de l’initiation de la jeune fille.

En même temps que les lèvres, la gencive, tant inférieure que supérieure, est également tatouée ; ce qui leur confère un beau bleu de nuit ; cette couleur, ainsi imprimée aux lèvres et à la gencive, ne s’altère ni ne disparaît. Des grains de beauté sont aussi réalisés sur le visage des femmes sur les joues, sur le front… – et notamment chez les Sarakolés. Pratiqués au moment du tatouage, ces grains, comme le tatouage lui-même, demeurent des marques définitives, indélébiles.

Le tatouage, pour la femme africaine, était un signe d’élégance, de noblesse et de beauté. Ainsi, chaque jeune fille se faisait-elle honneur – et en même temps honorait sa famille et son fiancé en traversant souverainement cette épreuve – de rejoindre le domicile conjugal tatouée. Le tatouage avait ainsi, dans l’Afrique tradi­ionnelle, plusieurs fonctions.

Mais dans certaines ethnies, plus particulièrement chez les Dogon, les Bassari et les Coniadji, chez la femme comme chez l’homme, des perforations sont faites sur les lobes des oreilles, au nez ou sur les lèvres ; ces perforations sont cependant plus fréquemment faites sur la femme. A ces trous sont généralement accrochés des anneaux et des boucles d’oreilles en or, en argent ou en cuivre. Au Tchad, les lèvres des célèbres « femmes à plateaux » étaient perforées par le futur mari au moment des fiançailles.

L’avulsion des incisives se pratique encore de nos jours en Afrique, ainsi que l’appointage des canines ou des incisives dans les zones équatoriale et guinéenne. Les Fan du Congo-Brazzaville pratiquent le biseautage des dents, dont les incisives inférieures sont taillées tandis que les supérieures sont limées en pointe. Ces pratiques se retrouvent également chez les Bambara.

En plus de ces modifications permanentes, le visage est souvent soumis à des temporaires comme les peintures corporelles, les déguisements et les travestissements. Par exemple, les jeunes peuls Bororo du Niger masquent leur visage de rouge, de blanc et de noir lors des concours de beauté masculine ; les jeunes Kissi de Guinée, nouvellement initiés, décorent leur visage et leur crâne de motifs géométriques rouges et blancs. Et l’art du masque, on le sait, est très développé chez beaucoup de populations africaines.

Le cou est considéré en Afrique comme un élément déterminant de la beauté féminine. Des concours, du plus beau cou, avec des jurys masculins, étaient organisés chez certaines ethnies. Lors de ces cérémonies, les candidates empilaient plusieurs colliers et bijoux en or, en argent, en cuivre ou des perles sur leur cou. Des scarifications à but purement esthétique étaient pratiquées sur le cou. Chez les Ashanti du Ghana, les soins et le souci esthétiques liés au corps sont à l’origine d’un type particulier d’art : les akua-. Considérant comme critères de la beauté corporelle de la femme un long cou et un beau visage, ces populations fabriquent des poupées, appelées akuama, au cou mince et allongé et qui, portées par les femmes en grosses, sont censées avoir une influence heu­reuse, sur la structure corporelle de l’enfant à naître. Ces statuettes ne sont donc pas exclusivement destinées à assurer la fécondité féminine. Il est même certain que la destination fonctionnelle (la fécondité) est subordonnée et surajoutée au souci esthétique.

Et selon Georges Niangoran ­Bouah [9], il existe une danse spécialement organisée pour l’élection d’une Reine au plus long et au plus beau cou, dans le village de Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire. Au cours de cette danse appelée « Danse Sida », les candidates au titre de Reine Sida doivent satisfaire certaines conditions, dont la plus déterminante est le cou (il s’agit aussi d’un véritable concours de beauté). Le cou doit être long, proportionné, plissé et, au besoin, couvert de scarifications esthétiques. Et pendant la séance de danse, il doit supporter plusieurs kilogrammes de bijoux en or. Niangoran-Bouah raconte une anecdote se rapportant à cette danse et qui révèle l’importance que les populations de Grand­ Bassam accordaient à cette manifestation sociale. Après la seconde guerre mondiale, l’élection d’une Reine fut à l’origine d’un drame : au moment de l’élection, ne restait que deux candidates dont les chances étaient sensiblement égales ; le choix du jury se porta sur celle qui avait le cou un peu plus large. Mais, après la sortie officielle de la Reine Sida, celle-ci mourut subitement. Sa rivale malheureuse fut accusée d’empoisonnement et d’envoûtement, qui auraient provoqué la mort de Sida. Le village se divisa en deux camps partisans des deux femmes et s’affrontèrent en bataille rangée. Et jusqu’à présent, les membres des deux camps ne s’adressent pas la parole : ils res­tent encore des ennemis pour un cou de reine de danse.

Si nous poursuivons l’examen du corps humain, nous découvrons au niveau de la poitrine et du ventre, autour du nombril, et parfois au dos de nombreuses scarifications chez maintes femmes et parfois chez les hommes de plusieurs ethnies du Bénin, de la Haute-Volta, du Togo,…

Autour des reins, les femmes portent souvent, même de nos jours, … des ceintures de perles, dont le bruit, lorsqu’elles marchent, est censé attirer les regards des hommes sur les fesses et la forme générale du corps féminin, et exciter leur appétit sexuel. Les femmes « laobé » sont d’ailleurs très célèbres pour leurs ceintures de perles, pesant parfois plusieurs kilogrammes ; et leur trépignement, quand elles se déplacent, semble donner raison à Baudelaire : « Quand elles marchent, on croirait qu’elles dansent ». En fait, il existe une véritable danse des fesses et des perles chez plusieurs ethnies, qui semble être l’ancêtre de la danse moderne appelée « Ventilateur ».

Ressortissant du même esprit que les perles, de petits pagnes courts sont portés par les femmes autour des fesses ; ils sont également destinés à éveiller l’appétit sexuel des hommes. Ces pagnes, appelés « bétio » au Sénégal, sont habilement confectionnés par les femmes elles-mêmes, à l’aide de bandes de cotonnade multicolores et cousues à la main. Ces pagnes, très courts et atteignant rarement les genoux, sont parfois l’objet de concours secrets entre femmes : le « bétio » le plus court et le plus réussi par la combinaison des cotonnades et des couleurs, par les figures et les motifs imprimés ou cousus sur les cotonnades, est le plus beau – un concours de cette nature a été organisé, en 1978, dans la Cité Sicap Mermoz de Dakar.

Ceintures de perles et « bétio » participent à l’esthétique propre aux femmes et à l’expression de leur féminité.

Les pieds et les mains sont, comme partout ailleurs à travers le monde, l’objet de soins particuliers et constants. Les femmes de la zone soudanaise enduisent souvent leurs pieds et leurs mains de henné qui leur confère une couleur rouge. Mais ce rouge devient progressivement noir par la répétition des appliques pendant plusieurs jours. Sur les pieds comme sur les mains, les femmes construisent avec le henné des figures et des motifs divers (fleurs, lignes et dessins de toute nature…) et qui, par les soins et l’attention qu’elles apportent à leur confection, traduisent bien la dimension esthétique que les femmes confèrent à cette pratique ; celle-ci assume une autre fonction : elle permet en effet de protéger les pieds (surtout la plante) des gerçures. Dans cette même zone, les femmes bambara, mandingues, toucouleurs et peuls portent aux chevilles des anneaux et des colliers en or, en argent, ou en cuivre, tandis que les orteils sont garnis de bagues et d’anneaux, et les poignets et les doigts des mains couverts de bijoux et de bagues. Les sandales, les babouches et les pantoufles destinées aux femmes sont ornés et faits de cuirs teints en couleurs diverses.

Pour couvrir le corps, les peuples africains utilisent des vêtements aux aspects divers : amples boubous, camisoles courtes et pagnes, mouchoirs de tête et foulards noués avec élégance et fantaisie de la zone soudanaise, blouses courtes et pagnes drapés de la zone guinéenne, peaux des Massaï et des éleveurs de l’Afrique orientale, petits pagnes en écorce battue, « cache-sexe » et « cache­fesse » des femmes Mangbetu,… Même lorsqu’ils sont façonnés à l’aide de matière humble, les vêtements peuvent être arrangés avec goût et de façon plaisante. Les cotonnades sont brodées ou teintes, ornées de nombreux motifs ou couvertes de dessins multicolores. Et la multiplicité des couleurs, des figures et des motifs décoratifs sur les vêtements crée, lorsqu’une foule est rassemblée, un séduisant tableau. Ce qui confère aux marchés, aux places publiques en Afrique, un cachet particulier. « L’élégance des belles dakaroises » que l’on rencontre dans les rues provient sans aucun doute du mariage harmonieux des couleurs des différents vêtements (boubous, camisoles, foulards, pagnes… portés en même temps) mais aussi de leur port altier et gracieux et de leur démarche nonchalante où les pas sont accordés aux gestes des mains, des bras, des fesses et des mouvements du corps entier.

Ceintures, colliers, bracelets, pendentifs, peignes à cheveux, ornements d’ivoire, anneaux et objets de cuivre, d’argent ou d’or, boucles d’oreilles et bagues témoignent de la richesse et de la variété des arts de la parure où la part du symbolisme est grand, et montrent que les Africains ont un goût prononcé pour la parure et savent se parer avec beaucoup de raffinement. D’autres matières et matériaux entrent dans la parure : cauris et coquillages, ivoire et dents d’animaux, plumes et pail1e tressée, perles de formes diverses deviennent d’élégants accessoires de toilette, puisque pouvant être assez bien agencés et employés.

Aussi, dans le patrimoine héréditaire des femmes, les bijoux et les objets de toilette se trouvent en bonne place. C’est pourquoi, lorsqu’elle a beaucoup de filles, la femme africaine accumule toute sa vie des bijoux qu’elle lèguera à celles-ci. Mais surtout, chaque mère doit doter, au moment du mariage, chacune de ses filles, d’une gamme variée de bijoux en or et en argent, et des ustensiles qu’elle acquiert parfois grâce à la dot versée par le fiancé.

Enfin, insignes de dignité, accessoires et marques d’autorité, haches et crosses, parasols ornés, insignes de commandement, bâtons emblématiques portés lors des danses rituelles ou des fêtes, éventails des souverains du Bénin, cannes masculines des Tiv, grandes pipes des rois et des chefs Bamoun et Bamiléké, sceptres d’ivoire du Mayombé et amulettes en ivoire du Kwango, couteaux royaux et chasse-mouches façonnés et décorés avec goût, complètent et s’ajoutent aux autres objets de parure et d’apparat.

Ainsi, indépendamment de ces pratiques et de ces objets élémentaires, les soins du corps sont à l’origine des arts de la parure très développés à travers toute l’Afrique : bijouterie, tissage, tressage, teinturerie, cordonnerie,…

On ne peut prétendre que tous ces objets et toutes ces pratiques ont été réalisés dans des buts exclusivement utilitaires. Et malgré leur prétendue cruauté et leur signification morale, malgré les condamnations et les dénonciations dont elles ont fait l’objet (cf. le féminisme), ces pratiques (scarifications, mutilations, tatouage…) participent des artifices de la culture et de la recherche de la beauté par les peuples africains ; elles expriment, à leur manière, les besoins et les sensibilités esthétiques des Africains.

Proches des pratiques traditionnelles précédentes, mais dont elles se distinguent parce que ne comportant aucun élément esthétique, la circoncision et l’excision s’accompagnent cependant d’un attirail de vêtements, de parure et d’instruments qui présentent un caractère esthétique indéniable. Vêtements de cotonnades teintes et décorées de motifs va­iés, bonnets de cotonnades et casques en vannerie travaillés avec goût, bâtons de circoncis, sculptés et décorés, calebasses pyrogravées, insignes, sièges en bois, masques,… constituent des exemples des travaux d’art que suscite la personne du circoncis ou de l’excisée. Ces instruments et symboles sont très souvent conservés après la période qui suit la sortie des circoncis. Cette sortie est l’occasion de festivités qui peuvent durer plusieurs jours.

On le voit donc, l’ornementque de la femme africaine tradi­tionnelle est à la fois riche et variée ; richesse et variété expriment ainsi avec éclat, la créativité artistique des peuples africains, leurs sens et conscience esthétiques relativement exigeants.

Tradition et modernité

Cependant, ces pratiques et manifestations esthétiques, comme du reste l’ensemble des valeurs culturelles de la société traditionnelle, ont été bousculées ou abandonnées ou alors ont progressivement disparu sous les effets de la modernisation, introduite par la colonisation. En apportant en effet avec elle une économie monétaire et mercantile, en diffusant largement les objets manufacturés et la quincaillerie, l’école, l’idéologie et les conceptions qu’elle véhicule, le dispensaire et les nouveaux modes de vie, en substituant les manières, les modes et les mœurs occidentales aux pratiques et relations personnelles, la colonisation a introduit des germes et des causes de déstabilisa­tion et de désintégration des structures et des valeurs religieuses, politiques, morales, esthétiques traditionnelles.

La société africaine traditionnelle a été gravement ébranlée par le choc de la colonisation ; tout a été remis en cause : les genres de vie et les croyances, les activités quotidiennes et les relations sociales, les valeurs et les règles de conduite, les pratiques religieuses et les manifestations esthétiques, etc.

De nos jours encore, le mimétisme dans maints domaines de la vie sociale de nos pays nouvellement indépendants, manifeste le degré avec lequel l’Afrique a été marquée par la domination coloniale.

Ainsi, tout à la fois génocide, domination politique et exploitation économique, la colonisation a été également une procédure de destruction des civilisations africaines : un ethnocide, c’est-à-dire la désorganisation de leur quotidienneté, la destruction du type d’organisation des relations de résidence, de production et de consommation, la dispersion des populations, la répression, l’assassinat, etc…

L’histoire récente (1950-1970) révèle à tout observateur attentif qu’au fur et à mesure des progrès de la scolarisation et de l’urbanisation accélérée, donc de la modernisation, les pratiques et les valeurs esthétiques traditionnelles sont abandonnées : les scarifications et autres mutilations (avulsion, appointage, biseautage,…) le tatouage, les ceintures de perles et les « bétio », les tresses et les graisses végétales, les peintures corporelles et le henné,… Il y a quelques années, la jeune femme sénégalaise préférait se procurer un bijou importé d’Europe, s’habiller chez les couturiers de Paris et de Londres ou leurs succursales en Afrique ; et à la place des tresses traditionnelles, elle préférait la perruque artificielle coiffée dans un salon spécialisé de la place ; elle substituait les produits cosmétiques importés aux matières végétales (huiles et graisses naturelles) ; elle ne portait de camisole et de pagne qu’à la maison ou lorsqu’elle devait se rendre à une manifestation sociale traditionnelle : le traditionnel et l’autochtone relevaient de l’archaïque et du désuet ; nos pratiques et valeurs traditionnelles, notre authenticité signifiaient sauvagerie et arriérisme.

Cependant, l’influence de l’Occident ne s’est particulièrement exercée que sur les couches intellectuelles et les populations urbaines. En effet, si le régime colonial « donne à des individus une instruction poussée, ce n’est qu’à un nombre des plus limité, et selon des programmes visant essentiellement à faire d’eux des « commis » ou des agents de la puissance tutrice ou économiquement dominante, de sorte que ces gens, voués à une aliénation qui les mènera presque toujours à se couper de la masse moins « instruite » et de ce fait plus attachée à la culture traditionnelle, pourront être considérés – la plupart – comme perdus en tant qu’animateurs possibles de celle-ci. Quelle qu’en soit la doctrine, un régime colonial ou néocolonial agit toujours, directement ou non, dans un sens plus ou moins assimilateur. Non seulement les intellectuels à peu d’exceptions près, mais l’ensemble de la population, à tout le moins des centres, seront portés à imiter le colonisateur, parce que leur éducation les y a incités, et à cause du prestige dont pour eux est empreint le modèle que leur offrent ceux qui socialement tiennent le haut du pavé » [10].

Or l’illusion consiste parfois à identifier ou à réduire toute l’Afrique à ces fractions minoritaires des centres urbains, qui dans la réalité, ne représentent pas plus de 30 % de la population totale ; car, jusqu’à présent les populations rurales en Afrique constituent 70 à 80 % de l’ensemble. Ces populations rurales sont restées dans leur immense majorité, profondément africaines, c’est­à-dire fidèles à leurs traditions, coutumes, leurs croyances et leurs valeurs. Les peuples d’Afrique sont des paysans, agriculteurs et éleveurs, profondément attachés à leurs terres par les travaux divers. La production de la vie et l’organisation sociale de la vie dépendent des traditions, des coutumes et des rythmes saisonniers.

Mais les raisons et facteurs de survie et de permanence des valeurs traditionnelles africaines ne se limitent pas à ceux que voilà.

L’examen de l’action coloniale, très limitée au sein des masses populaires paysannes, peut permettre également de percevoir la permanence des valeurs fondamentales de la société africaine traditionnelle. Car, si la pénétration coloniale a entraîné la dési­tégration des forces de production traditionnelles, des modes et des rapports de production ces transformations ne concernaient le plus souvent que des minorités. Sans doute, des villages entiers ont été déplacés et regroupés le long des voies de communica­tion : des hommes valides ont été requis pour le travail forcé et envoyés dans les chantiers et les plantations, employés à construire routes, chemins de fer, ports… Sans doute, le colonialisme a imposé une économie de marché et une agriculture extravertie destinée à satisfaire les marchés européens. Sans doute, l’enseignement colonial et post-colonial, par la scolarisation en langue étrangère (français et anglais notamment) est la cause fondamentale du fa­ble taux de scolarisation et de l’aliénation de l’intelligentsia petite bourgeoise des centres urbains. Les conséquences sont immenses : avènement de l’exode rural et de son corollaire, le chômage, développement de la délinquance et des troubles sociaux dans les villes, désorganisation des structures de production familiale…

Cependant, toutes ces perturbations concernaient-elles directement les masses rurales ? La population scolarisée en Afrique atteint-elle 50 % en 1984 ? La masse des Africains parlant et pensant en français ou en anglais dépasse-t-elle 10 % ?

Dans l’Afrique contemporaine, malgré les progrès et les transformations, les modes et les techniques de production demeurent to­jours archaïques : les paysans produisent toujours dans les mêmes conditions et avec les mêmes instruments. L’introduction des techniques modernes (charrues, houes, semeuses moissonneuses, batteuses…) est récente et ne concerne encore qu’une fraction minoritaire de la population paysanne. Et pourtant, la mécanisation et la modernisation de l’agriculture et de l’économie rencontrent encore des obstacles : préjugés et résistance de paysans, insuffisance de capitaux et dimensions réduites des surfaces cultivées, absence de structures (crédit agricole, réforme agraire…).

Ainsi, dans le domaine économique comme dans bien d’autres domaines, les généralisations ont souvent été abusives, les apparences ont été prises pour des réalités déterminantes, les transformations superficielles et sectorielles ont été considérées comme fondamentales ; et la propagande officielle des nouveaux Etats en direction des bailleurs de fonds et des organisations internationales, a ajouté à la confusion.

La colonisation a bien été une entreprise de domination politique et d’exploitation économique, mais encore et surtout un génocide et un ethnocide. Or, la procédure ethnocidaire ne pouvait pas seulement se limiter à la destruction des manifestations matérielles des civilisations africaines : « fétiches », objets cultuels, institutions politiques et religieuses… Il aurait été possible aux populations concernées d’en créer de nouveaux au besoin dans la clandestinité. Et en réalité, certaines croyances et pratiques religieuses africaines ont subsisté, après le saccage des missionnaires, en devenant clandestines, dans bien des cas, ou en recourant à un symbolisme moins vulnérable. Tam-tams, tambours, trompes, rites divers… ont été interdits aux esclaves noirs transplantés dans les Amériques, pour leur faire oublier leur passé africain ; mais, après plusieurs siècles de rupture, les survivances des cultures africaines – Vaudou, Candomblé. Santeria,… – parmi les populations noires des Amériques n’en sont pas moins nombreuses et vivaces encore. Ces survivances sont à l’origine d’une partie importante de la musique contemporaine – le jazz notamment -. Il apparaît donc impossible d’anéantir irrémédiablement une civilisation tant que vit une portion de la population qui l’a inventée.

A long terme donc, et à défaut de pouvoir réaliser un génocide systématique, la politique ethnocidaire ne semble pouvoir réussir dans son entreprise de dissolution des civilisations que lorsqu’elle agit sur la conscience des hommes, par le conditionnement psychologique et culturel.

C’est ce conditionnement qui a été réalisé par l’enseignement colonial et post-colonial. Mais les limites et les échecs de cet enseignement sont de nos jours patents : faibles taux de scolarisation, déperditions et disparités désaffection et abandons,… Par son orientation et son contenu, ses objectifs et ses structures, son élitisme et sa nature de classe, l’enseignement colonial et post-colo­nial ne pouvait assurer une évolution et un progrès réels des populations et de la société africaines. Les systèmes scolaires en Afrique ont tous échoué ou sont en voie d’échouer.

C’est pourquoi, les sociétés africaines sont demeurées généralement des sociétés agraires, où l’agriculture reste toujours archaïque et artisanale, où les institutions et les structures, les mentalités et les mœurs ont évolué très peu et très lentement depuis les indépendances.

Aussi, les masses populaires profondément attachées à leur culture et à leurs valeurs traditionnelles, peu concernées par les perturbations, les complexes et les contradictions engendrées par la modernité et saisissant la vanité des fausses valeurs importées, et incitées d’autre part par la crise des valeurs du monde occidental, se remettent et renouent avec la tradition, d’autant que les élites urbanisées, en quête de valeurs sûres – celles de l’Occident-modèle s’effritant sous leurs yeux – tentent de se ressourcer dans leur patrimoine culturel. Elles sont d’autant plus condamnées à ce ressourcement que les sociétés africaines elles­mêmes, de l’ère des indépendances, ont généré des facteurs et des causes de crise de conscience de déception et de déchirement.

Au plan politique, dès la seconde décennie des indépendances, les échecs des régimes politiques et des idéologies des indépendances, dans la plupart des pays d’Afrique, ont été matérialisés par des coups d’Etat militaires. Or, ces échecs politiques correspondaient ou étaient engendrés, dans la plupart des cas, par des faillites économiques, dont les signes étaient la stagnation, voire la régression de la production, l’endettement accru, le gaspillage et les détournements,… Ces différents échecs ont commandé l’intervention dans l’économie des pays africains du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale : à présent, presque partout sont en exercice des « Comités de redressement national » et sont appliqués des « Plans de redressement économique et financier », généralement financés par ces deux organismes du grand capitalisme international. Cette situation économique alarmante a été aggravée, à partir de 1970, par les phénomènes de la sécheresse et de la désertification et dont la persistance contraint les populations du Sahel notamment à recourir chaque année à l’aide alimentaire mondiale, puisqu’elles ne produisent pratiquement plus rien parce qu’il ne pleut plus.

Cette crise économique a eu pour incidence ou s’est accomp­gnée de faits sociaux multiples : dans les centres urbains, avec la baisse du pouvoir d’achat et parfois le chômage, les fléaux sociaux que sont la mendicité, la prostitution, la délinquance, la violence ,la toxicomanie, se sont développés. La crise morale, qui est une crise de confiance dans les valeurs culturelles contemporaines s’est installée dans les consciences. La vie et les principes religieux eux-mêmes ont été ébranlés.

Aussi, a-t-on pu observer depuis quelques années, une recherche effrénée, une quête quasi obsessionnelle de valeurs à la fois morales et religieuses, mais aussi politiques et esthétiques,… Car, d’aucune part ne surgissaient des propositions de solutions, et les valeurs importées ne correspondaient pas au génie de nos peuples. Après quelques manifestations de mouvements religieux dans certains pays (Sénégal, Nigéria, Kenya, Ouganda), on a parle d’intégrisme religieux. La fréquence et l’ampleur de ces manifestations et de ces mouvements religieux, au cours de ces dernières années, avec les débordements et les déchaînements qui les accompagnent, frisant parfois le fanatisme, traduisaient bien un besoin intense et impérieux de valeurs spirituelles, religieuses et morales notamment, au même moment où les peuples africains, désorientés par la crise socio-éco­nomiques et bousculés par les fausses valeurs importées (cf. les agressions économiques et culturelles), ne pouvaient ni se référer ni s’appuyer sur un quelconque système de valeurs solides.

C’est dans ce contexte de dissolution des valeurs et de crise que l’engouement et la propension de la jeunesse vers une nouvelle spiritualité et des valeurs autres se sont exprimés avec force et éclat. Car c’est par les jeunes et également par les femmes que les malaises sociaux se révèlent ; c’est également par ces catégories sociales que la mode et les mutations sociales se perçoivent le plus aisément.

Et c’est dans le domaine esthétique, de l’esthétique de la femme notamment, que l’on a pu percevoir un renouvellement et un enrichissement constants. Renouvellement et enrichissement font croire, du reste, que la femme africaine attache désormais une importance toute particulière à son esthétique et lui consacre le temps et les moyens nécessaires – financiers en particulier en lui consacrant un véritable budget : les boutiques et les échoppes de nos tailleurs traditionnels, les salons de coiffures féminine sont tous les jours envahis par des clientes, à la fois jeunes femmes et jeunes filles.

Cependant, les temps sont ré­olus où elles s’habillaient exclusivement et de manière permanente, à « l’Occidentale » elles ne répugnent sans doute pas parfois à se mettre à « l’Occidentale » [11], vêture et coiffure notamment. Mais à présent, elles sont d’abord africaines et sénégalaises ; elles s’habillent et se coiffent « sénégalaise ». Les tailleurs qu’elles consultent leur coupent généralement des modèles sénégalais et africains ; leur parure est fabriquée le plus souvent par nos bijoutiers ; et elles préfèrent plutôt aller se faire tresser les cheveux dans un salon spécialisé ou faire venir chez elles une tresseuse-griotte que de se faire coiffer à la mode occidentale, inadaptée à la nature de leurs cheveux.

D’une manière générale, ce qui de nos jours caractérise leur esthétique, c’est à la fois l’africanité, l’authenticité, « l’autochtone » : car ces caractéristiques se retrouvent tant dans la coiffure, la vêture que la parure. Dans tous les cas, à « l’africaine » ou à « l’occidentale », elles témoignent d’une liberté et d une aisance qui semblent bien être les reflets des progrès de leur conscience et de leur véritable émancipation ; elles s’assument ainsi plus authentiquement, et paraissent de la sorte toujours plus belles.

Seuls le souci de la beauté et le désir de se faire belle nous semblent à l’origine du retour massif des femmes africaines aux tresses traditionnelles. On peut en effet observer quotidiennement dans la rue que sur dix femmes rencontrées, six ou sept sont tressées . Sans doute, les tresses qu’elles font faire sur leur tête sont commodes, puisqu’elles permettent de gagner du temps, en dispensant de se coiffer tous les matins. Certes, elles sont utiles, car elles permettent aux cheveux de repousser plus rapidement ; et elles sont économiques, car elles dispensent, pendant un temps relativement long (2-3 mois), de l’utilisation quotidienne de produits cosmétiques. Cependant, à examiner l’attachement des femmes à se tresser – elles en font parfois un point d’honneur -, les soins qu’elles apportent à préparer et à réunir tout ce qui est indispensable pour se tresser à considérer la patience dont elles font preuve à rester couchées ou assises pendant une demi-journée ou toute une journée, par ois plusieurs journées, l’on est conduit à penser qu’elles sont exclusivement déterminées par le souci de la beauté. Et elles sont de plus en plus nombreuses, nos jeunes femmes, à aller se tresser.

Les tresseuses trouvent ainsi quotidiennement matière à exercer leur talent ; et il leur arrive, de plus en plus, de refuser des clientes. Car il s’agit bien désormais, à la fois d’un véritable art de tresser et d’une activité professionnelle très lucrative. La multiplication des salons de coiffure, à travers une ville comme Dakar, dans les quartiers bourgeois (Plateau, Point E…) comme dans les quartiers intermédiaires (Sicap, H.L.M.) et dans les quartiers populaires (Médina, Fass, Colobane…) révèle bien que l’industrie de la coiffure est de nos jour très florissante.

Sur la tête de leurs clientes, les tresseuses réalisent de parfaits chefs-d’œuvre, à l’architecture et aux formes variées : formes et motifs géométriques (carrés, rectangles, trapèzes, sillons, bouquets…) de dimensions variables. Pour confectionner ces édifices, les tresseuses combinent cheveux et matières naturelles (végétales : sisal, laine, « yooss ») ou artificielles (imitation des cheveux naturels) et souvent enduites de graisses ou d’huiles. Et selon le goût ou la fantaisie de la cliente ou de la tresseuse, des perles, des cauris, des pendeloques ou des bijoux en or ou en argent, sont fixés sur les tresses ainsi réalisées [12]. « Dox daje », « nguuke », « taxan », « kooraa », « rasta »,… sont autant de modèles que les coiffeuses confectionnent sur la tête de leurs clientes et dont la variété et la qualité manifestent la fertilité de leur imagination : elles créent des modèles.

Les tailleurs font preuve d’autant d’imagination dans la coupe des vêtements féminins. Ici, la profusion des modèles est à la mesure de la fantaisie créatrice des artistes : car seule la matière première est parfois importée ; formes, agencements, harmonie des couleurs… sont imaginés, conçus et pensés par eux. Leur créativité est, dans tous les cas, mise au service des désirs et parfois des caprices des femmes, c’est-à-dire de leur féminité ; d’où la variété et la fantaisie des modèles qu’ils inventent. Par exemple, dans le modèle « xapeti » , en grand-boubou ou en camisole, la coupe du col est toujours évasée ; car, inventé pour les jeunes femmes « diriyankée » épanouies et matures, ce modèle est destiné à mettre en valeur et à offrir à la contemplation de deux éléments fondamentaux de l’esthétique de la jeune femme : le cou et les épaules. En effet, le col du vêtement est toujours si large qu’il met à nu le cou et toutes les épaules [13]. Plusieurs autres modèles, « abeti », « xit mbale », « dokeet », « ndobine », « baay waali ». « abaya »,… sont désormais confectionnés pour mettre en valeur les formes et l’architecture des corps des femmes. La commodité ne constitue plus l’unique facteur déterminant la vêture féminine ; tout ce qui peut contribuer à valoriser, à souligner et à accroître l’esthétique du corps féminin est utilisé : combinaison des étoffes et des fils, des formes et des couleurs … sans aucune référence étrangère. Cette « mode » – puisqu’il faut l’appeler ainsi – dans le domaine de la coiffure comme dans celui de la vêture, présente deux caractéristiques qui nous paraissent fondamentales : l’authenticité et la permanence. Artisans et artistes africains semblent en effet portés à défier l’imitation, et, dans ce domaine précis, renoncer aux références extérieures, à renoncer à emprunter les modèles étrangers.

Et cette mode dure depuis plus d’une décennie, ou plutôt, ce qui en persiste, c’est tout à la fois l’esprit, le non-recours à l’étranger, l’enracinement, la variété et le renouvellement des formes. Et c’est en cela que l’esthétique de la femme africaine, sous les formes de la vêture, de la coiffure et de la parure, nous semble de plus en plus authentique, c’est-à­dire enracinée dans le terroir, les mœurs, les croyances et les désirs des populations. Une véritable tradition esthétique se constitue aussi bien par la permanence que par la variété et les changements dans la vêture, la parure et la coiffure.

Mais, au même moment où la femme et les populations africaines inventent une nouvelle esthétique enracinée dans nos valeurs propres de civilisation et plus résolument authentique, la pratique de la dépigmentation, appelée « xeesal » au Sénégal, prend des proportions alarmantes. Le xeesal est pratiqué de nos jours, sous des formes diverses et avec des moyens variés, à travers toute l’Afrique ; mais la pratique, commencée il y a une dizaine d’années au Sénégal, au lieu de régresser comme logiquement toutes les campagnes et tous les discours politiques devraient l’acheminer, se généralise et touche désormais toutes les catégories sociales : petites filles et vieilles femmes, jeunes femmes et jeunes filles, marchandes et ouvrières, secrétaires et magistrats, professeurs et médecins… : sept sénégalaises sur dix pratiquent désormais le xeesal.

Le xeesal est une pratique qui consiste à « rougir » la peau par l’application prolongée, voire permanente et quotidienne, de produits cosmétiques et d’importation et qui, au lieu de modifier la couleur de la peau, détruisent les pigments et donc la peau ; il s’agit donc en réalité d’une pratique dépigmentante. Ses effets désastreux sont connus et dénoncés ; car en détruisant les pigments et la peau, la pratique ôte à l’organisme une protection essentielle non seulement contre les rayons solaires, mais également contre les multiples agressions. Et la putréfaction de la peau, par les appliques permanentes des cosmétiques, finit toujours par indisposer les voisins à cause de l’odeur nauséabonde qu’elle dégage. Pour éviter cet inconvénient, les femmes croient devoir appliquer d’autres produits et parfums. Elles tombent ainsi dans un cycle infernal, d’autant qu’en arrêtant les appliques, la « peau » reprend sa « couleur d’origine ».

Dans la majorité des cas, les femmes invoquent comme raison de cette pratique, le désir de se faire belle : mais en changeant de couleur de peau, c’est-à-dire en devenant moins « noire », en devenant « claire » ou « blanche » [14]. En réalité, outre les effets et les inconvénients mentionnés plus haut, la fin poursuivie n’est jamais atteinte car l’ex­érience révèle qu’au bout de plusieurs années de pratique, les femmes ne sont ni blanches, ni rouges, ni jaunes mais plus tout à noires : la couleur de leur peau est désormais indéterminable.

La pratique du xeesal, au-delà des intentions affirmées ou inavouées des femmes, interpelle en définitive la conscience de tous les Noirs. Car, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une race, par ses femmes, veut changer la couleur de sa peau. La volonté de se faire belle [15] ne suffit pas, à elle seule, à expliquer cette pratique dont les effets dangereux pour l’organisme sont réels. S’agit-il d’un complexe profondément enfoui dans l’inconscient collectif des Nègres et correspondrait-il au complexe de couleur de peau, bien connu chez les Noirs des Etats-Unis ? Ou devrait-on simplement imputer cette pratique au niveau de conscience des femmes qui s’y livrent ? Comment peut-on volontairement se mutiler pour se faire belle ? Irrationalité ? Peut-on ranger cette pratique dans la catégorie des mutilations féminines (sexuelles surtout), dénoncées et combattues par le féminisme ? Inconscience ou artifice de la culture ? Le xeesal peut-il être considéré comme un fait de civilisation ? Comment concilier le goût et le souci de l’authenticité et le Xeesal, que certains considèrent comme une pratique dépersonnalisante d’où l’idée que celles qui le pratiqueraient manqueraient de personnalité ?

On le voit, en suscitant des interrogations diverses, d’ordre médical, moral et métaphysique, le Xeesal déborde largement la sphère de l’esthétique, tout en participant à l’esthétique de la femme africaine.

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SYLLA (Abdou). – Le Problème de la Création dans l’Art africain traditionnel (Paris, dièse Lettres 1979).

[1] Ce ressourcement et ce renouvellement ne sont pas spécifiques à la vie esthétique des femmes, ils concernent également les hommes et ils sont perceptibles dans la vie morale et sociale, dans l’utilisation de plus en plus fréquente et généralisée des langues nationales dans les manifestations sociales et dans les différents discours.

[2] Nous le montrerons plus loin, en examinant l’ornementique du corps dans les sociétés africaines traditionnelles.

[3] Revault d’Allonnes (Olivier). – La création artistique et les Promesses de la Liberté (Paris Klincksiek, 1973, p. 290).

[4] Ibid, p. 290.

[5] Mottier (Georges). – Le phénomène de l’Art (Dijon, Imprimerie Darantière, 1936. p. 233).

 

[6] Souriau (Etienne). – L’Evolution du Besoin esthétique à travers les tiges (Paris, les Cours de la Sorbonne, Centre de Documentation universitaire 1966-1961).

[7] Il s’agit bien, présentement, de l’ornementique dans l’Afrique traditionnelle, et plus spécifiquement de l’Afrique de l’Ouest (Sénégal, une partie de la Mauritanie, la Gambie, la Guinée-Bissau, la Guinée-Konakry, la Sierra-Léone, le Libéria le Ghana, le Nigéria, la Haute-Volta, le Niger, le Tchad, le Congo, le Bénin).

[8] Nous consacrerons, prochainement, une étude spéciale aux tresses, au tatouage et aux pratiques mutilantes.

[9] Niangoran-Bouah (Georges). – « Négritude et Art nègre traditionnel », Colloque sur la Négritude (Dakar, 12­18 avril 1971, Paris, Prés. Afr. 1972, pp. 113-123).

[10] Leiris ( MIchel) .- « Folklore et culture vivante » Le livre blanc de l’Ethnocide en Amérique( Paris, Fayard, 1972,pp.364-365).

[11] Comme par exemple un ensemble chemise-pantalon, ou chemise-veste-robe.

[12] Naguère, la revue féminine « Awa » aujourd’hui disparue publiait des modèles de têtes tressées et permettait ainsi de déceler l’évolution de la mode en ce domaine ; de nos jours, la revue « Amine, s’efforce de refléter l’esthétique de la femme africaine, sénégalaise en particulier.

[13] Il semblerait que ce modèle excessivement et volontairement décollé jusqu’aux épaules aurait été imaginé par les « diriyankée » elles-mêmes, dans leur concurrence permanente contre « les diskeet » (jeunes filles).

[14] Aussi, est-ce pourquoi le Xeesal est considéré comme pratique destinée à « rougir la peau ».

[15] Les temps où la formule « black is beautiful » était vraie, sont bien révolus ; et cependant, il en existe encore de belles négresses, noires d’ébène ; par exemple, notre épouse, dont la peau est aussi noire que la patine des statuettes en bois d’ébène de l’Afrique et que l’Europe a tant admirées : et sur ce fond noir, de beaux et gros yeux blancs, une gencive entièrement tatouée, une dentition impeccable et un sourire éclatant de blancheur – le plus beau qu’il n’ait été donné de voir.