Culture et civilisations

CULTURE AFRICAINE, IDENTITE CULTURELLE, DEVELOPPEMENT, DIALOGUE DES CULTURES

Ethiopiques numéros 40-41

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

nouvelle série – 1er trimestre 1985 – volume III n°1-2

Aborder le problème de la culture est une opération délicate dans la mesure où ce mot a des résonances extrêmement différentes. Nous sommes dans une période de crise de civilisation qui est le résultat d’une crise de culture. Une question qui revient constamment c’est de savoir si l’Afrique a une culture propre et à quoi peut servir celle-ci. Mais au fond qu’est-ce que la culture ? Comme en tout autre domaine aujourd’hui en Occident la plus grande confusion règne à ce sujet. Nous ne reprendrons pas ici le débat autour de ce mot. Nous faisons nôtre la définition qu’en donne Marie-Claire Gousseau lorsqu’elle écrit : « La culture est faite de savoir, somme des connaissances humaines, transmise par l’enseignement, assimilée par l’Education ; elle anime les communautés naturelles, en particulier les métiers par le canal des techniques ; elle suscite l’harmonie sociale, nécessite un véritable humanisme, ne vit qu’ordonnée aux notions d’Etre, de Vrai, de Bien, de Beau ; elle s’incarne dans les peuples, les nations, les patries et y crée un art de vivre en société aux visages multiples qui forme cependant par son unité profonde le patrimoine universel qui est la civilisation » (M. C. Gousseau- Qu’est-ce que la culture ?, Paris 1969). Nous retiendrons de cette définition que le caractère universel de la culture, diverse cependant en ses incarnations dans le temps et dans l’espace, en fait le patrimoine de tous les hommes donc des peuples d’Afrique.

La culture africaine fut longtemps niée dans la mesure où l’on parlait de sauvage au lieu de cultures. Différente, la culture africaine est plus ancienne que la culture occidentale. Les historiens nous enseignent que le Noir est au centre même d’un miracle qu’il faut avoir la loyauté de mettre à sa place, c’est le miracle égyptien. Nous dirons le « miracle nègre ». Le miracle grec, ce mot gonflé de suffisance que l’Europe doit à Renan, recouvre un ensemble de réalités historiques qui ne sont pas seulement postérieures au fait égyptien mais en sont issues. Pendant toute la période égéenne, l’influence culturelle nègre a été prédominante à un moment où les Blancs étaient des plus frustes et il faudra attendre des millénaires pour que les Indo-Européens puissent valablement profiter des leçons de l’Egypte nègre. La technique y avait atteint un degré élevé de perfection. Les corps de métiers y étaient variés céramistes, orfèvres, tapissiers, etc. On y fabriquait des tissus par des procédés qu’on retrouve aujourd’hui en Afrique Noire. C’est dans la Vallée du Nil que naquirent presque toutes les conceptions théogoniques purement africaines. Hermétiques et empreintes d’un profond mysticisme, c’est là qu’elles ont conservé leur pureté originelle, leur grandeur et leur poésie. Grandeur, poésie et mysticisme qui peuvent soutenir la comparaison avec ce qu’enseignent les « Védas » et tous les Evangiles du monde.

Faisons un bond en avant de quelque vingt siècles. Les textes des voyageurs portugais du XVe­ au XVIIe siècle et les témoignages des écrivains arabes permettent de dire que les civilisations africaines avaient conservé l’essentiel jusqu’à la fin du Moyen Age. Les empires du Ghana et du Mali ont été installés à une époque où l’Europe ne pouvait rien proposer de comparable. Par quel processus le Noir africain a pu rompre avec ce passé si chargé de lumières ? Les guerres et l’éclatement de l’ordre social, la surpopulation ont entraîné le long du Nil des exodes successifs vers l’intérieur du continent africain.

Là, l’influence du milieu se faisant sentir, les luttes pour la vie ont cessé d’être nécessaires. Les prodigalités de la nature ont entraîné à long terme le manque d’effort, lui-même générateur des lenteurs ou des régressions de toute civilisation. La rupture avec la culture d’origine et, à la faveur de l’absence de besoin, la perte des éléments essentiels ont imposé une orientation culturelle particulière plus conforme au milieu. Il faut ajouter à cela l’effet de la colonisation d’apparition récente. Sous ses divers aspects l’Occident a depuis deux siècles réalisé la domination matérielle de la terre. Il est significatif que pour s’implanter elle dût partout commencer par détruire la culture des Noirs : suppression des statues interdiction des rites sacrés, désagrégation de l’ordre social millénaire ont procédé du même impérieux besoin de faire le vide culturel. On remplaça par des fonctionnaires, simples rouages d’une machine technique – l’administration – les chefs traditionnels qui étaient le couronnement de l’édifice culturel.

On répéta le geste des Romains s’acharnant, jusqu’à l’extermination, sur les Druides, chefs spirituels des Gaulois. Un peuple sans guide est désemparé et ne peut préserver que des fragments de culture devenue inorganique et vouée ainsi au formalisme que ces fonctionnaires soient des occidentaux ou « des autochtones évolués » le résultat est le même : négation totale d’une culture traditionnelle qu’on méprise.

L’essentiel de ce qui constitue la culture africaine contemporaine, autrement dit les thèmes développés dans la littérature, les arts, la musique, le cinéma, le théâtre, manque souvent de pertinence et d’enracinement. Tout se passe en effet comme si les créateurs de cette culture écrivaient, peignaient, sculptaient, pour restituer à un certain public occidental l’image que celui-ci se faisait de leurs peuples et assouvir son besoin d’évasion. Utilisant les grands moyens modernes de diffusion, cette culture marginale et exotique, artificielle, urbaine et artistique risque ainsi d’étouffer le patrimoine culturel authentique du peuple et de se substituer à lui. Un nouvel ordre social, surgi d’une puissante civilisation d’importation avec ses critères de référence et de valeur, a fait ainsi son apparition ne tolérant et ne diffusant que certaines activités et caractéristiques culturelles résiduell­es de l’Afrique éternelle, comme la danse, les gestes expressifs, le pouvoir de fabulation, la religiosité, l’enthousiasme discontinu ou selon le mot de Blyden : « le rythme, la bonne diablerie et l’érotisme épris de sensations nouvelles ».

La culture négro-africaine, ce n’est point ce syncrétisme qu’a­fectionnent et encouragent les médias des pays occidentaux voire des nouveaux Etats africains.

Le rôle primordial de la culture africaine, faut-il le rappeler a toujours été d’enseigner une certaine idée de l’homme et de la nature et de contribuer à l’harmonie de leurs relations.

Prenons l’exemple de l’art nègre. Cet art dans ce qu’il a d’authentique, d’essentiel et de classique n’imite pas le réel ou l’imaginaire dynamique et multidimensionnelle, il s’identifie à lui. Art anonyme, même quand il est de cour, il représente des archétypes significatifs bien plus que des portraits ressemblants. Le génie inventif des Africains éclate aussi dans l’architecture. Examinons à cet égard Zimbabwé. C’était une forteresse ceinte de remparts sur la côte orientale de notre continent, remparts dont les ruines demeurent tes témoins d’une architecture très élaborée et qui a adopté la pierre comme matériau de construction. Le patrimoine architectural des royaumes et des villes du Soudan témoigne d’une admirable combinaison de chefs d’œuvres architecturaux et décoratifs. Les célèbres métropoles de la civilisation soudanaise comme Tombouctou, Gao et Djenné prouvent l’existence d’un style proprement « soudanais » que l’on retrouve à travers l’influence de l’architecture islamique, tandis que les palais des royaumes comme ceux des Mossi et des Ashantis, du Bénin, des Bamiléké offrent des exemples d’œuvres architecturales très élaborées et richement décorées. Les peintures rupestres du Tassili, au Sahara, et celles du désert du Kalahari nous apportent de leur côté les témoignages d’un art pictural détaché de l’architecture dans le­uel la peinture peut être considérée comme un art en soi. Les arts de la communication ont également toujours été en honneur dans les sociétés africaines. Ainsi de nombreuses cérémonies rituelles et de nombreux rassemblements populaires comportent un élément de théâtre et de communication et mêlent souvent des danses et de la musique à des parades masquées et à des chants poétiques, le tout constituant un ensemble dynamique qui tient sa signification du caractère rituel de l’événement.

Si nous examinons le domaine religieux, force est de constater que l’Afrique est la terre de prédilection de l’animisme. Au cours de longs siècles, les Noirs afr­cains ont recherché l’inspiration en eux-mêmes. Moïse, avec toute sa puissance et son coup de baguette de la Mer Rouge, dut tourner le dos au Sphinx dont l’énigmatique sourire en face de l’éternité semble dire : « que sais-je. Les descendants de la reine Balkis, dans leur empire éthiopien, ne purent jamais pousser au-delà des limites de cet empire une certaine orthodoxie chrétienne dont ils furent les zélés propagandistes à travers l’histoire. L’islam, après avoir conquis le Nord du continent et poussé des tentacules dans toutes les directions, fut néanmoins contraint d’adapter ses rites, sinon son dogme, à quelques pratiques animistes aujourd’hui visibles dans ce que Vincent Monteil appelle l’Islam Noir.

Il n’est pas indifférent de préciser la structure sociale actuelle de l’Afrique et de voir si elle renferme les éléments d’une résurgence culturelle valable. Cette structure est centrée sur la famille avec un élargissement par l’union des familles et des tribus. Mais ici le lien n’est pas le fait d’un culte, ce n’est pas un lien religieux comme on l’a souvent écrit ; il est déterminé par les conditions de vie, l’effort entrepris comme pour lutter contre la nature. Les habitudes de travail, les moyens de production se limitent aux exigences individuelles et tendent vers la satisfaction des besoins immédiats du producteur ou du voisin et l’excédent de la production permet l’échange. L’argent, si l’on excepte les grandes villes, n’atteint pas l’acte social proprement dit parce qu’il est limité à sa fonction politique ; il sert à payer les impôts et disparaît dès que la période des impôts est passée.

A la vérité la stratification des sociétés africaines était à peine perceptible ou, en tout cas, était beaucoup plus apparente que réelle. Sa différenciation en castes n’était pas une différenciation en couches sociales au sens courant de ces termes ; si elle existait, elle n’indiquait pas des niveaux de possession variés et il n’y avait pas de différence fondamentale entre les conditions d’existence d’un griot et celles d’un forgeron. C’est l’apport d’autres moyens de production qui a entraîné la transformation des sociétés africaines. Les classes sociales se précisent de plus en plus même si c’est avec une certaine lenteur. Alors que dans tous les pays européens la machine « déloge le travailleur manuel, en Afrique Noire, il y eut une constante préoccupation des nations dominantes à éviter la constitution du prolétariat et cela pour des raisons qu’il est facile de comprendre. Mais au paysannat qui constitue la quasi totalité des populations autochtones sont venus s’ajouter les salariés africains et les capitalistes européens. Il y a là tous les éléments contraires dont l’action réciproque définira la structure de l’économie et des cultures africaines de l’avenir.

Le problème des cultures d’avenir est lié à celui de l’identité culturelle, propédeutique du véritable développement d’un peuple.

L’identité culturelle d’un peuple, c’est le droit qu’il a de rester lui-même envers et contre toutes les formes d’assimilation et de cultures du monde contemporain. Ces forces jouent le plus souvent en faveur des pays développés. Le monde contemporain est caractérisé par une tendance au nivellement culturel, conséquence de la dépendance économique ou politique des pays en voie de développement par rapport aux pays développés. L’aide économique internationale tend, par le canal des anciennes stratégies, à vulgariser dans les pays en développement le modèle de production et de consommation occidental ou socialiste. Le monopole des moyens d’information détenu par les pays développés, est un autre facteur du nivellement culturel. Il favorise l’exportation des systèmes d’éducation des pays développés aux dépens des cultures nationales. Le nouvel ordre mondial de l’information prôné par l’Unesco de même que le nouvel ordre économique mondial provoque les foudres des détenteurs des médiats en Occident.

L’identité culturelle doit signifier égalité entre toutes les cultures ; elle exige le même respect pour la majorité que pour les minorités, elle exclut toute subordination, toute oppression tout en maintenant l’ouverture sur les autres, tout en réclamant le droit à la différence.

Comme l’écrit Robert Jaulin : les « hommes » n’existent qu’en terme de culture, et la planète terre héberge diverses cultures humaines irréductibles entre elles ; ces cultures s’assument, s’inventent, ne sont jamais figées, elles ne peuvent dialoguer que si elles existent, que si l’humanité demeure plurielle ».

Pour les Etats africains nouvellement établis, l’identité culturelle reste une garantie de leur existence en tant que nation. Partout le droit à sa propre culture est invoqué au titre des droits de l’homme, dans les luttes contre les discriminations raciales, ethniques, linguistiques ou culturelles.

L’expansion coloniale n’a pas été motivée que par des considérations culturelles mais celles-ci y ont joué un grand rôle. Ainsi la politique coloniale a-t-elle combattu les cultures des peuples conquis, en leur déniant toute histoire. Le facteur historique, écrit Cheikh Anta Diop, est en effet le ciment culturel qui unit les éléments disparates d’un peuple pour en faire un tout. C’est la conscience historique qui permet au peuple de se distinguer d’une population. La conscience historique, par le sentiment de cohésion qu’elle crée constitue le rempart de sécurité culturelle et le plus solide pour un peuple. C’est la raison pour laquelle chaque pe­ple cherche seulement à bien connaître et à vivre sa véritable histoire, à transmettre la mémoire de celle-ci à sa descendance.

L’arme culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple est le sentiment de continuité historique. Aussi l’effacement, la destruction de la conscience historique a fait partie de tout temps des techniques de colonisation, d’asservissement et d’abâtardissement des peuples. Donnons à l’appui de cette idée le passage ci-dessous d’un certain Peyronnet, sénateur en son temps de l’Allier, cité par Georges Hardy dans son ouvrage : Une conquête morale, l’enseignement en A.O.F. [1]. « Il est une matière que je verrais disparaître, sans regret (du programme de nos écoles africaines), c’est l’histoire. Quelques lectures à l’occasion de la leçon de français suffiraient pour leur donner la notion de la puissance de notre pays ». Il y a – poursuit l’auteur – un moyen bien plus simple encore de donner aux jeunes indigènes une idée nette de notre force, c’est de décorer la salle de classe avec des manigolos entrecroisés et de dresser sur le pupitre du maître un canon de 75 en miniature. Cela peut, en quelque mesure, et pour un temps donné, remplacer l’histoire ».

Un autre instrument de la domination culturelle est, sans aucun conteste, la langue. Tant qu’un peuple, disait Montesquieu, n’a pas perdu sa langue il peut garder l’espoir. La langue est le trait d’identité culturelle par excellence. Pour justifier la domination de la langue française dans les anciennes colonies on invoque souvent le fait que l’Afrique est une tour de Babel. C’est un point de vue défendu aussi bien par les autorités françaises que par les Chefs d’Etats africains qui ont tous adopté le français comme langue officielle. Mais l’Europe est aussi une tour de Babel. L’unité linguistique apparente n’existe à l’échelle d’aucun continent : les langues suivent les courants migratoires, les destins particuliers des peuples. C’est – écrit Cheikh Anta Diop – une langue africaine typiquement nègre qui a été la plus anciennement écrite dans l’histoire de l’hum­nité, il y a de cela 5300 ans en Egypte.

L’utilisation exclusive du français dans l’éducation et dans la vie des relations internationales par les Africains risque fort de freiner pour longtemps leur effort pour rejeter la tutelle culturelle de la France. C’est Sartre qui écrit dans son Orphée Noir que les annonciateurs de la « négritude » sont contraints de rédiger en français leur évangile.

Rares sont les écrivains qui maîtrisent le français. Les poètes africains – écrit encore l’auteur de l’Etre et du Néant – défrancisent le français avant de l’écrire. C’est seulement lorsque les mots ont dégorgé leur blancheur que le héraut noir les adopte, faisant de cette langue en ruine un super langage solennel et sacré, la poésie. L’originalité de la littérature africaine (de langue française soulignée par nous) est limitée. Il n’est point dans notre intention de prôner le rejet des langues de l’ancien colonisateur mais l’enseignement de celles-ci ne doit pas faire tomber dans l’oubli les langues nationales, véritables véhicules des cultures africaines c’est en effet dans le dialogue des cultures que peut se faire le véritable développement de l’Afrique. Ce que les sociétés occidentales appellent le « développement » écrit justement Roger Garaudy – est défini par des critères étroits, unilatéraux, purement économiques : croissance quantitative de la production et de la consommation sans référence à un projet humain ou à une qualité de la vie.

Lorsque Garaudy dans un Dialogue des Civilisations écrit­ « Un véritable dialogue des civilisations n’est possible que si je considère l’autre homme et l’autre culture comme une partie de moi-même qui m’habite et me révèle ce qui me manque » ; il est parfaitement dans la conception africaine du monde. L’Africain a en effet une conception du monde et des relations interculturelles qui le prédisposent à admettre la culture de l’autre. Quand on regarde l’histoire africaine, ce qui frappe c’est d’abord cette capacité, cette disposition qu’avaient les uns et les autres, même en cas de conquête territoriale de ceux-là par ceux-ci, à tolérer l’existence indépendante de la culture des vaincus, voire à enrichir sa culture en empruntant chez les « conquis » et à reconnaître aux autres cultures le droit à la différence. Ce phénomène se définit comme un universalisme de coexistence par opposition à un universalisme de conquête. L’Africain pense que la domination politique et économique ne doit pas nécessairement s’accompagner d’une destruction des valeurs culturelles de l’autre. L’Occident, dans son universalisme de conquête, ne dissocie pas la conquête territoriale de l’invasion culturelle.

L’annexion politique prépare l’annexion culturelle. La décolonisation, disait Senghor au Congrès sur la Civilisation mandingue de Londres (1972), ne se fait pas toujours dans le dialogue des civilisations. Ou elle se fait mal. Les businessmen se réunissent plus souvent que les hommes de culture ; entre gouvernements on parle plus volontiers économie et finances, enseignement et formation dans les meilleurs cas, qu’art et littérature ou simplement éducation, la pollution des esprits est pire que celle des plages, voire celle des villes ; la solution du problème culturel est la condition sine qua non du développement, et même de toute croissance.

[1] G. Hardy : Une conquête morale, l’enseignement en A.O.F., A. Colin. Paris. 1917, p. 237.