Culture et civilisations

SOURCES AFRICAINES D’UN HUMANISME D’EXPRESSION FRANÇAISE

Ethiopiques numéro 01

revue socialiste de culture négro-africaine

janvier 1975

« Gérard Chenet c’est le double périple de l’exil.

De Haïti lointaine jusqu’en Europe, jusqu’en Russie, puis changement de cap vers l’Afrique, la Guinée, puis le Sénégal où lentement l’homme repousse et plante ses racines à Toubab Dyalaw.

De l’engagement communiste de ses vingt ans contre le fascisme haïtien, contre l’impérialisme international jusqu’à cette espèce de philosophie un peu désenchantée de celui qui a expérimenté à ses dépens le hiatus entre la théorie et la praxis, la part de mensonge de toute idéologie.

En exil de sa patrie d’origine, en exil de ses principes d’origine, c’est paradoxalement dans cet écartèlement de l’âme et du corps que Chenet fraye son chemin et enfin se trouve, ou se crée, je ne sais. C’est son mystère.

Il est un point, disaient les surréalistes, où toutes les contradictions s’abolissent en une ineffable harmonie.

Point de fragile équilibre où soudain tous les contraires se muent en complémentaires, le réel et l’imaginaire, le rocher et la mer, le noir et le blanc, l’homme et la femme, l’étranger et « l’indigène », la foi et la raison… Chenet semble l’avoir atteint, ce point de convergence où s’inversent les perspectives en une vision sublime :

« J’ai reçu don de lumière

J’ai connu avant terme l’au-delà ».

Ainsi s’exprime Lilyan Kasteloot dans sa préface aux « Poèmes du village de Toubab Dyalaw », parus en 1974, aux « Nouvelles Editions Africaines ». Ces lignes pourraient aussi bien s’appliquer au texte ci-dessous, lu en décembre 1973 à Dakar par Gérard Chenet devant les participants de la cinquième biennale du Français Universel, texte qu’« Ethiopiques » reproduit aujourd’hui dans l’espoir qu’il réponde à un désir d’échange et amorce du même coup un débat essentiel.

Il s’agit avant tout de l’expression de ma sensibilité, au cœur du conflit dans lequel je me débats entre ma langue maternelle et une langue d’emprunt. Je définirai donc ma langue maternelle face à cette langue d’emprunt qu’est pour moi le français. Et pour vous montrer que ma démarche s’inscrit dans la quête d’une génération d’écrivains, je mettrai en évidence la solution à laquelle est parvenue un écrivain dont je me sens proche et dont l’œuvre est notoirement connue pour avoir été traduite dans une vingtaine de langues. Vous permettrez enfin que je pénètre avec vous dans mon univers particulier où la quête des sources africaines s’opère à partir de l’exploitation des mythes et des images de facture proprement africaine.

Dans cette perspective du conflit de langues, l’aspect auquel je suis le plus sensible est le fait que

mon univers émotionnel trouve sa plus parfaite expression dans l’usage de ma langue maternelle, alors que je m’évertue à traduire mes émotions grâce à une langue d’emprunt. Je pourrais atténuer la virulence de cette assertion en formulant autrement mon propos. Tandis que je me dépense à traduire mes sentiments dans la langue d’emprunt, il me vient une forte propension à sentir dans ma langue maternelle.

La question qui se pose alors, c’est de savoir pourquoi je ne m’exprime pas dans ma langue maternelle, le créole. Contrairement à la langue française, le créole rend compte de toutes mes pulsions.

Il a été l’instrument de ma première préhension du monde où le mot naît avec la chose dans une connaissance globale, dans une prise de conscience d’une insertion dans l’Universel. Il est accordé dès l’enfance avec mon rythme respiratoire et épouse toutes les nuances de ma sensibilité. Par contre, la langue française ne pouvant être aussi bien incarnée, se révèle un outil qui ne prolonge pas nos membres, qui n’est point à la mesure de nos gestes et ne cadre pas avec nos réflexes. Le rythme et les images de notre langue maternelle sont la floraison de nos émotions passées, émotions communes à un ensemble culturel, éternels paradis perdus.

Qu’est-ce donc que le créole que certains lettrés pourtant avertis considèrent comme un sabir dégradant pour la pensée et les sentiments ? Je crois qu’il est nécessaire de lever ce malentendu, et vous me permettrez de faire une digression historique sur sa formation.

Trois races humaines furent réduites en esclavage dans le nouveau monde. Les amérindiens au XVIe siècle, les paysans et artisans du nord de la France au XVIIe siècle, et les Africains de la région soudanaise et de la vallée du Congo au XVIIIe siècle. Ce tableau est volontairement schématique afin de mieux faire voir les incidences culturelles qui s’ensuivent.

PARLER BLANC, VISION NOIRE

Les conditions de la colonisation au XVIe siècle demeurèrent assez précaires : l’homme, outil direct s’usa très vite dans les mines d’or. Les Amérindiens disparurent en transmettant aux foyers de marronnage certains éléments de leur culture. C’est, après l’extermination massive, le génocide systématique perpétrés contre les Amérindiens, que les paysans normands furent transplantés et réduits à un esclavage temporaire. L’instrument de législation, de cet l’établissement » du XVIIe siècle, le Code noir, veillait à ce que le nombre de blancs esclaves ne fût pas rattrapé par l’apport africain. Sinon, était-il que, le sceptre du nouveau monde finirait par tomber aux mains des noirs. Malgré tout, l’apport africain a toujours été continu jusqu’au jour où il submergea les composantes franco-amérindiennes, sur les champs comme dans les usines. Les Africains venaient de différentes aires linguistiques d’où l’impossibilité de communiquer entre eux. Le dialecte d’oïl des paysans et artisans français servait de trait d’union dans la dissémination des diverses communautés africaines. D’ailleurs, ce XVIIe siècle, époque du défrichage, connut une majorité d’engagés français encadrés par les agents du capitalisme marchand, les vrais ancêtres des colons. Esclaves blancs et noirs vivent en promiscuité et les mariages mixtes sont événements familiers. Il faudrait dire plutôt les « plaçages » mixte.

A cette époque, les entreprises de culture ne connurent pas encore les grandes concentrations de la main d’œuvre servile. Ce n’est qu’au début du XVIIIe siècle que les noirs seuls constituaient une classe d’esclaves. Mais au cours du XVIIe siècle, pendant cent ans, les trouvères allaient égayer les veillées tropicales de récits chantés en langue d’oil et les hommes fondaient leurs dialectes émaillés de contes, de proverbes, de sagesse populaires ainsi que leurs particularités linguistiques dans le creuset colonial.

Cet amalgame des divers parlers du Nord, prenait ainsi ses caractères créoles. Les dialectes du Poitou, de l’Anjou, de la Normandie, le patois nautique des pêcheurs de l’Ile de Ré, ainsi que l’argot des corsaires ou. flibustiers s’enrichissaient mutuellement en formant une langue nouvelle, avec son fonds lexical, son aptitude à forger des mots nouveaux au gré des nouvelles découvertes, ses lois morphologiques propres. L’apport des langues africaines, sauf dans le domaine religieux où se transmettait toujours une langue ésotérique venue des fongs du Dahomey, fut négligeable sur le plan lexical, comme au niveau syntaxique. Par contre, il est dominant sur le plan de la symbolique, parce que fondé sur les souvenirs religieux, sur les réflexes acquis dès l’enfance à l’usage de la langue maternelle africaine, sur la représentation mythique du monde issue d’un fonds culturel propre à la vie africaine. Les noirs se mirent à parler les dialectes normand, picard, anjevin, poitevin, mais pensaient dans la forme d’une vision africaine du monde, avec des images dont la facture correspondait à leur manière d’appréhender l’univers. Le Français francien était en usage, apanage des courtiers de la colonisation, et des fonctionnaires de l’establishment. Le créole se distançait ainsi du français de l’Ile de France dans des conditions qui rappellent la formation des langues romanes à partir du bas-latin. Le même phénomène se produisait d’ailleurs à la Martinique, à la Guadeloupe, à Trinidad, à la Guyane, en Louisiane, et en Acadie (Canada), mais ici sans l’apport africain, et devait se répéter plus tard parmi les populations des Îles Maurice, Réunion et Seychelles, d’où la possibilité de communiquer dans cette langue créole entre natifs de ces contrées si disparates. A la longue apparaît une communauté résultant d’un intime mélange culturel et ethnique. Ainsi, à la langue créole apportée par les esclaves français ou si vous voulez les appeler engagés ou trente six mois, selon la terminologie de l’époque, se transmet la symbolique africaine au tour imagé.

La survie des langues africaines dépendait d’un échange ou d’un partage entre les usagers. Leur dissémination dans le melting pot colonial, laissant face à face des individus inaptes à la communication en rendait encore plus difficile leu ; conservation. Entre les langues africaines en voie de disparition et la nouvelle langue créole en plein épanouissement, les conditions de la naissance d’une littérature créole orale préfigure une situation dont je vous ai dit qu’elle était personnelle. Il y a vingt ans que du fait d’un exil imposé par les circonstances que je ne développerai pas ici, je ne m’exprime pratiquement plus dans ma langue maternelle. Cependant, je m’y réfère chaque fois qu’il s’agit de traduire une vision personnelle du monde. On peut penser que cette involontaire propension est commune à toute une génération de griots africains de l’époque coloniale. Les conteurs noirs qui se trouvaient dans le cas de penser dans leur langue et d’utiliser une langue d’emprunt enrichissait cette dernière de la symbolique de leur langue maternelle africaine : c’est là qu’ils allaient puiser leur charge affective. Grâce aux Wolofs du temps de l’esclavage, nous avons retrouvé certes traduits les contes de Bouki adaptés à une nouvelle situation historique mais que la facture est proche l’africaine ! Grâce aux fongs du Dahomey nous avons conservé les rites animistes d’où se dégage, toute une manière de vivre africaine. Grâce aux Bantous du Congo nous disposons de mvthes aux moyens desquels nous interprétons nos réalités sociales et politiques. Ces valeurs se sont transmises d’une langue à l’autre à une époque où les Africains, contraints d’adopter une nouvelle langue, n’en continuaient pas moins de penser dans leur propre langue.

RAPPORTS DESINCARNES

C’est ici que j’en viens au conflit entre langue maternelle et langue d’emprunt. C’est là que se débat « écrivain contemporain. Pourquoi en effet je ne m’exprime pas dans cette langue qui m’est familière ? Dans mon enfance où je m’épanouissais dans la connaissance, grâce à la langue maternelle l’intrusion du français m’est apparue comme la présence d’un gendarme. C’est en maintes occasions que l’acquis de la langue maternelle est refoulé. Les premières inhibitions dues à ce refoulement sont durement ressenties à l’école. C’est que dès la prime enfance, on se met à penser avec les mots de sa langue. Et me voici obligé de réapprendre toutes les notions élémentaires de la vie dans la langue qui s’impose comme valeur supérieure et absolue, et qui entache de mépris celle qu’elle domine, le créole. Cette expérience est traumatisante parce que d’un coup refoulant les émotions premières.

Dans la vie sociale, malgré l’environnement humain, les institutions montent la garde pour nous rappeler la nécessité de nous plier aux contraintes du français. Et n’ayant pas acquis dès l’enfance ce qui fait la chair de la langue française, nous nous retrouvons engagés dans des rapports désincarnés. Et c’est ainsi que le fossé entre la vie sociale et la vie sensible se creuse de plus en plus.

Et puis, vient le moment de communiquer notre vision du monde aux autres hommes. Nos possibilités d’échange ne dépassent pas les frontières de l’ethnie. La vérité de notre vie psychique, notre message affectif se trouvent confinés dans le cadre étroit de la communauté linguistique, alors que nous éprouvons le besoin d’être inséré dans l’universel. Même quand la langue nationale peut être écrite parce que disposant de tous les signes qui rendent les phénomènes, la traduction des œuvres de sensibilité pose un problème souvent difficile à résoudre. Il semble que le désir de l’auteur soit motivé par le besoin impérieux de donner un cadre universel à des sentiments qu’il ressent comme tels. Comment peut-il se résigner à fragmenter son partage, quand il dispose d’un outil véhiculaire, le français, qui lui ouvre les horizons aux quatre points cardinaux ? Il y a certainement une autre raison à vouloir écrire en français : la domination culturelle est telle que même les alphabétisés du peuple n’accordent une valeur qu’aux œuvres écrites en français… Toutes les institutions concourent à lui imposer le goût pour la culture et la langue française. L’enseignement, valeur sociale, ne se fait qu’en français.

Comme vous le voyez, la langue française aura marqué l’écrivain sur le triple plan psychologique, social et culturel.

Quelle est donc la qualité du français pour ces écrivains qui cherchent à respirer au rythme de l’inspiration des différentes écoles françaises ? Classicisme, romantisme, symbolisme ? Le sentent-ils comme une langue incommode à l’expression parfaite de Ieurs sentiments ? Sentent-ils que le français filtre le tumulte de leurs débordements affectifs, parce que langue d’emprunt dont l’usage dépend plus directement de relations conventionnelles que de l’expression de leur sensibilité ?

A la vérité, la sécheresse littéraire de nombreux écrivains correspondait à un refoulement de l’Africanité. Ce refoulement est lié au désir de s’identifier avec le dominateur, en vue de s’assurer de sa force, en le copiant, en le mimant.

La littérature haïtienne au XIXème siècle ne fit que balbutier alors des thèmes nationaux ou épiques dans un français assez conventionnel. Différents courants se parèrent, à la manière des généraux du temps des baïonnettes, des oripeaux d’outre-mer. L’un de nos auteurs, Demesvar Delorme, encourut le reproche d’avoir écrit des romans et des œuvres poétiques dont les sujets eurent pour cadre des féeries orientales et dans lesquelles rien ne laisse deviner, je ne dirais même pas sa négritude, mais sa sensibilité propre. En fait tout le XIXe et tout le XXe siècle ont connu une floraison d’écrivains d’expression française.

Cependant, face à la politique des grandes puissances de rançonnement des nations faibles, les écrivains commencèrent à retrouver, parfois dans un créole savoureux, l’écho de leur sensibilité refoulée. Cette prise de conscience s’est faite à partir d’un épisode douloureux de notre histoire : l’occupation américaine à la veille de la première guerre mondiale. C’est alors que des courants nouveaux se sont manifestés et ont donné naissance à une forme nouvelle d’expression littéraire. Cette conjection est aussi le résultat d’un éveil de la conscience nationale que provoqua la lutte du peuple des campagnes contre l’occupant. Cette nouvelle conscience jaillit vers 1928 sous la forme de la science ethnographique.

Ce mouvement intellectuel entendait surtout rompre avec la tradition aristocratique dans la littérature et retrouver sa source d’inspiration dans le monde émotionnel haïtien et la symbolique africaine. Ce mouvement qui débuta avec celui qu’on appelle en Haïti, l’Oncle, le Dr Jean Price Mars, allait non seulement catalyser des forces multiples, mais déborder le cadre national et constituer les premiers jalons du panafricanisme culturel. Ce courant se distingue de la tradition qui consistait à emboîter toujours le pas aux écoles littéraires françaises, expression d’un pouvoir qui permettait aux prêtres catholiques bretons aidés de la force militaire d’aller faire montre de prosélytisme en saccageant et pillant les temples vaudou.

Le courant littéraire adossé à ces circonstances politiques et sociales développera une langue consacrée à la description du mysticisme haïtien. Langue informelle, pouvant se plier à la luxuriance du monde religieux. Mais c’est une présentation du milieu culturel qui semble procéder davantage d’un goût folklorique que du désir de transmettre un message intérieur. Dans le même temps, les spectacles chorégraphiques ne sont qu’une revue du folklore. Ce n’est qu’une pauvre imitation des manifestations traditionnelles du monde rural. Ils sont décantés de toute la puissance émotionnelle que confèrent justement le milieu naturel et les circonstances originelles faites de ferveur dans lesquelles se réalisent ces spectacles de brousse.

BARON SAMEDI ET ZOMBI

Le réalisme descriptif dans le roman paysan a été dépassé. Un courant nouveau apparut avec Jacques Roumain, dont l’œuvre bien connue, « Gouverneur de la rosée » en est la plus parfaite illustration. Bien d’autres écrivains s’inspirèrent par la suite de la langue de Jacques Roumain. On n’a qu’à parcourir une page prise au hasard pour se rendre compte de l’expressivité de cette langue où la tournure créole est refondue dans la syntaxe française archaïsante.

La valeur de ce langage ne tient pas au fait apparent qu’il associe la langue maternelle au français. Ce langage répond aux besoins vitaux de la communauté. Il est la stylisation d’un usage populaire, porté au niveau esthétique. Comme les ressources naturelles dont l’exploitation nécessite l’apport technologique extérieur, l’écrivain s’est mis en quête de son rythme intérieur, de ses ressources émotionnelles, phonétiques et sémantiques. Il arrive à les encadrer de structures extérieures, après s’être assuré de leur souplesse. Il recherche les points de convergence où les deux langues portent la même charge affective.

A la lecture de « Gouverneur de la rosée », il s’avère que les pulsions intérieures de l’auteur ne s’accommodent pas de toutes les structures syntaxiques françaises. Il s’est trouvé devoir faire un choix à partir de ses ondes émotionnelles. Le langage de Jacques Roumain procède donc d’abord d’une quête de soi, d’une juste appréciation de la vie profondément sentie en soi, comme liée au processus vital universel. Le sens de la vie chez l’écrivain opposé à l’instinct de destruction est à la source de l’influx verbal d’où découle sa campagne de générosité.

Nous vivons une époque de remise en cause de toute forme idéologique qui n’ait ses assises sur la générosité face à la raison d’Etat. Le langage poétique est aussi une affaire de générosité, c’est-à-dire d’échange entre l’interne et l’externe. C’est cet enfantement qui, une fois vécu, conditionne l’être en le marquant du sceau de l’humanisme.

Je me fonde aussi sur le postulat que le processus créateur, orienté dans ee sens, engage l’auteur dans ,l’aventure cosmique. Dans la même perspective, je crois que cet engagement, cette vocation de mener campagne pour la vie a situé Jacques Roumain dans une démarche plus humaniste que politique. Paradoxalement, Jacques Roumain fut le fondateur du Parti communiste d’Haïti. Pourtant, projetant son idéal sur son héros, il en fait un personnage réfractaire à tout sentiment de rancune, à toute idée de vengeance contre son principal antagoniste. Et l’idéal meurt assassiné, par le détenteur de la force aveugle, comme Gandhi, comme Martin Luther King.

Voilà, où prend sa source notre quête des valeurs africaines. Il ne s’agit pas de stéréotypes folkloriques à réveiller au jour pour scléroser l’esprit, mais de tirer parti de notre univers mythique afin de dynamiser notre réalité quotidienne justement faite de routine et de folklore.

C’est ainsi que la société haïtienne se transforme, se développe culturellement, en usant des mythes, comme d’un moyen pour interpréter sa propre réalité. Le peuple haïtien voué à l’oralité depuis ses 170 ans d’indépendance, projette ses fantasmes dans le mythe qui leur donne une dimension cosmique. Et la distance qu’il prend. de ce fait, donne lieu à une prise de conscience libératrice. Pour comprendre cette démarche, il n’y a rien de plus édifiant que le mythe du zombi. Ce mythe apparu avec l’esclavage doit sa symbolique aux rites africains de la mort et de la résurrection. Ils étaient perpétrés en vue de l’intégration mystique et sociale des Bantous dans leur communauté. La renaissance par le sel de la connaissance justifie l’exercice, au nom de la communauté d’un pouvoir détenu par le sorcier sur les jeunes enclins à suivre les multiples courants de l’exode.

En Haïti, le thème se renouvelle dans le symbolisme qui se dégagé du conflit entre paysans enclins à vivre dans le maquis montagneux des cultures vivrières et le propriétaire foncier confondu avec le politique, lequel s’acharne à les réduire en servage pour une culture de traite.

Le propriétaire foncier, politicien apparaît dans le mythe sous la défroque de Baron Samedi, Maître des cimetières, personnage fabuleux, exigeant et sinistre, en habit noir et haut de forme, fumant cigare et muni de son attribut de choix : le fouet. C’est à lui que revient le droit d’autoriser la levée d’un zombi.

C’est le paysan sans terre que figure le zombi ou mort-vivant exhumé de sa tombe enveloppé dans son suaire blanc emmené pour servir à la corvée des champs, la nuit, loin de la présence des être vivants : le rapport Baron Samedi et Zombi étant la traduction mythique des relations de dépendance entre le paysan et le propriétaire.

Alors que, sous l’occupation, des métayers étaient dépossédés et chassés des terres de plaine au bénéfice de grandes compagnies américaines, les histoires de zombis se remirent à foisonner. Les Zombis battaient le pavé. La nuit, l’on entendait leurs plaintes nasillardes, le cliquetis des chaînes qu’ils traînent et le claquement des fouets des sorciers réputés pour être au service des Maîtres de la terre autant que du Maître des cimetières.

A l’instar des Africains, des Egyptiens, des Grecs, des Romains, nous nous sommes mis à suggérer l’allusion en rejouant la geste mythique. Parmi nous, les dieux pulluleront, telle dieu « Capitaine » fagoté de l’accoutrement d’un officier des « marines », qui m’a, une fois, au cours d’une cérémonie vaudou, baragouiné un langage incompréhensible, dans un très fort accent américain. Voilà en quoi les mythes sont l’expression de nos phantasmes.

C’est bien entendu au moyen de la possession que les phantasmes se manifestent. La possession en est la représentation scénique. Elle se réalise sous forme de l’incarnation d’un dieu en la personne d’un néophyte, lequel se trouve à ce moment inhibé face à toute démarche consciente. Au moment de l’incarnation, ce dieu se décore de tous les caractères de nos phantasmes, exigeant parfois, dans ce jeu de miroir costumes et attributs qui le rendent terrestres. Le mythe du « Verbe se fait chair » est la sublimation d’un phantasme qui découvre l’homme à lui-même. Ce mythe doit être compris dans le sens d’une production imaginative par laquelle le moi cherche à échapper à l’emprise de la réalité extérieure, en vue d’une plus grande liberté. Et le moi crée ainsi les conditions d’harmonie avec la réalité extérieure. L’individu s’éloigne de lui-même pour mieux se contempler et, en réactualisant son passé déjà irréversible, s’arme pour son futur. N’est-ce pas qu’à l’origine, l’homme rejoue toute force contraignante pour mieux la connaître et partant, mieux l’appréhender ? Le Mimisme, le théâtre est un moyen de connaissance. La perception mythique du monde débouche donc sur une écriture gestuelle. Moyen d’expression, image scéniques liées à la mythique, liés à la poétique, qui surgit du fonds collectif, incitent chacun, bon gré, mal gré, à prendre conscience des fantasmes insufflés par l’ordre social.

Ces croyances, ces chants, ces rites constituent les moyens que la langue maternelle nous apporte de générations en générations, afin de nous découvrir. Il ne s’agit pas de revenir aux formes archaïques pour faire authentique ou négritude. Il s’agit plutôt de comprendre le processus universel qui depuis des temps obscurs nous met toujours en communication avec nous mêmes. Il faut mettre en branle le mécanisme du rejet, afin de retrouver le sens du Verbe qui prolonge le geste.

UNE PERPETUELLE MUTATION

C’est pourquoi, dans ce vaste psychodrame communautaire, il n’est pas possible, ne serait-ce que par le biais de nouveaux chantres, hommes de théâtre, poètes, que l’allusion n’émerge pas ; la conscience collective. Ce n’est pas pour rien que nous attribuons aux dieux les qualités et travers de l’ordre social.

Ainsi, images et mythes véhiculés par la langue maternelle constituent une même démarche. C’est le répertoire des moyens culturels grâce auxquels nous prenons conscience de notre propre univers mental. C’est dire que notre langue maternelle, quelque soit d’ailleurs l’option que nous prenons, est indispensable pour comprendre, traduire et exprimer cette réalité. Quant à savoir si nous devons l’associer à la langue de portée internationale, jusqu’à parvenir à un langage résultant d’un métissage linguistique, je crois que c’est un phénomène irréversible qu’aucun académisme ne peut contenir.

Au sein de cet atelier de réflexion, on a beaucoup parlé des interférences qui se produisent entre le français et les langues africaines. Les orateurs paraissent s’émouvoir d’une situation qui ne gène personne dans ces pays, sauf ceux qui se sont donnés pour tâche de freiner le développement du phénomène.

Quand on veut sauver le français, avoue-t-on toute la vérité lorsqu’on s’en prend à l’anglais ? Le problème est le même dans l’autre clan. Il semble d’ailleurs que personne ne soit dupe de cette rhétorique. Il faudrait plutôt dire que nous, créoles, wolofs, peulh, soussous, lingala, yorubas, ibos, fong, ewe, souaèli, nous avons besoin soit du français soit de l’anglais pour établir la communication avec le reste du monde. Possédant le français en plus de nos langues nationales, il nous est plus aisé de réaliser l’échange, comme nous sommes tentés d’assouplir les structures externes à nos ressources internes. Je ne considère pas la langue française comme une valeur absolue.

L’important, c’est la communauté avec ses besoins d’expression et les nouveaux langages, même dérisoires, qu’elle se donne. Tout est en devenir, en perpétuelle mutation. Il est soupçonnable celui qui condamne les premiers pas de l’enfant sous prétexte qu’ils sont gauches.