Philosophie

SIGNIFICATION CULTURELLE DE L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE

Ethiopiques numéro 62

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er semestre 1999

Toute mutation technologique d’importance plonge les hommes dans une perplexité, voire un désarroi dont la cause générale tient, semble-t-il, aux modifications, aux bouleversements qu’elle entraîne dans l’ordre social et culturel. Mais ce sentiment d’angoisse face à l’innovation technique n’est-il pas dû surtout aux réactions d’immobilisme, de résistance ou d’aveuglement qui se nourrissent à la nostalgie d’un passé plus stable, plus heureux, et font ainsi obstacle à une réelle compréhension de la nature et de la fonction véritables de la technique au sein de la culture ? On croit du reste souvent pouvoir répondre à cette perplexité en limitant le rôle de la technique à un facteur d’amélioration de ce qui est déjà acquis, d’accompagnement du continuum progressif de l’humanité. Ce faisant, la technique est considérée comme une production accessoire et subalterne de l’histoire, menaçante sans doute, un peu à la façon d’un accident toujours probable, mais précisément parce que telle, justifiant, et la référence à des équilibres et à des stabilités culturelles provenant du passé, et le recours aux fictions messianiques portant sur le destin historique de l’humanité. Soit deux illusions : celle d’un pouvoir de maîtrise, voire de refus, de la technique, pouvoir enraciné dans un système culturel identitaire transmis depuis les temps les plus anciens ; et celle d’un pouvoir de finaliser le processus de production technique à partir des exigences propres aux réalités culturelles présentes.

Mais ces deux illusions participent en vérité d’une même passion réductrice : elle consiste en une volonté d’ancrage et d’interprétation de l’innovation technique dans des schèmes culturels connus, dûment repérables et identifiables, soit qu’ils nous soient offerts par notre passé, soit qu’ils soient projetés dans l’avenir. Or la question de la maîtrise de la technique ne saurait être résolue dans le cadre strict et fermé de références à des réalités, des exigences ou des valeurs connues, puisque l’effet premier de la technique est l’irruption de l’inconnu.

En effet, cette passion réductrice s’oppose à une authentique pensée de la technique, car elle en propose une représentation à priori qui en annule le caractère de radicale innovation, c’est-à-dire le caractère de ce qui avec elle s’ouvre justement sur l’irreprésentable.

Hier sans doute, les choses changeaient peu, et il était facile de repérer des racines lointaines, des identités séculaires, de vivre en la certitude de profondes et de pesantes permanences. Pourtant, même dans la lenteur de ce temps, des évènements relevant de l’innovation technologique survenus dans le cours de l’histoire, ont toujours eu pour conséquence de rompre cet équilibre rassurant d’une culture établie. Ainsi, peut-on nier que l’invention de l’écriture chez les Sumériens fut une mutation décisive dans l’histoire humaine, aux conséquences inimaginables, irreprésentables dans les termes de la culture de cette civilisation ? De même, on ne peut croire que Gutenberg et ses contemporains aient pris avec l’invention de l’imprimerie, l’exacte mesure de la civilisation naissante du livre.

Ce qui donc définit l’innovation technologique, c’est à la fois qu’elle ouvre un nouvel horizon des possibles et qu’elle enveloppe un potentiel implicite, imprédictible dans les tenues et les figures de la culture où elle apparaît. Prendre en considération le phénomène de l’innovation technologique, sans réduire l’histoire de la technique à un dépôt d’accessoires plus ou moins révolus, c’est alors comprendre les ruptures d’équilibre qu’elle impose aux traditions sociales et culturelles. Mais c’est surtout comprendre la nécessité absolue d’en produire la signification : ces ruptures imposent en effet à l’homme de réévaluer le rapport qu’il entretient avec son milieu, sa société et son passé. Une telle nécessité s’adosse à cette conception contemporaine de l’histoire dont M. Foucault dit qu’elle « n’est pas une durée » mais « une multiplicité de durées qui s’enchevêtrent et s’enveloppent les unes les autres » [2]. C’est dire que l’histoire ne relève pas d’un modèle linéaire qui autoriserait la prédictibilité, mais plutôt d’une impossibilité de modèle générée par des discontinuités, des ruptures, parmi lesquelles l’innovation technique est une des plus essentielles.

Deux questions se posent alors, auxquelles nous voudrions apporter ici quelques éléments de réponse.

A quelles conditions pouvons-nous, en dehors de toute technophobie et de toute technolâtrie, produire la signification de ces modifications, de ces bouleversements, de ces ruptures, provoqués par l’innovation technique à rencontre de l’ordre social et culturel ?

Peut-on identifier les perspectives culturelles annoncées par les mutations technologiques en cours ?

Toute société est fondée, jusque dans les mécanismes qui lui permettent une survie quotidienne, sur un patrimoine technique dont il est tout aussi important qu’il soit conservé qu’amélioré ou modifié, voire même dépassé. Dans sa relation à la technique, une société est donc confrontée à une double exigence qui peut être paradoxale et contradictoire : celle de la conservation et celle de l’innovation. Et c’est précisément dans le cadre de cette double exigence que se pose la problématique culturelle de la technique. Car dans la tension entre « conservation » et « innovation », c’est toute une conception de la culture garante de la stabilité, de la pérennité et de la légitimité d’un ordre de l’existence humaine fondé sur la répétition de ce qui a toujours été dit, réalisé, ou fait, qui se trouve mise en question.

L’analyse des notions de « mémoire » et de « programme » proposée par A. Leroi-Gourhan permettent de saisir ce qui est profondément en jeu dans cette problématique [3].

La mémoire est le lieu où s’inscrivent les comportements, les chaînes opératoires dont la transmission d’une génération à l’autre assure la cohésion d’un groupe social. Elle vise donc rétablissement d’une permanence dont elle est le support. Support d’autant plus nécessaire pour l’homme que, comme le montre Leroi-Gourhan, contrairement aux grands singes, « langage » et « technique » n’apparaissent pas chez lui spontanément sous l’effet ponctuel et nécessairement limité d’un stimulus extérieur.

La mémoire minimale de l’animal, l’auteur de Le geste et la parole l’appelle « mémoire spécifique » [4] ; et son programme est entièrement dépendant de ce qui dans le milieu extérieur vient l’activer ou le réactiver. Elle est caractérisée par un faible degré de permanence, inversement proportionnel à une immédiate et exacte capacité de répétition à l’identique. La mémoire proprement humaine, Leroi-Gourhan la nomme « mémoire ethnique [5] ; par son programme elle assure la reproduction des comportements humains, mais si ce programme ne tenait qu’à cela, il ne s’agirait que d’une extension de la « mémoire spécifique » à un ensemble plus vaste de comportements, et l’on ne comprendrait pas ce qu’il renfermerait d’essentiellement humain. En réalité, la « mémoire ethnique » est caractérisée dans son programme même par une indétermination essentielle grâce à laquelle l’humanité, dès ses premiers pas, se distingue radicalement de l’animalité stricte. Cette distinction qui engendre, comme par un coup de force, la création d’un espace d’indétermination dont on peut dire qu’il préfigure les conditions de l’exercice de la liberté humaine, se donne dès l’époque des hommes primitifs comme innovation technique.

En effet, alors que l’animal ne peut que répéter la réponse que son instinct ou l’habitude d’un conditionnement extérieur lui dictent, l’homme d’emblée innove et s’installe dans une permanence technique qui définit la culture : « la fabrication du chopper ou du biface relèvent d’un mécanisme très différent, (de la réponse animale) puisque les opérations de fabrication préexistent à l’occasion d’un usage et puisque l’outil persiste en vue d’actions ultérieures ». [6]

Du même coup, l’homme se pose, et s’expose pourrait-on dire du fait de la situation d’indétermination qu’il provoque par l’innovation technique, comme l’être qui produit son existence beaucoup plus qu’il ne la répète. Du même coup également, le programme de cette « mémoire ethnique », dont l’indétermination est définie aux limites par deux pôles, celui d’une indifférence relative aux déterminismes extérieurs et celui d’une ouverture sur un horizon d’usages ultérieurs devient condition de progrès et de diversité. Le programme de cette « mémoire ethnique » s’étend ensuite à un processus de différenciation par lequel un groupe social donné s’accorde une « empreinte ethnique », en quelque sorte une identité culturelle propre.

Alors, au sein de tel ou tel groupe social, quel qu’il soit, on retrouve cette problématique culturelle, cette tension entre conservation et innovation : conservation de ce qui, du fait de « l’empreinte ethnique » offre une stabilité, un équilibre rassurant ; innovations génératrices de mutations culturelles.

Nous pouvons d’ores et déjà poser une première condition de possibilité de la production d’une signification de l’innovation technique : elle consiste à refuser l’opinion habituelle selon laquelle la technique s’opposerait à la culture, puisque, nous le voyons, l’innovation technique est l’acte de naissance de la culture définie comme espace d’indétermination. « Aussi », comme l’affirme Gaston Berger, « est-il parfaitement vain d’opposer l’univers de la technique à l’univers de la culture. Les oeuvres qui constituent celui-ci sont construites selon les mêmes procédés que les machines de celui-là. (…) En réalité, le domaine de la technique est aussi vaste que celui de l’action humaine ». [7]

Pourtant, cette exigence de signification peut être étouffée et occultée. En effet, tant qu’elle est circonscrite à un groupe social et qu’elle se trouve limitée à la vie des hommes de ce groupe, c’est à dire tant que la tension entre conservation et innovation est vécue de façon strictement endogène, cette problématique culturelle peut paraître trouver une solution dans un enveloppement, une « information » de l’innovation, par ce qui, dans « l’empreinte ethnique », vise à toute force la conservation : la « mémoire ethnique » interprète, sélectionne, conditionne, juge souvent, refuse parfois l’innovation.

Mais ce pouvoir de la « mémoire ethnique » qui tente de s’identifier à une culture distincte et opposée à la technique, et de se maintenir en arguant de la légitimité d’une « empreinte », ne procède-t-il pas d’une double illusion ?

Illusion interprétative selon laquelle la culture semble oublier l’acte fondateur, c’est à dire l’innovation technique, auquel elle doit son existence au sein de la nature. La culture d’un groupe social ainsi bercé par l’illusion croit pouvoir se protéger d’éventuelles ruptures d’équilibres et de probables discontinuités historiques, en se fermant à toute innovation, se condamnant par là même à la répétition plus ou moins ritualisée des stigmates de l’empreinte : une langue, un territoire, un savoir. Une existence se répète alors dans le refus de l’innovation qui pourrait l’obliger à prendre le risque de la produire.

Illusion de maîtrise qui, comme nous l’indiquions précédemment repose sur la croyance en une détermination possible de l’innovation technique à partir d’exigences spécifiques définies et imposées par l’empreinte ethnique. Cette illusion, on pourrait l’appeler celle du contenant : la culture serait alors le contenant de la technique qu’elle contraindrait à demeurer à l’intérieur des limites de « l’empreinte ethnique ». Toute innovation technique qui risquerait alors de perturber ou de rompre l’équilibre acquis à l’intérieur de ces limites, se verrait alors rejetée, seules les « novations » confirmant la stabilité des acquis dits « culturels » étant acceptées.

Cependant, cette double illusion, n’a-t-elle jamais été, en réalité, autre chose qu’une… illusion ?

Car enfin, aucune culture n’a pu survivre dans le rejet absolu de toute innovation technologique ; et aucune invention technique d’importance n’est apparue comme le prolongement ou la conséquence strictement logique et bénéfique des acquis du passé. Ainsi, pas plus que l’invention de l’écriture n’est un simple perfectionnement de l’usage de la parole, celle de l’imprimerie ne trouve sa signification dans une amélioration de l’écriture. Toutes deux ouvrent brusquement et définitivement l’accès à un autre monde, à une nouvelle existence pour les hommes.

L’innovation technologique est essentiellement un coup de force et l’illusion qui occulte ce coup de force, et que l’on pourrait qualifier d’utopie régressive, consiste à faire croire que toute invention possède déjà, a priori, sa signification dans « l’empreinte ethnique » de la culture établie ; alors qu’au contraire, l’innovation technologique surgit et s’impose comme défaut et exigence de signification. En réalité la vie de la culture, dont la vitalité s’éprouve en ces périodes historiques de rupture d’équilibre où surgit l’innovation, ne peut qu’être une mise en cause de « l’empreinte ethnique ».

Cette illusion est puissante et efficace car elle a pour enjeu la lutte pour la conquête ou la conservation du pouvoir. Mais elle est une véritable prise en otage de la dynamique culturelle par laquelle nous avons dit que les hommes produisent leur existence plutôt qu’ils ne la répètent.

Nous ne pouvons cependant poursuivre ici cette analyse qui nous conduirait à une réflexion sur la politique de la technique.

En revanche, une seconde condition de possibilité de la production de la signification de l’innovation technologique peut être avancée : elle consiste dans la revendication de l’effet de crise que celle-ci provoque, dans la mise en cause des programmes fondés sur une stabilité répétitive. L’innovation technologique ne peut trouver sa signification que dans l’exercice d’une indépendance et d’une perspective critique à l’égard des interprétations à priori dont elle peut être l’objet. Nous ne voulons pas parler ici de cette indépendance nécessaire à la recherche scientifique et technologique, mais de cette liberté collective qu’un groupe social doit savoir s’octroyer, en refusant que sa réflexion soit rabattue sur les exigences de « l’empreinte ethnique », pour produire la signification culturelle de l’innovation technologique qui lui ouvre l’accès à un monde nouveau, à un autre temps de son existence humaine.

Car comme l’affirme J. Ellul, « la technique assure de façon théorique et systématique la liberté qu’elle avait acquise en fait » [8].

Mais il y a plus à dire au sujet de l’innovation technologique elle-même.

Dans sa typologie de la mémoire. Leroi-Gourhan propose un troisième type : « la mémoire artificielle » [9] qui permet, sans recours à la réflexion, la conservation et la reproduction d’informations et d’actes mécaniques enchaînés.

Il est remarquable que l’ensemble de l’histoire de la technique soit ponctuée et soutenue par des mutations et des inventions relatives au phénomène de la mémoire. Toute innovation technique quel qu’en soit le domaine implique un apprentissage de gestes et de comportements qui imposent à la mémoire de nouveaux contenus.

Il ne s’agit pourtant pas de cela.

Ce qu’il y a de réellement remarquable, c’est l’inverse : c’est le fait que l’innovation technologique porte, à chaque mutation culturelle décisive dans l’histoire de l’humanité, sur la mémoire elle-même. Le phénomène n’est pas celui d’une mémoire ancienne, d’une « empreinte », s’adaptant à des découvertes techniques qui lui imposent de nouveaux contenus. Il est celui d’une mémoire dont l’artifice développe une puissance qui met à la disposition de l’homme une diversité combinatoire quasiment infinie de références, d’images, d’expérience, de savoirs, d’interrogations. Cette puissance est telle qu’elle justifie la réflexion philosophique que nous initions ici, puisque l’homme se trouve contraint d’envisager une liberté à laquelle il ne risque pas d’être confronté dans les limites de la « mémoire ethnique ».

En effet, dès la révolution de l’écriture, ce qui se met en place avec la mémoire artificielle ce n’est pas une simple extension mécanique du stockage des choses connues, mais une métamorphose totale du paysage humain et de la place de l’homme dans le monde. Ainsi, alors que « la mémoire ethnique » entreprend de délimiter un monde connu, enjoignant à l’homme de s’y reconnaître et de s’y tenir, la « mémoire artificielle » renverse complètement les données du phénomène : ce qu’elle offre c’est un monde inconnu, d’une part, du fait de la quantité d’informations qu’elle contient, et d’autre part du fait de la possibilité combinatoire entre ces informations. Les révolutions suivantes, celles de l’imprimerie, de la presse, la constitution de bibliothèques, la généralisation de l’éducation scolaire, jusqu’à la révolution informatique qui marque notre époque, confirmeront de manière exponentielle cette brèche, cette rupture dans le tissu serré du « programme ethnique », par lesquelles le monde nous est restitué en permanence comme une nouvelle terra incognita. La « mémoire artificielle » est comme un accroc dans ce programme d’où s’échappe une pluralité de mondes possibles.

Ainsi les mots lorsqu’ils sont écrits, ne disent plus seulement les choses ou les phénomènes qu’ils désignent, ils indiquent la possibilité d’une combinatoire infinie, l’accès à un monde indéterminé dont la structure relève dès lors de la liberté et de la responsabilité de l’homme.

Un enfant lorsqu’il entre dans une bibliothèque franchit la frontière qui le sépare d’une immensité de signes, d’informations qui sont à sa disposition mais qu’une seule vie ne suffira pas à parcourir où à saisir. Une fois l’émerveillement ou l’angoisse passée c’est en lui-même qu’il découvre cette disposition, qui est aussi une nécessité, d’agencer, d’ordonner son imagination, ses désirs, ses émotions, ses interrogations, afin de tracer dans cette infinité offerte de références, d’images, d’expériences relatées et de savoirs les perspectives qui vont constituer un monde unique, le sien.

On nous permettra, à ce propos de ne pas être en accord avec l’idée exprimée par Hampathé Bâ lorsqu’il dit : « En Afrique, un vieillard qui meurt c’est comme une bibliothèque qui brûle ». Car lorsqu’un vieillard meurt, ce qui disparaît avec lui c’est la mémoire fixe d’un passé qui ne pouvait qu’être l’objet de répétition ; alors qu’avec la destruction d’une bibliothèque, ce qui est perdu c’est, si l’on nous autorise cette expression paradoxale, la mémoire mouvante d’un avenir, sans doute ouverte sur l’inconnu, mais contenant en elle toutes les combinaisons et les conditions de production de mondes possibles.

De nos jours, les enfants ne fréquentent plus seulement les bibliothèques, mais s’initient, avec leurs parents, aux nouvelles technologies : celles de l’informatique, de la télématique et du numérique. La révolution commencée avec l’écriture prend une nouvelle dimension : le temps et l’espace ne sont plus des contraintes pour l’accès à l’information. Des mondes, des savoirs peuvent être mis en relation, se combiner, sans que leur assignation spatiale et temporelle n’ait quasiment plus aucune pertinence.

Ainsi, « Dans le Cyberespace », écrit Pierre Levy, « chacun est potentiellement émetteur et récepteur dans un espace qualitativement différencié, non figé, aménagé par les participants, explorable. Ici, on ne rencontre pas les gens principalement par leur nom, leur position géographique ou sociale, mais selon des centres d’intérêt, sur un paysage commun du sens ou du savoir » [10].

Nous assistons de nos jours non plus seulement à une confrontation avec les limites plus ou moins closes de « l’empreinte ethnique », mais à une véritable destructuration de l’espace et du temps. La technologie moderne nous permet une vitesse d’investigation qui est proche de celle de la pensée et qui, comme elle, ne parcourt pas l’étendue du réel et celle du savoir en passant d’un territoire à un autre, mais saisit la combinaison d’une diversité d’informations immédiatement en un réseau toujours modifiable.

Voici donc la troisième condition de possibilité de la signification de l’innovation technologique. On ne peut prétendre produire la signification d’une innovation technologique quelle qu’elle soit qu’en tenant compte du fait qu’elle est le résultat d’une liberté de combinaison, elle-même rendue possible par l’étendue et la diversité des connaissances, des références, des expérimentations, que seule une « mémoire artificielle » permet.

Une innovation technologique est toujours le surgissement d’un avenir pour un passé et un présent dont il a fallu excéder les limites répétitives. « La mémoire artificielle » est la condition de possibilité de cet excès, de cette transgression des limites. On pourrait en donner la définition d’une conversion de limite vers l’infini.

C’est donc vers elle qu’il faut nous tourner pour tenter de dégager le support conceptuel permettant de produire la signification de l’innovation technologique. Ce faisant nous apporterons des éléments de réponse à la seconde question que nous posions concernant les perspectives culturelles faisant suite aux mutations technologiques actuelles.

Ce qui s’affirme et s’affine dans la révolution moderne de l’informatique est déjà en germe dans celle de l’écriture. C’est l’idée que la constitution d’une « mémoire artificielle », est en quelque sorte le paradigme de toute innovation technologique. En effet, l’extension de la mémoire, qu’elle soit supportée par de simples signes écrits, par le livre ou par un réseau télématique, préfigure les deux fonctions essentielles que l’on retrouve dans toute véritable innovation technique. Ces fonctions tiennent toutes deux à cette liberté que la technique permet à l’homme de s’approprier, soit à l’égard de la nécessité naturelle en constituant un programme d’indépendance qui va définir « l’empreinte ethnique », soit à l’égard de cette empreinte même en s’ouvrant à une information de l’avenir plutôt qu’en se résignant à la répétition de son programme. Ces deux fonctions sont celles d’une « liberté géographique » et d’une « liberté éthique ».

Une liberté géographique puisque l’innovation technique ne surgit qu’à partir d’éléments déterritorialisés fournis par la mémoire artificielle, et qu’elle produit un passage aux limites qui perturbe la ritualisation répétitive d’une identification territoriale.

Le « programme ethnique » avait un lieu, un territoire. La « mémoire artificielle » fait de la technique un non lieu. De ce point de vue l’essence de la technique est l’extraterritorialité, et ce non lieu se concrétise en une réalité, celle des réseaux et des correspondances qui véhiculent, dès l’émergence de l’écriture, traductions, interprétations, confrontations, innovations.

Une liberté éthique car la technique, au moment où elle est innovation, au delà des territoires, implique une relation à l’autre telle qu’elle n’a jamais pu être anticipée par l’empreinte ethnique. Dans une attitude prospective, Gaston Berger écrivait que l’invention ne génère plus des machines et des objets pris en eux-mêmes, mais des moyens de s’unir aux autres [11]. Il trouvait là la confirmation d’une démarche phénoménologique qui lui permettait de découvrir que l’interdépendance entre les hommes, cette interdépendance rendue effective par la technique, ne va pas à l’encontre d’une humanité essentielle puisque « ce que cherche l’homme c’est le dialogue ! Ce qui donne un sens à son existence c’est la rencontre d’autrui » [12].

Pourtant cette double liberté est au coeur de ce que nous désignions comme une problématique culturelle. Car la déterritoriaIisation technique rendue possible par la mémoire artificielle, conduit à un défaut de repère et à une « souffrance de la désorientation ». Mais il ne sert à rien de prôner un repli identitaire sur les anciennes marques de « l’empreinte ethnique ». Car l’identité ne s’affirme pas à part soi, volets clos ; elle est dans la relation à l’autre.

Ce qu’affirment les mutations technologiques actuelles, toutes entières « modélisées » par le paradigme de « la mémoire artificielle », c’est que « l’insularité culturelle », c’est à dire la juxtaposition des cultures en archipel, quand bien même elle pu survivre en tant qu’illusion historique, était condamnée à disparaître.

L’enjeu de cette problématique est la question de l’Universel. Une conception est sur le point de s’éteindre : celle qui faisait de l’Universel une vérité absolue et objective, un soleil fixe au-dessus des particularités. Une angoisse pointe : celle qui appréhende un universel technologique menaçant de broyer les différences qui font la richesse de la diversité humaine. A cette angoisse une réponse non moins menaçante est offerte : celle qui fait l’apologie d’un relativisme qui prétend ignorer l’autre.

En réalité, le phénomène de l’innovation technologique, parce qu’il réalise cette double liberté, géographique et éthique, qui est l’essence même de toute dynamique culturelle, nous indique que l’Universel ne saurait être pensé en dehors des différences. Il est ce point de convergence asymptotique d’un dialogue devenu seulement aujourd’hui inévitable. Il ne tient qu’aux hommes de faire en sorte que ce dialogue, que cette dynamique culturelle généralisée, « mondialisée » pourrait-on dire, grâce aux ultimes mutations technologiques, conduise à une production de différences non plus territoriales ou sur fond de « mémoire ethnique », mais sur le modèle associatif, à l’image du réseau, de désirs, de passions ou d’intérêts partagés.

Alors la notion d’Universel prendra le sens de ce qui enveloppe l’avenir, c’est à dire, à l’instar de toute innovation technologique, une diversité de mondes possibles, et répondra à la définition qu’en donne M. Serres : « Universel : ce qui, unique, va dans tous les sens » [13] .

[1] Feu Papa Amadou Ndiaye a été enseignant au Département de Philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

[2] Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits, II p. 279. GAlliMARD 1994

[3] A. LEROI-GOURHAN, Le Geste et la Parole, « La mémoire et les rythmes » A. Michel 1995

[4] A LEROI-GOURHAN. Op. cit.

[5] A LEROI-GOURHAN Op. cit.

[6] A LEROI-GOURHAN Op. cit.

[7] G. BERGER L’homme moderne et son éducation, P.U.F. 1962

[8] J. ELLUL, Le système technicien, Calman-Levy. ]977

[9] A LEROI-GOURHAN, Op. cit

[10] P. LEVY, L’intelligence collective, Gallimard 1995

[11] G. BERGER Op. cit.

[12] G. BERGER Op. cit.

[13] M. SERRES, Eclaircissements, Flammarion 1992