Philosophie

COMMENT DIT-ON DEVELOPPEMENT EN WOLOF ?

Ethiopiques numéro 62

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er semestre 1999

Comment dit-on « Développement » en wolof ? [1]

Cette question, par laquelle s’ouvre mon propos pourrait susciter de la perplexité chez certains, prompts à y déceler une de ces provocations dont le discours philosophique est coutumier, et qui, souvent, lui permettent de légitimer l’arbitraire de son commencement. Car on peut bien se demander où, par quoi et à partir de quoi commencer dans un champ aussi ouvert que celui des rapports complexes qu’entretiennent la Culture en général et le Développement en général. Non pas qu’une telle question soit, en elle-même, dénuée de sens ; mais à l’inverse par ce que, à cause de son indétermination justement, elle invite à penser quelque chose d’essentiel qu’on perdrait à vouloir la rendre plus précise. De se formuler toujours de l’intérieur d’une culture donnée, en rapport avec un degré de développement économico-social précis, n’oblitère pas sa prétention et sa vocation à concerner la généralité.

I – BANALISATION ET CONFUSIONS

Aujourd’hui, il y a peu de notions qui soient plus banalisées, plus entées sur la quotidienneté que celle de développement. Mais nous savons que la banalité a entre autres fonctions celle de soustraire un concept à l’interrogation, de lui permettre de circuler à l’instar de ces pièces de monnaie usées dont on ne s’enquiert plus de la valeur réelle. Et pourtant quand on l’évoque, c’est en rapport avec des représentations ayant la plupart du temps pour noyau un certain type de bien-être. Celui-ci apparaît comme la résultante de l’abondance des moyens de satisfaire des besoins, voire des désirs et des caprices, quantifiable en termes de ratio, de pourcentage, et de revenus bruts par tête d’habitant. Le sous-développement désignant, à l’inverse, une situation caractérisée par la non-satisfaction de ces mêmes critères. S’interrogeant sur les causes d’un tel clivage situationnel, il est arrivé qu’on pousse l’argumentation jusqu’à se demander si telles parties du monde ou telles fractions de l’humanité, pour des raisons naturelles, culturelles ou historiques ne présenteraient pas une aptitude (ou une inaptitude) pour le développement. Ou si, comme le pense un certain courant afro-pessimiste un continent comme l’Afrique ne refuserait pas le développement. Dans tous ces débats, qui véhiculent la plupart du temps beaucoup de malentendus idéologiques et de préjugés culturels, il est au plus haut point symptômatique qu’on ne cherche même pas à dire le mot « développement » dans la langue de celui à qui la chose est rapportée, et qui est sensé en être le bénéficiaire. Un peu comme ce cordonnier qui entreprend de fabriquer des sandales pour un client, sans prendre la mesure de son pied, et sans s’inquiéter de savoir s’il en a un. Ce serait là une motivation toute trouvée de ma tentative : dire l’innommé. Mais il y en a une autre, à vrai dire plus décisive : il se trouve qu’une notion comme celle-là, est tout autant, sinon plus normative que simplement descriptive, se référant au souhaitable, elle ne dit l’être qu’en le confrontant constamment au devoir-être et au vouloir-être.

II- CATEGORIES DE LANGUE ET MODES D’ETRE-AU-MONDE

Que la question du développement concerne étroitement la langue et le langage, cela ne relève de la provocation que pour celui qui ne comprend pas que le monde est toujours parlé et conjugué selon les modalités au travers desquelles il est vécu. Et ces modalités sont toujours, en définitive, culturelles.

Dans une étude célèbre intitulée Catégories de langue et catégories de pensée, le grand linguiste E. BENVENISTE avance la thèse selon laquelle la métaphysique d’Aristote est étroitement solidaire des catégories de la langue grecque. La possibilité de parler de l’« Etre en tant qu’être » – objet de ce qu’il nomme la « Philosophie première » -, repose sur la faculté qui est donnée en grec de substantiver le verbe « être », pour parler de l’être en général, au-delà de ses spécifications particulières. Et parce que toutes les langues ne fonctionnent pas selon cette économie, l’ewe du Togo par exemple (pas plus que le wolof), ne peut produire les énoncés autour desquels s’est constituée cette œuvre. Sans qu’il y ait là le moindre prétexte à formuler un quelconque jugement de valeur.

Rapportée à des réalités plus concrètes, cette thèse permet d’éclairer le fait qu’il n’y a aucun mot pour désigner dans nos langues « la neige », là où l’eskimo dispose d’un stock de plusieurs dizaines de termes pour rendre les différents états de la neige à différents moments de la journée ou de l’année, ou en fonction du contexte d’énonciation. En définitive, on peut se demander si elle est aussi absurde cette « Encyclopédie chinoise » dont parle Michel FOUCAULT dans Les mots et les choses, qui classe les animaux selon les rubriques : « qui courent vite », « qui crient au clair de lune », « qui appartiennent à l’Empereur », « qui sont peints sur du papier », et dont la seule énumération engendre le vertige de l’occidental.

III – PARLONS DÉVELOPPEMENT

Ces exemples ont pour seul but de montrer que toute réalité est appréhendée selon un appareil linguistique, et que ce que je suis en mesure de penser dépend étroitement de ce que je suis en mesure de dire. Ce que traduit éloquemment la formule du « Tractatus » de WITTGENSTEIN selon laquelle « les limites de mon langage sont les limites de mon univers ». La langue organise le monde par un système de découpage, qui peut évoluer en fonction d’expériences nouvelles, par emprunt ou par bricolage, comme lorsque les indiens d’Amérique se lancent à la poursuite du « cheval de fer », et sont détruits par l’« eau de feu » des « visages pâles » plus sûrement que par la bravoure des « tuniques bleues ». Il n’est pas jusqu’à nos intentions, nos rêves et nos projets qui ne soient filtrés par la grille que la culture, par la langue, interpose entre l’homme et le réel, comme le montrent les recherches de plus en plus pointues de l’ethnolinguistique et de la sociolinguistique. Et s’il arrivait à un invité viennois d’essuyer ses doigts huileux sur votre Nietti Abdu lors d’un dîner de gala, vous seriez bien inspiré de ne pas créer un scandale diplomatique pour cela, sous peine d’embarrasser notre Ministre des Affaire Etrangères, il faudra vous résoudre à mettre cela sur le compte d’un malentendu né de la catastrophe mythique du Babel : l’Autrichien perçoit le basin comme un tissu pour faire des nappes et des serviettes de table, là où vous voyez tenue d’apparat pour votre marabout ou votre leader politique.

Et c’est pour éviter un malentendu du même type (au risque d’en créer d’autres) que je propose de transiter par la question de la traduction. On pourrait ainsi avancer, comme équivalents pour le mot « développement », les termes de « yokkute », « jëm Kanam », « màgte », « koom-koom ». Il est remarquable que, parmi les termes proposés (qui tous évoquent la croissance), seul le dernier réfère directement à l’économie au sens strict. Il faut dire que leur convocation n’a ici qu’une valeur paradigmatique et ne prétend pas restituer un contenu absolument exact de ce que nous mettons dans la notion de développement selon la critériologie classique. Notre intention est de montrer, au-delà de la constellation sémantique mise en place, une surdétermination syntaxique par tout un faisceau de valeurs implicites.

En effet, lorsque nous parlons le développement – et pas seulement du développement – ce qui se trouve fatalement impliqué c’est la question fondamentale du sens : le « yokkute », par exemple, ne se réduit pas à la simple accumulation quantitative de biens matériels (« yokkule ») ; il la déborde pour faire signe vers l’épanouissement moral ou spirituel, qui est développement intégral ou intégrateur. On peut prendre le risque de généraliser, et dire que parler de développement dans une langue donnée, c’est mettre en place un champ complexe de nature idéo-pratique. Dans les mécanismes d’archivage de celui-ci s’articulent des déterminations propres à fournir une définition, en même temps qu’un ensemble d’attentes et de projets de ce que les tenants d’une culture posent comme un idéal. En parlant d’archive, il faut simplement garder à l’esprit la définition de Michel FOUCAULT : « l’archive, c’est la loi de ce qui peut être dit ». Que par suite d’influences plus ou moins fortes, une ou plusieurs cultures tentent d’établir leur hégémonie sur d’autres, au point que les tenants de ces dernières croient devoir revendiquer un « nouvel ordre culturel mondial », et d’autres mener de dures batailles à l’ère des autoroutes de l’information pour ce qu’ils appellent l’« exception culturelle », cela ne fait que confirmer la thèse ici défendue du complexe interactif Culture-Développement. Complexe qui, toujours nommé dans les canaux et les moyens d’expression d’une culture, ne s’épuise jamais dans un compte rendu purement descriptif de phénomènes objectifs et quantifiables. Il donne à lire des projets et des enjeux qui modulent le désirable, pour l’inscrire aujourd’hui au nombre des droits humains.

IV – DEVELOPPEMENT DE LA VALEUR ET VALEUR DU DEVELOPPEMENT : MISERES DE L’ECONOMISME

On peut convenir de restreindre l’usage de la notion de développement au résultat mesurable de l’intervention délibérée de l’homme sur la nature, afin de satisfaire ses besoins. Mais même alors, il faudra bien prendre acte du fait éminemment culturel souligné par Marx, présent dans le geste du sauvage faisant tournoyer sa fronde pour abattre un gibier, qu’il va manger cru ou cuit. De cette fronde à l’ordinateur, depuis le mythe de Prométhée jusqu’au rêve cartésien de l’homme « maître et possesseur de la nature », il est possible de voir une aventure de l’outil qui n’est rien d’autre qu’un point d’insertion de la culture dans la nature. Si la tradition philosophique s’accorde à voir dans le travail un facteur essentiel dans le processus d’hominisation, c’est parce que l’expulsion du paradis terrestre est le paradigme constitutif de toute histoire et de toute culture. Et le mythe du développement dans sa version judéo-chrétienne y trouve ainsi à se fonder.

On connaît la fameuse sentence d’Aristote selon laquelle lorsque les navettes tisseront toutes seules, à l’instar des statues de Dédale qui, dit-on, se rendaient d’elles-mêmes à rassemblée des dieux, on pourra se passer d’esclaves. On a glosé à satiété sur la vision négative que la société grecque portait sur le travail, et qui transparaît dans la distinction que cet auteur fait entre les « outils inanimés » et les « outils animés » – ces derniers désignant les esclaves. Une conception à peine différente domine en gros la vision judéo-chrétienne pendant plus de 2000 ans avec comme point d’ancrage la qualification biblique qui fait du travail la sanction d’une transgression de l’interdit divin. Equivalente, sur le plan symbolique aux douleurs de l’enfantement, la logique de l’ambivalence inscrite au coeur de la notion transparaît dans le De Opere Monachorum de St Augustin, et même déjà dans la seconde Epître aux Théssaloniciens de St Paul (3,v. 7 – 10).

Elle mettra encore la siècles avant de révéler toute sa fécondité.

Le temps sera alors venu de voir dans le travail un instrument du salut, et avec la Réforme luthérienne, la marque de l’élection divine. Une révolution aux conséquences incalculables va « germer dans le cerveau d’un moine ». En transformant tous les jours fériés du catholicisme romain en jours ouvrables, le protestantisme aura directement participé à l’accumulation primitive du capital, comme le fait remarquer MARX.

Ce n’est pas un hasard si Max WEBER doit une grande part de sa notoriété au fait d’avoir montré, dans L’Ethique protestante et l’esprit du Capitalisme, comment les canons essentiels de la vision protestante ont produit cette culture du puritain conjuguant effort de production et sobriété. La logique implacable qui en résulte inscrit la prospérité matérielle dans une perspective eschatologique, il n’a fallu que très peu de temps à l’échelle historique pour que l’Amérique devienne le leader du monde développé, et inscrive sur sa monnaie « In God we trust ».

Dans le même ordre d’idées, Michio MORISHIMA, considéré comme l’un des plus grands économistes du monde contemporain montre dans son ouvrage Capitalisme et Confucianisme comment la rencontre de la technologie occidentale et du confucianisme japonais – qui se démarque du chinois plus contemplatif par sa raideur militaire dans la hiérarchie et son culte absolu de la loyauté à l’égard du chef – a réussi, à partir des réformes Taika et Meiji, à transformer un pays archaïque en une puissance mondiale. Plus près de nous, le sociologue Malick Ndiaye, dans une étude intitulée Les Goorgi, éthique cedo et société d’accaparement, tente d’asseoir l’idée selon laquelle dans l’espace sénégambien, précisément entre le Cayor et le Baol, la crise ouverte par la défaite militaire des aristocraties traditionnelles et l’imposition totale de l’administration coloniale, a rendu possible la greffe de l’idéologie ceddo et de l’islam soufi (notamment chez les Baay Fall regroupés dans les daaray ligeey implantés par Cheikh Anta Mbacké) pour donner le type de Moodu-Moodu spécimen d’une nouvelle race d’hommes d’affaires. Nous-même avons tenté une approche du phénomène dans un article inédit auquel nous avons donné le titre Mémoires mourides : de Wirwir à Xelcom.

Il faudra certainement de patientes monographies pour répertorier les traits spécifiques qui confèrent leur esprit d’entreprise aux moodu-moodu d’ici, aux bamilékés du Cameroun ou aux dioulas et autres « diallo-peulh fouta ». L’objectif sera de mettre en lumière des dynamiques socio-culturelles ici étouffées ou gaspillées, là, au contraire, mises à profit par des vecteurs socio-économiques déjà en marche et porteurs de virtualités nouvelles.

V – ET SI L’AFRIQUE NE REFUSAIT PAS LE DÉVELOPPEMENT ?

Car il y a bien une dialectique complexe, une causalité réciproque et ambivalente entre Culture et Développement. Et parler d’une « culture du développement » par exemple, peut autant signifier le type de représentation du monde compatible ou incitateur d’une dynamique de développement que celui engendré par le développement. L’exemple japonais montre ce que peut, dans un tel contexte, la promotion de paradigmes favorisants, présents dans la culture ou à inculquer. Le tout est affaire de choix stratégique, de vision prospective et, disons-le, de volonté politique, solidaire de ce qu’un penseur comme C.A. DIOP mettait dans la notion de « conscience historique ». Celle-ci ne consiste pas dans une fascination narcissique par le passé, si glorieux soit il, mais dans l’effort endogène d’y puiser matière à affronter les défis du monde moderne. Il y a dans le bon « usage du passé », pour parler comme Moses FINLEY, toute une vision culturelle du développement. Pour ne citer qu’un exemple, la récurrence obsédante des mythes de fécondité se prolongeant en rituels, dit assez tout l’intérêt qu’il y a à revisiter l’économie symbolique des représentations traditionnelles du monde. Ce qui ne doit évidemment pas conduire à la spécificité à tout prix qui est fermeture sur soi, dans un monde essentiellement ouvert. Mais de même qu’on ne vit pas avec un capital symbolique et une mémoire historique d’emprunt, de même narrer le Mythe du Développement en wolof, en bambara ou en soninké est peut être la seule façon qui me soit réellement donnée de dire le type de développement que je veux, pourquoi et pour qui je le veux.

[1] Texte prononcé lors de la Table ronde sur « la culture et le développement » organisée par les anciens élèves du Lycée Abdoulaye Sadji le 26.04.97.

[2] M. Diagne est professeur au Département de Philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar