Littérature

SENGHOR SENSUEL ET PLURIVALENT POETE CIVIL : IDENTITE, EMOTION, UNIVERSALITE

Ethiopiques n° 64-65 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er et 2e semestres 2000

Senghor sensuel et plurivalent poète civil : identité, émotion, universalité [1]

Tenter de fournir en quelques pages un bilan des activités de Léopold Sédar Senghor n’est pas une entreprise facile : on sait en effet combien ses activités – littéraires, socio-politiques, didactiques, culturelles – furent étendues, variées multiformes et complexes. C’est là un trait qui lui est propre, et que je tiens à souligner dès à présent, car il me faudra nécessairement faire des choix. Mais d’abord, un fait indubitable, en guise de prélude à mes réflexions : Senghor compte parmi les plus grands poètes de langue française vivant aujourd’hui [2]. Je veux dire par là qu’il est non seulement l’un des plus illustres, mais aussi, et surtout, celui dont l’œuvre est l’une des plus illustres mais aussi, et surtout, celui dont l’œuvre est l’une des plus valables et des plus vitales de notre siècle. Chez Senghor, en effet ; pas de séparation possible entre la production poétique d’un côté, et, de l’autre, tout ce qui appartient à sa réalité humaine : sa formation, l’affirmation systématique de son identité, sa culture, son activité didactique, son action politique. L’osmose est complète entre ces deux dimensions, car si la réalité de l’homme Senghor nourrit sa poésie, à son tour le poète enrichit cette réalité en proclamant et en évoquant, inlassablement, ses propres racines, en chantant ses émotions, en affirmant les principes, pour lui fondamentaux, de l’universalité.

Du reste, pour grandes que soient ses réussites en tant qu’hommes d’action, je crois pouvoir dire que Senghor a réalisé sa plus haute entreprise précisément en sa qualité de poète, et cela de par la nature même de l’œuvre d’art. Car chez lui, l’œuvre est nourrie d’une si riche histoire personnelle et collective (de fait, on ne la comprendrait pas sans reconnaître toutes les incidences de cette histoire sur elle), qu’elle se présente à nous avec des caractères spécifiques durables. C’est pourquoi, de toutes les activités de Senghor, et bien qu’elle soit inséparable des autres actes de sa longue carrière, c’est celle du poète que j’évoquerai ici. Sa créativité littéraire si singulière, si personnelle, si imprégnée de lyrisme, nous offre, certes, des réussites particulièrement remarquables. Et Senghor lui-même semble enclin à attribuer à cette créativité une prééminence spécifique sur l’ensemble de son agir. Mais, et voilà ce qui m’importe, cette créativité reste indissolublement liée à son engagement social et culturel d’homme-écrivain, enraciné dans une communauté civile dont il se sait membre à part entière ; une communauté dont il partage toute la réalité avec un esprit conscient, responsable et combatif ; une communauté, enfin, qui est « sa » communauté africaine.

Les recueils de Senghor, où nous pouvons lire les poèmes qu’il composa de 1945 à nos jours (plus quelques textes antérieurs à la seconde guerre mondiale), sont en effet le clair miroir de son inséparable engagement d’homme, d’une conception de l’art – à la fois tourmentée et heureuse – entendu comme extériorisation de soi et de ses propres sentiments, dans une correspondance ininterrompue avec les émotions et les exigences de la communauté à laquelle le poète sent qu’il a appartenu, et appartient encore. Une conception de l’art entendu comme une expérience humaine et comme un devoir social, comme une voix – un chant rythmique, puisque le rythme est pour Senghor l’empreinte même de l’art noir par où son propre monde s’exprime. Une conception de l’art entendu, enfin, comme une constante sympathie pour ce monde, dont il révèle et offre – avec une authenticité intensément vécue et communiquée, dans le contraste fertile entre soleil et ombre – toute la réalité : thèmes, problèmes, légendes, évocations, émotions, rythmes, tonalités, paroles, danse, musique, incantations, visions, mythes, souvenirs, messages, s’abreuvant – comme les lamantins – aux sources de son Afrique maternelle, qui est la lymphe et le sang du chant senghorien, de sa symphonie.

C’est un univers que Senghor a absorbé automatiquement, graduellement, amoureusement, intimement, pendant la période où chaque être humain développe de façon organisée, ses sens et ses connaissances, à travers ses premiers contacts fondamentaux avec le monde qui l’entoure. Ensuite, l’éloignement – mais aussi les nombreux retours désirés par le poète – a fait prendre à cet univers une place de plus en plus grande dans sa mémoire ; il l’a dilaté, globalisé, pour enfin lui redonner une nouvelle existence dans sa poésie. C’est ce « Royaume d’enfance », plusieurs fois évoqué par Senghor dans la « Postface » d’ Éthiopiques citée plus haut : un royaume (plutôt qu’un règne) d’enfance, fabuleux et en même temps réel, qui embrasse tout, le tout, parce qu’il appartient au passé, certes, mais aussi parce qu’il est « Terre promise de l’avenir », « Cité de demain » prophétisée, et puis « Soleil de la mort qui nourrit le Poète », comme il est dit dans l’Elégie de minuit (in Nocturnes) après que le poète a, pour son royaume, invoqué Dieu : « Toi Seigneur du Cosmos, fais que je repose sous Joal-l’Ombreuse / Que je renaisse au Royaume d’enfance bruissant de rêves ».

Et c’est en revivant au moyen de sa propre parole – il lui suffit de « nommer les choses » pour retrouver « les éléments de son univers enfantin », tant est profonde en lui l’empreinte reçue – que Senghor acquiert la certitude de pouvoir contribuer à la renaissance du monde contemporain, convaincu que telle « est la mission du poète ». Pour Senghor, évoquer ce royaume n’est pas, en effet, un geste gratuit d’abandon sentimental, fût-il même agréable, mais une forme d’engagement nécessaire, un geste dû de conscient amour envers l’humanité. C’est un mouvement instinctif ou intuitif, devenu conscient en lui pendant son premier séjour à Paris, aux temps difficiles et féconds de la « Revue du Monde Noir » (1931-1932), de « L’Étudiant martiniquais » (1932-1934) et de « L’Étudiant Noir » (1935), à travers ses contacts avec les jeunes (surtout antillais) qui se regroupaient autour de ces trois périodiques, à travers son amitié avec Aimé Césaire, mais aussi, entre autres, avec Georges Pompidou, et à travers ses expériences d’enseignement, dans cette ferveur des enthousiasmes culturels qui était la vie même du Paris de l’époque.

De l’esprit du jeune poète, dans ses deux premiers et célèbres recueils de vers – Chants d’ombre et Hosties noires- émanait une prise de conscience précise de l’existence d’une culture noire. Parvenu à sa maturité d’homme, Senghor fait flotter au vent son drapeau : une anthologie où l’on trouve la preuve qu’il est arrivé à la politique à travers la poésie. Il s’agit de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, précédée de la célèbre préface Orphée noir de Jean Paul Sartre et reverdie plus tard par la fondation (1972) des Nouvelles Editions Africaines (N.E.A.). C’est un drapeau (la métaphore est forte et peut-être à l’apparence banale, mais elle est claire, et donc efficace) qui entend proclamer triomphalement l’éclat de la civilisation noire-africaine, sans jamais laisser de côté l’expression des sentiments individuels. Une civilisation dont l’essence fondamentale est d’être « sensuelle », en conservant au terme son sens originel de sensible, c’est-à-dire capable d’impliquer tous les sens et d’acquérir toute connaissance par le truchement des sensations, jusqu’à exalter, par suite, « les qualités sensibles -je dirais sensuelles- des mots », écrit Senghor, continuant la pensée d’André Breton, surtout relativement à son souci de l’harmonie verbale, mais en tenant compte aussi bien entendu du problème de la valeur cognitive/créative de la parole.

Donc, si pour Senghor, faire de la poésie ou s’occuper de poésie est une passion impossible à abolir, une passion sans fin ; si la créativité noire est liée au rythme et à l’émotion, qui tour à tour se stimulent, vivant ensemble dans une sorte de circulation active réciproque, la poésie noire est aussi connaissance, « incantation qui fait accéder à la vérité des choses essentielles : les Forces du Cosmos », grâce à sa capacité intuitive, favorisée par le flux permanent des sensations. Cependant, Senghor ne prend pas prétexte de cette nature de la civilisation noire pour en affirmer la primauté ; ses splendeurs ne sont pas magnifiées pour dominer, pour écraser d’autres civilisations, mais uniquement pour prendre place auprès d’elles avec la même dignité, les mêmes droits et les mêmes devoirs, dans une identité retrouvée, reconnue, respectée.

C’est ce chant de l’africanité qui constitue l’élément central de la production poétique senghorienne, aussi bien au plan lyrique individuel qu’au plan anthropologique et socio-politique, il ne s’agit pas de faire pittoresque – Senghor a écrit : « Quand nous disons kôras, balafongs , tam-tams, et non harpes, pianos et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque ; nous appelons « un chat un chat » – ; il s’agit de retrouver ses propres racines et de les exprimer de manière authentique. En d’autres termes, et avec un peu d’humour, cela signifie simplement que les Noirs sont « restés eux-mêmes, irréductiblement sincères », ni plus ou moins que le zèbre dont « le propre » est d’avoir des « zébrures », c’est-à-dire de ne pas être différent de lui-même.

Encore une fois,il est évident que chez Senghor la création poétique est indissolublement liée à l’engagement culturel et politique. Il estime en effet que, chez les nations en devenir, pas plus l’intellectuel que le politicien ne doivent craindre de « fare il professore », c’est-à-dire d’expliquer, de répéter, car il est convaincu que les difficultés affrontées par les peuples et par leurs gouvernements – bien qu’elles soient, certes, d’ordre politique, économique, national, social, racial, religieux sont éminemment d’ordre culturel : « le problème majeur de cette fin de siècle n’est pas le « nouvel ordre économique international », comme on le clame depuis quelques années, qui ne sera pas réalisé si l’on ne rend, auparavant, leur parole à tous les hommes de tous les continents, de toutes les races, de toutes les civilisations. Je parle d’une parole poïétique, qui crée un nouvel ordre économique – il faut bien manger, bien sûr – parce qu’ (elle crée) un nouvel ordre culturel mondial. Je parle d’une parole comme vision neuve de l’univers et création panhumaine en même temps : de laParole féconde , une dernière fois, parce que fruit de civilisations différentes, créée par toutes les nations ensemble sur toute la surface de la planète Terre ».

Senghor est donc convaincu que l’action politique doit emprunter une démarche d’origine culturelle, s’inspirer de quelques idées-forces de caractère universel, d’un concept de civilisation qui transcende, en le dominant et en le guidant, l’acte politique lui-même. Cette conviction qu’il ne peut exister de sérieuse action politique sans culture bien fondée ramène inévitablement Senghor à parler de thèmes humanistes et littéraires, dans une osmose permanente avec la dimension pratique et l’observation du quotidien, toujours soucieux de respecter et d’exprimer le monde où il est né, son moi le plus intime.

Telle est, répète-t-il inlassablement, la voie à suivre pour « une authentique poésie nègre » : c’est-à-dire qui, en respectant et en exprimant le rythme dont nous avons déjà parlé, retrouve effectivement son authenticité, car « le Nègre (…) est d’un monde où la parole se fait spontanément rythme, dès que l’homme est ému, rendu à lui-même, à son authenticité. Oui, la parole se fait poème ». Une poésie qui, même matériellement, est chant, comme le démontre le fait que Senghor, avec une volonté précise, signale souvent – surtout dans les recueils les plus denses de sa maturité : Ethiopiques et Nocturnes, moins (ou nullement) dans les plus personnels : Lettres d’hivernage et Elégies majeures- les instruments, ou le type d’instrument, pour lesquels sont faits ses poèmes, déclarant que leur diction doit revenir à ses origines, c’est-à-dire posséder un accompagnement musical. Il écrit en effet : « la grande leçon que j’ai retenue de Marône, la poétesse de mon village, est que la poésie est chant sinon musique » ; et il est toujours convaincu que « le poème n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps ». Il ne s’agit donc pas d’une poésie fondée sur le rythme par un souci de rhétorique, fût-ce même de bonne rhétorique, mais d’une poésie fondée sur le rythme pour respecter sa propre authenticité, l’exprimer et la transmettre.

C’est de cette certitude que naît chez Senghor un chant plein de ses propres émotions, de ses propres sentiments, avec la découverte – conjointement à la volonté de restitution et même de glorification – de cette commune matrice africaine, qu’Aimé Césaire baptisa « négritude » au début des années trente, et qui offrit à Senghor lui-même, dès alors, l’occasion d’exprimer des potentialités absorbées pendant sa toute première formation africaine, puis cultivées de plus en plus jusqu’à lui offrir, aussi, des possibilités inespérées au départ pour la conscience culturelle, d’abord, puis la libération politique de l’Afrique noire francophone. C’est là un parcours dont toute son œuvre est le témoignage, mais qui s’explique davantage dans les quatre volumes de Liberté évoqués plus haut, et qui illustrent aussi bien les aspects fondamentaux de sa poétique que ceux de son idéologie. Poétique et idéologie interagissent constamment l’une sur l’autre, toutes deux insérées dans le monde idéal du poète et dans ses expériences : de l’assimilation de l’art nègre de la part du monde occidental, jusqu’à la capacité autonome, de la part du monde africain, d’exprimer pleinement sa propre individualité. De sorte que Senghor a pu écrire : « ma négritude est truelle à la main ». (Liberté I, Négritude et Humanisme, p.8).

Mais pour lui, la Négritude ne constitue nullement le projet d’un nouvel empire culturel qui viendrait remplacer ceux de la gréco-latinité antique ou de l’Europe moderne : il la conçoit bien plutôt, ce qui est plus équilibré et plus concret, comme une proposition : donner, à travers la définition et la reconnaissance des valeurs du monde noir, sa propre contribution à la formation de la future société humaine ; pour un apport réciproque, un échange mutuel. Lorsqu’il parle de négritude, Senghor entend proposer (comme il le répète au moyen de formules synthétiques) un « métissage culturel » (qui bien entendu ne lui fait pas rejeter le « métissage biologique ») et une « symbiose culturelle », déjà incarnés par ces « métis culturels » que sont les écrivains noirs de langue française, parmi lesquels il faut bien sûr compter Senghor lui-même, Senghor qui a su faire produire à ce « métissage » des fruits concrets, en œuvrant avec ténacité pendant des années, en manifestant sans cesse une pensée visant à réunir Africains et Européens dans un effort commun pour la réalisation d’une « convergence panhumaine » (Liberté I, pp. 9 et 356), résultant de la symbiose de leurs deux civilisations. Deux civilisations différentes auxquelles il faut reconnaître une interaction réciproque de même dignité, tout apport sur ce plan étant irremplaçable.

Cet effort doit tendre, selon Senghor, à l’édification de cette « civilisation de l’Universel » que Pierre Teilhard de Chardin […] annonçait pour l’aube du troisième millénaire : un projet qui lui tient au cœur (il suffit de remarquer qu’il y revient d’innombrables fois et qu’il le souligne en différentes occasions solennelles, comme dans le discours qu’il prononça à la Sorbonne le 11 décembre 1974, ou dans celui du Capitole le 14 janvier 1980), et qui lui permet de se sentir fier d’avoir été proclamé civis romanus , parce que « Citoyen romain, Citoyen du Monde : c’est, là, un développement logique de l’œcuménisme antique, une extension de la dignité humaine » (cf. Discours de réception à l’Académie française p. 45). Senghor pense en effet que « l’édification de la Civilisation de l’Universel […] sera l’œuvre de toutes les races, de toutes les civilisations différentes – ou ne sera pas ». C’est pourquoi « le style des poètes de l’Anthologie » se veut « message fraternel » et non polémique.

Autrement dit, Senghor attribue, et même assigne aux poètes – avec leur authenticité d’expression – une tâche individuelle de médiation dans les apports pouvant venir des différentes civilisations. Ainsi donne-t-il une tâche collective de médiation culturelle à la Latinité, qui, pense-t-il, après avoir donné un apport exceptionnel à la Civilisation de l’Universel n’a pas encore accompli sa propre mission, celle-ci étant confiée à présent aux nations nées de sa propre culture. Parmi celles-ci, il donne la première place à la France, lui reconnaissant « une force de symbiose « , car « la civilisation française […] prend, de siècle en siècle et dans les autres civilisations, les valeurs qui lui sont d’abord étrangères. Et elle les assimile pour faire du tout une nouvelle forme de civilisation, à l’échelle, encore une fois, de l’ Universel » (cf. Discours de remerciements, p. 46). Mais il n’oublie pas l’Italie, non seulement celle, médiatrice, de la Renaissance – « terre de beauté » qui n’a pas « fini d’étonner le monde et de l’illuminer » -, mais aussi l’Italie d’Alessandro Manzoni, de Giacomo Leopardi, d’Eugenio Montale : une Italie qu’il remercie « per la sua umanità, la sua cultura, soprattutto < per > il suo spirito di fratellanza universale » (cf. Liberté I , « Eloge de la latinité » pp. 354-356).

Mais ces dernières pages sur l’Italie sont significatives également pour une autre raison : Senghor y a affirmé explicitement qu’il considère lui-même de façon unitaire -c’est-à-dire comme un tout indivisible – les problématiques présentes dans ses multiples écrits. Elles sont présentes, écrit-il en effet, « nei miei studi, nella mia poesia e nella mia stessa opera di uomo politico » ; dans une œuvre, ajoute-t-il, centrée sur la volonté d’affermare i valori originali della mia terra, quelli della « Negritudine », ma in simbiosi con altre culture » (cf. L’opera poética, p. IV). Cette dernière déclaration est fondamentale, car elle réaffirme, une fois de plus, la volonté d’opposer à la désagrégation d’un certain monde contemporain la solarité d’une vision universelle, catholique de la vie, fécondante parce que féconde, toute entière vouée à la quête d’une civilisation panhumaine » : d’une universitas civium (cf. Texte du discours prononcé au Capitole cité en p.).

C’est dans le contexte d’une telle quête d’universalité qu’il faut, me semble-t-il, insérer la recherche permanente, de la part de Senghor, d’une langue poétique personnelle, se proposant – u pour mieux dire s’imposant- de souder à la langue française, étudiée avec soin et pleinement assimilée, des éléments empruntés aux langues africaines qui lui sont connues. Ces apports sont de type lexical, comme on en trouve beaucoup dans des poèmes, mais aussi de type formel, stylistique ; car s’il s’inspire de Claudel et de Péguy pour l’emploi du verset, c’est avec des mouvements prosodiques qui lui ont été suggérés par des modèles africains écoutés à l’époque de sa formation, ou qu’il a transcrits plus tard. Mais la langue de ses poèmes n’est pas un mélange occasionnel, une manière d’exotisme : c’est une forme d’expression personnelle, autonome et créative. C’est une authentique fusion d’éléments différents et nécessairement coexistants ; une concordia rerum dont Piere Emmanuel lui fit poétiquement l’éloge (cf. « à Léopold Sédar Senghor » dans L. S. Senghor : Poèmes, pp. 344-345) -« Tu es devenu le fils et l’époux/D’une autre ténèbre d’une autre lumière/ Grecque et humide Méditerranée./ Et de toutes ses langues mariées à la tienne / De la vague intérieure au lexique océan / Tu as fait ton unique parole- et que Senghor lui-même a souvent indiquée comme le projet conscient qu’il espère avoir su réaliser : « Je voudrais parler non seulement en Nègre, mais aussi en Francophone. J’essayerai de dire la symbiose que nous avons voulu réaliser ensemble, à partir de nos différences ».

Des différences, donc, qui ne craignent pas de se montrer au grand jour et qui utilisent la langue française pour mieux se faire connaître, car elles ont, elles aussi, des mérites, et par conséquent des droits à faire valoir. C’est là une conviction synthétiquement réaffirmée par Senghor au début du Lexique placé à la fin de son recueil de Poèmes : « C’est en touchant les Africains de langue française que nous toucherons le mieux les Français et, par-delà mers et frontières, les autres hommes ». Toutefois, il reconnaît aussi que, s’ils ont beaucoup à donner, ils ont également beaucoup reçu : « les poètes de l’ Anthologie ont subi des influences, beaucoup d’influences : ils s’en font gloire. […] j’ai beaucoup lu, des troubadours à Paul Claudel. Et beaucoup imité. […] Je confesserai aussi qu’à la découverte de Saint-John Perse, […] je fus ébloui comme Paul sur le chemin de Damas ». La symbiose de cultures et, en substance, de langues (aussi bien comme système universel que comme formes particulières), présente dans les poèmes de Senghor, entend donc être, véritablement, de caractère planétaire.

Mais ce caractère (en raison de la formation de Senghor, de ses expériences, de ses lectures et de ses voyages) relève également de sa sensibilité, dans laquelle cependant les origines semblent dominer, sans pour autant être – comme toujours exclusives. Il s’abandonne alors au déferlement de la dimension lyrique – amoureuse (amoureuse aussi bien des lieux de l’enfance que de la femme), à la sagesse très humaine des Lettres d’hivernage et des Elégies majeures, qui reprennent et scrutent avec plus de profondeur une thématique déjà fréquemment affrontée dans les recueils Poétiques précédents. Il arrive souvent, aussi, que Senghor fasse appel dans son œuvre Poétique à un symbolisme complexe, où se fondent mysticisme, humanisme et exotisme, cette dernière composante atteignant des résultats superbes et impeccables, comme dans la célèbre Femme noire, où l’exotisme apparaît comme l’une des dimensions essentielles de l’imaginaire senghorien.

Il relève donc toujours, cet imaginaire, de la mémoire féconde d’une société qui, en dépit de conflits parfois violents, vit en harmonie avec l’univers qui l’entoure, et refleurit sans cesse, pleine de vigueur, dans le discours du poète, non point tant sous la forme d’une description raffinée, que comme une image mentale toujours plus riche de substance culturelle et d’émotion partagée. L’humaniste Senghor, féru des classiques grecs et latins, comme des français et des anglais, a donc trouvé l’essence de ses propres poèmes dans la représentation des différents aspects de ces valeurs de l’Afrique noire qu’il chante – après en avoir acquis la pleine conscience à travers des expériences semi-culturelles- et s’est engagé à faire reconnaître également à travers l’action politique, ouverte et compréhensive.

Le noyau de toute sa Poésie réside dans cette vision du monde ; dans cette Weltanschauung instinctive, née de l’intuition mais devenue bientôt méditée et consciente. Son problème profond, véritable, déclaré et précisé par Senghor lui-même (comme j’ai tenté de le montrer), est bien celui-là. Dans son œuvre, poésie et politique ne peuvent donc se tourner le dos, puisqu’il n’existe entre elles aucun hiatus : sa Poésie – j’espère en avoir fourni des preuves suffisantes – est nécessairement politique. C’est-à-dire une expression solidaire des sentiments les plus authentiques d’un moi inclus dans sa propre polis, parce qu’elle naît de ce royaume intérieur évoqué plus haut, grâce auquel le poète a pu avec la sphère de l’individuel sans heurts, ou plus exactement sans solution de continuité. Il y aurait plutôt une sorte de hiérarchie dans l’ordre des deux activités : mais une hiérarchie sans concurrence, consentie et consentante, telle que, dans une symbiose expressément acceptée, elle reconnaît une priorité de la poésie. Dans Ethiopiques, le poète a dit en effet de lui-même : « Je ne suis pas le Conducteur. Jamais tracé sillon ni dogme comme le Fondateur […] Je dis bien : je suis le Dyâli » ; c’est-à-dire, comme il l’explique lui-même, un trouvère de l’Afrique noire, poète et musicien. Mais un trouvère dont la production est littérature de conscience, poésie où le lyrisme se fait lui aussi conscience.

Au reste, une fois l’essentiel obtenu en politique, c’est-à-dire l’indépendance nationale et la constitution en pays démocratique de son Sénégal, Senghor s’est retiré de la politique active, même si (et cela est évident, en raison de tout ce que nous venons de voir) il ne s’est pas retiré de la politique tout court. Et dans une interview de janvier 1981, il a déclaré : « Je ne crois pas beaucoup à la gloire politique. […] C’est par hasard que je suis « tombé dans la politique ». Quand j’étais au lycée Louis-le-Grand, […] j’avais deux ambitions : être un bon professeur au Collège de France et être un bon poète » (cf. B. Diouf : Senghor, un cœur mis à nu… p. 45). S’il a renoncé volontairement à sa première aspiration, on peut bien dire en revanche qu’il a su heureusement réaliser la seconde.

Cependant, ce n’est pas sur le plan de la chronique et de l’anecdote que peut, me semble-t-il, se résoudre le problème indiqué. Ce qu’il faut prendre en compte, c’est bien plutôt la nature du rapport senghorien entre poésie et politique. C’est alors l’essence même de la poésie qui nous donnera la solution de ce problème. De fait, face à la contingence du politique, face à son être transitoire, Senghor pose la capacité de comprendre le monde, de saisir ses vérités essentielles, de fixer en images l’éternel ; et cette capacité appartient en propre à la poésie : « Je chante la beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel », a-t-il écrit à propos de la femme. Et si, en 1954, il voyait dans la poésie l’espérance concrète du monde contemporain – « la poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du Monde ? », en 1980, il n’a pas craint d’affirmer : « Déjà notre âme se tourne vers la Civilisation de l’Universel, déjà notre action s’applique à l’édification d’un ordre nouveau qui sera poésie, c’est-à-dire création d’un monde plus beau ».

Pour conclure, nous pouvons donc affirmer encore une fois que chez Senghor, ces deux activités – poésie et politique – se sont réciproquement nourries l’une de l’autre. Et si elles restent inséparables, il ne fait pas de doute que, en raison de la nature même de l’œuvre d’art et de la conception qu’en a Senghor, c’est l’œuvre poétique qui présente des caractères plus durables, spécifiques de cette création humaine que l’implacable passage du temps parvient le plus difficilement à annuler.

Ouvrages cités

L.S. Senghor :

-Poème, nouvelle édition, Paris. Seuil, 1985

_ Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, précédée de « Orphée noir » par Jean-Paul Sartre. Paris, Presses Universitaires de France, 1948.

– Liberté I, Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964. _-(avec Edgar Faure) Discours de remerciement et de réception à l’Académie française, Paris. Seuil, 1984.

  1. Diouf : « Senghor, un cœur mis à nu », dans Senghor Dieureudieuf (Senghor merci),

« Le Soleil » numéro spécial, janvier 1981.

[1] Ces pages veulent être – simplement, mais sincèrement – un acte de reconnaissance envers le poète qui voulut bien nous faire l’honneur d’encourager notre revue, en lui offrant pour texte inaugural, un de ses inédits (Léopold Sédar Senghor, Texte du discours prononcé au Capitole, « Francophonia », 1, Autunno 1981, pp, 5-10). Elles reprennent et développent – avec quelques retouches, des ajouts et des notes – ce que j’avais écrit il y a trois ans (L. PETRONI, Senghor sensuale e plurivalente peota civile, in L. S. Senghor, l’opera poetica Traduzione e glossario di M. Rom. Introduzioni di L.S. Senghor, G. Andreotti, A Zanzotto, L. Petroni. Acquéforti di R Bussoti. Nota alle acquéforti di ; G. Segatto, Venezia, Corbo et Flore ed., 1988, ppXIX – XXV.

– Article publié dans la Revue ÉthiopiquesN° 56 / 2ème semestre 1992.

[2] Je ne suis pas le seul à penser, puisque dans un manuel littéraire son œuvre est considérée comme une des « quatre œuvres de la littérature francophone contemporaine », avec celle de Saint-John Perse, René Char, Pierre Emmanuel (B. Vercier, J. Lecarue, J. Borsani, La Littérature en France depuis 1968, Paris Bordas 1982, p. 191). Et ce n’est pas pour tout le monde que la Bibliothèque Nationale organise une importante exposition personnelle, avec un très riche catalogue : cfr. Bibliothèque Nationale, Léopold Sédar Senghor, Paris 1978.