Littérature

6.LA PENSEE GRECQUE DANS LA BELLE HISTOIRE DE LEUK-LE-LIEVRE DE SENGHOR ET SADJI

Ethiopiques n° 64-65 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er et 2e semestres 2000

La pensée grecque dans La belle histoire de Leuk-le-Lièvre de Senghor et Sadji [1]

Une lecture superficielle de La belle histoire de Leuk-le-Lièvre ne laissa apparaître que le caractère ludique de ces contes. Et pourtant, une analyse minutieuse de l’œuvre révèle, outre l’aspect récréatif, une profonde réflexion philosophique.

Notre propos consistera à proposer une brève exégèse de ces récits merveilleux.

Deux personnages se détachent de cette fresque sociale : Samba et Leuk qui semblent représenter respectivement le disciple et le maître.

Dans le conte d’ouverture, celui-ci est reconnu comme « le plus intelligent des animaux ». Cette désignation ressemble à s’y méprendre à celle attribuée à Socrate par l’oracle de Delphes : « Le plus savant des hommes ». Dès lors, Leuk, à l’instar de Socrate, va procéder à une enquête pour vérifier cette parole divine. L’Apologie de Socrate de Platon met en scène le philosophe se rendant chez tous ceux qui étaient supposés détenir une science pour découvrir finalement qu’ils n’en possédaient que l’apparence.

C’est également Platon qui nous apprend que lorsque Epiméthée reçut des dieux l’ordre de distribuer les qualités aux êtres qui venaient d’être créés, il procura à chacun d’eux un don particulier et oublia l’homme qui ne disposait d’aucun attribut pour vivre dans la nature. C’est alors que son frère Prométhée aurait ravi le feu aux divinités afin de l’offrir à ce dernier. Du coup, ce nouvel instrument permit à l’humanité de dominer les autres créatures.

Le conte intitulé La fin du séjour à Doumbélane constituerait un écho de ce mythe platonicien.

« Les uns comptent désormais sur la puissance de leurs dents et de leurs griffes, sur la force et la souplesse de leur corps et de leurs membres. Ce sont les grands fauves, maîtres de la brousse. Les autres comptent sur la finesse de leur ouïe ou de leur odorat et sur le jeu rapide de leurs muscles. Ce sont les petits animaux sans défense. Pour échapper au danger, ils ont appris à voir loin, à entendre les bruits les plus faibles, à sentir les odeurs qui signalent la présence de leurs ennemis, enfin à échapper à ces derniers. D’autres, comme Leuk-le-Lièvre, ne comptent que sur leur intelligence pour vivre, échapper aux grands et tromper les petits » [2].

D’autre part, l’évocation des mœurs de Serigne N’Diamala-la-girafe permet aux auteurs de présenter deux grandes philosophies anciennes.

On sait en effet que l’épicurisme, école philosophique fondée au IVe siècle avant J.C. par Epicure, professait que le bonheur réside dans l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble. Pour y parvenir, le Sage se doit de vivre caché, loin des affaires publiques et de se contenter des plaisirs naturels et nécessaires, à savoir manger et boire. C’est précisément cette vie frugale que mène la girafe. Celle-ci la décrit à Leuk comme l’existence des Epicuriens au Jardin qui était leur résidence.

« – Oui, Serigne N’Diamala, tout le monde dit que vous êtes un sage.

– Hum ! on exagère peut-être un peu, sans doute, je comprends la vie à ma façon. Pour moi, il faut avant tout la solitude. Pas de paix sans solitude et pas de bonheur sans paix. Si j’ai quitté la forêt pour venir m’établir dans cette contrée tranquille, c’est pour vivre seule, loin des jaloux et des méchants. Ici, je n’ai affaire à personne. Je m’éloigne de tout le monde. Même devant un ennemi plus petit que moi, je préfère fuir. Le matin, je fais les courses nécessaires pour me nourrir et me désaltérer. Et, le soir venu, j’apprends dans le grand livre de la nature, qui est ouvert à nous tous » [3].

Quant au pythagorisme, il apparaît manifestement dans le régime alimentaire de la girafe qui est devenue végétarienne comme les disciples de Pythagore :

« Les végétaux sont ma seule nourriture. Je ne fais de mal à personne en coupant les herbes et les feuilles naissantes qui couvrent les arbres. Je crois que, si les animaux ne vivent pas en paix, c’est parce qu’ils mangent la chair de leurs semblables » [4].

De la même manière, les Pythagoriciens qui croyaient à la métempsychose, c’est-à-dire la réincarnation des âmes, s’interdisaient la chair des animaux de peur de dévorer le corps d’un parent redevenu animal.

En outre, le conte intitulé Visite de Leuk au Roi se termine comme le séjour de Platon en Sicile où le philosophe est arrêté et jeté en prison alors qu’il voulait convertir le tyran à la sagesse.

Pareille est la mésaventure de Leuk :

« Le roi entre dans une violente colère ; « Un philosophe chez moi ! Vous osez me déranger pour si peu » » ? Crie-t-il.

« Gardes ! qu’on prenne cet individu aux longues oreilles et qu’on le jette dans un des clapiers. Il est de la même famille que mes lapins. Je n’aime pas les mauvaises plaisanteries ».

Les gardes, sans perdre de minute, empoignent le pauvre étudiant et le traînent au-dehors. Leuk est jeté dans un clapier, où il se trouve seul. Ses voisins de captivité, plus d’une centaine de lapins, sont dans des cellules séparées » [5].

Toutefois, rien n’illustre mieux l’allégorie de la Caverne de Platon que le conte « Samba nouveau né ». Le mythe platonicien représente des hommes retenus dans une grotte et qui n’aperçoivent sur les parois que des ombres confuses. Ces lueurs apparaissent comme des leurres. Pour contempler la Vraie Lumière et les Idées Eternelles, ces prisonniers, par le biais d’une ascèse à travers la Philosophie, doivent s’élever vers l’extérieur. Ils se hissent ainsi du Monde Sensible vers le Monde Intelligible. Chez Senghor et Sadji, Leuk retire d’une termitière un bébé pour l’élever et lui apprendre la Sagesse :

« Le tertre s’ouvrit et Leuk saisit le petit Samba nouveau-né, qu’il emporta dans sa besace » [6].

Tout au long des contes, Leuk s’emploie à l’éducation de cet ancien prisonnier de la termitière, avec le concours de la Lionne :

« Elle commence son éducation, lui fait connaître les secrets qui permettent d’attaquer et de se défendre, de comprendre les autres et de se faire comprendre d’eux » [7].

Enfin, lorsqu’au terme de son initiation à la Sagesse, « Samba est proclamé Roi du pays » [8], on ne peut manquer de se rappeler le vœu cher à Platon dans La Lettre VII, à savoir « que les philosophes deviennent rois ou que les rois deviennent philosophes ».

En définitive, ces contes sont l’expression d’une quête philosophique qui commence avec la connaissance de la Nature, la physis, pour s’achever sur celle de l’Homme. « Connais-toi toi-même », la fameuse maxime de Socrate, constitue la Sagesse véhiculée par le récit. Le triomphe de l’Homme qui clôt La belle histoire de Leuk-le-Lièvre illustre bien la formule de Protagoras :

« L’homme est la mesure de toutes choses ».

[1] Conférence prononcée au colloque de Rufisque organisé par l’Amicale des anciens du Lycée Abdoulaye SADJI- Avril-1998

[2] SENGHOR-SADJI, La belle histoire de Leuk.-1e-Lièvre. N.EA EDICEF. 1990 Vanves p. 46.

[3] Id. Ibid., p. 126.

[4] Id Ibid.

[5] id. Ibid. p.139

[6] id. Ibid., p. 147

[7] Id. Ibid., « L’éducation du petit Samba », p. 151

[8] Id., Ibid., p. 182

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