Philosophie

RECONSTRUIRE LA THEORIE MARXIENNE A LA LUMIERE DU CAPITALISME AVANCE

Ethiopiques n°73.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2004

Jürgen Habermas, dernier grand représentant de L’Ecole de Francfort [2], parle, dans son Après Marx (1976), de reconstruction du matérialisme historique [3], pour adapter la théorie marxienne – c’est-à-dire celle élaborée par Marx lui-même – aux nouvelles réalités historiques : « l’autonomie » de plus en plus croissante du capitalisme, sa capacité à surmonter ses « contradictions internes » ; la colonisation du « monde vécu », c’est-à-dire l’instrumentalisation des sphères de vie constituées par la famille, l’école, la culture… ; sans oublier les pathologies psycho-sociales du monde moderne que des penseurs comme Freud, Foucault, pour ne citer que ceux-là, ont essayé de caractériser. Il y a eu comme un « emballement de l’histoire » tel que le matérialisme historique serait « dépassé par les événements » ; de sorte que pour poursuivre efficacement l’intention émancipatrice de Marx, il faudra nécessairement réajuster sa théorie.

La perspective habermassienne nous paraît être une voie qui permet aujourd’hui d’éviter deux extrêmes vis-à-vis de Marx :

– le premier qui, au vu des performances de l’économie de marché, conduit à déclarer la mort du marxisme ; à lire par exemple le monumental livre de Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, on a l’impression qu’il n’existe aucune autre alternative au capitalisme – couplé à la démocratie libérale. Le monde serait celui de la liberté, de la reconnaissance réciproquesi chère à Hegel. Toutes choses dont le régime qui s’inspire du marxisme ne saurait se prévaloir. « Si, dit avec assurance Fukuyama, le communisme est actuellement supplanté par la démocratie libérale, c’est parce que l’on a compris qu’il ne procurait qu’une forme très imparfaite de reconnaissance » [4]. Autant dire que le monde serait désormais livré poings et mains liés à la logique du libre échange, de la libre entreprise, dans une situation où, reconnaît tout de même Fukuyama, « […] la démocratie libérale continue à reconnaître inégalement des gens qui sont égaux en principe » [5] ;

– le second extrême consiste à vouloir garder une certaine pureté à la théorie marxienne et à considérer toute tentative de réforme comme blasphématoire. L’ouvrage de Lénine, Contre le révisionnisme, pour la défense du marxisme, qui regroupe des articles et des discours de l’auteur, exprime cette tendance à l’homogénéité, pour ne pas dire à l’orthodoxie ; qui, estime-t-on, mettrait la théorie à l’abri des interprétations réactionnaires. Le père de la révolution bolchevique a pu affirmer en 1908, dans « Marxisme et révisionnisme », que

« la lutte idéologique du marxisme révolutionnaire contre le révisionnisme, à la fin du XIXe siècle, n’est que le prélude de grands combats révolutionnaires du prolétariat en marche vers la victoire totale de sa cause, en dépit de toutes les hésitations et les faiblesses des éléments petits-bourgeois » [6].

En effet, la Révolution de 1917 a laissé présager la réalisation de cette « marche vers la victoire totale » avant que le vent de l’Est des années 1990 – une des conséquences des grandes fractures de l’histoire du XXe (les deux guerres mondiales, le nazisme, la Guerre froide, La Perestroïka…) – ne vienne la différer, pour ne pas dire la stopper.

Il apparaît donc qu’une orthodoxie marxiste se soutiendrait difficilement. Car il s’agit d’ouvrir les yeux sur les transformations structurelles nées du « capitalisme avancé ». Il s’agit avant tout de renoncer à une orthodoxie fière d’elle-même et qui chercherait à se préserver d’une lecture idéologique pour s’engager, sans complaisance, dans un autre effort de conceptualisation. L’Ecole de Francfort a effectué depuis les années 1920 ce pas décisif dans lequel Habermas marche encore, avec le regard alerte et lucide. La volonté de cette Ecole de chercher à faire coïncider Modernité et Emancipation, sur la base méthodologique d’un marxisme rénové et de son « alliage conceptuel » avec la psychanalyse de Freud, trouve dans la « Théorie de l’agir communicationnel » l’une de ses dernières formulations. Mais cette théorie, même si elle ne l’avoue pas, se présente à plusieurs égards comme un dépassement du matérialisme historique et du communisme scientifique dont l’échéance s’éloigne de plus en plus. Et c’est dans l’évolution de la société bourgeoise même qu’il faut en chercher l’explication.

  1. LA PLUS SUBTILE ET LA PLUS EFFICACE DES IDEOLOGIES : LE COUPLE SCIENCE /TECHNIQUE

Faut-il le rappeler, la théorie marxienne se présente comme l’ultime synthèse entre théorie et pratique qui informe la dernière des classes opprimées – le prolétariat -, en vu de la réalisation du communisme, société sans classe sociale ni Etat ; et de surcroît, libre, égalitaire et juste. Mais d’un autre point de vue, cette théorie se présente aussi comme « critique des idéologies » et incarnation de la seule idéologie qui vaille, parce qu’au service de la vraie émancipation humaine : le communisme scientifique qui réalisera la libération du prolétariat comme libération humaine. Tous les systèmes politiques traditionnels – jusqu’à celui dit moderne ou rationnel dont s’inspire la bourgeoisie -, qu’ils soient basés sur des conceptions mythiques, religieuses ou philosophiques, justifient toujours un état de faits donné où une classe exploite ouvertement ou subtilement une autre classe. Le communisme scientifiques, lui, exclut l’exploitation, l’aliénation ; parce qu’il enlève à la domination sa base sociale : la propriété privée.

Le matérialisme historique envisage l’avènement de cette société communiste comme une nécessité qui découlerait du dépérissement du capitalisme – par la même logique (dialectique) de dépassement social et historique qui a emporté tous les régimes antérieurs comme celui que la bourgeoisie a supplanté, le régime féodal. Cette logique obéirait, en fait, à la dialectique matérialiste selon le paradigme infrastructure/superstructure ou forces productives/rapports de production ; dialectique qui veut que l’accroissement des forces productives rende obsolètes les rapports existants et appelle à l’établissement de nouveaux rapports de production. Le matérialisme historique reconnaît ainsi un rôle déterminant à la base infrastructurelle dans cette évolution sociopolitique de sociétés humaines. Autrement dit, l’économie détermine l’évolution sociale et politique de la société humaine. Le changement qualitatif de la base (l’économie, la production) entraîne celui du sommet (les rapports de production, donc les rapports sociopolitiques).

En tout cas, depuis la fin du XXe siècle, le couple science/technique a permis un développement industriel de l’économie capitaliste. Et le prolétariat qui est censé être l’agent historique devant permettre le renversement du système capitaliste se voit progressivement remplacer par d’autres forces productives. C’est en effet, selon Habermas, l’une des tendances constatables au niveau des pays capitalistes les plus avancés, à partir du dernier quart du XIXe siècle : c’est le fruit d’« une interdépendance croissante de la recherche et de la technique qui fait que les sciences représentent maintenant la force productive la plus importante » [7]. Un phénomène qui aboutit, aujourd’hui, à la société d’information, aux Nouvelles Technologies de informations et de la Communication. Avec la science moderne, incarnée par la science physique, nous vivons à l’ère du microprocesseur qui fait que dans la chaîne de production l’effort physique et corporel est remplacé par des robots qui effectuent les travaux les plus pénibles pour l’être humain. Si les navettes pouvaient marcher d’elles-mêmes, il n’y aurait plus d’esclaves pour travailler, avait postulé Aristote. Cela n’est plus un rêve pieux, les navettes marchent seules. Mais le résultat paradoxal est que « l’homme est toujours dans les fers », du moins la servitude reste encore de mise dans les rapports humains. C’est dû au fait que le capitaliste n’est pas une totalité morale, au sens de Hegel, mais un système d’exploitation de la force de travail comme valeur comptable. Il fonctionne de telle façon qu’il est exigé de l’individu qu’il soit efficace, performant et rentable ; sinon il se voit rejeter à la périphérie du système. Ainsi aux phénomènes de travail aliéné caractérisés par Marx viennent s’ajouter d’autres effets pervers du capitalisme : le chômage, les sans domicile fixe (S.D.F.), les problèmes d’immigration, la criminalité… Mais, malheureusement, aucun discours, aucune autre critique ne semble inquiéter la marche triomphale du capital. Et même l’Etat social ou providence ne semble être en mesure de faire reculer les frontières de la domination économique du capitalisme. Car son interventionnisme pour régler l’appareil de production, pour qu’il y ait plus de justice sociale s’avère vaine, sinon ambivalente : dans le rôle social qu’il a l’intention de jouer, il s’éclate lui-même en unités de production industrielle et n’obéit plus qu’à des critères étrangers aux idéaux des Lumières : liberté, égalité, justice. En effet, les réponses aux problèmes sociaux, notamment aux revendications des travailleurs, obéissent le plus souvent aux impératifs de l’économie capitaliste que sont, entre autres, la croissance économique, le développement des finances publiques… Autrement dit, il n’est plus vraiment guidé par l’idée de la bonne société, de l’émancipation individuelle, rêve de la philosophie moderne, par celle de la rentabilité.

Il faut croire que le capitalisme ne peut obéir qu’à ses propres critiques que lui inspire la science. Car celle-ci ne se présente pas seulement comme « la force productive la plus importante », elle est également une idéologie d’un genre nouveau : le scientisme technocratique. Elle a, d’abord, d’elle-même une « conscience de soi » supérieure ; ensuite, elle ne se réfère qu’à elle-même. L’idéologie de la science voudrait que soit évacué de son champ tout ce qui n’est pas réductible à l’équation mathématique. En outre, elle est un corps d’exécution constituée par les technocrates, les « experts ». C’est allié a une telle force que le capitalisme a abandonné les légitimations anciennes en acquérant en même temps une grande capacité de surmonter les crises qui se présentent à lui – et par conséquent, il parvient à dévier de la trajectoire fatidique, sinon à repousser l’échéance, que lui prédit le matérialisme historique. C’est dans ce sens qu’un critique aussi profond que Stephen Rousseas affirme :

« L’histoire du capitalisme, des débuts à nos jours, montre que, jusqu’à présent, ce système a fait preuve d’une grande capacité d’adaptation à l’évolution des conditions historiques, et, aussi longtemps que cette capacité d’adaptation se maintiendra, le communisme ne peut être que le plus grandiose de tous les rêves utopiques » [8].

C’est que, comme le dit Haberma, à la suite de M. Weber et de Marcuse,

« La supériorité du mode de production capitaliste sur ceux qui l’ont précédé tient à deux choses : la mise au point d’un mécanisme économique qui rend permanente l’expansion des sous-systèmes d’activités rationnelles par rapport à une fin et l’élaboration d’une légitimation économique permettant que le système de domination soit adapté aux exigences nouvelles de rationalisation de ces sous-système en train de se développer » [9].

Fort de ce constat, on peut se ranger à l’opinion de Rousseas que « dans ce cas, il serait préférable de se tourner vers une analyse plus réaliste du capitalisme avancé d’aujourd’hui et des voies dans lesquelles il semble s’engager » [10].

Dans cette perspective, faut-il le noter, il ne suffit plus d’évoquer la faillite de la première expérience du communisme, celle qui est partie de 1917, pour être au clair avec la situation où se trouve le capitalisme – voie que semble emprunter éperdument Fukuyama. Il faut plutôt arriver à déceler ce qui donne un semblant d’invulnérabilité, et qui est, à long terme, dangereux pour l’humanité.

 

  1. BOURGEOISIE ET PROLETARIAT : PHENOMENE D’ASSIMILATION DES STRUCTURES DE CLASSE

Herbert Marcuse, dans cette perspective, a produit une réflexion féconde sur le capitalisme avancé. En effet, s’inscrivant dans le cadre de la théorie critique de l’Ecole de Francfort à laquelle il appartient, Marcuse publie en 1964 L’homme unidimensionnel. Son objectif était véritablement de montrer comment la technologie participe de la domination, en tant que justement nouvelle idéologie de la société industrielle. Marcuse avait sous les yeux la société capitaliste la plus avancée, la société nord américaine. Dans son analyse, on peut dégager essentiellement deux points marquants :

1) en même temps que la science a permis la domination de l’homme sur la nature, elle a renforcé la domination de l’homme sur l’homme ;

2) en outre, on assiste à une unidimensionnalité de la conscience et des structures des classes sans que cela entraîne conséquemment une émancipation humaine. Ainsi qu’il l’exprime :

« Dans la société capitaliste, la bourgeoisie et le prolétariat sont toujours les classes principales. Mais le développement de ce monde a altéré leur structure et leur fonction au point que désormais elles ne semblent plus être historiquement des agents de transformation sociale. Dans les secteurs les plus importants de la société contemporaine, un intérêt puissant unit les adversaires pour maintenir et renforcer les institutions » [11].

L’auteur de L’Homme unidimensionnel explique cette « cohésion » inattendue entre les deux classes antagonistes – dont l’issue de la lutte, selon Le Manifeste du parti communiste, se soldera par la victoire du prolétariat – en mettant en avant les possibilités offertes pour la satisfaction des besoins ; grâce à la surproduction, à l’abondance, la société capitaliste clivée est devenue progressivement une société de consommation ouverte, en principe, à toutes les classes. La société a fini par acquérir une force intégrante, et même intégrationniste, paradoxalement, grâce aux concessions faites aux revendications des travailleurs et les facilités d’accéder à un niveau de vie. Comment, en effet, ignorer que la réduction du temps de travail à huit heures journalières découle des manifestations des travailleurs nord américains le 1er mai 1890 ? Mais au fur et à mesure que le système recule devant les revendications, il y a comme un effet boomerang : la conscience de la classe laborieuse s’effrite, et au lieu de lutter contre le dépérissement, on cherche plutôt à s’intégrer dans les rouages de l’appareil socio-économique. Surtout que la logique de la production dans la cadre de l’économie de marché donne une satisfaction à la mesure de nos passions – là apparaît la capacité du système à gérer les désirs : « Avec le capital, les ordinateurs et le savoir-faire, arrivent les autres « valeurs » (rapports libidineux à la marchandise, aux engins motororiés, à l’esthétique fausse du supermarché » [12]. La culture en général devient une marchandise au point où Horkheimer et Adorno – deux des condisciples de Marcuse – ont pu parler d’une « culture de masse », de la production culturelle comme mystification des masses, qui traduit l’instrumentalisation de la culture et de l’individu. Pour montrer la gravité de cette situation où la classe prolétarienne se trouve vider de son potentiel révolutionnaire, Marcuse pense que

« la société existante parviendra à endiguer les forces révolutionnaire aussi longtemps qu’elle réussira à procurer toujours plus de « beurre et de canons » et à berner la population à l’aide de nouvelles formes de contrôle social » [13].

 

Donc tant que le processus d’intégration sans terreur ouverte poursuit son chemin, le potentiel révolutionnaire du prolétariat s’annihilera inéluctablement.

Par ailleurs, cette unidimensionnalité est renforcée par une intégration beaucoup plus réelle qu’idéologique : l’ouvrier peut, aujourd’hui, dans une certaine mesure, devenir actionnaire de l’entreprise qui exploite sa force de travail. Ainsi de prolétaire sans moyens de production, l’ouvrier pourrait devenir propriétaire ; par des placements bancaires, il pourrait même fructifier son capital acquis par sa participation à la production industrielle. Il devient de facto facile pour le travailleur de changer de classe sociale – donc de statut social. La critique de l’économie de marché effectués par Marx a contribué, malgré elle, au renforcement de la bourgeoisie : en soulignant les pathologies socio-économique provoquées par l’accumulation du capital et en investissant le prolétariat d’une mission historiquement fatale pour le capitalisme, elle a aidé celui-ci à comprendre son propre fonctionnement, à anticiper sur la résolution des problèmes qui surgissent. A la suite de l’analyse marcusienne, Habermas estime « qu’il n’est plus possible d’appliquer directement deux catégories fondamentales de la théorie marxiste, à savoir le concept de lutte des classes et celui d’idéologie » [14]. Car la structure et la conscience du prolétariat semblent s’abîmer dans le système capitaliste, et l’idéologie qui triomphe n’a aucune apparence d’idéologie : la science.

  1. REFORMULER LE PARADIGME MARXIEN DE L’EMANCIPATION

La théorie marxienne n’a-t-elle pas sous-estimé finalement la capacité du capitalisme – qui est une pratique que « la théorie économique bourgeoise » rend de plus en plus rationnelle, performante ? N’a-t-elle pas eu trop confiance dans « le communisme scientifique » qui est une théorisation « en souffrance » de pertinence sur le plan de l’histoire de l’humanité ? Les raisons qui peuvent entraîner l’échec ou la non-réalisation d’une théorie sont nombreuses : inadéquation entre cadre prévisionnel et réalité effective ; insuffisance conceptuelle ; absence de conditions objectives et subjectives, etc. A en croire des critiques comme Fukuyama, la théorie marxienne, du moins, le matérialisme historique aurait échoué. Mais dans le cas du matérialisme historique, il ne suffit pas seulement de considérer les échecs de l’expérience des pays de l’Est pour enterrer le marxisme. A l’analyse, les problèmes de la réalisation du marxisme semblent relever en grande partie du premier et du troisième ordres de raison. Mais Marx, on le sait, n’a pas prévu la révolution communiste en Russie féodale et préindustrielle. Il l’envisageait plutôt dans les sociétés capitalistes développées de l’époque comme la France et la Grande Bretagne. En outre, les formes revêtues par la dictature du prolétariat ont fini par épouser les figures de l’Ancien Régime qu’on critique et condamne : la domination de l’individu, le despotisme, l’autocratie et même la théocratie, notamment à travers le règne de Stanline. Mais de façon plus profonde, on peut évoquer l’analyse de J. Habermas qui juge qu’il y a eu insuffisances conceptuelles dans la construction théorique de Marx, du moins dans les présuppositions matérialistes et historiques.

En effet, Habermas considère que dans la théorisation de Marx, il y avait comme une réduction anthropologique de l’essence humaine au seul travail social – comme médium devant conduire à l’émancipation. Ce qui a conduit à la considération de la production matérielle comme la base de la vie, de l’existence humaine ; et la production des idées, des valeurs, des normes et des lois comme superstructure, idéologie ne reflétant toujours que le mode de production. D’où les rapports sociaux, les relations humaines, sont compris comme rapports de production. Ainsi, morale, religion, philosophie, art, politique ne sont-ils que les reflets du mode de production, au sein d’une société donnée. Et ils évoluent avec le dynamisme de la base infrastructurelle. Tout se passe comme s’ils étaient toujours à la « remorque » des conditions matérielles. Or, selon Habermas, il n’est pas toujours évident que la superstructure suivra aussi lâchement la base matérielle. Il estime que les valeurs et les normes intériorisées par les hommes se sédimentent au fil du temps – elles deviennent tradition, pratiques et comportements sociaux. D’où la base peut changer sans que les mentalités ne soient ébranlées. Par exemple, plus d’un siècle de révolution n’a pas suffi à transformer le peuple soviétique en véritablement socialiste, a fortiori, en communiste ; l’engouement suscité par le vent de l’Est est symptomatique de la situation de domination et d’aspirations comprimées, vécue par ce peuple. Et pour évoquer une expérience sous les yeux, malgré la colonisation occidentale et la mission civilisatrice et le récent processus de démocratisation, le peuple africain reste profondément attaché aux valeurs ancestrales qui continuent de peser de tout leur poids sur la personnalité africaine, partagée entre tradition et modernité : l’existence d’une chefferie traditionnelle toujours forte face à l’Etat moderne ; la persistance de l’autorité de l’ancêtre tutélaire face au projet de vie individuelle et libre ; des visions, croyances et comportements magiques face à la rationalité moderniste… C’est qu’au fond, il faut convenir avec S. Freud – qui élève la catégorie du « surmoi » à la dignité de superstructure – que

« l’humanité ne vit pas que dans le présent ; le passé de la tradition, de la race et des peuples subsiste dans les idéologies du Surmoi. Cette tradition ne subit que lentement l’influence du présent et des modifications ; et tant qu’elle s’exerce au travers du Surmoi, elle continue à jouer dans la vie humaine un rôle important, indépendamment des conditions économiques » [15].

C’est dans cette même optique que Habermas soutient qu’on peut raisonnablement penser que la superstructure va au-delà du rôle que le matérialisme historique lui assigne qui consiste à légitimer une situation économique déterminée. Habermas suppose une « autonomie interne » à la superstructure qu’il entend plus largement comme cadre institutionnel – pendant du cadre instrumental ou infrastructure. Il estime que malgré la dialectique dans laquelle le marxisme l’insère, il subsiste toujours une dimension que l’économique ne détermine pas vraiment :

« […] on peut comprendre le développement des forces productives comme un mécanisme qui crée des problèmes, et qui déclenche mais ne suffit pas à produire le bouleversement des rapports de production et un renouvellement révolutionnaire du mode de production » [16].

C’est qu’en réalité pour Habermas, infrastructure et superstructure sont déterminées, chacune, par des connaissances de nature différente : la base connaît une poussée évolutionnaire quand des connaissances objectivantes nouvelles sont techniquement exploitées dans le cadre du travail social ; la superstructure mise en crise par cette transformation infrastructurelle ne peut évoluer que si un savoir moral nouveau est devenu pertinent pour la raison pratique, dans le cadre des rapports sociaux ou, comme il le note, de l’activité communicationnelle fondée sur l’intersubjectivité. Or, l’histoire montre que le développement de la superstructure ne va pas au même rythme que celui de l’infrastructure. L’explication viendrait du fait que, comme souligné avec Freud, les mentalités évoluent lentement par rapport aux moyens de production qui se développent beaucoup plus rapidement – exponentiellement depuis que les connaissances scientifiques et techniques sont mobilisées dans l’industrie. En fait de reconstruction, c’est la logique dialectique marxienne même que Habermas remet en cause :

« La croissance endogène est […] une condition nécessaire de l’évolution sociale. Mais ce n’est qu’une fois qu’est apparu un nouveau cadre institutionnel [superstructure] qu’il est possible de répondre, à l’aide du potentiel cognitif accumulé, aux problèmes qui se posaient au système et qui n’avaient pas pu être résolus ; et il en résulte alors un accroissement des forces productives » [17].

Ainsi, pour qu’il y ait développement des forces de production, il faut nécessairement une nouvelle superstructure motivée par une volonté politique ; pour conditionner la mise en chantier des connaissances objectivantes – sicentifico-techniques – nouvelles. Dans cette optique, on pourrait dire que c’est seulement après l’accession de la bourgeoisie au pouvoir – préparée par un savoir moral et politique conçu par la critique philosophique depuis Descartes au moins jusqu’aux Lumières – que le capitalisme a connu un développement considérable. L’homme comme maître et possesseur de la nature par l’application rationnelle des sciences et techniques, soutenait Descartes. Mais il a fallu le cadre institutionnel secrété par la pensée politique moderne. Inversement l’Afrique a acquis suffisamment un savoir objectivant, dans tous les domaines, par ses fils versés dans la recherche scientifique et technique – ce qui devrait impulser un développement économique ; mais parce qu’un nouveau savoir moral et politique n’a pas encore pénétré les esprits – du fait de beaucoup de freins historique, socio-économique, politique, etc. -, un bond qualitatif, un dynamisme voulu et conçu attendent toujours sinon tardent à intervenir.

Finalement, cette reconstruction du matérialisme historique effectuée par Habermas peut se résumer en ces propositions :

« […] alors que le processus d’apprentissage ayant des conséquences évolutionnaires, qui déclenchent des poussées faisant époque dans l’évolution, se situait pour Marx dans la dimension de la pensée objectivante […] dans la dimension du savoir technique et organisationnel, de l’action instrumentale et stratégique – en somme : au niveau des forces productives – on a maintenant de bonnes raisons de supposer que c’est aussi dans la dimension de la connaissance morale, dans la dimension du savoir pratique, de l’action communicationnelle et du règlement consensuel des conflits que se produisent certains processus d’apprentissage qui se sédimentent sous forme de modalités plus élaborées de l’intégration sociale, c’est-à-dire au niveau de nouveaux rapports de production, et que ce sont eux qui, à leur tour, rendent possible la mise en œuvre de forces productives nouvelles » [18].

Cette reconstruction ou ce renversement donne en fait le rôle moteur de l’histoire à la superstructure, au cadre institutionnel continuellement redynamisé par l’action communication des Sujets politiques :

« Cela confère, explique Habermas, une importance stratégique au sein de la théorie à ces structures de rationalité qui trouvent les expression dans des visions du monde, des représentations morales et des formations d’identité, qui deviennent effectives au niveau de la pratique dans les mouvements sociaux et s’incarnent finalement dans uns système institutionnel » [19].

On comprend dès lors pourquoi Habermas cherche à assigner à la société civile la mission de libération que Marx a confiée au prolétariat. Celui-ci étant assimilé désormais par le capitalisme, c’est vers les mouvementssociaux, incarnés par la société civile, que la théorie habermassienne se tourne.

Mais on peut légitimement se demander si la société civile contemporaine pouvait réussir là où le prolétariat a échoué. De quel pouvoir dispose t-elle pour mettre à genoux le capital ? Habermas semble dire qu’il s’agit d’un pouvoir de siège, de critique, face à la rationalité instrumentale incarnée aujourd’hui par les Institutions financières et l’Etat libéral. La mobilisation anti-modialisation de la société civile à Seattle contre le sommet des Nantis de la Terre est certes porteuse d’espoir, mais le combat est loin d’être gagné.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Université Abdou Moumouni de Niamy, Niger.

[2] Cf. L’Imagination dialectique de L’Ecole de Francfort, Paris, Payot, 1977, dans lequel Martin JAY procède à une présentation critique du premier Institut d’études marxistes, qui a connu une grande activité intellectuelle entre 1923 et 1950 ; cf. également Marxisme et théorie critique de ASSOUM, P. L. et RAULET, G., où les auteurs se sont évertués à signifier les référents marxiens de la Théorie critique qui est la méthode diffuse et pluridisciplinaire des intellectuels regroupés au sein de L’Ecole de Francfort.

[3] Tel est en réalité le titre de l’édition allemande de l’ouvrage paru 1976.

[4] FUKUYAMA, F., La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, p. 19.

[5] Idem., p.23.

[6] LENINE, « Marxisme et révisionnisme », in Contre le révisionnisme, pour la défense du marxisme, Moscou, Editions du Progrès, 1978, p. 43.

[7] HABERMAS, La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973, p. 36.

[8] ROUSSEAS, S., Capitalisme et catastrophe, Paris, Economica, 1981, p. 57.

[9] La technique et la science comme idéologie, op. cit., p. 32.

[10] Capitalisme et catastrophe, op. cit., p. 57.

 

[11] MARCUSE, H., L’Homme unidimensionnel, op. cit., p. 19.

[12] MARCUSE, H., L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, p.8

[13] Idem., p. 19.

[14] La technique et la science comme « idéologie », op. cit., p. 49.

[15] FREUD, S., Nouvelles conférence sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971, p. 91.

[16] HABERMAS, J., Après Marx, op. cit., p. 112.

[17] Idem., p. 114.

[18] HABERMAS, J., Après Marx, Paris, Fayard, 1985, p. 30-31

[19] Idem., p. 31

-L’INTELLECTUEL AFRICAIN : INCARNATION DE LA MEDIOCRITE ?