Culture et Civilisations

PROLEGOMENES A LA THEMATIQUE D’UNE LITTERATURE NATIONALE

Ethiopiques numéro 12 octobre 1977

revue socialiste

de culture négro-africaine

 

Si l’on a pu dire du XXe siècle qu’il « restera celui de la découverte de la civilisation négro-africaine » [1], c’est que les surréalistes – un Picasso bouleversé par un masque baoulé, un Apollinaire chantant les fétiches de Guinée… [2]- ont dès 1900 fait découvrir au monde et à la France en particulier la sculpture puis les différentes activités artistiques traditionnelles de l’Afrique noire. Mais le XXe siècle risque bien de demeurer aussi celui qui, avec l’écriture littéraire négro-africaine, a vu naître ce qu’il convient de considérer comme un fait de civilisation : la naissance d’une littérature n’est-elle pas un phénomène aussi étonnant et capital pour la civilisation universelle que la naissance d’un être humain pour l’espèce humaine ? Tant il est vrai que, miroir et lumière à la fois, une littérature reflète l’âme d’un peuple tout en rehaussant ses aspirations : reconnaître ce que l’on est, retrouver ses sources authentiques ; êtes reconnu dans ce que l’on est, dans son authenticité – telle est la double exigence de la littérature : issue d’un moi pour l’exprimer, elle cherche à communiquer avec d’autres individus afin de leur insuffler l’espoir ou l’éveil et de participer, en la façonnant, à ce désir universel d’existence et de « reconnaissance ».

En ce XXe siècle, l’écriture nègre prend forme : et ceux qui la mettent au monde la dotent d’une telle puissance de détonation que ce monde même où elle fut couvée va en être bouleversé et révolutionné : la naissance de la littérature africaine sera bientôt suivie de celle de nombreux Etats africains, indépendants des anciennes colonies.

Dès le début du siècle, un certain nombre d’Européens s’étaient attachés à revaloriser le peuple africain, son passé, sa civilisation : des ethnologues comme Maurice Delafosse [3] et Léo Frobenius [4] avaient montré que la valeur de ce peuple n’avait rien à voir avec la primitivité dont il était généralement affublé : au contraire, c’est sa haute spiritualité qui fut soulignée, aussi bien au niveau de ses structures sociales et religieuses que dans ses manifestations artistiques et philosophiques : « Le style africain se manifeste dans les gestes de tous les peuples nègres autant que dans leur plastique : il parle dans leurs anses comme dans leurs masques, dans leur sens religieux comme dans leurs modes d’existence leurs formes d’Etats, et leurs destins de peuple » [5].

C’était là des voix justes, des voix nouvelles ; mais des voix européennes. Il restait aux Africains eux-mêmes à se faire entendre et à revendiquer leur propre dignité d’hommes faisant partie d’une civilisation : « Se taire, dit Camus, c’est laisser croire qu’on ne juge et ne désire rien » [6]. Alors les Nègres prirent la parole.

Lilyan Kesteloot a retracé avec soin la genèse de la littérature nègre, le rôle primordial d’un petit groupe d’intellectuels antillais qui, sous la direction d’Etienne Léro, lançant à Paris la – pourtant éphémère – revue Légitime Défense (1932), manifestent la première poussée d’une libération : ils proclament la solidarité des Nègres du monde entier et expriment un certain nombre d’idées « d’où allait germer la renaissance culturelle des Noirs d’expression française : critique du rationalisme, souci de reconquérir une personnalité originale, refus d’un art asservi aux modèles européens, révolte contre le capitalisme colonial » [7]. Lorsque, en 1934, succède l’Etudiant Noir qui rassemble aussi bien des Africains que des Antillais, ces options sont à la fois affermies et précisées : Senghor et Césaire, repoussant, « dans un premier mouvement, toutes les valeurs occidentales » [8], se tournent vers les sources mêmes de la civilisation négro-africaine, ses traditions et sa culture. Autour de ces deux meneurs aux responsabilités déterminantes se regroupent plusieurs étudiants noirs : Birago Diop, Ousmane Socé, Léon Damas, Léonard Sainville… Tous ces étudiants, en devenant poètes, conteurs, romanciers, – écrivains à part entière – donneront ses lettres de noblesse à ce qui, désormais, sera appelé : la littérature noire d’expression française.

 

De la littérature africaine aux littératures d’Afrique

Cette expression est à noter : on parle de la littérature africaine ou de la littérature nègre, en précisant tout au plus : d’expression française, ou : d’expression anglaise. C’est reconnaître, au-delà des différences, la grande unité de thèmes et de style qui caractérise cette littérature et fait d’elle un phénomène remarquable : parle t-on, en effet, à notre époque, de littérature occidentale, de littérature européenne ?

L’un des rares exemples de comparaison que nous puissions établir avec « le monde blanc » nous sera fourni par le XVIIIe siècle où l’on parle effectivement de littérature européenne : alors, les « philosophes » des différents pays correspondent, ils échangent leurs idées, confrontent leurs écrits, comme pour créer la vaste plate-forme d’une « Europe des Lumières », incarner l’idée d’une société plus juste, inaugurer une ère plus lucide et plus équitable. Si l’on pousse plus loin la comparaison, pour tenter de saisir les conséquences de l’unité que, dans un domaine déterminé, à une époque bien précise, un continent présente soudain, on remarquera que les écrivains européens du XVIIIe siècle ont déclenché à retardement la Révolution de 1789, tout comme les écrivains africains, vers 1930, embrassaient un foyer qui, s’amplifiant, allumerait dans les années 60, « Le soleil des indépendances » [9].

Cette unité au sein des écrivains négro-africains s’explique aisément par le rôle qu’ils s’assignent, ouvertement ou tacitement, consciemment ou inconsciemment : lutter contre l’intrus, crever l’abcès qui infecte le continent tout entier – rendre l’Afrique aux Africains. Se penchant sur leur proche passé, peuples les africains voient leurs destins unis par de la colonisation. Dès lors sont oubliées, effacées les dissensions et les luttes internes, ces guerres intertribales qui dévastaient périodiquement les peuples du continent, momentanément harmonisés et pacifiés par de grands chefs [10]. Contre le colonisateur devenu l’ennemi commun, l’ennemi unique, l’unanimité se fait. Pourtant, les indépendances progressivement accordées aux Etats africains, l’anti-colonialisme, faute de colonisateur, s’éteint peu à peu [11] et les élites, les intellectuels africains, se retrouvent face à leurs divergences dans leurs manières de concevoir la littérature, d’envisager la politique, d’appréhender le monde. Analysant ces divergences et les « mentalités différentes » qui ont pu naître entre les Etats voisins comme le Sénégal et le Soudan, Léopold Sédar Senghor écrivait dès 1960 : « Les différences géographiques, ethniques, culturelles sont encore plus grandes si l’on compare les Etats du Mali aux autres. Et il s’y ajoute un facteur, déterminant celui-là : l’éloignement. Tous ces faits historiques de l’esclavage et différences pour ne pas parler d’oppositions, se sont cristallisés en des « territorialismes » qu’il serait vain de nier… » [12].

Ainsi l’unité intellectuelle, que nous avons évoquée pus haut, tend à se défaire avant même l’accession aux indépendances, tandis qu’on peut constater, dans la production littéraire négro-africaine après les années 60, un net fléchissement [13] dû au fait que ce qui constituait : les thèmes majeurs de cette production – l’opposition au colonialisme, la lutte contre le Blanc – avait perdu, peu ou prou, sa raison d’être : la source d’inspiration essentielle était tarie.

Que, dans le domaine littéraire, l’unité n’ait pas eu lieu, peut-être cela vaut-il mieux en définitive pour que se trouvent exprimés en un concert de voix, les chemins différents que prend une civilisation pour manifester ses diverses spécificités : que serait une littérature qui, de la Mauritanie à l’Afrique du Sud, de l’Océan Indien à l’Océan Atlantique, sur plus de vingt millions de kilomètres carrés, rendrait le même son, exprimerait le même timbre ? « On ne peut nier que l’écrivain africain d’aujourd’hui continue à chanter les gloires et les souffrances de sa tribu et de sa race, à revendiquer les droits et les aspirations de ses compatriotes. Mais il a évolué, et il chante, exprime et revendique ses droits à sa manière » [14]. C’est dire que l’on ne peut tout au plus envisager un courant littéraire qu’à l’échelle d’un seul pays et non pas de tout un continent. Ce qui n’exclut pas, au contraire, même à cette échelle réduite, flux contraires et antagonismes : du moins, peut-on ainsi appréhender de façon plus concrète les différentes composantes d’une littérature nationale qui, par ses manifestations, présente toutes les diversités de la vie.

 

Nécessité d’une méthodologie

C’est dans cette optique que la tâche de la critique africaniste doit être de se pencher désormais sur l’étude des littératures nationales. Si, depuis le prophétique Orphée Noir de Sartre [15] , de fort bonnes analyses se sont multipliées sur la littérature africaine dans son ensemble, si de telles vues globales ont été nécessaires pour manifester la spécificité du continent africain par rapport aux autres continents, et faire reconnaître la valeur d’une culture jusqu’alors méprisée ou ignorée, il est souhaitable à un moment où l’intérêt du public comme de la critique s’est enfin éveillé aux réalités culturelles africaines de ne passe cantonner dans des synthèses trop vastes qui risquent de n’être pas des approches suffisamment minutieuses susceptibles d’épouser dans leurs singularités la vérité des textes littéraires. Il importe donc de restreindre l’éventail de nos ambitions et de sacrifier la tentation de tout dire à la tentative de cerner un domaine privilégié, selon une méthodologie bien déterminée. C’est cette méthodologie que nous allons essayer de définir.

En nous proposant par exemple [16] d’étudier la littérature sénégalaise d’expression française, notre domaine, par cette terminologie se trouve déjà délimité de deux façons :

– Géographiquement, puisqu’il s’agit d’étudier un phénomène littéraire à l’intérieur d’un pays bien déterminé – le Sénégal – dont l’unité fut réalisée sous le régime colonial en 1892.

C’est sa situation géographique privilégiée, qui en avait fait la plaque tournante vers les Amériques lors de la traite négrière, qui fit de Dakar le siège du Gouverneur Général de l’A.O.F. en 1895. C’est également au Sénégal que la politique d’assimilation fut la plus effective avec quatre régions considérées « départements français ». Enfin, c’est dans ce pays que « la francophonie a fait ses premières armes en terre d’Afrique noire proprement dite ». [17]

 

Temporellement, dans la mesure où la littérature d’expression française est de création récente : en effet, si la riche littérature des griots ou des « dyalis » remonte loin dans le temps, elle s’exprime oralement dans l’une des treize langues vernaculaires du pays dont les plus importantes sont le wolof, le sérère, le diola, le mandingue : par là même, elle n’entre pas dans les cadres de notre recherche, même si certains écrivains francophones puisent leur inspiration dans les récits des griots.

Ces bornes géographique et temporelle ne sont pourtant pas suffisantes. Une dernière s’avère nécessaire qui définira en profondeur la perspective de notre champ d’investigation. Une possibilité est d’étudier, parmi la production sénégalaise, un genre littéraire bien précis : roman, ou nouvelle, ou poésie, etc… S’agissant d’une littérature africaine, une telle discrimination apparaîtrait quelque peu artificielle dans la mesure où ces distinctions, qui n’existaient pas dans la littérature orale traditionnelle, sont souvent peu respectées par les écrivains africains modernes qui, naturellement, pratiquent le mélange des genres [18].

Il reste donc que, pour envisager la littérature sénégalaise francophone, le plus efficace nous semble être de prospecter à partir d’un thème qui permette non seulement de saisir les préoccupations majeures de la société, du peup1e sénégalais à travers ses écrivains, mais aussi de cerner les caractères spécifiques de la création littéraire au Sénégal, la personnalité même des écrivains apparaissant dans leurs diverses façons de traiter des thèmes identiques. Cette dernière borne, thématique, nous permet en même temps d’éliminer les redites qui sont inévitables si l’on a choisi de suivre une perspective chronologique.

Reste le choix du thème. Il s’avère que la littérature négro-africaine en général, sénégalaise en particulier (puisque les premiers écrivains de l’Afrique noire proprement dite sont des Sénégalais), [19] naît pour manifester la révolte – prise de conscience de l’injustice coloniale, refus de l’intégration dans le mystère européen. Ainsi, de même que la revendication politique est intimement liée à la revendication culturelle, la nécessité d’une révolte est liée à l’aspiration d’une redécouverte de la tradition, il apparaît donc que ces deux notions, révolte et tradition, sont déterminantes pour la naissance et l’évolution de la littérature Francophone du Sénégal, et que les points de convergences puis de divergences de ces deux concepts, leurs incidences dans la mentalité et les œuvres des écrivains de ce pays, constituent un rôle intéressant par où pénétrer cette littérature nationale.

 

Révolte centrifuge, révolte centripète

Cet axe focal de la révolte nous permet de considérer deux temps, ou plutôt deux directions selon l’orientation de l’esprit révolté qui dirige sa protestation soit vers « l’extérieur », soit vers « l’intérieur », vise à rejoindre le champ d’attraction de la tradition ou, au contraire, à le détruire.

En effet, le premier moment de la révolte s’inscrit dans un mouvement parfaitement « révolutionnaire » : le but de son itinéraire est de réincarner la tradition africaine. Cette révolte, que l’on peut appeler « centrifuge » puisqu’elle est une protestation à l’encontre de la pénétration étrangère de la colonisation, s’identifie donc à une insurrection pour la défense de la nation agressée de l’extérieur. Il ne suffit plus, en effet, de prendre les armes pour entrer en lutte contre le colonisateur ; il faut prendre la plume pour combattre à la base le système colonial, de même que la colonisation avait cherché avec la politique assimilationniste et des principes comme ceux de la « tabula rasa », à saper les esprits des Africains, à modifier leur psychisme ou à l’encombrer de complexes d’infériorité. Tous ces abus sont dénoncés par les écrivains sénégalais pour justifier la nécessité de se révolter. Plusieurs voies à cette révolte, mais toutes, que ce soit celle de la Grande Royale ou du Roi Alboury, d’Oumar Faye ou des « Bouts de bois de Dieu », de Senghor, de David Diop ou de Cheikh Anta Diop, toutes ces voies convergent vers les mêmes buts : d’une part l’éviction des Blancs ; d’autre part la réhabilitation de la civilisation et du peuple noirs violés pendant des siècles.

Autrement dit, il s’agit de retourner aux « sources » et de redécouvrir, pour soi et pour susciter l’admiration du monde blanc, les valeurs traditionnelles enfouies, en deçà du passé relativement immédiat, sous les parasites des influences extérieures.

 

Cette tradition nous est présentée aussi bien sur le plan de l’éthique que sur celui de l’esthétique. Les deux ne se confondent-ils pas d’ailleurs ? La société parfaitement hiérarchisée, la religion animiste de l’Afrique précoloniale ne symbolisent-elles pas l’harmonie que l’esprit du nègre conçoit entre le visible et l’invisible, le perçu et l’imaginaire, la réalité et l’art ? – Les proverbes qui émaillent les contes de Birago Diop ne sont-ils pas, outre des préceptes de sagesse séculaire, les rythmes majeurs qui animent et colorent la pensée ? Montrer, comme Senghor dans ses essais, que le souci, l’amour, le rythme, le respect du réel et du surréel, la sagesse sont valeurs intégrantes du mode de vivre, de penser et d’agir de l’Afrique noire, c’est partir en quête d’une pureté originelle, sorte de Graal noir, et œuvrer pour une reconnaissance et une réhabilitation de la race noire, à l’encontre des valeurs importées par l’Occident.

Si la révolte est un cri, on peut dire que ce premier mouvement de protestation se clôt avec l’idéologie de la Négritude. Celle-ci, en effet, née avec la révolte, cherche à dépasser cette révolte, se veut plénitude, équilibre présent entre les valeurs traditionnelles et les exigences nouvelles du monde africain : l’Afrique s’est modifiée sous la contrainte extérieure ; celle-ci progressivement éliminée, il demeure dans les esprits et dans les cœurs des Africains une soif de quelque chose d’autre que la simple tradition. Il est intéressant de noter que la négritude a suivi l’itinéraire « révolutionnaire » que nous venons d’ébaucher pour arriver, au terme de son élaboration, à une complète réévaluation de soi-même : du ghetto qu’elle cherche à constituer au temps de l’Etudiant Noir, du « racisme anti-raciste »qu’elle prône plus ou moins explicitement dans les années 30, elle devient peu à peu le contraire de ce qu’elle fut : désormais, elle cherche à réconcilier tradition africaine et modernisme occidental, tendances dont l’antagonisme précisément avait suscité la révolte. En appelant de tous ses vœux le « métissage culturel » qui inaugurera une ère de l’universel, la Négritude fait preuve d’une intégrité intellectuelle indéniable : contre tous les partis constitués, contre tous les préjugés, ce nouvel humanisme nègre ose affronter les exigences du présent et reconsidérer ses idéaux les plus chers, afin de créer une symbiose entre passé et présent, africanité et européanité.

Là où, dans la quête d’une difficile harmonie, se clôt le cycle de ce premier mouvement de révolte, commence le second, que l’on peut nommer « centripète » parce que dirigé non plus contre une agression extérieure, mais contre la nouvelle société africaine dans laquelle les valeurs anciennes et modernes, désormais, tentent de coexister. Et tout d’abord contre la Négritude. Celle-ci se voit critiquée par des opposants de tous bords. Ses détracteurs contestent qu’elle parvienne à créer la synthèse souhaitée : cette idéologie n’est-elle pas qu’une idée, une théorie ? Tout ce qu’elle semble entériner c’est un monde hybride où les contraires, loin de s’harmoniser, créent des discordances au sein de la société. Ainsi la civilisation urbaine greffée sur le socle ancien des communautés traditionnelles engendre bien des désespoirs et des désillusions que Sadji, Sembène, Cheikh A. Ndao, Abdou Anta Kâ se plaisent à analyser en peignant les méfaits de l’acculturation.

Mais ce n’est pas tout : si les valeurs nouvelles sont loin d’être assimilées, d’un autre côté les valeurs anciennes sont abâtardies. Nouveau degré de révolte, remise en question des fondements mêmes du monde traditionnel qui semble pourrir sous les corruptions, les préjugés, les hypocrisies. Ainsi se trouve dévoilé et nié ce qui semblait constituer l’essence de la civilisation négro-africaine originelle. Les nobles idéaux dissimulant un appétit de pouvoir ou d’argent, les religions abusant de la crédulité du peuple, un esprit communautaire dont la sincérité et le bien-fondé semblent désormais douteux, tout cela est impitoyablement dévoilé et démystifié non seulement par les nouveaux écrivains sénégalais – un Malick Fall, un Chérif Adramé Seck, un Mbaye Gana Kébé – mais aussi, paradoxalement, par les plus anciens, ceux-là même qui avaient participé à l’ élaboration de la Négritude : Birago Diop par exemple, voire Léopold Sédar Senghor.

Cette révolte, dramatique parce qu’elle semble purement négatrice et parce que son objet est la substance même de l’homme africain, met fin à une certaine mythologie sans ouvrir, semble-t-il, sur rien d’autre que sur le dénuement âpre et aride d’une révolte métaphysique. En tous cas, peut-être justement par réaction contre le naturel optimiste du nègre, cette tendance nihiliste semble être actuellement la plus couramment répandue au sein des écrivains sénégalais de la révolte.

 

 

Les éléments de thématique que nous venons d’évoquer ici schématiquement pourraient, à quelques variantes près, s’appliquer à d’autres littératures négro-africaines, dira-t-on. N’oublions pas l’exceptionnelle homogénéité de ces littératures nées pour réagir à une situation historique commune à tout le continent africain. Mais il convient aussi de ne pas perdre de vue qu’un écrivain n’est pas le produit de la seule histoire, mais aussi d’autres influences : géographiques, climatique, culturelles, ethniques, socio-politiques, qui modèlent sa sensibilité, sa personnalité-. Comme le note B. Mouralis : « l’Afrique à laquelle se réfère, dans ses contes, l’écrivain sénégalais Birago Diop n’est pas celle qu nous découvrons dans l’Ivrogne dans la brousse du nigérian Tutuola et l’Afrique des poèmes de Dadié ou de David Diop n’est pas non plus celle de Tchicaya U’tamsi » [20]. En conséquence, même si la thématique que nous avons suggéré peut s’appliquer à d’autres littératures nationales, nous ne doutons pas de qu’elle soit différemment illustrée, et traitée, et qu les points de vues ne soient modifiés si, au lieu de choisir le Sénégal comme champ littéraire, nous prenons le Cameroun ou le Ghana. Notre objet n’était que de suggérer les baes d’une nouvelle approche méthodologique et de montrer que l’examen de la littérature négro-africaine ne peut se faire que par l’étude des thèmes majeurs des littératures nationales du continent.

Il reste, pour finir, à poser une question : qui peut parler des littératures africaines ? Dans la mesure où, pendant trop longtemps, n’avait droit de cité qu’un discours « tenu sur l’Afrique, à la place de l’Afrique et, la plupart du temps, contre l’Afrique » [21], il est en effet, opportun de se demander si une autre critique que l’africaine : le critique européen, notamment, est-il apte à juger une littérature dont une bonne part de la production est dirigée contre les méfaits du système et de l’esprit européens ? Dans « L’écrivain africain et son public »,l’universitaire sénégalais M. Kane conteste cette aptitude : « Le critique européen, quand bien même il sait parfaitement ce que doit être un bon roman, ignore tout de l’Afrique (…) Sa bonne volonté est de celles qui engendrent les pires erreurs car, déterminée à tout faire, cette critique aboutit à imposer ses vues au public africain ou à fausser purement et simplement le sens d’une œuvre » [22]. Cette option nous paraît à son tour sujette à caution : d’abord parce que c’est l’universalité d’une œuvre littéraire- ce à quoi on la reconnaît- qui lui fait transcender les domaines de l’ethnographie ou de la sociologie réservés aux spécialistes et qui la rend- œuvre nègre, mais œuvre d’art- lisible aussi bien par le Noir, que par le Blanc ou le Jaune. Ensuite parce qu’il apparaît évident que, sans pour autant tomber dans le paternalisme, le critique européen est à même de modifier certains de ses critères de valeurs habituels pour mieux pénétrer le monde culturel, romanesque ou poétique du négro-africain, sans doute différent du monde occidental.

Ce regard de la critique étrangère présente un double intérêt : l’œuvre de l’écrivain négro-africain se trouve enrichie du regard étrange et neuf qui l’interprète. L’intérêt du critique européen n’est pas moins évident : Voilà trente ans, Gide écrivait en tête du premier numéro de Présence Africaine : « A l’égard du peuple noir, trois attitudes, et nous en sommes à la dernière. D’abord l’exploitation puis la condescendante pitié, puis enfin cette compréhension qui fait qu’on ne cherche plus seulement à le secourir, à l’élever, progressivement à l’instruire, mais aussi bien à se laisser instruire par lui. On découvrit soudain qu’il aurait, lui aussi, quelque chose à nous dire, mais que, pour qu’il nous parle, il importe d’abord de consentir à l’écouter » [23].

C’était là ouvrir la voie à de nouveaux contacts entre les continents, c’était souhaiter qu’aux rapports de force succèdent des rapports d’enrichissement réciproque entre les races et les civilisations pour que se métissent les différentes cultures des peuples de la terre. Aussi le critique européen doit-il lire et juger les œuvres africaines – tout comme le critique africain les œuvres européennes afin que, par cette connaissance et cette reconnaissance de l’autre, s’avère « qu’il est placé pour tous au rendez-vous de la conquête » [24].

 

 

[1] L. S. Senghor : Liberté I « L’esthétique négro-africaine » Ed. du Seuil Paris, 1964, p. 202.

 

[2] Voir L. S. Senghor cité par A. Malraux in La corde et les souris Ed. Gallimard. Paris, 1974, p. 23. Voir aussi ces propos de Picasso : « On parle toujours de ’l’influence des Nègres sur moi. Comment faire ? Tous nous aimions les fétiches… Leurs formes n’ont pas eu plus d’influence sur moi que sur Matisse. Ou sur Derain » (rapporté par A. Malraux : La tête d’Obsidienne, Ed. Gallimard, Paris, 1974, p. 17.

 

[3] Les Nègres, Ed. Rieder – Paris, 1927.

 

[4] Histoire de la civilisation africaine.Ed. Gallimard, Paris 1936.

 

[5] L. Frobenius cité par 1. Kesteloot : « Les écrivains noirs de langue français »Editions de l’Université de Bruxelles, 1971, p. 102.

 

[6] A. Camus : L’homme Révolté Ed. de la Pléiade, Paris, 1967, p. 424.

 

[7] L. Kesteloot, opus cit, p. 26.

 

[8] L. S. Senghor, cité par Lilyan Kesteloot, ibid., p. 92.

 

[9] Titre d’un roman de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma.

 

[10] Notons par exemple les actions unificatrices conduites par plusieurs chefs : celle des Kaya-Maghan sur l’Empire de Ghana du IIIe siècle au XIe siècle, celle de Soundjata sur les peuples mandingues au XIIIe siècle, celle de Soni-Ali sur le Royaume de Gao au XVe siècle, etc… (Voir J. Suret-Canale : Afrique Noire occidentale et centrale Ed. Sociales, Paris 1968), p. 162 à 194.

 

[11] Même si, au niveau des masses l’animosité demeure parfois vivace au regard des anciens colonisateurs. Même si, au niveau d’une certaine intelligentsia, on parle volontiers de néo-colonialisme.

 

[12] L. S. Senghor : Liberté II « Nation et voie africaine du Socialisme » Ed. Gallimard, Paris, 1971, p. 301.

 

[13] Voir R. Pageard : « La francophonie dans les lettres africaines ». Revue de littérature comparée nos 3-4. Ed. Didier. Paris, 1974, pp. 378-382.

 

[14] O. Mezu : Léopold Sédar Senghor et la défense et illustration de la civilisation noire. Ed. Didier, Paris, 1968, p. 17.

 

[15] J. P. Sartre : Orphée Noir – préface à l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de L. S. Senghor. P.U.F. Paris 1948.

 

[16] Cette étude fait partie d’une thèse de doctorat sur la littérature sénégalaise d’expression française.

 

[17] J. Nantet : Panorama de la littérature noire d’expression française.Paris, 1972, p. 18.

 

[18] Voir R. Mercier : « La littérature négro-africaine et son public ». Revue de la littérature comparée Nos 3-4 opus cit. ; p. 402.

 

[19] Même sans remonter à ceux qui, selon J. Nantet, appartiennent à « la préhistoire de l’expression française » l’Abbé Boilat, Paul Holle au XIXe siècle, Amadou Clédor, Bakari Diallo au début du XXe, nous constatons que les fondateurs négro-africains de l’Etudiant Noir sont des Sénégalais.

 

[20] B.Mouralis : Les Contre- littérature.Ed.P.U.F Paris 1975, p.174

 

[21] B.Mouralis : opus cit , p.187.

 

[22] M.Kane « L’écrivain africain et son public » .Présence Africaine, LVIII.Paris 1966.p.18

 

[23] A. Gide : « Avant-propos ». Présence Africaine, I. Paris 1947.

 

[24] A. Césaire : Cahier d’un retour au pays natal. Présence Africaine, Paris, 1975, p. 141.