Notes de lecture

Pour l’idéal humaniste universel, Paris, L’Harmattan, 2010

Abou Bakr MOREAU, Léopold Sédar Senghor et Walt Whitman. Pour l’idéal humaniste universel, Paris, L’Harmattan, 2010.

 

Éthiopiques n°90.

Littérature, philosophie et art

Penser et représenter l’ethnie, la région, la nation

1er semestre 2013

 

Cet ouvrage très concerté et solidement construit d’Abou Bakr Moreau met en regard les œuvres poétiques de Whitman et de Senghor afin de les faire résonner entre elles, en s’employant à susciter de multiples échos et correspondances. L’auteur adopte une perspective résolument comparatiste fondée sur une prise en compte de deux univers poétiques spécifiques et de deux domaines de savoir distincts.

Les éclairages croisés portent ainsi sur deux ensembles construits en miroir et mis en synergie sous un angle convergent par le don d’empathie d’un analyste qui sait allier finesse et clarté afin de mettre en dialogue les œuvres de deux auteurs emblématiques éloignés et dans le temps et dans l’espace, mais que réunit un même culte de la poésie et un même idéal universaliste.

Une composition impeccable produit le cadre rigoureux dans lequel va prendre place le projet exégétique (introduction analytique – appareil critique – repères chronologiques). Moreau met au point des protocoles critiques qui lui procurent une solide armature théorique et méthodologique pour des analyses interprétatives et prospectives de ces actes créateurs certes fortement enracinés dans des aires culturelles différentes, mais qui paradoxalement atteignent un même degré d’universalité.

D’un coté, Senghor, catholique animiste, paysan africain, pur produit de l’excellence universitaire française, héraut de la négritude et cheville ouvrière du sentiment identitaire africain, et de l’autre Whitman, fils de fermiers américains, auteur d’une poésie puissante, fraternelle, nationale et qui, à travers une parole fondatrice de la geste Atlantique, a inventé poétiquement l’Amérique, sa substance psycho-sociale et religieuse.

Moreau procède d’abord à une contextualisation de la genèse de ces œuvres en s’attachant à élucider et à retracer les événements, les circonstances, les choix d’écriture, à la lumière des traditions politiques, philosophiques et historiques dans lesquelles ces textes prennent racine et s’intègrent. Il livre des clefs indispensables, expose les événements, les causes, et fournit un excellent panorama des multiples courants esthétiques qui traversent leurs quêtes spirituelles, par le croisement continuel de l’aventure poétique et de l’histoire des idées. Il investit l’itinéraire biographique et esthétique de l’un et de l’autre de manière à mettre à jour « les repères personnels » convertis par chacun des poètes en moteurs de l’action créatrice. Le corpus jette un pont entre les deux œuvres, pour mieux restituer le climat particulier de chacune d’elles.

Chez Senghor, les rythmes solennels, les images lumineuses et splendides qui soutiennent les visions matricielles du royaume d‘enfance et de la Cité de demain ; la splendeur du monde africain dont le poète n’a cessé de dire la beauté avec ferveur, c’est-à-dire de faire apparaitre sa géographie, son histoire, sa nature et sa surnature, ses rites et ses traditions, le tout transfiguré à travers le prisme du souvenir. « C’est à Joal comme lieu de mémoire que Senghor retrouve l’unité première, celle de l’harmonie avec le cosmos ».

Chez Whitman, l’insistance du telos américain dont le poète a tracé le parcours, à coups d’incantations extatiques, en une poésie puissante, fraternelle, solidaire qui soutient l’épopée de l’Amérique (« nation grouillante de nations »). Dans la tradition des wishfull thinkings qui portent et déploient le rêve de grandeur de l’Amérique.

Pas à pas, d’une main sûre et en toute délicatesse, il conduit le lecteur à travers chaque œuvre, parcourt avec lui le texte tout entier, dont il joue comme d’un vaste clavier, en multipliant les entrées pour mettre en relation les significations les plus pertinentes, tissant du coup un vaste réseau de références à la mesure de la vaste culture dont il est le dépositaire. C’est la valeur insigne de cet ouvrage de faire consonner ces voix arrimées chacune à une langue, une culture, une époque déterminée, par delà leurs frontières spatiales, temporelles, culturelles et idéologiques, tout en montrant ce que chacune de ces œuvres, créatrice de son propre langage, de son lexique, de ses métaphores et singularisée par un ton spécifique, a d’unique, de particulier, d’individuel.

L’étude prend le parti d’une reconstitution systématique de chaque poétique spécifique : dans des pages d’une pénétration rare, l’attention est portée sur le recensement des thèmes, des motifs, leur étude par le menu, la mise à jour des grands réseaux symboliques et formels qui organisent chacune des œuvres.

L’analyste se tient toujours au plus près des textes qu’il maitrise et qu’il met en perspective, et il excelle à repérer les zones dignes d’intérêt, les points névralgiques à partir desquels se construisent du sens ; il sait également extraire à partir d’un mot clef, d’un détail, l’essentiel de ce qui fait sens et fait rebondir l’analyse (il faut signaler au passage l’excellente étude du motif de l’oiseau). L’explication, fidèle à l’esprit des textes, met à jour et explore les foyers de sens communs aux deux œuvres tout en préservant l’irréductible singularité de chacune d’elles. Elle couvre ainsi un large spectre, qui englobe l’étude de la ville (« c’est de la ville que partent et s’étendent les civilités et les valeurs universelles », p.64), la guerre à la guerre, la femme nature et la nature femme, le corps. Moreau réussit également à restituer la puissance de célébration de ces poèmes chants, qui transportent et transmettent l’idéal d’un humanisme œcuménique et spirituel d’un poète dont la fraternité est la patrie. Rien n’est négligé, il examine le lexique, le choix du langage, les sens et l’emploi des lettres.

C’est peut être dans ce point de vue analytique et pointu, qui garde le souci du détail sans perdre de vue la physionomie d’ensemble, qu’il donne le pleine mesure de son inventivité et des multiples ressources qu’il puise de la connaissance profonde des deux œuvres. Il prend en compte les structures syntaxiques et va ausculter le texte dont la signification est présente dans les microstructures organiques et les échantillons cellulaires (mélange de langues – ponctuation – mots sans sens – dépaysement par les néologismes – américanismes). _ Au bout de cette étude menée avec une exactitude savante, qui ne se départit jamais d’une vigilance critique, émergent avec netteté le profil poétique et les chiffres moteurs spécifiques de chacun des deux poètes mais dont les visions poétiques s’enracinent dans des principes originels prometteurs du renouveau, au plus près de l’ordre du sensible. Le royaume d’enfance de Senghor, pèlerin de la francophonie et du dialogue des cultures et la geste adamique de Whitman, incarnation de la vocation universaliste de la culture américaine, tous deux produits d’un brassage de cultures. Moreau cite ces mots de Whitman : « Je suis de toutes les nuances et castes, de toutes les classes et religions », p. 90). Les deux écrivains se rejoignent dans la nostalgie de la vie sauvage, la fusion sensuelle entre êtres et éléments naturels, l’image d’une nature primordiale, la primauté du rythme cosmique. Cette présence prégnante du rythme, c’est-à-dire de la scansion, détermine l’ordre des mots, les déploie en catalogues énumératifs, appelle les interjections, les invocations, en un hymne à l’énergie sans cesse renouvelée de l’univers, à sa puissance génésique et matérielle, une co-naissance de tous les éléments et une communion universelle. Placé tant au carrefour des objets que des méthodes, cet essai séminal éminemment pionnier, dont la perspective critique singulière est alimentée par deux puissantes sources, institue des points de contact et des passerelles entre des traditions intellectuelles si éloignées (à la façon d’un auteur qui commencerait une phrase dans une langue et la continuerait dans une autre) qu’elle se transforme, in fine, en une réflexion profonde sur la création poétique, son sens et son essence, sa nature et ses finalités.

Mais ces remarques multiples évitent le disparate, car elles sont unies par l’élégance d’un style et un même idéal critique les oriente, fait de rigueur méthodologique et de disponibilité réflexive. _ Comme une sorte de dérive des continents à l’envers, les études négro-africaines et les études anglo-américaines se rapprochent sous la plume de Moreau qui provoque une relance salutaire des études senghoriennes, examinées et mises en perspective depuis l’autre bord de l’Atlantique, débarrassées des conflits idéologiques qui y ont été souvent projetés.

Senghor avait émis le vœu que cet ouvrage, très concerté et richement documenté qui se recommande par l’originalité de sa perspective et la force de son analyse, tout autant que par son érudition et son style ferme, clair et limpide, soit publié et qu’un compte rendu en fût fait dans Éthiopiques. C’est désormais chose faite.