Littérature

PEULS DE TIERNO MONENEMBO : UNE ECRITURE DE LA PAROLE PROFEREE

Ethiopiques n°79

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2007

L’histoire des peuples africains et de tous les peuples sans écriture en général a été transmise par l’oralité. En effet, les peuples, qui ne connaissaient pas l’écriture, n’ont pu conserver leurs cultures et leurs civilisations que grâce à l’oralité. Celle-ci a donc joué et joue, encore aujourd’hui, un rôle très important dans les sociétés africaines. C’est ce qui a sans doute poussé Tierno Monénembo à intégrer fortement l’oralité dans son roman Peuls qui peut être considéré comme un roman historique.

En effet, dans ce roman paru en 2004, l’auteur guinéen adopte une nouvelle démarche en intégrant dans son récit des éléments historiques, sociologiques, anthropologiques tirés de la société peule. Dans ce récit consacré à l’histoire de la communauté peule dans sa globalité, l’auteur expérimente une nouvelle écriture. Il ne se borne pas à transmettre oralement l’histoire de sa société encore moins par écrit ; mais il tente de rendre, par le canal de l’écriture, les performances linguistiques des maîtres de la parole. Cette nouvelle démarche aura permis à l’auteur, qui a écrit son roman après de longues et fructueuses recherches en se fondant aussi bien sur les documents écrits que sur les textes oraux, de livrer au public une version qui portera son empreinte. Ce livre va sûrement bouleverser profondément les rapports que nous avions avec l’histoire ; telle qu’elle nous a été rapportée jusque-là.

Notre étude essayera de répondre à quelques questions : comment Monénembo parvient-il à intégrer ces éléments dans un récit dont la fictionnalité est avérée ? Cette démarche n’entraîne-t-elle pas une déconstruction du récit fictif en donnant au texte une caution plus réaliste qu’imaginaire ? Quelles sont la part de l’histoire et celle de la fiction dans ce récit ?

  1. LE CADRE ENONCIATIF

Par l’utilisation de la technique de mise en abîme, le romancier guinéen introduit, dès l’entame de son ouvrage, un dialogue fictif entre un enquêteur et son informateur. En effet, ce texte, qui tient lieu de préambule, rapporte les conditions dans lesquelles les chercheurs, en matière d’oralité, collectent les informations sur leurs sujets d’études. En créant les personnages de l’enquêteur et de l’informateur, l’auteur semble dés l’ouverture privilégier l’oralité au détriment de l’écriture. En effet, la particularité de ce texte est d’être un roman oral. La nécessité d’intégrer fortement l’oralité découle de la difficulté voire de l’impossibilité de transmettre par l’écriture, de manière entièrement satisfaisante, en tout cas, l’histoire des peuples sans écriture. Car dans ces sociétés la parole continue d’occuper, aujourd’hui encore, une place de choix. Fort de ce constat, Monénembo adopte l’oralité transcrite (qui n’est qu’une simple transposition à l’écrit de la parole des dépositaires de cette histoire), comme moyen de diffusion et d’approfondissement des connaissances de l’histoire de sa société. Ce récit permet en outre de porter plus loin la voix des sources orales pour une meilleure compréhension et une plus large diffusion des us et coutumes peuls. L’écriture de l’oralité obéit à une certaine norme, cependant. Le récit présenté par Tierno Monénembo respecte les dispositions particulières indispensables à la récitation des textes oraux, comme la présence du récitant et de l’auditoire qui est une condition sine qua non dans la production des récits oraux.

1.1. L’informateur

La création de ce personnage atypique symbolisé par le cousin sérère (selon la parenté à plaisanterie) qui raconte à la manière du griot traditionnel, mémoire institutionnalisée, l’histoire des Peuls telle qu’il l’a apprise est assez originale et permet à l’auteur de rendre son histoire plus crédible face au lecteur [non peul] qui serait tenté de considérer ce récit comme un simple panégyrique des Peuls, sans fondement. On pourrait donc considérer que cette histoire est authentique puisque narrée par un non Peul qui, de surcroît, abreuve d’injures, tout au long de sa récitation, le véritable auteur de cette saga, qu’il est pourtant censé magnifier.

Le choix d’un personnage autre que le griot traditionnel qui, cela est connu, n’a qu’un seul souci, celui de rehausser l’image de la société à laquelle il appartient, permet de garantir à la fois l’objectivité et l’authenticité des faits rapportés dans l’ouvrage. Alors il y a, à partir de ce moment, entorse au mode de transmission de la tradition orale qui se faisait par l’intermédiaire des dépositaires transmetteurs. Toutefois, nous devons noter que dans cette même préface, le récitant, contrairement au griot traditionnel, refuse d’assumer les dires contenus dans son énoncé et les fait endosser aux Peuls eux-mêmes : « C’est toi, Peul, qui le dis ; moi, je ne fais que répéter. Tu as le droit de délirer, personne n’est tenu de te croire, infâme vagabond, voleur de royaumes et de poules ! » (p. 12). Il y a dès lors comme une sorte de tension entre le personnage et son créateur. L’auteur peul veut amener son personnage à faire une chose à travers laquelle il pourrait lui rendre service ; au-delà de sa personne à la société peule toute entière mais, celui-ci fait de la résistance et n’accepte d’obéir qu’après de nombreuses protestations et hésitations :

« Alors ôte de ma vue tes misérables hardes et tes oreilles de pipistrelle ! Je ne te dirais rien. Passe ton chemin, petit Peul, adresse-toi à un autre, singe malingre et rouge ! Ressuscite les scribes si tu veux savoir, invoque les mânes de tes aïeux ! Ton histoire est une histoire de bœufs […].

Disparais de ma vue, pâtre nauséabond ! Ton itinéraire ? Un horrible brouillamini. Ta vie ? Rien qu’un sac de nœuds. J’ai beau creusé ma tête, je ne vois pas par où commencer. Sa-saye, vagabond ! Ligoter un courant d’air serait plus aisé que de raconter ton histoire » (p.13).

1.2. L’enquêteur

Le récitant fait face à un auditoire composé d’un seul individu, uniquement : le chercheur commanditaire du texte qui est peul et qu’on peut confondre avec la personne de l’auteur lui-même.

« Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Quand ta peuplade de vachers a-t-elle jailli du néant pour s’échouer sur les berges du Sénégal ? Au VIe, au VIIe, au VIIIe siècle ? Bien malin celui qui pourrait le dire ?

Il reste qu’on ne s’attendait pas à ce que tu t’éternises par-là. On pensait que tu ne faisais que passer, que sitôt repu de notre mil et lassé de nos femmes tu t’en retournerais chez toi, vers les contrées inimaginables des démons et des fous, les seuls qui soient dignes de tes étranges allures. Eh bien, non, maudite engeance ! Tu ne nous as plus quittés. Tu n’as plus arrêté de souiller nos rivières, de dévaster nos champs, de hanter nos villages et nos nuits. Sans rien demander, tu as planté ta hutte, et démoli le paysage. Il était déjà trop tard quand on a ouvert les yeux. De passant, tu étais devenu voisin puis convive puis gendre puis autochtone. Tout cela, en un clin d’œil. Ah, malheur ! » (p. 14) »

Mais à ce niveau une double lecture est possible. Nous l’avons souligné, l’apostrophe du récitant par la désignation de l’auditoire avec la deuxième personne du singulier (tu, ta, ton, toi) montre qu’il s’agit d’un seul auditeur, mais peut tout aussi désigner le futur lecteur-auditeur peul de ce récit. Il subit tout long de la narration les invectives, les sarcasmes et les moqueries de son cousin

« Dans ce jeu où le risque d’affrontement physique est pratiquement nul, c’est le Sérère, triomphant et mauvaise langue, qui a le plus beau rôle car, il n’a, face à lui, ni interlocuteur ni contradicteur. Il peut ainsi, en toute impunité, s’adonner au plaisir sadique de la cacophonie et de la mal-disance au sujet des Peuls. La cible de l’insulte est un tu individuel (toi Peul, ta race, ton peuple, tes ancêtres, ta langue, ta religion, etc.) ou collectif (toi + toi + toi = vous les Peuls) » [2].

En revanche, usant de son droit de dernier intervenant, le romancier peul profite de la dédicace pour jeter une pique à l’endroit de ses cousins : « Pour ces idiots de Sérères ».

  1. LES DIFFERENTS TYPES DE DISCOURS

Nous avons identifié deux types de discours : celui narratif et celui qui tombe comme un couperet et qui, tranchant avec la narration, constitue comme une incursion de l’auteur dans le récit. Ce sont des apostrophes à l’auditoire. Des sortes d’interpellations permettant de dialoguer avec le public.

  1. 1. La jubilation par l’agression verbale

Après la polémique avec l’auteur, le personnage accepte d’assumer la charge de narrateur, cependant, en contrepartie, il profitera de cette situation pour tirer à boulets rouges sur l’auteur, sa race, son ethnie, etc. Le cousinage à plaisanterie qui le lie à son vis-à-vis lui donne ce droit et sa fonction de récitant garantissant sa prééminence sur ce dernier lui fournit l’occasion d’user et même d’abuser de ce droit inaliénable [3]. C’est pour ces raisons que le Sérère ne rate aucune occasion de couvrir son cousin d’insultes et le ton en est donné depuis l’introduction comme nous l’avons déjà noté. Pour justifier son acte, il soutiendra :

« Soit ! nous sommes cousins puisque les légendes le disent. Du même sang peut-être, de la même étoffe, non ! Toi, l’ignoble berger, moi le noble Sérère ! A toi les sinistres pastourelles et les déplorables églogues ; à moi les hymnes viriles des chasseurs. A toi l’écuelle à traire et la corde à neuf nœuds ; à moi la houe du semeur de mil. A toi la calebasse de lait, à moi la gourde de vin de palme… Les ancêtres nous ont donné tous les droits, sauf celui de faire la guerre. Nous pouvons chahuter à loisir et vomir les injures qui nous plaisent. Entre nous, toutes les grossièretés sont permises. Au village, ils ont un mot pour ça : la parenté à plaisanteries » (p. 12-13).

Il en sera ainsi aussi à la fin de chaque chapitre ou à chaque fois qu’il s’emmêle dans une situation ou un événement alambiqué qu’il n’a pas l’habitude de rencontrer dans son ethnie et qui semble être l’apanage du Peul. On entend alors sa voix qui tente des comparaisons entre Peul et Sérère.

« Il atteint sa cible, il se réjouit, c’est le Sérère ! Il abat la biche et pleure de l’avoir tué, c’est le Peul. Dieu seul sait comment il lui a pris de vous façonner ! On croit que l’art du tissage est compliqué mais, vous, vous êtes plus compliqués encore. On ne sait jamais quel sentiment vous anime, jamais quelles seront vos réactions, âmes de nomade, torturées par la mélancolie et le doute » (p. 220).

Cette réflexion est faite à la suite de la réaction de Konko Boubou Moussa, un souverain du XVIIIe siècle de la puissante dynastie des Dényankobè (nord du Sénégal), après avoir combattu à mort Samba Guéladjo de la même famille. Pour rappel, Samba et Konko étaient tous les deux des prétendants au trône qui n’avaient pas hésité à prendre les armes pour parvenir à leur fin.

« Figure-toi qu’en apprenant la mort de son pire ennemi Konko Boubou Moussa hurla de douleur au lieu de jubiler et de triompher : « C’est de ma faute si ce valeureux prince est mort loin de son pays comme un chien abandonné ». Il désigna le prince héritier, Soulé Ndiaye 1er, comme son successeur, après quoi, il se rendit à la mosquée, embrassa la religion de Allah pour se repentir de son « crime » et prêta serment de devenir jusqu’à la fin de ses jours le fidèle et humble muezzin de ses anciens sujets. Pour se nourrir, il mendiait de porte en porte, en bon musulman soumis à l’astreinte et à l’humilité » (p. 220). Une histoire similaire se produisit au Fouta Djalon, entre Alpha Saliou et l’almami Sâdou, qui se solda par l’assassinat de ce dernier. Mais là aussi la réaction du vainqueur fut imprévisible. « Les deux factions se coalisèrent et décidèrent de passer à l’attaque. Surpris sur sa peau de prière, l’almami Sâdou fut décapité par un esclave dénommé Mardiougou. Après avoir accompli sa basse besogne, Mardiougou porta la main droite de la victime comme trophée à son maître, Alpha Saliou. La réaction de celui-ci fut encore plus déconcertante que celle de Konko Boubou Moussa devant la mort de Samba Guélâdio. Ah, vous autres Peuls, seul le bon Dieu peut comprendre un esprit aussi mal tourné que le vôtre !… Alpha Saliou prit le membre ensanglanté et alla trouver Alpha Ousmane et ses conjurés qui attendaient les nouvelles dans la cour de la mosquée.

– Voyez l’œuvre de vos lâches conseils et de vos intrigues, vieillards dont le dehors est propre et dont le cœur est sale… Cette main tranchée d’almami Sâdou, je jure qu’elle a toujours correctement accompli ses ablutions, qu’elle a copié de tête sept corans entiers et qu’elle ne s’est jamais posée sur la femme d’autrui… Regardez cette main, vieillards, c’est vous qui la serriez en l’appelant « almami ». C’est vous qui avez comploté pour la mort de mon frère comme vous comploterez pour la mienne… » (p.252).

  1. 2. Le discours laudatif

Présente sur toute l’étendue des territoires habités par les Peuls, l’épopée vise à rapporter sur un mode esthétique une histoire en mettant l’accent sur le merveilleux. En plus de sa fonction didactique, ce genre oral a une fonction idéologique très importante. Les épopées participent de la consolidation de l’identité du groupe qui doit se reconnaître dans les qualités et les travers des héros célébrés. Certains héros épiques marquent leur forte présence dans le texte de Monénembo et le narrateur, substitut du griot traditionnel, sacrifie à la tradition des grands maîtres de la parole en relatant, dans un style hautement coloré et dans un langage rituel, l’histoire des personnages comme El hadji Omar, Koli Tenguéla, Samba Guéladio pour ne citer que ceux du Fouta Toro. Le narrateur se transforme en véritable laudateur jusqu’à en oublier le différend qui l’oppose au Peul. Lui qui aime se présenter assez souvent dans le texte comme le noble Sérère (« Toi, l’ignoble berger, moi, le noble Sérère ! »), devient, l’espace d’un temps, le griot laudateur du Peul, ne sachant résister aux exploits accomplis par ses héros. Ainsi en racontant les conquêtes de Koli Tenguéla, par exemple, il entonnera :

« Il ravagea le Galam, entra dans le Diâra dont il décapita le roi, Dâma Ngillé Mori Moussa. Il rougit les rivières et les mares du sang de ses ennemis, poursuivit les survivants jusqu’aux portes de Tombouctou, soumettant au passage toutes les contrées traversées. Son père vengé, il pouvait entreprendre la conquête du Tékrour, la patrie de ses lointains ancêtres. Il l’envahit par l’est, en passant par le pays soninké du Gadiâga. Il investit successivement Gourel-Haïré, Gawdé-Bofé [….] » (p. 72).

On croirait entendre le griot traditionnel. Il paraît clairement que ce passage provient de la tradition et a dû être recueilli auprès d’un griot africain. Le narrateur lui-même intervient pour rappeler le fonctionnement de la tradition orale : « Cinq siècles après, ses exploits – ceux de Koli Tenguéla – sont relatés dans vos misérables chaumières avec la même ferveur et la même fraîcheur d’esprit que s’ils s’étaient déroulés la veille » (p. 72). Relatant le récit des exploits de El hadji Omar durant son pèlerinage en Arabie, il déclamera : « Il brilla dans les mosquées et les universités du Caire, grossit son escorte tout au long des pistes reliant les cités du Soudan et arriva au Bournou avec le prestige et la somptuosité d’un messie longtemps attendu » (p. 279).

Le noble Sérère finira même par reconnaître l’originalité du Peul et son esprit d’innovation, se transformera définitivement en admirateur et se découvre lyrique : « L’obligation de savoir lire et écrire fut décrétée (mesure étonnante pour l’époque, je te le concède, ô mon Peul, mon noble) » (p. 213). Ces passages narratifs sont marqués par une élévation de la voix, dans le ton, par le rythme soutenu et par la régularité du souffle, etc. Georges Dumestre, dans son introduction à La Geste de Ségou, note dans ce sens :

« La hauteur à laquelle il place sa voix, son débit, le rythme de ses phrases et la tension qui les accompagne font qu’il n’y a aucune difficulté à distinguer la parole du griot de celle d’un autre locuteur ordinaire, même sans connaître la langue. Le griot peut parler comme n’importe quelle personne, mais lorsqu’il scande l’épopée, il emploie un style, un registre différents de ceux qu’il utilise dans la conversation. Il s’agit d’une utilisation volontaire de certaines techniques dans certaines circonstances » [4].

  1. HISTORICITE ET FICTION

Le narrateur date certains événements dont il fait mention dans le texte. Cela est une volonté de l’auteur de souligner la chronologie des faits historique afin de montrer que tout se tient. Ce qui offre une vision réaliste de l’histoire racontée. L’ouvrage est d’ailleurs divisé en trois grandes périodes correspondant chacune à une séquence de l’histoire du groupe social peul :

– pour le lait et pour la gloire : cette période correspond à la grande migration des Peuls qui étaient entièrement nomades. L’histoire débute vers 1400, une époque où les Peuls étaient sans patrie et erraient un peu partout pour les besoins de la transhumance. « Vers l’an 1400 des Nazaréens, errait donc une horde de Peul-rouge, vivant de rapines, de graminées sauvages et de gorgées de lait aigre » (p. 19). Elle se poursuit avec la création du royaume du Fouta Toro. En effet, conduits par Koli (le Grand taureau), les Peuls arrivent à imposer leur domination aux autres populations qui habitaient dans la vallée du fleuve Sénégal et à mettre en place une puissante dynastie qui va régner durant plus de trois siècles. Mais cette dynastie multiséculaire va sombrer dans le déclin au XVIIIe siècle et sera remplacée, en 1776, par le régime théocratique mis en place par Souleymane Bâl ;

– les seigneurs de la lance et de l’encrier : dans sa volonté d’appréhender la société peule globale, l’auteur considère que cette période s’ouvre avec la création du royaume du Boundou, premier Etat musulman fondé par les Peuls. Cette période se poursuivra par l’instauration de régimes théocratiques au Fouta Toro, au Fouta Djalon, à Sokoto, dans l’Adamaoua, au Macina et sera marquée par des jihad sanglants pour imposer la religion d’Allah. Le Sérère de s’exclamer : « Oh, mon Dieu, des pillards traditionnellement hostiles au Coran et à l’ordre, devenus, on ne sait trop comment, des sultans et des cheicks, des princes de la vertu, farouches gardiens de la morale et du droit ! » (p.169). En effet, le changement était si brusque et si profond que le Sérère avait du mal à le croire. De simples bergers, ils étaient devenus des propagateurs de la nouvelle religion, en très peu de temps ;

– les furies de l’Océan : cette période marque la phase de la conquête coloniale. Les Européens, restés longtemps sur la côte, commencent à manifester des visées impérialistes, à se frotter aux royaumes traditionnels et à s’introduire d’avantage à l’intérieur des terres. Ce qui va aboutir à la chute des institutions politiques mises en place, les unes après les autres, particulièrement celles des Peuls. Et le narrateur d’exulter encore une fois :

« Tu ne te doutais pas, n’est-ce pas, que Dieu, en ses infinis mystères, avait prévu encore plus fou, plus mythomane, plus cruel, plus aventurier, plus hautain et plus hâbleur que toi… Depuis les côtes où il faisait semblant de somnoler, l’homme blanc surveillait attentivement tes stupides visées messianiques et tes fébriles agitations [….].

Bien fait, fanfaron ! hypothétique fils d’Abraham ! » p.287).

Des œuvres, comme l’institution du bicéphalisme au Fouta Djalon, constituent l’un des apports majeurs de la communauté peule et montrent sa maturité politique. En effet, pour éviter toute effusion de sang entre les partisans de Alpha Saliou et ceux de Ibrahima Sory, le Conseil des Anciens du Fouta-Djalon institua l’alternance du pouvoir entre les deux prétendants et entre leurs descendances respectives. « A la suite de cette élection [celle Alpha Saliou], une règle additive à la constitution fut adoptée stipulant que le pouvoir sera dorénavant exercé, alternativement, par les descendants de Karamoko Alpha et les descendants de Ibrahima Sory Maoudho, chacun d’eux prenant la direction du pays au décès et à la disparition de l’autre.

Cette décision était un frein au pouvoir absolu des almami et à leur puissance excessive. D’emblée, deux partis politiques étaient créés, le parti Alphaya et le parti Sorya » (p.241).

Ces faits et beaucoup d’autres comme les luttes fratricides pour la conquête ou la reconquête du pouvoir au Fouta Toro dans la puissante dynastie des Dényanké, les relations des Peuls avec leurs voisins ou avec les Européens (principalement les Portugais qui étaient les premiers arrivés), etc. sont tirés de la réalité historique et sont des faits avérés. Cependant leur intégration dans le récit aux côtés d’autres événements tirés de l’imagination du romancier favorise leur fictionnalisation. D’emblée, l’auteur semble mettre les personnages fictifs au même niveau que les personnages réels (qui ont effectivement existé et vécu à une certaine époque de notre Histoire). Ce jeu sur les personnages semble dès lors participer à la fictionnalisation de l’Histoire. Des personnages historiques comme Samba Guéladio, Koli Tenguéla, Alpha Ibrahima Sory, Gaspard Théodor Molliens, Faidherbe, etc. sont mis en présence d’autres personnages pour le moins fictifs comme Diâka, Innani, Doya Malal, Hola, Lama Horé, etc. et qui tiennent des rôles importants dans le texte. La caution réaliste des uns contrebalance la fictionnalité des autres. Des événements tirés de la réalité historique sont contaminés par des événements fictifs purs produits de l’imagination du romancier.

Nous noterons également que la polyphonie, qui provient de la diversité des sources consultées par l’auteur, concourt, elle, à rendre ce récit plus réaliste que fictif. Elle permet d’authentifier le récit de Monénembo qui nous présente sa version de l’histoire des Peuls. En effet, Monénembo présente dans ce livre des citations d’ouvrages écrits par des historiens africains et/ou occidentaux comme David Robinson, Boubacar Barry, Thierno Diallo, des correspondances des administrateurs coloniaux comme Faidherbe, Protet, des coupures de presse mais aussi des versions de l’histoire collectées auprès des maîtres de la parole. Il arrive également qu’il se positionne en témoin des événements qu’il raconte. Cette diversité des sources, retravaillée par l’auteur et présentée de façon si harmonieuse, fait ressortir une certaine polyphonie du récit. Des voix parfois divergentes parfois concordantes s’élèvent pour former un tout voulu par l’auteur. Et c’est ce tout qui, après la dernière note du texte, constitue le palimpseste que Monénembo propose comme une réécriture de l’histoire de sa société dans sa grande diversité. C’est cela la contribution de l’auteur pour mieux porter la voix des Peuls et montrer leur contribution dans l’histoire du monde, le rôle d’avant-garde qu’ils ont joué aux pays des trois fleuves (Sénégal, Gambie, Niger). Ils ont partout mis en place de puissantes théocraties musulmanes malgré leur passé ancré dans les religions traditionnelles.

Cette saga peule est racontée à travers la grande odyssée des Yalalbé. En effet, la descendance de Doya Malal semble monopoliser le récit. Cette lignée, si elle a réellement existé, a joué un rôle moindre dans l’histoire des Peuls par rapport aux autres lignées présentes dans ce texte. La création du récit en miroir retraçant le parcours des Yalalbé, ce peuple retors, toujours enclin à la violence, qui se développe parallèlement à celle de la descendance de Tenguéla garantit la fictionnalité du texte. Les descendants de Doya Malal, détenteurs du pouvoir spirituel du clan Yalalbé (en témoigne la possession de l’hexagramme de Carolline) vont suivre un itinéraire en parfaite opposition à celui suivi par les descendants de Tenguéla, détenteurs du pouvoir politique. Tandis que les uns acquièrent le pouvoir et le verrouillent en le transformant en une monarchie héréditaire exclusive, les autres vont, depuis l’enfouissement du sasa de l’ancêtre, de déboire en déboire, de mésaventure en mésaventure. Les premiers avec l’usure du pouvoir en arrivent à oublier leur parenté avec l’autre branche du clan qui est restée dans la déchéance la plus totale. Détenteurs du pouvoir religieux, ils seront, cependant, les premiers à embrasser la religion musulmane et s’installeront, quelques siècles plus tard, dans les arcanes du pouvoir au Fouta Djalon en devenant conseillers des almamis. Toute la narration tourne autour d’eux et des rapports qu’ils entretiennent avec les personnages et les événements relatés. Ils sont les véritables héros de cette grande saga racontée par Monénembo. La fiction est poussée à son plus haut point lorsque l’auteur monte, vers la fin de son récit, la scène de la rencontre entre deux personnages portant tous les deux le nom de Doya Malal du nom du patriarche dont nous avons parlé plus haut, dans les prisons du pouvoir colonial. Le premier était resté animiste et avait en sa possession l’hexagramme de Carolline et était arrêté pour vol de bœufs alors que le second était musulman et était en prison parce que vaincu par la puissance coloniale pendant la conquête du Fouta-Djalon.

CONCLUSION

En définitive, Tierno Monénembo a fait œuvre d’historien. En effet, en se proposant de récrire l’histoire de la société peule en se fondant sur les sources orales, les documents historiques et des faits dont il est témoin, il propose à ses lecteurs sa propre version de l’histoire des Peuls. Il a donc produit un palimpseste sur les récits des chroniqueurs, des griots traditionnels et autres historiens africains comme occidentaux. L’originalité de ce texte réside dans le fait que : se fondant sur diverses sources, l’auteur guinéen a réussi une œuvre cohérente qui prend en charge de façon totalisante l’histoire de ce peuple caractérisé par sa grande diversité. Il produit ainsi un contre discours qui invite à une reconsidération de tout ce qui a déjà été dit sur les Peuls et leur histoire. Leur grande mobilité et leur capacité d’adaptation ont permis à ces populations, disséminées un peu partout à travers le continent, de développer, au contact des autres sociétés, des manières de vivre et de parler qui différeront de celles de leurs autres congénères.

Ce sont-là certaines raisons pour lesquelles les études faites sur eux ont toujours été abordées séparément. Cette vision globalisante de la société peule répond à une volonté de plus en plus affirmée de considérer les Peuls comme un seul et même groupe avec notamment la création de l’association Tabital Pulaagu qui a l’ambition de réunir toute la Diaspora peule.

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

MONENEMBO, Tierno, Peuls, Paris, Seuil, 2004, 283 pages.

Articles et ouvrages

CAMARA, Alimou, « Tierno Monénembo, le fonds Peul », in Revue interculturelle n° 9, juillet 2006, p. 21-.36.

DUMESTRE, G., La Geste de Ségou, Paris, Armand Colin, 1979.

GOSSIN, R., « Le conte traditionnel : le jeu de l’oralité et de l’écriture », www.protestants.org/bible-co….

LALAOUI, Fatima Zohra, « Ecriture de l’oralité et contre discours féminin dans Loin de Médine d’Assia Djébar », www.semen.revues.org/document 228.

MBONDE-MOUANGUA, Auguste Léopold, « La composition discursive dans Peuls de Tierno Monénembo : la raillerie comme procédé rhétorique, de construction et de solidarité », in Revue interculturelle n° 9, juillet 2006, p. 37-55.

NGALASSO-MWATHA, Musanji ; « Langage et jubilation dans Peuls de Tierno Monénembo », in Revue interculturelle n° 9, juillet 2006, p. 57-85.

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar

[2] NGALASSO-MWATHA, Musanji, « Langage et jubilation dans Peuls de Tierno Monénembo », in Revue interculturelle, n° 9, juillet 2006, p. 76.

[3] « La parenté à plaisanterie est cette relation entre humains où l’on agresse verbalement l’autre non pas pour le blesser mais paradoxalement soit pour suspendre le conflit dès ses premières manifestations, soit pour faire vivre, perpétuer et raffermir les liens fluctuants entre clans. Dans la pratique, la parenté à plaisanterie exige, pour qu’elle puisse fonctionner de façon normative, une situation illocutoire bien définie. Ceci suppose que les différents objets lexicaux qui donnent corps à cette pratique orale s’enchaînent dans une solidarité sémantique et énonciative conforme à la saisie du sens des mots dans ce système particulier de communication », Auguste Léopold MBONDE-MOUANGUE, « La composition discursive dans Peul de Tierno Monénembo : la raillerie comme procédé rhétorique de construction et de solidarité », in Revue interculturelle n° 9, juillet 2006, p. 46-47.

[4] DUMESTRE, G., La Geste de Ségou, Paris, Armand Colin, 1979, p. 29.