Littérature

LA FIGURATIVISATION DE LA FEMME DANS LES FEUX DE LA PLANETE DE JEAN-BAPTISTE TATI LOUTARD

Ethiopiques n°79

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2007

La femme est la compagne de l’homme. Femelle de l’espèce humaine, elle conçoit, procrée pour assurer la descendance du genre humain. Ce statut propre à sa nature biologique transcende les frontières des Etats, les espaces géographiques, les considérations culturelles, sociologiques, économiques et politiques. La femme n’est d’aucun pays. Elle occupe une place primordiale dans la cellule familiale. Plusieurs poètes l’ont célébrée avec ferveur. Les exemples abondent. Charles Baudelaire voit en Lola de Valence « Le charme inattendu d’un bijou rose et noir » [2]. L’Ivoirien Louis Akin exalte la beauté de Manou, sa bien-aimée dont la « splendeur illumine le charme du soir » [3]. Le Camerounais Eno Belinga identifie la femme « au soleil de midi où l’amour se fait lumière du jour » [4]. La femme devient dès lors un sujet d’ancrage des créations poétiques. Elle se trouve investie d’une valeur. Elle est même dotée d’un investissement sémantique que les sémioticiens appellent figurativisation. Pour notre part, nous nous attacherons à montrer comment le Congolais Jean-Baptiste Tati Loutard procède pour mettre en lumière les diverses figurativisations de la femme dans son œuvre poétique intitulée Les Feux de la planète parue aux Editions CEDA, à Abidjan/Dakar, en 1977.

Deux figures lexématiques nous intéressent dans cette étude, en l’occurrence celles du feu et de l’eau. Mais avant, qu’entendons-nous par la notion de figurativisation ?

  1. FIGURATIVISATION : PERTINENCE ET ENJEUX

Notre dessein dans cette partie du travail consiste à expliciter la notion de « figurativisation » afin de mieux appréhender le thème que nous aurons à analyser. En sémiotique textuelle, la figurativisation s’emploie pour dégager la structure fonctionnelle d’un noyau lexical majeur dont le contenu est soumis à un investissement sémantique. Dans ce cas précis, ce noyau lexical majeur est la « femme ». Examinons le schéma ci-dessous afin de pénétrer la quintessence heuristique des idées qui seront développées dans les deux derniers points de notre étude :

De la notion de « figurativisation » on peut extraire une autre : la figure. Celle-ci se définit comme une unité permanente qui peut se réaliser diversement selon les contextes. Ainsi, la figure « femme », noyau constant de signification, a la possibilité d’entrer dans des contextes différents que le Groupe d’Entrevernes appelle « figure lexématique » : « La figure lexématique est donc à considérer comme une organisation de sens virtuelle se réalisant diversement selon les contextes » [5]. Un lexème – mot que la langue se donne à définir – n’a pas d’existence en soi, mais subit un prolongement ou un déplacement dans un ensemble de textes à analyser. En ce qui nous concerne, le lexème « femme » fonctionne en contexte comme l’aboutissement d’une production de sens au cours de laquelle la figure qu’elle devient dorénavant s’installe en couches successives et entame un « parcours » qu’on qualifie de « figuratif ». Le figuratif désigne un signifié qui a un correspondant dans l’univers de la réalité perceptive. Il a trait au monde extérieur saisissable par les cinq sens de l’homme. Par conséquent, la « femme », qui constitue l’objet de notre étude, est un figuratif, de même que l’eau et le feu, parce que tous ces lexèmes relèvent de la perception de notre environnement quotidien. Par contre, la beauté et la moralité de la femme, la nocivité du feu et le caractère incolore ou inodore de l’eau se caractérisent par leur aspect proprement conceptuel. Certains de ces caractères varient selon les réalités socioculturelles. Les concepts que sont : la beauté, la nocivité et le caractère inodore et incolore sont des thématiques.

Selon Joseph Courtès, « Le thématique se caractérise par son aspect proprement conceptuel » [6]. C’est donc une construction mentale avec le jeu des catégories conceptuelles qui le constitue. Mais un figuratif n’est jamais replié sur lui-même, sinon il serait privé de sens. Le figuratif et le thématique doivent réaliser une fusion ou plutôt une alliance qui engendre le processus de la figurativisation. En effet, dans les textes poétiques à l’étude, la « femme » dans ses diverses dénominations sémiotiques devient un objet. Lequel objet est investi de deux valeurs sémantiques : le feu et l’eau que nous notons :

– (femme) V (feu)

– (femme) V (eau)

Le figuratif « femme » fonctionne maintenant comme un système ou une représentation du monde. Son caractère fonctionnel et universel ne se pose pas sur un mot mais vise à revêtir exhaustivement les figures de manière à produire l’illusion référentielle qui les transforme en image du monde. Or, selon Wunenburger, [pour qu’une image soit] consistante, apte à capter et à actualiser un archétype, elle a besoin d’être greffée sur des objets extérieurs, naturels ou fabriqués (…) et donc d’actualiser des intérêts et des valeurs » [7]. La présente étude fait « greffer » au figuratif « femme » deux objets extérieurs naturels que sont l’eau et le feu qu’il nous revient d’élucider.

  1. LES FIGURES LEXEMATIQUES DE LA FEMME LIEES AU FEU

Le feu est un phénomène dans lequel une chaleur intense s’accompagne d’une lumière plus ou moins vive. Les manifestations les plus visibles du feu sont la flamme, la combustion, l’ignition et l’incandescence. On ne peut imaginer une vie humaine sans le feu parce que celui-ci manifeste sa présence dans toutes nos activités. Il édifie la vie autant qu’il la détruit, ce qui pousse Gaston Bachelard à dire que « Le feu punit cependant de toute désobéissance quand on veut jouer trop près de ses flammes (…) c’est un dieu tutélaire et terrible, bon et mauvais » [8]. Le feu est donc ambigu. Il a une double fonction. Il est même ambivalent. On l’assimile par analogie à la force, au courage, à l’ardeur et à la virilité. Cependant, le lecteur va certainement s’étonner de voir Jean-Baptiste Tati Loutard établir une poétique de la symétrie figurative de la femme et du feu dans la mesure où « les femmes à cause de leur tempérament froid et humide (sont) moins fortes que les hommes, plus timides et moins courageuses, à cause que la force (sic), le courage et l’action viennent du feu » [9]. Ce choix délibéré cache une volonté. Celle d’accorder à la femme d’enrichissantes figurativisations :

« Dans ce feu de brousse inépuisable

Qu’est ton (femme) corps que je côtoie

Change donc ma vie comme une Révolution

Fais-moi oublier la mort et ses nébuleuses » [10].

Le corps de la femme apporte au poète la température adéquate qui équilibre son organisme et lui donne la joie de vivre. Cette énergie ou plutôt « ce feu de brousse » d’une autre nature ne consume aucun objet et n’engendre point de dégât. Elle propage sa positivité et « change donc la vie » du poète dont le corps subit une forte « Révolution », un changement radical indéniable. Cela se traduit par la Majuscule « R » au début dudit lexème. Dès cet instant, le lecteur est frappé par le caractère inusable de cette métamorphose. Par conséquent, le poète désire « côtoyer » sans cesse ce corps comme on parcourt un chemin parsemé de fleurs dont l’odeur agréable embaume l’espace et fait « oublier la mort et ses nébuleuses » traumatisantes. Il peut alors donner libre cours à sa pensée et rêver aisément :

« J’ai vu luire dans la nuit deux torches de résine

Corps glorieux illuminés par le désir

Qui éloigne de nous les spectres des veillées funèbres décriés par les chiens

(…)

La nuit se dépulpe, le jour les délie

Par le soleil qui frappe à la tempe » [11].

Dans ce texte poétique, deux lexèmes focalisent notre attention, à savoir le « Jour » et la « Nuit ». Structures élémentaires du discours, ils se caractérisent d’emblée par leurs relations de contradiction, de contrariété et de complémentarité. Une analyse du carré sémiotique de ces lexèmes précités sera d’une grande utilité. Elle nous aidera à comprendre les jeux de différences qui donnent naissance à la prolifération incontrôlable des sens car « Ce qui rend possible l’entrée dans l’univers du sens, ce sont la perception de différences, l’établissement de discontinuité et le repérages d’écarts différentiels » [12]. Le langage littéraire en général et le langage poétique en particulier établissent leur notoriété grâce à la notion « d’écart », une déformation cohérente des structures, une transgression systématique de la norme. Celle-ci, par le jeu des contradictions et des contraires, permet d’engendrer la « discontinuité » des sens, la productivité [13] du texte dont la signifiance dégénère en signifiose [14]. Ce carré sémiotique l’atteste :

Le jour s’oppose à la nuit et la femme à l’obscurité. Par analogie, nous émettons l’assertion selon laquelle : « La femme s’identifie au jour ». Pendant la journée, le soleil sort de sa cachette pour « illuminer » l’espace de ses rayons radieux qui « frappent » gaiement à la « tempe » des êtres vivants. Le soleil n’apparaît que le jour. La nuit, il s’éclipse et l’obscurité s’installe. La femme s’assimile alors au soleil, à la lumière puisqu’elle est l’antonyme de la nuit. Elle est la sœur siamoise du jour, de la clarté parce qu’elle possède toutes les capacités biologiques qui lui permettent de donner naissance à un enfant, de concevoir celui-ci dans ses entrailles avant qu’il ne vienne au monde. Ce nouvel espace qui accueille désormais cet enfant s’apparente au jour, même si la nuit y fait toujours irruption. En conséquence, la matrice de la mère devient une nuit pour l’enfant et ce nouvel espace auquel nous faisions allusion tantôt se présente à lui comme un jour ou le début de son existence au monde. Celle-ci ne sera pas de tout repos. L’enfant doit se battre pour vaincre les vicissitudes, « les spectres des veillées funèbres » qui lui nuisent constamment.

La femme, en tant que mère, reste auprès de sa progéniture et l’aide à braver ces obstacles existentiels, ces nuits lugubres auxquelles personne n’échappe. Son absence serait synonyme de désastre, de nuit pour l’enfant. Ce faisant, la femme symbolise la vie puisqu’elle donne la vie (s1) Vs (s2). Nul ne peut envisager une existence humaine et équilibrée sans le jour, sans la femme (s1) et sans la nuit, les difficultés, et même la mort (s2). Ces deux réalités vivent en complémentarité. Le jour explique la nuit et la vie, les difficultés ou la mort. Malgré tous ces faits inexorables, la femme ne perd jamais espoir. Elle brave même la mort en enfantant parce qu’elle sait que ces relations de contradiction, d’opposition et de complémentarité donne un sens à toute existence (s1) Vs (s2).

Tati Loutard se présente, par la thématique qu’il développe dans ses textes, comme un poète de l’universel. Malgré cette dimension de sa création poétique qui transcende les frontières, il n’échappe pas aux réalités de son environnement. Ces réalités restent figées dans son inconscient et transparaissent dans son écriture :

« Au cœur des luttes quotidiennes une femme

Vaque aux travaux champêtres,

Près du feu qui bat des cils dans le crépitement des charbons,

Elle ne cherche point s’il est dans le siècle

Une force qui capte le soleil

Explore les planètes

Elle porte sa vie comme la terre

Chaque jour tourne avec ses tombes closes » [15].

Dans les pays sous-développés en général et en Afrique en particulier, la femme est le pilier de la famille. Elle est « au cœur des luttes quotidiennes ». On la voit, chaque jour, à l’œuvre en train d’aider son époux dans les « travaux champêtres ». Elle se réveille tôt le matin pour s’occuper des tâches ménagères : balayer la maison et la cour, faire la vaisselle et la lessive, aller au marigot à la recherche de l’eau, user de son temps en s’asseyant « près du feu qui bat des cils dans le crépitement des charbons » afin de préparer le repas pour la famille, etc. Malgré tous ces actes de bravoure, la femme n’a que des devoirs dans les sociétés négro-africaines. Elle est reléguée au second plan dans les instances de décisions. Les pouvoirs n’appartiennent qu’aux hommes qui briment les femmes. Chosifiées et victimes d’incessantes discriminations, celles-ci ne « cherchent point dans le siècle », dans ce monde qui leur est hostile, une aide salvatrice. La femme n’a plus confiance en la gent masculine parce qu’elle est incapable de « capter le soleil » en sa faveur ou de lui procurer le bonheur tant attendu : son émancipation. Laquelle émancipation n’est qu’une vue de l’esprit après plus de quarante ans d’indépendance politique des pays africains. La femme africaine « porte sa vie » comme un fardeau dans l’indifférence des hommes de sa race. La condition féminine sous les tropiques ne suit pas le rythme du développement économique des Etats. Elle sombre « chaque jour » dans les gouffres béants de l’illusion, car les femmes se laissent toujours subjuguer par les hommes au nom d’une tradition invétérée. Et pourtant, le dynamisme du développement d’un pays ne peut s’affirmer sans l’apport de la femme. Celle-ci s’apparente alors au feu, cette énergie vitale, cette force sans laquelle aucune marche n’est possible vers un progrès harmonieux. C’est ainsi que le poète avance sur un ton lyrique :

« Je cherche une compagne de feu et de joie

Contre un ciel de brumes et de froid  » [16].

Tati Loutard refuse de tomber sous les charmes ensorcelants du bien matériel, ce « ciel de brumes et de froid », qu’il juge éphémère et avilissant. Il préfère avoir toujours à ses côtés « une compagne de feu et de joie », dévouée à la tâche, pleine de vitalité et d’amour. Celle-ci est capable de le combler d’une richesse à visage plus humain qui adoucit sa vie et cultive en lui une paix intérieure, gage de tout développement social, politique et économique. Mais avant tout, une union parfaite de l’homme et de la femme s’impose. Ces deux êtres humains doivent comprendre la nécessité de la présence de l’un auprès de l’autre. Le poète le sait quand il dit :

« Je suis le feu dans le cercle de sa (femme) danse

Le cœur qui bat de tous les battements

Des cœurs tourmentés du monde » [17].

L’homme ou le poète, désigné par le déictique personnel « Je », devient aussi un « feu ». La conjugaison du courage au travail de l’hommes et de la femme est une condition essentielle pour que cette lutte pour le développement aboutisse. L’homme et la femme formeront un seul « cœur qui bat de tous les battements » afin de soulager les autres « cœurs tourmentés du monde » ou ceux de leurs semblables qui souffrent sous le poids de la misère et de maux divers. Cet esprit de communion, de solidarité et d’amour donne une assisse réelle et durable à ce projet de développement, ce bonheur tant recherché par l’homme et la femme.

Au terme de cette analyse des figures léxématiques de la femme liées au feu, nous devons retenir deux aspects importants : d’une part, l’assimilation de la femme au feu traduit le dévouement et la perspicacité de celle-ci, malgré la faiblesse physique que les hommes lui attribuent souvent à tort. D’autre part, la femme comble les enfants et le père de la chaleur maternelle, ce « feu » doux et apaisant sans lequel une relation froide s’installe entre les membres de la famille. A toutes ces qualités précitées de la femme, s’ajoute une autre que nous décèlerons à travers l’étude des figures lexématiques de la femme liées à l’eau.

  1. LES FIGURES LEXEMATIQUES DE LA FEMME LIEES A L’EAU

L’eau est une substance liquide qui possède des qualités caractéristiques. Elle est indispensable à l’être humain. L’organisme de celui-ci en a besoin pour se régénérer afin de ne pas succomber sous le poids annihilant de la déshydratation. L’eau s’utilise pour faire cuire les aliments dont la nécessité pour la survie des êtres vivants se passe de commentaire. Nous la retrouvons sous diverses formes dans les médicaments que nous consommons dès que notre santé se dégrade. Pour Gaston Bachelard, l’eau favorise même le rêve : « J’ai voué mon imagination à l’eau, à l’eau verte et claire, à l’eau qui verdit les prés. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde » [18]. L’eau de pluie, de rivière, de fleuve, de marigot, de lac et de mer draine les plaines et les vallées, nourrit la végétation, embellit le paysage. Elle nous fait souvent plonger dans un univers féerique et reposant par sa douceur onirique. En somme, les êtres humains ont besoin d’eau pour vivre. Il en est de même pour la flore et la faune. Un manque d’eau serait synonyme de désolation. Toutes les propriétés de cette substance naturelle fertilisent l’imagination poétique de Tati Loutard et amènent celui-ci à adhérer à la pensée selon laquelle « toute combinaison des éléments matériels est, pour l’inconscient, un mariage, nous pouvons rendre compte du caractère toujours féminin attribué à l’eau » [19]. L’eau, c’est la femme, cette femelle de l’espèce humaine qui procrée et perpétue comme une source inépuisable la descendance humaine car « la source est une naissance irréductible, une naissance continue » [20]. Par le lait de ses seins, la femme nourrit gracieusement sa progéniture et participe à la continuité de la lignée descendante des êtres humains. Cet acte noble fait dire à Bachelard que « toute eau est un lait. Plus précisément toute boisson heureuse est un lait maternel » [21]. Tati Loutard va au-delà de cette vue parcellaire de la poétique de la « femme eau ». Il considère la femme comme un puissant réconfort moral pour l’homme :

« J’ai découvert la source d’où tu (femme) proviens

Ce lac-œil-bleu entre les monts

Qui appelle comme un sexe » [22].

L’homme n’est pas toujours en mesure d’affronter seul les difficultés de l’existence. Même s’il en a les capacités requises, il lui faut souvent recourir à la femme, cette force paisible qui sait galvaniser. En effet, la femme détient des secrets susceptibles de pousser un homme à accomplir des exploits inimaginables. Dès qu’elle constate qu’un homme se laisse vaincre par la peur et le découragement, elle est toujours là, à ses côtés. Sa présence inconditionnelle témoigne de sa fidélité à l’homme. Ce faisant, le poète l’assimile à l’eau d’un lac qui vivifie la terre où s’élèvent « les monts » aux flancs abrupts. Cette vaste étendue d’eau à l’intérieur de la terre ou plutôt cette femme séduit irrésistiblement le poète et « l’appelle comme un sexe » afin que se réalise une union sacrée qui active les nuits de noces :

« Nous avons enfoui l’éclat des noces

En ce bord du haut fleuve

Et la terre tourne au seul vertige

De notre amour » [23].

Pour préserver l’amour que l’homme et la femme ressentent l’un pour l’autre, le poète propose un espace plus sécurisant, en l’occurrence « le bord du haut fleuve ». Il est persuadé que rien ne viendra perturber la quiétude de cet amour qui se trouve sur la rive d’un fleuve aux douces précipitations ou proche de la femme, cette eau aux vertus insoupçonnées :

« Je cherche partout la force vitale

Qui alimente les serpents de mer

Envenimant la vague même

Par marée basse  » [24].

La mer est une étendue d’eau saumâtre qui éblouit l’observateur par son immensité. Elle loge en sa demeure des espèces aquatiques qui nous servent d’aliments pour notre subsistance ainsi que des matières premières pourvoyeuses de richesses. Plusieurs Etats du monde utilisent la voie maritime dans le transport international. Même le sel qui assaisonne certains de nos repas provient de la mer. L’importance de la mer dans le maintien de l’écosystème est reconnue par les hommes de science. La mer occupe donc une place primordiale dans la vie des êtres humains. Le poète n’exagère donc pas lorsqu’il établit une analogie entre les lexèmes « femme » et « mer ». La vie qui anime chacun de nous a connu son ébauche dans la matrice d’une femme.

Si certaines personnes prétendent l’existence d’un être suprême qui serait le maître d’œuvre de notre vie, il ne faut pas ignorer que la femme y joue un rôle incontestable. Son inexistence équivaut à un arrêt immédiat du processus de la perpétuation de l’espèce humaine. D’ailleurs, le substantif « mer », employé dans ce texte poétique, n’est qu’une expansion du syntagme nominal « les serpents ». Ici, il ne s’agit pas d’un serpent qui symbolise une puissance malfaisante, divinité d’un peuple de Canaan et ennemi des Israélites dans les saintes écritures bibliques. Loin s’en faut. Le serpent auquel le poète fait allusion symbolise la puissance bienfaisante, semblable à celui du guérisseur, du dieu Asklépios, capable d’apaiser la rage meurtrière des « vagues » et des « marées ». La femme, parce qu’elle donne la vie, détient la palme d’or de la philanthropie.

L’eau de mer, de fleuve, de la rivière et de lac, associée à la réaction biologique de la faune et de la flore, subit des décompositions qui donnent naissance à la formation des nuages dans le ciel. Lesquels nuages se transforment en gouttelettes d’eau qui tombent sous forme de pluie. Ce mécanisme météorologique nourrit l’inspiration du poète Tati Loutard dont l’attention est absolument focalisée sur la femme :

« Ah ! cette demi-lune mon levant

Rouge, rouge et rouge

Tranche de pastèque délaissée

Par les amants du crépuscule

Et toi, tu ressembles au nuage de pluie » [25].

Pendant la sécheresse, le soleil ravage la végétation. Les herbes refusent de pousser faute d’eau. Et la terre devient avide. Le paysage présente un visage laid et triste. Pour le poète, cette période fait penser à l’absence d’une femme dans la cellule familiale. En effet, dès qu’une femme quitte son époux et ses enfants pour une raison quelconque, le vide naît et la désolation fait son apparition monstrueuse autant qu’un manque d’eau. Bachelard traduit cette réalité par une image saisissante : « Une goutte d’eau puissante suffit pour créer un monde et pour dissoudre la nuit (…). L’eau ainsi dynamisée est un germe ; elle donne à la vie un essor inépuisable » [26]. La présence constante de la femme dans l’enceinte de la famille engendre « un monde » où il fait bon vivre. Par sa complicité avec l’homme, la femme arrive, grâce à son pouvoir maternel, à « dissoudre la nuit » ou les obstacles qui entravent l’épanouissement de la famille. Elle inocule souvent à la vie un essor inépuisable parce qu’elle se trouve au commencement de la création de l’homme, au-delà de toutes considérations religieuses.

La poétesse ivoirienne Tanella Boni insiste de façon laudative sur la place importante de la femme dans la société en ces termes :

« La femme, c’est comme la pluie

Elle fabrique l’oxygène du temps » [27].

Aucun être vivant ne peut vivre sans « oxygène » au risque d’étouffer et d’en mourir. La femme symbolise cet air indispensable pour la survie de la famille sans lequel celle-ci disparaît définitivement, ce qui peut provoquer un choc insoutenable :

« Tu (femme) es morte, tu ne luis plus, telle une braise

Atteinte par une eau plus lourde que la nuit

(…)

Maintenant, Fontaine éteinte au bord de la route

Tu n’enchantes plus et le voyageur pleure ton eau lustrale » [28].

La mort d’une mère est un véritable désastre au sein de la famille. Le père en souffre parce qu’il se trouve désormais seul à résoudre les problèmes familiaux. Les enfants manquent d’affection maternelle et sont souvent livrés à eux-mêmes. « Eteinte » comme une « braise » sous une mare d’eau, la défunte prive sa progéniture de sa chaleur légendaire. Elle ne peut plus permettre ni au « voyageur » de passage dans la maison ni à son époux et à ses enfants d’étancher leur soif d’affection. La « Fontaine » qu’elle fut autrefois tombe en désuétude et son « eau lustrale » n’arrive plus à sauver des vies humaines.

A mi-parcours de l’étude sur les figures lexématiques de la femme liées à l’eau, nous avons pu découvrir un réseau d’écarts sur lequel s’est élaborée la signification. Pour une meilleure compréhension de la thématique qui nous est imposée, il nous faut passer de l’organisation qui prend en charge la succession de ces écarts à la logique qui les commande. Nous procéderons alors à la décomposition des figures qui va s’appuyer sur une analyse sémique ou componentielle. Celle-ci consistera à ramener les significations perçues, les signifiés, à des traits sémiques, c’est-à-dire des faisceaux organisés de traits élémentaires. Nous prendrons ces effets de sens comme des sèmes dont les relations de contiguïté participeront à la mise en relief d’un noyau sémique commun.

Examinons tous les investissements sémantiques qui nous ont permis de mettre en œuvre les figures lexématiques de la femme liées à l’eau. Ce sont : le lac, le fleuve, la mer, la pluie et la fontaine. A l’aide d’un dictionnaire, nous pouvons les définir :

1- /Le lac/ : étendue d’eau à l’intérieur des terres

2- /Le fleuve/ : grand cours d’eau qui se jette généralement dans la mer

3- /La mer/ : grande étendue d’eau salée qui couvre 73% de la surface du globe terrestre

4- /La pluie/ : ensemble des gouttelettes d’eau, plus ou moins grosses et plus ou moins denses qui tombent des nuages

5-/La fontaine/ : eau qui sort de terre, construction aménagée pour l’écoulement des eaux

Ces définitions nous permettent de remarquer qu’il y a des éléments communs à ces cinq figures. En affinant l’analyse de leur signifié, nous pouvons ramener ces éléments à un trait sémantique minimal : l’eau.

En définitive, les figures lexématiques de la femme liées à l’eau, en traversant des figures diverses, conservent leur authenticité sémantique. L’eau, en tant que noyau sémique commun, rend toute sa féminité à la femme et confirme l’efficacité des investissements sémantiques qui la lient à cette espèce du genre humain.

CONCLUSION

Au terme de la figurativisation de la femme dans cette œuvre poétique de Tati Loutard, il faut retenir deux aspects importants. D’une part, le caractère universel de la thématique. En effet, la femme est ici et partout. Elle va au-delà des frontières étatiques et mérite une attention particulière. Son émancipation en dépend. D’autre part, cette figurativisation de la femme montre la pertinence des outils théoriques que la sémiotique possède aujourd’hui. Lesquels outils permettent de pénétrer la quintessence des textes littéraires, quelle qu’en soit la complexité.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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[1] Université de Cocody (Abidjan), Côte d’Ivoire

[2] BAUDELAIRE, Charles, Les Fleurs du mal, Paris, Librairie Générale française, 1972, p. 247.

[3] AKIN, Louis, Chant pour Manou, Abidjan, CEDA, 1983, p.39.

[4] ENO, Belinga, La prophétie de Joal, Yaoundé, Clé, 1975, p .26.

[5] GROUPE D’ENTREVERNES, Analyse sémiotique des textes, Lyon, PUL, 1979, p.91.

[6] COURTES, Joseph, Analyse Sémiotique du discours : de l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991, p.161

[7] Ouvrage Collectif dirigé par Joël THOMAS, Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Paris, Marketing, 1998, p.115.

[8] BACHELARD, Gaston, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1946, p.24.

[9] FABRE, Jean-Pierre, L’Abrégé des secrets chimiques, Paris, Gallimard, 1936, p.19.

[10] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, Les feux de la planète, Abidjan-Dakar, NEA, 1977, p.19.

[11] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, Les feux de la planète, Abidjan-Dakar, NEA, 1977, p.19.

[12] GROUPE D’ENTREVERNES, op. cit, p 129.

[13] Terme employé par Julia KRISTEVA dans Sémiotikè, Recherche pour une sémanalyse, p. 52, pour désigner le rapport distributif du texte avec la langue.

[14] Terme employé par Alain VAILLANT dans La poésie, initiation aux méthodes d’analyse des textes, p.118, pour désigner la prolifération incontrôlable du sens.

[15] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit., p. 27.

[16] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit., p.22.

[17] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit., p.28.

[18] BACHELARD, Gaston, L’eau et les rêves, Paris, Librairie José Corti, 1942, p.15.

[19] BACHELARD, Gaston, L’eau et les rêves, p. 22

[20] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit, p.22.

[21] BACHELARD, Gaston, op. cit., p. 135.

[22] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit, p.19.

[23] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit, p. 17.

[24] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit, p. 21

[25] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit., p. 30.

[26] BACHELARD, Gaston, op cit., p. 17.

[27] BONI, Tanella, Grains de sable, Limoges, Le bruit des autres, 1993, p.39.

[28] TATI LOUTARD, Jean-Baptiste, op. cit., p.26.