Litterature

NEGRITUDE, CREOLITE ET NOUVELLE CONSCIENCE HISTORIQUE AFRICAINE FACE A LA MONDIALISATION

Ethiopiques n°82.

Littérature, philosophie, art et pluralisme

1er semestre 2009

La naissance et l’évolution de la littérature négro-africaine sont avant tout une réaction de quelques intellectuels noirs à la situation d’injustice et d’asservissement qui était celle de leur race dans le monde déjà en cours de globalisation, notamment aux Etats-Unis d’Amérique, dans les Caraïbes, mais aussi en Europe et en Afrique. Le lent et long processus d’éveil de la conscience noire grâce à la littérature peut aujourd’hui s’inscrire logiquement dans l’évolution historique générale des rapports conflictuels qui ont toujours prévalu entre l’Occident dominateur et l’Afrique dominée. Comme nous l’affirmons ailleurs, le rôle de la littérature négro-africaine dans l’évolution de la situation sociopolitique de l’Afrique n’est plus à démontrer. Elle a toujours été le moyen d’expression privilégié de la réalité socioculturelle, et, à ce titre, « a contribué efficacement non seulement à l’éveil de la conscience collective des peuples africains, mais également à l’établissement du dialogue entre le colonisateur et le colonisé » (Kasende, 1997 : 538). C’est « la magie de l’écriture – cette « force expansive de la chose écrite, son caractère monumental et l’appel à la liberté que recèle toute œuvre de l’esprit » […] (Sartre, 1948 : 94) [qui] a produit ses effets aussi bien sur les maîtres que sur les administrés » (Kasende, 1997 : 538). Pour rendre témoignage du rôle actuel et passé de la littérature négro-africaine dans l’évolution historique de l’Afrique noire et de ses populations répandues à travers le monde, d’une part, et montrer que les obstacles à contourner occupent encore toute la largeur du chemin à parcourir, d’autre part, cette réflexion s’articulera autour de trois points essentiels. Le premier point est un rappel sommaire de l’apport de l’Afrique noire au fondement encyclopédique de la mondialisation comme patrimoine universel du capital matériel et culturel ; le deuxième point relève les conséquences insidieuses du débat inauguré depuis peu dans les Caraïbes sur la Négritude et la Créolité (ce que nous appelons ailleurs les pièges de l’« auto-dislocation ») [2] ; le troisième point est l’évocation d’un passé de solidarité négro-africaine, socle d’une nouvelle conscience historique africaine, comme seul antidote aux effets pervers de la mondialisation.

  1. L’APPORT DE L’AFRIQUE SUBSAHARIENNE A LA MONDIALISATION

Employé pour la première fois peu après la Deuxième Guerre mondiale vers les années 1953, pour signifier, selon Le Petit Robert, « le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde », le terme « mondialisation » ne prend son acception économique que plus de vingt ans plus tard, vers les années 1980. D’après les plus récentes analyses du phénomène, « au plan économique, la mondialisation peut désigner tout à la fois l’émergence d’une « économie globalisée » opérant directement au niveau international et non plus à celui des États-nations, la convergence des marchés à l’échelle du monde, l’émergence des firmes multinationales globales (encadrement, investissement et recherche-développement étant « dénationalisés »). Il ne fait pas de doute que la poursuite de l’internationalisation de l’économie, de même que la constitution d’ensembles régionaux comme l’Union européenne modifient et réduisent les conditions d’exercice de la souveraineté nationale » (Cordellier, 2003 : 461). Dans une intervention à la Confédération générale des travailleurs grecs intitulée « Le mythe de la mondialisation et l’État social européen », Pierre Bourdieu considère « la mondialisation » comme un discours social dominant construit à partir de la vision néolibérale.

« Il y a de plus en plus de travaux, en Angleterre, aux États-Unis, en France, qui décrivent de manière très précise les procédures selon lesquelles cette vision du monde est produite, diffusée et inculquée. Par toute une série d’analyses à la fois des textes, des revues dans lesquelles ils étaient publiés et qui se sont peu à peu imposées comme légitimes, des caractéristiques de leurs auteurs, des colloques dans lesquels ceux-ci se réunissaient pour les produire, etc., ils ont montré comment, et en Angleterre et en France, un travail constant a été fait, associant des intellectuels, des journalistes, des hommes d’affaires, pour imposer comme allant de soi une vision néolibérale qui, pour l’essentiel, habille de rationalisations économiques les présupposés les plus classiques de la pensée conservatrice de tous les temps et de tous les pays » [3]

C’est en ce sens qu’il faut comprendre d’autres spécialistes des théories socio-économiques comme Jean Ziegler, pour qui le phénomène de la mondialisation remonte au XVe siècle et doit être rattaché à l’esprit européen des conquêtes et de la domination du monde. Selon l’auteur de Nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, « depuis la découverte de l’Afrique australe, de l’Australie, de l’Océanie et de l’Amérique par les Européens aux XVe-XVIe siècles, ont existé des formes variées de mondialisation, autrement dit d’européanisation du monde » (Ziegler 2003 : 26). Qu’est-ce donc la mondialisation ? Un ouvrage spécialisé déjà cité reconnaît que « l’abus d’usage de ce mot a souvent dispensé de s’interroger sur sa définition » (Cordellier : 461). Cette tendance à la polysémie et l’absence d’une définition théorique opératoire rend déjà la notion suspecte. Ce constat se traduit par l’interrogation rhétorique qui sert de conclusion à l’article de Serge Cordellier sur le concept : « Faut-il croire, se demande-t-il, que la fin du XXe siècle aura marqué une étape de la mondialisation plus décisive que les impérialismes européens qui se sont partagé le monde un siècle plus tôt ou que la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb ? » (Cordellier : 461). La réponse à cette question oratoire est négative. En effet, si l’on peut prétendre aujourd’hui que l’esprit de la mondialisation est nouveau, les intentions et les ambitions qui la décrivent et la définissent implicitement sont très anciennes et lointaines ; elles remontent à l’époque des « découvreurs de nouveaux mondes », des explorateurs ou initiateurs des pratiques esclavagistes et colonialistes. Ces pratiques anciennes et exclusives vis-à-vis de l’Afrique sont encore présentes dans la mémoire collective de l’humanité aujourd’hui à peine « civilisée » en matière d’intérêts et de nationalisme d’Etat ; il n’est pas étonnant que certains analystes soulèvent de nos jours la question de la dislocation africaine dans une mondialisation sélective. Ce ne serait donc nullement excessif d’affirmer que c’est dans la logique de la mondialisation que le bois et l’uranium du Congo dit belge sous la colonisation, furent utilisés, l’un par l’architecte belge, Victor Horta, pour la construction des rampes du très célèbre Hôtel Solvay à Bruxelles, l’autre par le physicien américain d’origine juive, Albert Einstein, pour la mise au point de la première bombe atomique employée contre les Japonais à Nagasaki et à Hiroshima à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit, lorsque l’on parle de la mondialisation aujourd’hui, de situer l’origine du capital financier de ceux qui ont le monopole de la gestion de l’économie mondiale. Jean Ziegler remonte aux sources du phénomène qu’il essaie d’expliquer en s’appuyant sur des références autoritaires : « Dans une autre de ses contributions, rapporte-t-il, Rubens Ricupero explore les liens existant entre la toute-puissance actuelle des seigneurs du capital financier globalisé et la soumission des nations prolétaires. Ces liens sont anciens, complexes et trop rarement compris » (Ziegler, 2003 : 28-9). La conclusion, tout à fait logique, tirée par l’auteur de cette évidence que l’on s’efforce de faire oublier au monde est claire et nette :

« Les oligarchies régnantes du début du XXIe siècle, originaires, on le sait, de l’hémisphère nord de la planète, disposent de moyens financiers pratiquement illimités. Tandis que leurs victimes sont souvent dépourvues de tout, hors d’état de résister. […] Dans les colonies d’outre-mer, les seigneurs ont pratiqué dès la fin du XVe siècle un pillage systématique. Celui-ci est au fondement de l’accumulation primitive du capital dans les pays d’Europe » (Ziegler : 28-9).

Quand on sait que l’Afrique subsaharienne a été victime à la fois de la colonisation et de l’esclavage, il est tout à fait aisé de comprendre sa contribution à la constitution du capital financier de l’économie mondiale. Et Jean Ziegler de conclure : « Ce sont principalement les Africains – hommes, femmes et enfants – qui, dès le début du XVe siècle et dans des conditions d’une indicible cruauté, ont payé de leur sang et de leur vie l’accumulation première du capital européen » (Ziegler : 28-9). La mondialisation rime avec la colonisation dont elle perpétue, en les raffinant, la logique structurelle et la fonctionnalité socio-économiques. Elle est un euphémisme politiquement correct, désignant une vieille pratique internationaliste du libéralisme économique adaptée à l’évolution du monde ; c’est l’invention, à chaque tournant de l’Histoire, d’une outre jeune pouvant mieux contenir un vin trop vieux, si l’on peut inverser ainsi les termes de la vieille locution française consacrée pour l’adapter à notre propos. Comme théorie socio-économique à vocation politique et internationaliste, la mondialisation est une idéologie ; et comme telle, son programme et ses visées sont enrobés d’un discours hypocrite. Or, selon Albert Memmi, « par-delà l’hypocrisie des idéologies, les relations entre les classes, comme les relations avec les peuples, sont régies par la rapine et non par la philanthropie » (Memmi, 2004 : 11). Comme tous les discours institués, celui de la mondialisation sert avant tout les intérêts de ses concepteurs. C’est sur l’autel de ce discours idéologiquement mercantile que l’Afrique, soumise à une dissection physique et psychologique, est sacrifiée ; son appauvrissement ainsi programmé féconde la prospérité des multinationales et autres potentats de l’oligarchie financière internationale. De plus, face à cette idéologie mondialiste au discours subtil, envahissant et fortement médiatisé, l’Afrique est complètement démunie. Elle est comme enfermée dans une prison éternelle du temps et de l’histoire suspendus pour elle. Les dimensions incommensurables de l’Histoire de l’humanité réduisent à l’état de non-histoire son histoire macabre, balbutiante et agonisante. En ce sens, l’histoire de l’Afrique devient comparable à celle d’une partie du continent déracinée et transplantée aux Antilles. C’est donc un peu le sort de l’Afrique noire toute entière qui se lit dans cette analyse d’Edouard Glissant, lorsque, parlant des Noirs des Caraïbes, il dit qu’une histoire antillaise « raturée », devient au final une histoire gommée ou « une non-histoire » et conduit au « raturage de la mémoire collective », puis à l’absence de celle-ci et de tout projet libérateur. Il n’est donc pas surprenant qu’au moment où l’Afrique et la plupart des peuples d’origine africaine transplantés dans les Caraïbes traînent encore et toujours au bord de la mondialisation, certains intellectuels africains du continent et de la diaspora en soient réduits à la production de discours identitaires. C’est ce que j’appelle grossièrement, faute d’une expression plus adéquate, le piège de l’ « auto-dislocation ». Car, de fait, le débat antillais sur la Négritude et la Créolité est le risque d’ajouter une rupture mentale à la séparation physique, déjà terriblement déstabilisante, que vivent l’Afrique et sa diaspora depuis plusieurs siècles.

  1. NEGRITUDE ET CREOLITE : RUPTURE CONTRE-PRODUCTIVE OU COMPLEMENTARITE EFFICACE

Dans son Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle, ouvrage publié chez Stock à Paris en 1993, Raphaël Confiant consacre des chapitres comme « Identités, Exils et Négritude » ou « Négritude et Créolité », tout au long desquels la critique de la Négritude et de la vie de Césaire lui servent de point de départ à la défense et à la promotion de la Créolité. Selon l’auteur, « se battre pour se faire reconnaître en tant que « Nègre créole » et pas autre chose évite l’attitude quelque peu suicidaire de Césaire qui a « peut-être tort d’intégrer le mythe selon lequel l’opprimé(e) n’a que le choix entre la mort héroïque et la survie dans la lâcheté ». Choisir l’Afrique comme Césaire l’a fait revenait à mourir symboliquement puisque chacun sait que le retour est impossible, ou en tout cas qu’il ne peut toucher que de rares individus privilégiés, pas le peuple martiniquais dans son ensemble » (Confiant 1993 : 262). Par ailleurs, un extrait de Ferrements où, dans un élan de solidarité et d’affection filiale envers sa « terre mère », Césaire chante « l’Afrique multiple et une / verticale dans la tumultueuse péripétie… », conforte Raphaël Confiant dans sa critique. Tout en reconnaissant le génie démultiplicateur de Césaire, poète et homme politique, artisan de « l’impact international de la Martinique », Raphaël Confiant lui reproche de n’avoir « pas emprunté ‘la route des arrivées’ » parce qu’il a « longtemps, trop longtemps, nourri une chimère d’Afrique », « au lieu d’arrimer la Martinique aux Amériques, et en particulier aux Caraïbes » (Confiant, 1993 : 18).

Comme on peut s’en apercevoir, le discours de solidarité de la Négritude césairo-senghorienne, élaboré consciemment pour la libération du Noir tout court, tend à être remplacé par celui des partisans de la rupture avec le projet des « Aînés » jugé trop ambitieux pour être réalisable. Et pourtant, un bref regard sur le passé nous rappelle qu’entre 1804, date de l’indépendance d’Haïti, et 1960, période de l’accession de plusieurs pays africains colonisés à la souveraineté nationale, le bilan de la lutte menée par les peuples noirs sous le signe de la solidarité noire ou de la Négritude ne laisse aucunement à désirer. En quoi le choix d’un combat à l’échelle universelle, par solidarité de race, pouvait-il empêcher Aimé Césaire de rester attaché à sa Martinique natale ? Pourquoi le fait d’être un enfant de « notre village natal » serait-il absolument incompatible avec la réponse à une vocation universelle de solidarité ? Pourquoi l’engagement de Césaire, inscrit dans un contexte historique précis et dicté par un sentiment presque à la fois naturel et légitime de solidarité identitaire et humaine, serait-il jugé comme une attitude répréhensible ? En quoi la Négritude inclusive, humaniste et généreuse de Césaire serait-elle une erreur historique, un défaut honteux à cacher, et cette conception « intraracialement » discriminatoire de la Créolité une vertu à promouvoir ? Pourtant, pour avoir poussé sa critique de l’action sociopolitique de Césaire jusqu’au constat « d’une détermination et d’un courage qui sont à l’exacte mesure du retentissant et pathétique échec qu’il connaît au soir de sa vie », Raphaël Confiant n’en reconnaît pas moins l’engagement du poète et de l’homme politique dans l’édification et le rayonnement de son île natale :

 

« Césaire a démultiplié l’impact international de la Martinique au point qu’il existe des centaines d’îles du Pacifique, de l’Asie du sud-est ou de la mer Egée plus vastes et plus peuplées qu’elle dont personne ne connaît ni le nom, ni la location, ni même l’existence. Sans Césaire, il n’y aurait eu ni Frantz Fanon, ni Edouard Glissant, ni Bertène Juminer, ni Guy Tirolien, ni René Depestre, ni Jean Bernabé, ni Patrick Chamoiseau, autres grands démultiplicateurs de l’aura antillo-guyanaise » (Confiant, 1993 : 18).

Ainsi, après nous avoir présenté Césaire lui-même, « génie démultiplicateur de l’impact international » de sa Martinique natale et père spirituel d’« autres grands démultiplicateurs de l’aura antillo-guyanaise », Raphaël Confiant conclut à l’échec de la carrière du Père de la Négritude, parce que ce dernier a « trop longtemps nourri une chimère d’Afrique ». On peut soutenir l’affirmation inverse, plus probable à notre avis, que ce simple jugement de possibilité : au lieu de dire que Césaire a échoué parce qu’il a nourri une chimère d’Afrique, il faut au contraire soutenir qu’il a acquis son statut de « démultiplicateur » de l’impact international de la Martinique parcequ’il a nourri une chimère d’Afrique. Rien ne nous garantit en effet que Césaire aurait été le Césaire que le monde connaît aujourd’hui s’il n’avait été le père et le chantre de la Négritude. C’est la réaction singulière de Césaire, face à une responsabilité éthique historique, qui fait de lui un monument de notre temps. L’éthique césairienne donc, c’est le souci critique de la gestion des rapports de l’Autre au Même face à une cause commune de souffrance et de mort. Au nom du droit de légitime égoïsme face à la souffrance et à la mort de tous, chacun peut fermer les yeux sur la peine, et les oreilles sur les cris de l’autre qui tend la main et appelle au secours. Césaire a eu le bras généreusement long et une vision à la fois éthique et ethnique extraterritoriale. On ne peut remplir pareille vocation universelle sans être un peu le « grain qui meurt » pour la maison du père, quitte à rédiger, après cette odyssée mémorable, le Cahier d’un retour au pays natal. Le cursus de Césaire est d’une exemplarité extraordinaire, et par conséquent admirable. Si tout ce qui vient d’être avancé pour atténuer cet aspect de la Créolité en tant que critique de la Négritude et d’un de ses Pères fondateurs ne suffit pas, il ne reste plus qu’à paraphraser Salman Rushdie. Pour soutenir son ami, le célèbre écrivain allemand Günter Grass, Prix Nobel de littérature, critiqué pour un aveu jugé trop tardif sur son passé nazi, l’auteur des Versets sataniques a dit au cours d’une interview qu’« on ne défait pas un monument universel aussi célèbre parce qu’on y découvre une faille ». Pour le monde, en effet, Césaire est un monument célèbre, et en tant que membre fondateur du mouvement de la Négritude, il est le baliseur incontesté du chemin de la Créolité, comme le constate très justement Beverley Ormerod :

 

« While Creoleness, which exalts interrelation, deplores the single-minded African focus of Negritude, it is evident that without Negritude there might have been no escape from the cultural hegemony of European colonialism.[…] Negritude was a necessary stage in the long political and psychological struggle of black West Indians to gain mental freedom and personal dignity. In forcing recognition of African culture, in insisting on the validation of racial difference, it created a moral space that would later enable Caribbean writers to take stock of their increasingly multiracial society, and to take for granted their right to depict it. It is this space that has now been exploited by Césaire’s distant heirs to formulate the theory of Creoleness, a particular language and life-style unexpectedly born of the reluctant proximity of several non-indigenous peoples, in order to affirm and celebrate the present cultural diversity of Martinique” [4].

En tant qu’interrogation existentielle ou exercice intellectuel sur l’amélioration des conditions des Noirs africains vivant sur le continent et ceux de la diaspora, le débat sur la Créolité et la Négritude risque d’attirer l’attention sur « des failles inventées » et faire le jeu des maîtres du monde. Il comble l’espoir et l’attente de ceux qui entretiennent la dislocation à la fois physique et mentale du continent, pour pérenniser leur domination et leur exploitation sur un peuple toujours tenu en échec dans ses efforts pour le développement par le génie du pouvoir diviseur. En effet, la Créolité, comme discours de négation ou de rupture par rapport à la Négritude, est à la limite une réflexion enrichissante sur le plan intellectuel ; elle est en revanche périlleuse et contre-productive pour la solidarité nécessaire des Africains sub-sahariens vivant sur le continent et ceux de la diaspora, face à certaines puissances occidentales, responsables, hier, de l’esclavage, de la colonisation puis du néocolonialisme, et aujourd’hui, de la mondialisation à la fois sélective et néolibérale. Porté sur la scène internationale, le débat sur la Créolité et la Négritude prête aux anciennes puissances coloniales et esclavagistes ainsi qu’à leurs défenseurs l’argument dérisoire fondé sur la colère rétrospective des descendants d’anciens déportés reprochant à l’Afrique mère d’avoir « vendu ses enfants ». C’est d’ailleurs sur cet aspect stérile et diviseur du débat, opposant les partisans de la Négritude et ceux de la Créolité, qu’un Bernard Lugan s’appuie pour nier la responsabilité de l’Occident vis-à-vis de l’Afrique dans la Traite des Noirs. L’Afrique victime devient du coup coupable des crimes qui ont été commis contre elle-même. Un article de Jeune Afrique du 28 juillet 1998 (non autrement référencé) sur ce débat en vogue à l’époque lui inspire le titre du premier chapitre [5] de son ouvrage tout en lui prêtant, allègrement, l’argument de disculpation en faveur de l’Occident :

 

« A l’heure où les Africains demandent aux Européens des réparations pour leurs responsabilités dans la ventes des esclaves, les Antillais veulent demander des comptes aux Africains : ‘‘ L’Afrique a vendu ses enfants ’’[…] Il apparaît en effet que les Martiniquais ont, pour la première fois, besoin de poser des questions sur cette Afrique mère, de lui en vouloir ouvertement » (Lugan, 2003:34 ).

Autant je m’inscris en faux contre les paradigmes de victimisation du continent noir comme la seule justification du sous-développement de l’Afrique sub-saharienne (l’Asie émergente ayant connu elle aussi les affres de l’Histoire), autant me semble intellectuellement faible et malhonnête la seule évocation du crime de l’Afrique-mère « vendeuse de ses enfants », pour nier la responsabilité des puissances occidentales, colonialistes et esclavagistes, dans le retard que connaissent les Etats africains aujourd’hui. La partie infalsifiable de l’Histoire universelle nous apprend que, génitrice elle aussi, l’Europe mère a fait pire que l’Afrique vendeuse ; l’Europe s’est en effet abreuvée du sang et nourrie de la chair de ses enfants. Ce qui ne l’a pas empêchée de regretter son double crime odieux d’une mère à la fois infanticide et anthropophage pour revenir aux sentiments honorables qui lui ont arraché la belle promesse que l’on connaît : « Plus jamais cela ». Avant le siècle des Lumières et la proclamation des droits de l’homme, certaines pratiques barbares, inadmissibles de nos jours, étaient courantes aussi bien en Europe qu’en Afrique. La question pertinente dans nos réflexions d’aujourd’hui est celle-ci : en admettant que la responsabilité de l’Occident soit plus ou moins considérable dans le passé, les rapports qu’il entretient avec l’Afrique sub-saharienne depuis l’abolition de l’esclavage et la fin de la colonisation sont-ils conformes aux principes en vigueur dans notre monde civilisé d’aujourd’hui, et de nature à favoriser le développement du continent noir ? La réponse à cette question, on le sait, est négative. Les témoignages des experts occidentaux de bonne foi déjà cités au début de cet article et la récente expérience de la RDC, qui est aussi celle de presque tous les pays africains, trouvent leurs échos dans la déclaration faite par Abdou Diouf, au cours d’un entretien télévisé qu’il a accordé au journaliste suisse, Darius Rochebin. En réponse à la question de son interviewer au sujet du sous-développement de l’Afrique qu’une analyse biaisée et simpliste considère comme l’échec de l’élite africaine, le Secrétaire général de la Francophonie et successeur de L. S. Senghor à la tête du Sénégal a donné cette réponse équilibrée : « Si nous sommes sous-développés, a-t-il dit, c’est certainement par notre faute, mais c’est aussi par la faute de nos partenaires au développement. Je vous parle en ancien chef d’Etat. On aurait pu aller beaucoup plus vite et beaucoup plus loin » [6]. Trente ans plus tôt, d’autres analystes avaient établi le même diagnostic précis. En effet, « le fait capital mis en lumière par les spécialistes du phénomène que, dès après la Deuxième Guerre mondiale, on appellera sous-développement, c’est que les pays sous-développés produisent de plus en plus de matières premières, en même temps que de plus en plus diminue leur pouvoir d’achat, c’est-à-dire que leur travail est de plus en plus mal payé » (Towa, 1983 : 37-8).

Par ailleurs, pour revenir à la Créolité et à la Négritude, si l’Europe qui a commis l’irréparable s’est déjà réconciliée avec elle-même, pourquoi l’Afrique serait-elle indigne du pardon de ses arrière-petits-enfants, descendants d’une partie de sa progéniture déportée sous la pression et l’activisme mercantile du très puissant lobby négrier ? A cause de cet effet collatéral insidieux qu’elle distille par le seul fait de son émergence comme critique de la Négritude, la Créolité est donc à repenser. Sa structure inaugurale et son contenu ne contribuent ni à l’épanouissement psychologique de ses partisans ni au renforcement de la solidarité entre les Africains de la diaspora et ceux du continent. La Créolité est un appel au démembrement et à la division qui fragilisent. La Négritude par contre est un discours de ré-enracinement dans les valeurs de solidarité fédératrice. Commandé par le bon sens et la raison, le choix à opérer entre l’une et l’autre est donc clair. Hier en effet, partie de l’Amérique et des Caraïbes, sous les couleurs du vent de la révolte et de la liberté, la Négritude a joué un rôle important dans la lutte menée par l’Afrique colonisée pour accéder à son indépendance politique. Et Césaire lui-même en est conscient, parce qu’il le rappelle le 26 février 1987, lors de la Conférence hémisphérique organisée par l’université internationale de Floride à Miami :

« Et de fait, quand je pense aux indépendances africaines des années 1960, quand je pense à cet élan de foi et d’espérance qui a soulevé, à l’époque, tout un continent, c’est vrai, je pense à la Négritude, car je pense que la Négritude a joué son rôle, et un rôle peut-être capital, puisque cela a été un rôle de ferment ou de catalyseur » (Césaire, 2004 : 86).

Aujourd’hui, comme un virus de la division et de la discrimination, le discours sur la défense de l’identité créole risque d’avoir une influence négative sur l’unité de l’Afrique à l’heure de cette mondialisation déjà sélective vis-à-vis du continent noir. Et puis, dans notre monde du mimétisme discursif accéléré par le développement des moyens de communication, comment dire avec certitude que l’« Ivoirité » et la « Congolité » qui font aujourd’hui tant de dégâts en Côte d’Ivoire et au Congo-Kinshasa, deux pays déchirés par des conflits internes fomentés de l’extérieur, ne sont pas de loin ou de près les pendants continentaux inspirés de « l’insulaire Créolité » avec laquelle par ailleurs elles riment parfaitement ? L’écho de ces discours de rupture fait le jeu de ceux qui veulent diviser l’Afrique et ses populations pour régner sur elles. Au lieu de cultiver, peut-être inconsciemment, un sectarisme qui fait le bonheur des maîtres du monde, ces multiples identités suicidaires en « ité » comme Créolité, Ivoirité, Congolité et autres qui riment avec l’ethnicité meurtrière sévissant dans les sociétés africaines continentales, la Créolité des communautés antillaises de lointaine origine africaine (j’en conviens) devrait êtreun modèle parfait d’une africanité indifférenciée érigée sur l’histoire douloureuse de tous les peuples noirs originaires de l’Afrique. En tant que discours à vocation identitaire au sein d’une communauté dynamique et en constante évolution, la Créolité est une réalité indéniable que personne ne peut décemment remettre en question. Mais sa pertinence et son efficacité comme discours à l’ère de cette mondialisation sélective dépendent de son statut par rapport aux systèmes idéologiques dominants.

Jean Price-Mars avait pressenti cette faille dans la stratégie commune de protestation chez les Haïtiens. Bien qu’elle s’adresse en premier à ces derniers, la mise en garde de ce savant noir, médecin et homme de sciences pures, devenu ethnologue par la force des choses, jetait déjà les bases de la nouvelle conscience historique africaine de ce troisième millénaire. Au peuple haïtien qui « éprouve une gêne à peine dissimulée, voire quelque honte, à entendre parler de son passé lointain » de Noir venu d’Afrique, ce savant haïtien répond par une réplique devenue célèbre :

« …par une logique implacable, au fur et à mesure que nous nous efforçons de nous croire des Français colorés, nous désapprenons à être des Haïtiens tout court, c’est-à-dire des hommes nés en des conditions historiques déterminées, ayant ramassé dans leurs âmes, comme tous les autres groupements humains, un complexe psychologique qui donne à la communauté haïtienne sa physionomie spécifique » (Price-Mars : xxxviii)

Dénoncée très tôt, voir trop tôt, par cet esprit visionnaire, cette erreur stratégique a cédé la place à d’autres réflexes propices au combat pour la liberté et la reconnaissance des droits des peuples noirs. Alors que pareil appel peut être lancé avec succès par un intellectuel et animateur culturel de la communauté antillaise d’origine africaine, dans le contexte de l’Afrique-mère, les choses seraient loin de se dérouler facilement. En Afrique, le système colonial et tous les pouvoirs qui se sont succédé ont encouragé et même cultivé la division des populations en vue de mieux les dominer et les exploiter. L’ethnographie coloniale a donc érigé des barrières entre des populations voisines, aidée en cela par les différences linguistiques ou simplement par ce que René Girard appelle « le narcissisme de la petite différence », et surtout en favorisant stratégiquement certains groupes ethniques au détriment des autres. Dans tous les pays africains, les rivalités « ethniques » opposant les populations du sud à celles du nord, les habitants de la forêt à ceux de la savane, l’est à l’ouest, etc., rendent et continuent de rendre difficile sinon quasiment impossible toute solidarité entre les citoyens d’un même pays réunis autour d’un mouvement collectif de résistance au système néolibéral dominant. Comparée à cette réalité de l’Afrique originelle, s’il faut s’exprimer ainsi, la Créolité apparaît comme une transcendance des différences ethniques, et comme telle, elle est une possibilité de solidarité presque naturelle pouvant engendrer une résistance collective à toute oppression. C’est, je crois, cette expérience antillaise de solidarité et de résistance collective qu’Aimé Césaire partage avec l’Afrique toute entière dans Une saison au Congo. En effet, face à la menace que représentait alors le système colonial pour la vie du premier Premier ministre du jeune Congo indépendant, Patrice Emery Lumumba, Aimé Césaire prêta ces mots au Joueur de sanza, un personnage de sa pièce de théâtre :

« Africains, c’est ça le drame ! Le chasseur découvre la grue couronnée en haut de l’arbre. Par bonheur la tortue a aperçu le chasseur. La grue est sauvée direz-vous ! Et de fait, la tortue avertit la grande feuille, qui doit avertir la liane, qui doit avertir l’oiseau ! Mais je t’en fous ! Chacun pour soi ! Résultat : le chasseur tue l’oiseau ; prend la grande feuille pour envelopper l’oiseau ; coupe la liane pour envelopper la grande feuille… Ah ! J’oubliais ! Il emporte la tortue par-dessus le marché ! Africains mes frères, quand donc comprendrez-vous ? » (Césaire, 1977 : 78-9).

Cette leçon venue des Caraïbes, l’Afrique en avait besoin et en a encore besoin aujourd’hui. Seulement voilà, l’unanimisme du discours intellectuel « négro-africain » (sans faire de l’anachronisme vicieux, ici l’expression s’impose) sur l’avenir et la place des peuples originaires de l’Afrique au sud du Sahara semble s’être arrêté là, dans un passé aujourd’hui presque révolu et dont les acquis se transmuent chaque jour en une pure et simple spéculation théorique. Pour éviter le piège d’ « auto-dislocation » dont nous sommes tous témoins aujourd’hui, à travers des conflits ethniques en Afrique, mais aussi à travers l’inauguration du débat sur la Négritude et la Créolité, il nous faut revisiter le passé glorieux de solidarité qui a conduit Césaire, éveilleur de la conscience nègre, à écrire, pour toute l’Afrique combattante en quête d’indépendance, de justice et de dignité, Une saison au Congo. Ce fut, à mon avis, le geste littéraire, à la fois symbolique et inaugural, d’une nouvelle conscience historique africaine.

  1. VERS UNE NOUVELLE CONSCIENCE HISTORIQUE AFRICAINE

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C’est donc sur l’évolution de l’image de l’Afrique dans la conception des écrivains antillais des trois courants de pensée, que s’érige le thème de la nouvelle conscience historique africaine. En tant qu’objet du discours en littérature des Antilles francophones, l’Afrique fut d’abord considérée comme une terre de ressourcement par les écrivains antillais de la première génération (Césaire, Fanon, Damas, etc.) ; elle fut ensuite revisitée comme un lieu d’interrogations par les successeurs de ces derniers (Condé, Stephen-Alexis, les Schwartz-Bart), avant d’être enfin regardée avec un certain détachement réaliste par « les apôtres de l’Antillanité et de la Créolité comme J. Barnabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, E. Glissant, S. Dracius ». Ceux-ci, « à l’instar de René Depestre, préfèrent dire ‘Bonjour et adieu à la négritude’ » (Ouédraogo 2004 : 2) et donc, par ricochet en quelque sorte, à l’Afrique. Rappelons que cette rupture dont parle Jean Ouédraogo en littérature antillaise, entre la génération de la Négritude et celle de la Créolité, l’essai de R. Confiant intitulé Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle [8]en est un des témoignages tangibles. Césaire y est présenté, selon les mots de Patrick Chamoiseau imprimés en quatrième de couverture, comme « une force de conscientisation libératrice et un syndrome de sujétion ». L’écho de cette rupture est aussi perceptible dans ces mots d’Edouard Glissant exprimant ses angoisses au sujet de l’Afrique mythique : « J’ai horreur, dit-il, du trip roots, ce retour artificiel à des racines africaines totalement perdues » (Glissant : 48-9). Le réalisme du poète et celui de toute la génération de l’Antillanité se heurtent malheureusement à la réalité de l’histoire globale des populations noires originaires de l’Afrique sub-saharienne. C’est Jean-Paul Sartre, intellectuel français, qui nous rappelle la difficulté qu’il y a pour le Noir à tricher sur son identité en tant qu’homme tout court : « Un Juif, affirme-t-il, blanc parmi les blancs, peut nier qu’il soit juif, se déclarer un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à l’authenticité » (Sartre, 1948 : XIV). Pour conjurer les dérives intellectualistes des discours de rupture, les intellectuels africains du continent et de la diaspora ont plus que jamais besoin de s’imprégner de l’esprit fondateur de la Négritude, quitte à l’adapter aux réalités d’aujourd’hui. En effet, « la Négritude au premier degré, affirme Césaire, peut se définir comme prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité » (Césaire, 2004 : 83). Et la mémoire des Noirs, elle est celle de la communauté du destin d’un peuple : le peuple africain, originaire de l’Afrique sub-saharienne, dispersé à travers le monde.

L’origine et l’évolution de la « littérature négro-africaine [9] » sont un témoignage marquant de cette solidarité. En effet, la filiation entre les diverses composantes de cette littérature dite « des peuples noirs d’Afrique et de la diaspora » est évidente et indéniable. C’est dans cette logique de l’unité de tous les Noirs qu’un peu plus tard, Lilyan Kesteloot donnera à son ouvrage le titre et le sous-titre de : Anthologie négro-africaine. Panorama critique des prosateurs, poètes et dramaturges noirs du XXe siècle. L’unité et l’imbrication des deux pôles de cette littérature dont le souffle créateur émana, on le sait, du « vent de l’Amérique noire » (avec l’Africain-Américain William Du Bois, considéré comme le père spirituel de la Négritude, et les écrivains de la Négro-renaissance américaine) furent marquées à l’origine par le trio fondateur du mouvement de la Négritude : un représentant du continent africain, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor à qui s’étaient joints deux ressortissants des Caraïbes et descendants d’anciens déportés noirs, le Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon Gontran Damas. Les expériences littéraires (de l’Ecole) haïtienne, guyanaise ou martiniquaise s’imposent donc comme une nécessité de la logique historique à tout projet de recherche visant à mieux comprendre l’origine et l’évolution de ce que l’on désigne aujourd’hui, avec une décence forcée inscrite dans l’idéologie négationniste du politiquement correct, par l’expression « Littérature africaine » tout court, le préfixe « négro » ou l’adjectif « nègre » devant soigneusement être gommé de notre langage d’aujourd’hui. Pourtant, la « Littérature africaine », qui doit remplacer désormais l’appellation « Littérature négro-africaine », s’est par ailleurs érigée sur le socle de la Négritude, avant de se développer selon les sensibilités et les expériences particulières des écrivains noirs du continent et de ceux de la diaspora. De plus, comme l’affirment l’historiographie et la critique de cette littérature, c’est en terre haïtienne, c’est-à-dire dans les Caraïbes, que « la Négritude s’est mise debout pour la première fois ». En l’occurrence, le discours critique est unanime à affirmer que « spécificité […] ne signifie point cloisonnement et il va de soi que comparaisons et rapprochements divers peuvent être recherchés entre les différentes créations littéraires du monde noir » (Kom, 1983 : 10).

En effet, pour donner un exemple banal, l’expression d’une nouvelle conscience historique africaine en littérature « du monde noir » est assumée, aujourd’hui, aussi bien par le Congolais Tchikaya U Tam’Si (de l’Afrique-mère) que par le Martiniquais Edouard Glissant (des Caraïbes). Le premier prend à son compte le fantasme du refus « d’être l’homme sandwich de la Négritude » (Kasende, 2001 : 10) et ironise, par la voix du narrateur dans son roman Les Cancrelats, sur « ‘l’infaillibilité’ du devin » (Nkunzimana, 2000 : 100) ou des pratiques divinatoires encore courantes en Afrique ; le second prophétise, avec la pertinence qu’on lui reconnaît, la mort de l’afro-centrisme des intellectuels africains, attirant ainsi l’attention des communautés africaines d’Afrique et de la diaspora sur cette autre forme d’impérialisme qu’est, selon lui, « le retour artificiel à des racines africaines totalement perdues ». Rejet d’anciennes pratiques divinatoires et dénonciation de l’impérialisme afro-centriciste du « retour artificiel à des racines africaines » symbolisent, dans les deux cas, l’expression de la volonté affichée, aussi bien par les intellectuels de la diaspora africaine que par ceux du continent, d’engager résolument l’Afrique noire et ses ressortissants dans le processus planétaire de la mondialisation. Mais, de grâce, que cette attitude pratique, signe d’intelligence, n’affecte pas la solidarité négro-africaine des années de Légitime défense et de L’Etudiant noir qui a permis à l’Afrique de gagner ses premières batailles d’une guerre qui n’est pas encore finie.

Il y a une communauté de destin et une communauté de conscience historique partagée qui ont inspiré aux pionniers une réflexion fédératrice fondée sur les valeurs de solidarité. Aucun discours de rupture ne peut évacuer, sans conséquences graves pour l’Afrique et les populations africaines (d’origine africaine), ces valeurs de solidarité promues par les Anciens, au seul motif de la distance physique séparant les Africains transplantés ailleurs à travers le monde, dans les Amériques ou dans les îles des Caraïbes, et ceux demeurant sur le continent. La longueur du temps n’effacera pas les traces indélébiles d’un destin commun d’injustices et de souffrances. De plus, le cœur et l’esprit des uns et des autres, chantent et se rappellent, de chaque côté de l’Atlantique, la même douleur physique ou psychologique, mais aussi la même injustice sociopolitique et économique, que seule explique sans la justifier, sur les deux rives de l’océan, la négation de leur commune humanité de Noir, par la pratique de l’esclavage et celle de la colonisation. Les méthodes d’exploitation furent peut-être différentes parce que les mots qui les désignent sont différents. Mais l’être, objet ou objectivé, victime de ces pratiques inhumaines, est le même : il est africain ou d’origine africaine. La situation sociopolitique et économique de l’Afrique sub-saharienne est liée à la condition de tous les Noirs originaires du continent africain. « La littérature africaine » en tant que réalité sociale de notre Histoire en a su faire le bilan.

De la Négro-renaissance américaine aux Etats-Unis (1918-1928) à la Présence africaine à Paris (novembre 1947), en passant par l’Ecole haïtienne (1928-1932), Légitime défense (revue des étudiants martiniquais publié à Paris en 1932), L’Etudiant noir (1934-1940), organe du mouvement de la Négritude, le cri d’indignation et de colère de l’Haïtien Etienne Lero, figure marquante de Légitime défense, est demeuré le mot d’ordre cohérent, sincère et stratégique : il faut que notre discours adressé au monde traduise « un accent original ou profond, l’imagination sensuelle et colorée du Noir, l’écho […] [des souffrances] et des aspirations d’un peuple opprimé » (Kesteloot, 1981 : 77 ). Mais cette cohérence n’est possible que dans un élan de retour à la solidarité, un des principes fondateurs du mouvement de la Négritude. L’Afrique doit donc compter sur tous ses enfants vivant sur le continent ou éparpillés à travers le monde. Enfin, comme hier pour arracher son indépendance, aujourd’hui pour affronter les défis de la mondialisation, elle a besoin de la solidarité de tous ses enfants déportés, c’est-à-dire de leur apport intellectuel et de leur expérience historique outre-Atlantique. Aucun peuple ne possède toutes les clés de son avenir historique. Le récit biblique nous apprend que l’histoire du salut des peuples est faite parfois de douloureuses causalités : c’est Joseph, vendu aux commerçants égyptiens par ses propres frères quelques années plus tôt, qui a sauvé la famille de Jacob de la famine qui s’est abattue sur Israël quelques années plus tard. Cette analogie biblique, nous dira-t-on, ne serait qu’un mythe à ne pas brandir ici comme un argument de disculpation. Mais n’oublions pas que les mythes sont fondateurs des sociétés. Ainsi, tout en gardant les pieds dans le réalisme historique, l’Afrique devrait également entretenir ses mythes (re)fondateurs afin de demeurer à la fois elle-même et un projet de l’Histoire universelle.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Dalhousie University, Canada

[2] « Littérature négro-africaine et mondialisation », article à paraître dans la Revue Paari, vol. 5, 2005 sous le thème, « Les dislocations africaines dans une mondialisation sélective ».

[3] BOURDIEU, Pierre, « Le mythe de la « mondialisation » et l’État social européen » [intervention à la Confédération générale des travailleurs grecs, (GSEE) à Athènes, en octobre 1996, in « Contre-Feux », 1998]

(En ligne). http://www.hommemoderne.org/societe… (Page consultée le 27 avril 2006).

[4] BEVERLEY, Ormerod, « The Martinican Concept of « Creoleness » : A multiracial redefinition of culture », Mots pluriels (revue électronique internationale des lettres) no 7. 1998, http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPlur…

 

[5] « Chapitare I – Quand l’Afrique vendait ses enfants », Bernard LUGAN, God bless Africa. Contre la mort programmée de l’Afrique, Chatou (France), Éditions Carnot, 2003, p. 33.

[6] Entretien diffusé sur TV5 le 17 août 2006, au Canada.

[7] L’introduction à cette section est un paragraphe de notre recension de l’ouvrage de Jean OUEDRAOGO, Maryse Condé et Ahmadou Kourouma, griots de l’indicible, New York, Peter Lang Publishing, 2004, 180 pages, in Dalhousie French Studies, Volume Seventy-Two, Fall 2005, p.147-149.

[8] Paris, Stock, 1993, 354 pages.

[9] On peut également signaler le recours fréquent qu’a eu la génération de SENGHOR au terme « nègre », entre autres, dans le titrage aussi évocateur que fédérateur à dessein de son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, précédé de l’ « Orphée noir » de J.-P. SARTRE, Paris, P.U. F., 1948, après que ce mot-injure dans les colonies et dans les sociétés esclavagistes d’Europe, d’Amérique et des Caraïbes avait inspiré à A. CESAIRE, poète martiniquais, le très célèbre concept de « négritude ».

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