Djibril Tamsir NIANE
Notes

MUSIQUE, HONNEUR ET PLAISIR AU SAHARA, Michel GUIGNARD, Editions Geuthner, Paris 1975

Ethiopiques numéro 13

Revue socialiste

De culture négro-africaine

Janvier 1978

Trois séjours en Mauritanie ont transformé un commandant militaire en ethnologue et en musicologue. En effet, Michel Guignard auteur de l’ouvrage que nous présentons au public n’avait pas eu pour propos délibéré de faire de l’ethnologie. Cependant, avec une solide formation en sociologie et en ethnologie, il était bien armé pour aller à la découverte d’horizons nouveaux.

Ce qu’il a fait en publiant chez Geuthner une magistrale étude psychosociologique et musicologique de la société maure. A notre connaissance, l’ouvrage de Michel Guignard peut être classé d’emblée parmi les meilleures études sur la civilisation africaine. Plusieurs ouvrages sont parus soit sur les Touareg, soit d’autres grands nomades du Sahara ; des études intéressantes sont parues sur la société et les peuples du Sahara. Mais l’étude que nous offre Guignard est une monographie, enlevée de mains de maître par un homme qui n’a pas eu besoin d’interprète pour s’entretenir avec les marabouts, les chefs de tribu et les griots. Guignard parle la langue maure, ce qui n’est pas un maigre avantage.

L’Africanité :

Tant au plan physique qu’humain, nous connaissons de mieux en mieux le Sahara. Cette région apparaît de plus en plus comme le creuset de l’Africanité, c’est à dire le lieu où ont fusionné harmonieusement les apports nègres et les apports berbères et plus tard arabes.

L’étude que nous présente Michel Guignard illustre éloquemment la symbiose culturelle dont il vient d’être question ; cette symbiose Guignard l’a appréhendée dans un domaine privilégié : la musique, art qui remue la plus intime de nos fibres.

Le choix du sujet peut paraître surprenant quand l’auteur lui-même dit que la musique n’entre pas dans ses « préoccupations professionnelles ». Aucune formation universitaire ne l’y préparait.

Au cours de pérégrinations, à l’occasion de longues veillées, à force d’écouter et surtout de voir les habitants vibrer en écoutant les griots ; Guignard affina sa perception musicale. En contact permanent avec les artistes, il fut bientôt en état de grâce pour saisir toutes les subtilités de la musique maure. L’auteur a bien délimité le cadre géographique de son étude, il n’envisage qu’une région du Sahara, celle qui à l’extrême ouest s’étend entre le Maroc et le Sénégal, en somme la Mauritanie. La zone est du Sahara et du Sahel soudanais appartient à « un ensemble (qui) s’est constitué progressivement écrit l’auteur, à partir d’éléments d’origine soudanaise, berbère ou arabe qui sont venus successivement s’établir dans la région ». Les luttes continuelles entre tribus et à l’intérieur même de ces tribus ainsi que les nécessités de l’économie pastorale contraignirent ces différents groupes à de fréquents mouvements, et provoquèrent un brassage humain considérable : de ce brassage naquit une nouvelle société qui a remodelé les différents éléments culturels existant à son origine pour faire un tout cohérent, qui ne peut aujourd’hui être dissocié que de manière artificielle chapitre 1er – page 21.

L’auteur est on ne peut plus clair sur le métissage culturel qui caractérise cette région ; de plus il met en relief le vieux fond soudanais : il poursuit : « La langue maure par exemple comprend à côté de quelques mots soudanais et français, un grand nombre de mots berbères qui ne sont peut-être, pour quelques uns, que des mots anciennement berbérisés » (c’est nous qui soulignons) ; cette dernière remarque est très pertinente quand on sait comme le fait remarquer l’auteur qu’il y a encore des îlots soninkés en Mauritanie qui ont résisté au métissage et aux pressions berbères et arabes.

Ainsi dès la première page du chapitre 1er Michel Guignard met à nu les composantes de l’Africanité et rend plus sensible le fondement soudanais donc nègre de cette africanité.

Le livre de Monsieur Guignard est fortement charpenté. L’ouvrage fait les délices du musicologue avide de détails nouveaux, du simple lecteur qu’il instruit à chaque page car Guignard sert dans son œuvre beaucoup d’anecdotes, de récits recueillis auprès des griots et des guerriers. Il a l’art de rendre ces récits avec un grain de sel africain. Tous ces écrits ont une résonnance dans l’esprit du soudanais. Nos griots en content de pareils.

L’Œuvre :

L’ouvrage se subdivise en trois parties. D’abord l’auteur dégage « les fonctions sociales de la musique et campe le griot dans la société ».

Dans les sept chapitres qui composent cette partie, l’auteur se révèle un fin connaisseur de la société. Il y a ici une approche nouvelle de l’étude sociale ; elle consiste à envisager la société sous le rapport d’un art, d’une activité qui touche tout un chacun ici, c’est la musique :

 

Musique et plaisir

Musique et renommée

La musique dans la société

 

Ce sont là des chapitres très denses où la connaissance du milieu social permet à l’auteur de voir les réactions de chaque groupe social devant la musique. Il ressort que personne n’est indifférent à la musique bien plus, dans le milieu saharien cet art a une puissance extraordinaire sur les hommes d’où l’importance du griot dans la société maure.

En lisant ces chapitres de la première partie on comprend mieux le titre. Celui-ci est particulièrement bien trouvé. Au Sahara la musique est un art particulièrement estimé, un art prestigieux ; tout le monde y est sensible, les fins connaisseurs sont légion dans la société maure, les poèmes font une place exceptionnelle à la louange et à la satire. L’art du griot et la puissance de la musique stimulent le guerrier. Dans ce pays aride où chaque jour il faut se battre pour survivre, on comprend que le sens de l’honneur soit aigu. L’honneur, la recherche de la gloire sont les préoccupations majeures du guerrier maure ou saharien.

La musique est un stimulant, source de plaisir, elle conduit le guerrier aussi sur la voie de l’honneur ; la musique « durcit » le cœur du guerrier, elle flatte le guerrier victorieux, aussi, la musique fonde la gloire, donne la renommée à un brave.

Le poème loue ou provoque ; ainsi l’esprit de compétition est créé aussi bien chez les bardes que chez les guerriers. A ce point une remarque s’impose : la musique maure a les mêmes fonctions que la musique soudanaise ; de part et d’autre du fleuve Sénégal le griot tient le même rôle, celui de laudateur, de poète, d’historien. Il y a plus que de la similitude, il y a plutôt continuité. Je dirai identité ; le fleuve en réalité ne sépare pas deux mondes. Dans certains quatrains de louanges l’identité est absolue entre la langue du griot noir et la langue du griot maure. Ainsi dans ce quatrain de circonstance dédié à Monsieur Guignard ;

 

Monsieur Guignard

n’a pas son égal

Il donne des milliards

Il n’a pas son égal

 

on croit entendre un guéwel ouolof criant

Guignard

Amul morom

On pourrait multiplier les exemples. Le Soudanais qui lit le livre de Monsieur Guignard oublie vite qu’il s’agit de la Mauritanie car tout ce qui est dit de la musique ou des griots est vrai pour les pays du Soudan.

Nous concluons sur cette partie en disant que l’auteur sans s’en douter en mettant en relief les fonctions sociales de la musique, en situant le griot dans la société, nous montre que la puissance d’émotion est la même chez le Nègre que les Arabo-berbères encore que dans le cas précis de Mauritanie le fond nègre reste très apparent. Ici nous sommes chez les « Fluctuants » ainsi que les appellent les caractérologues. Léopold Sédar Senghor écrit : « Toute la structure des Fluctuants est dominée, plus précisément sous tendue par leur puissance d’émotion… »

Ce sont des monographies sur la musique, l’art dans des secteurs bien déterminés du continent qui nous aideront à illustrer ce que nous entendons par valeurs de civilisation, car de telles recherches révéleront le rôle et les fonctions de l’art ou de l’activité en question.

La deuxième partie de l’ouvrage groupe un ensemble de onze chapitres bien documentés sur la technique musicale et sur les instruments de musique. Nous insisterons sur le chapitre X : Dialogue avec les Maures sur leur musique : le musicologue interroge le guerrier, ensuite le griot. Chez le premier il découvre qu’il existe une connaissance poussée de la musique ; chez le second il découvre qu’il existe une terminologie musicale ; il y a une musique ancienne, classique et une musique populaire moderne. Ici interroger les griots sur la musique est un fait courant, car les jeunes nobles pour avoir une culture générale complète doivent avoir une culture musicale. Aussi vont-ils passer souvent des journées entières chez les griots pour écouter et disserter. Ce qu’a fait Michel Guignard lui aussi. En Mauritanie et au Soudan, les choses se passent de la même manière : le jeune noble soudanais lui aussi doit reconnaître d’emblée un morceau dès les première notes ; il doit faire lui aussi son initiation musicale sans être musicien pour autant.

Une différence cependant. La fonction de griot est beaucoup plus diversifiée au Soudan qu’en Mauritanie. Au Soudan le griot du roi ou des princes va à la guerre, bien souvent il est au premier rang.

La troisième partie de l’ouvrage est constituée par des annexes consacrées à l’étude très technique de la musique. Nous ne sommes pas compétents pour aborder cet aspect technique de l’ouvrage. Mais l’auteur à l’occasion nous fournit une liste de musiciens consultés et enregistrés, en précisant la région ou l’école à laquelle appartient le musicien. L’information de l’auteur est vaste car il fournit aussi au lecteur une liste des morceaux anciens, classiques servant de références aux connaisseurs. Cette partie de l’ouvrage intéressera vivement musiciens et musicologues.

Il faut conclure. Œuvre originale qui situe la musique dans son contexte socio-culturel et permet de déceler les composantes de la musique maure. Cette musique fille de la rencontre de trois cultures : la culture soudanaise, la culture berbère et la culture arabe.

Un des mérites de cet ouvrage au style simple très coulant est aussi de révéler l’importance de l’influence soudanaise dans la musique de Mauritanie qui ressortit au rôle et à la place du griot dans la société.

Cette étude très originale intéressera et le musicologue et l’homme de culture curieux de connaître la Mauritanie à travers sa musique.

Signalons que le livre de Monsieur Guignard est fort bien illustré. Si musiciens et musicologues peuvent satisfaire leur curiosité en lisant les partitions que donne Michel Guignard, le profane lui peut écouter un disque microsillon 45 tours placé dans une pochette collée à la couverture et qui donne un échantillon de musique maure.

Nous nous permettons de recommander vivement la lecture de cet ouvrage qui, pour nous répéter montre concrètement une des composantes de l’Africanité : l’art musical.