MON PAYS N’EST PAS UN PAYS MORT
Ethiopiques n°80
La littérature, la philosophie, l’art et le local
1er semestre 2008
« Chacun ici est un héros avant de naître », Néruda
Mon pays n’est pas un baobab nocturne
une herbe noire une fleur froide
un fruit anémique une terre agenouillée
Mon pays n’est pas une route coupée
une chaussée pourrie un ciel boueux
Mon pays n’est pas dans l’urgence des vautours
il est dans la foulée des tigres et
le lion a encore la mâchoire qui brûle et le ventre en flammes
Mon pays n’est pas un pays mort
mais elle est pourtant morte la mémoire
mort le sang dans la case des hommes pressés
et le rêve de ceux qui ont cru dompter l’alphabet court nu dans les rues
et les enfants ne jettent même plus des pierres à ce lambeau de rêve…
Mon pays n’est mort que dans la hâte de ceux qui marchent
sur les chemins de mirage les yeux glauques l’horizon cupide
Mon pays n’est mort que dans les fils de l’impatience
les fils malicieux de la politique les sidéens du pouvoir dans
la malaria et le paludisme des urnes
les fils arqués de la politique les bergers à venir mais _ si fatigués déjà comme de vieilles peugeot des années de jazz
Mon pays n’est mort que dans les rois de midi et
les princes des oracles qui mûrissent le trône en eux avant le maïs et l’arachide
les terrasses d’or avant la paille de chaume des toits du Saloum
la chaise de satin avant le tabouret de termitière…
Mon pays n’est mort que dans les fils surdoués des feux de brousse
qui dévorent jusqu’aux refuges des lépreux aux portails fastes des banques
Ce pays mon pays n’est mort que chez les morts d’avant les lampes
car elles arrivent elles arrivent les grandes lampes arrivent les fauteuils de soie les canapés de laine
dans les taudis des banlieues
arrivent les rideaux rouges et pourpres
arrivent les bronzes rares les toiles des enfants _ d’Oussouye
les livres des enfants du Fouta
arrivent les sourates les chants grégoriens les libations
arrivent les femmes les hommes d’un siècle nouveau
d’un temps d’espérance
Mon pays n’est pas un pays mort
malgré les fourmis les fatigues et les cafards
les sommeils lents les réveils taraudés
les souliers usés les chaussettes soumises aux
faims des rats les orteils au vent
Mon pays n’est pas mort
malgré les journaux aux manchettes de fin du monde
l’Afrique décrétée inapte jusqu’à la fin du monde – mais enfin
si enceinte de vergers rares –
la France comptable de sa tendresse et vivant seule son dépit amoureux
l’Amérique la frousse pleine les yeux mais triomphant dans l’acier de ses bras
Mon pays n’est pas un pays mort
malgré les cuisines vides dans la solitude d’un oignon
d’un sac de riz affaissé à deux grains
d’une bouteille d’huile infidèle à deux cuillères
d’une pomme de terre verdâtre comme d’un méchant quolibet
Mon pays n’est pas un pays mort
une cargaison puante mais une marée haute d’épices et d’encens
il vit ce pays se tourne et se retourne et danse et pleure et chante
dans l’angoisse pourtant infinie que masse une foi infinie
que consolent une cloche un minaret le regard velouté d’une maman infinie
Mon pays n’est pas un pays défunt
il ne porte comme la vie que les pas lourds
d’un soldat endeuillé d’un enfant amputé mais son cœur est de soleil
il ne porte comme la vie que le sourire au gingembre d’une
femme que la beauté honore
il est bien debout mon pays grave beau et fort
Mais il est vrai que les fleurs si belles meurent toujours
un soir… ou est-ce un matin… je ne sais plus…
Reste alors le parfum qu’elles ont laissé
mais puisse ce parfum habiter la nostalgie des aisselles _ irriguer le vertige
être le remontoir de nos sens de nos vies nourrir l’avenir sinon
sinon elles seront vraiment mortes les fleurs mortes pour toujours
mortes pour rien mort aussi le triomphe des jours de gloire
et l’oubli monstrueux se lèvera tragique
comme une tendresse décapitée
une malédiction brutale dressée comme une lance…
Mon pays n’est pas un pays mort mon pays n’est pas un murmure
son peuple au front d’étoiles et à la bouche de sel
est un océan qui ne s’annonce plus
une mer haute féconde navigable pour toutes les fraternités du monde
Chacun sait désormais ici pourquoi nous serons toujours vivants