Litterature

MIRAGE DE PARIS : DE LA CRITIQUE DES THEORIES ESSENTIALISTES A L’ELOGE DU PLURALISME

Ethiopiques n°82.

Littérature, philosophie, art et pluralisme

1er semestre 2009

A juger de l’accueil qui lui a été réservé, on serait tenté de croire que Mirages de Paris [2] d’Ousmane Socé Diop n’a aucune valeur littéraire et qu’il ne doit son salut qu’au fait qu’il est l’un des premiers romans africains. Il est étonnant que depuis sa parution en 1937, très peu de réflexions critiques aient été exclusivement consacrées à Mirages de Paris. A part l’analyse de Christopher Miller, qui lui réserve tout un chapitre dans Nationalists and Nomads : Essays on Francophone African Literature and Culture [3] , et celle de Mohamadou Kane, qui en fait une lecture extensive dans Roman africain et traditions [4] , la plupart des critiques qui se sont intéressés au texte de Diop se sont limités à des généralisations ou à des références plus ou moins vagues. On le cite tantôt comme un roman de tutelle, tantôt comme une manifestation de la Négritude et on le présente souvent comme l’un des premiers romans africains. On insiste rarement cependant sur la littérarité du texte de Diop et sur le rôle que Mirages de Paris a pu jouer et qu’il peut encore jouer dans le débat sur l’identité africaine qui occupait les penseurs colonisés et qui anime encore la littérature post-coloniale. Pour couronner le tout, l’édition de Mirages de Paris est aujourd’hui épuisée, ce qui en dit long sur l’importance que la critique contemporaine lui accorde.

Malgré le sort qui lui a été réservé, Mirages de Paris ne se contente pas seulement d’apporter sa contribution à la mise en place des pierres baptismales du roman anti-colonial ; il participe aussi aux questions essentielles de son temps et établit les conditions de possibilité de la pensée africaine postcoloniale. Diop remet en question l’essentialisme caractéristique des modes de définitions impérialistes du Noir, fait une critique de l’historiographie réactionnaire de la pensée africaine et propose une définition pluraliste du sujet africain.

Ousmane Socé Diop commence par interroger les modalités du regard colonialiste qui, pendant longtemps, a régi les modes de production des savoirs sur l’Afrique. Cette posture lui permet de mieux déterminer les limites paradigmatiques de la pensée impérialiste et le pousse à mettre en place un nouveau paradigme qui réfute les théories racialistes de penseurs occidentaux tels que James Hunt, Darwin, le Révérend Samuel Stanhope Smith, etc. Le nouveau paradigme que Diop met en place, qui se caractérise par une nouvelle façon de regarder et donc de voir et de donner une signification au monde, implique une théorie pluraliste de l’humanité, ou, pour reprendre la formule senghorienne, un humanisme du vingtième siècle.

De la critique des théories essentialistes…

« Après l’Egyptien et l’Indien, le Grec et le Romain, le Teuton et le Mongol, le Noir est une sorte de septième fils, né avec un voile et doué d’une double vision dans ce monde américain – un monde qui ne lui concède aucune vraie conscience de soi, mais qui, au contraire, ne le laisse s’appréhender qu’à travers la révélation de l’autre monde. C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante » [5] .

La citation de W. E. B. Du Bois, l’un des premiers théoriciens de la race dans la pensée africaine et africaine américaine, recentre toute l’histoire du face à face entre « le Noir » et « le Blanc », c’est-à-dire, à la fois l’histoire de l’ethnologie, celle de la philosophie impérialiste et celle de la pensée pan-négriste. Lorsqu’en 1903. Du Bois faisait ce fameux constat, il montrait qu’au-delà de sa supposée objectivité, l’histoire de la théorie raciale se fonde sur une conception à la fois universaliste et impérialiste de l’humain. Il stipulait ainsi que toute remise en question de l’histoire de la définition eurocentrique du Noir aurait pour préalable une réévaluation du paradigme essentialiste des théories racialistes.

Le regard dont parle Du Bois, qui fonctionne dans le texte de Diop comme le regard que le Blanc pose sur le Noir, se caractérise par ce que Michel Foucault appellera, soixante-trois ans plus tard, « toutes les familiarités de la pensée – de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie – » [6] . En d’autres termes, voir à la manière des penseurs impérialistes, c’est s’inscrire dans une dimension de définition des similitudes et des ressemblances entre ce que l’on voit et ce que l’on connaît, c’est-à-dire entre l’objet dans sa vérité intrinsèque et l’objet tel qu’il est perçu par rapport à un ordre culturel bien déterminé. Ce regard, qui constitue l’un des fondements de la pensée racialiste, tombe dans l’impossibilité de penser le différent et de valoriser le pluralisme.

Si nous avons parlé aussi longuement des implications du concept de double conscience chez Du Bois, c’est que celui que Léopold Sedar Senghor appelle le père de la Négritude nous aide à situer le second roman de Ousmane Socé Diop dans le contexte de la pensée africaine. Mirages de Paris, tout comme Ames Noires, est une façon de réévaluer le paradigme essentialiste des théories raciales. Ousmane Socé Diop met en place ce qu’on peut appeler une ethnologie à rebours afin de souligner les limites épistémologiques de la tradition intellectuelle de son temps. Le Noir, pour une fois, va à l’encontre du Blanc, le définit, lui donne un sens, une existence, à partir de sa propre conception du monde. Cette caricature du Blanc permet ensuite à Diop de montrer l’impossibilité de penser l’autre à partir d’une logique qui lui est étrangère et de placer la pensée africaine au-delà de la double conscience dans laquelle elle semble être enfermée.

La réactualisation, par Diop, de ce qu’on peut appeler l’aventure du regard dans la définition des races en générale, du Noir en particulier, est mise en relief par Fara, le personnage principal de Mirages de Paris. Fara se rend en France pour assister à l’Exposition coloniale, une foire que le gouvernement français avait organisé en 1931 afin de permettre aux métropolitains de voir les réalisations de l’Empire. Il s’agissait d’une transposition de la colonie à la métropole, une manière de faire voir le colonisé afin de définir sa culture, de déterminer ses particularités et de montrer la grandeur des cultures civilisatrices occidentales.

Au-delà d’une simple peinture des “indigènes” et d’une appréciation des valeurs de la France, l’Exposition coloniale était une mise en pratique des procédés de l’ethnologie de la première moitié du vingtième siècle. Il s’agissait de représenter des échantillons de “Nègres” sortis de leur contextes et de les soumettre au crible de la tradition culturelle et intellectuelle occidentale. Seulement, au-delà de la représentation de l’autre, il s’agissait de l’éloge de l’universalité de la culture occidentale. Cette mise en pratique de l’ethnologie impérialiste constitue le prétexte que Diop choisit pour inverser le regard afin de révéler les limites épistémologiques de la tradition philosophique impérialiste. En effet, montrer les failles du paradigme de l’Exposition coloniale, c’est souligner les limites de l’essentialisme caractéristique des modes de définition de l’humain qui informent l’ensemble de l’historiographie des théories raciales.

Dans l’optique de souligner les limites de tout regard qui fixe l’autre dans l’espace et le temps, Fara, envoyé en France pour être vu, inverse le regard de l’ethnologie coloniale. Il montre, la première fois qu’on lui donne la parole, qu’il s’exposera moins au regard du Blanc qu’il les observera. Ainsi, déclare t-il, « bien sûr, dans neuf jours, nous toucherons la terre de France, et nous verrons des hommes et des arbres » [7] . Voilà que commence une nouvelle aventure au cours de laquelle celui qui traditionnellement est l’objet du regard devient porteur de regard et donc porteur de sens. En effet, onze ans avant Jean Paul Sartre, Ousmane Socé Diop aurait pu déclarer :

« Voici… des hommes debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vu. Car le Blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie : il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau c’était un regard encore, de la lumière condensée… Aujourd’hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde, et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent… » [8] .

Cette inversion du regard fonctionne cependant moins comme une tentative de définir le Blanc qu’une volonté de mettre en relief les problèmes constitutifs de la définition impérialiste du Noir et de son avatar, la double conscience des penseurs noirs. En d’autres termes, la perspective de Fara permet à Ousmane Socé Diop de produire une définition caricaturale du Blanc afin de montrer l’incapacité d’un regard habitué au “même”, tel que celui de la philosophie impérialiste, de voir le complètement différent.

Diop commence, dès le premier chapitre, à décrire la première rencontre de Fara avec les Blancs et “leur culture” en ces termes :

« Ils se rendirent dans une maison où une femme “aux oreilles rouges” faisait répéter à de petits Noirs des mots absolument vides de sens. Une femme haute, mince et qui avait des yeux bleus comme ceux des chats. Elle portait un vêtement semblable au cafetan et sur la tête une sorte de calebasse à larges bords, pareille aux chapeaux des bergers de la brousse ; autour de la calebasse s’enroulait un ruban noir…. Elle était juchée sur d’étranges babouches aux talons hauts comme des échasses…. Elle offrit à Fara un carton sur lequel une baguette grise pouvait tracer des lignes blanches » [9] .

Cette première rencontre entre Fara et l’institutrice montre la volonté de l’auteur de faire une caricature de l’histoire de l’ethnologie pour en souligner les limites paradigmatiques. Fara s’inscrit, en l’inversant, dans la même logique que tous les ethnologues occidentaux qui ne se sont intéressés aux langues africaines que pour les présenter comme des dialectes, c’est-à-dire des langues qui, parce qu’elles sont parlées par des cultures primitives, n’ont pas la complexité et la dignité des langues occidentales. Il présente le français, qu’il finira d’ailleurs par maîtriser, comme « un ensemble de sons complètement vides de sens », une sorte de cri. Cette façon de décrire la langue française, tout comme les descriptions physiques et vestimentaires de l’institutrice, participent à la volonté de l’auteur de faire une caricature de la société occidentale, ou, plutôt, une caricature de la logique impérialiste de définition de l’autre à partir du même.

La mise en exergue des limites de la logique impérialiste est rehaussée, au delà de la langue vide de sens de l’institutrice, par la description physique de la « femme blanche », Fara la présente comme « une femme haute, mince et qui avait des yeux bleus comme ceux des chats ». La comparaison des yeux de l’institutrice avec ceux des chats est comparable à celle des ethnologues occidentaux tels que James Hunt, Darwin, et le Révérend Samuel Stanhope Smith, etc., qui, du dix-neuvième siècle à la première moitié du vingtième siècle, percevaient les Noirs comme représentant une catégorie tampon entre l’humanité et l’animalité. En effet, l’absurdité de la définition que Fara fait du Blanc, tout comme les définitions racistes impérialistes du Noir, ne fait aucun doute. Cette définition fonctionne cependant comme un moyen de montrer que Fara demeurera incapable de voir “le Blanc” dans ses manifestations essentielles tant qu’il basera sa conception de l’homme sur sa propre culture, tout comme l’ethnologie occidentale fondée sur la logique essentialiste de l’impérialisme est condamnée à avoir une image biaisée de l’Afrique et de l’Africain.

La mise en scène de l’ignorance de Fara est un moyen d’insister sur celle de la tradition intellectuelle impérialiste qui, à cause des récits des ethnologues qui pensent l’Afrique à partir de la conception essentialiste et occidentale du monde, voient en cette terre une sorte de monstruosité, ou, pour utiliser un terme qui sied mieux à ce contexte, une terre sauvage. L’ignorance caractéristique de l’Occident est mise en exergue par des personnages tels que Jacqueline et son amie qui demandent s’il y a des cannibales à Dakar, qu’elles prennent d’ailleurs pour la capitale de Madagascar, ou par le serveur qui considère que Sénégalais et Cubains sont des compatriotes, ou encore par l’enfant qui « pensait certainement que Fara avait oublié de se laver ».

Ousmane Socé Diop ne se contente cependant pas de souligner les problèmes qui sapent toute définition essentialiste de « l’autre. » Au-delà de la remise en question des effets de ce que Foucault appelle la logique du même, c’est-à-dire la tendance eurocentrique à comparer l’Afrique à l’Occident au lieu de l’imaginer comme une réalité particulière, Diop propose une autre relation à l’altérité. Dans cette optique, le romancier sénégalais oppose à la peinture caricaturale et empreinte d’ignorance de l’Occident que Fara fait au début du texte une vision pluraliste de l’humain, plus encline à montrer les véritables manifestations du monde occidental. En effet, plus Fara se familiarise avec le monde occidental et apprend à le connaître, plus se dissipe le voile qui, au début du roman, masquait son regard et simplifiait sa relation à l’Occident. Cette nouvelle dynamique montre qu’au-delà de la simplicité du premier rapport avec l’Occident, Socé Diop écrit un art de penser l’autre qui se fonde sur une conception pluraliste de l’humain et non sur les différences ou les similitudes qui existent entre « le même » et « l’autre. » L’évolution du Fara essentialiste au Fara pluraliste fonctionne comme un appel à un paradigme inclusif, qui propose de con-naître l’autre au sens étymologique que Senghor donne à ce mot, c’est-à- dire, de “naître avec” l’autre afin de découvrir ses particularités intrinsèques.

… A l’éloge du pluralisme

Alors qu’à la veille de la publication de Mirages de Paris la conception essentialiste des races constituait un lieu commun dans la pensée africaine [10] , Diop, tout comme Vincent Mudimbe le fera cinquante ans plus tard dans L’Idée d’Afrique et L’invention de l’Afrique [11] , s’insurge contre l’essentialisme caractéristique de la pensée racialiste tant occidentale qu’africaine. Il prend comme prétexte le garveyisme, le mouvement intellectuel le plus populaire dans les milieux africains des années 30, pour remettre en question les fondements de la tradition intellectuelle africaine qui, souvent, répète à rebours la pensée racialiste du dix-neuvième siècle. Ousmane Socé Diop propose ensuite une théorie pluraliste du métissage des races et des cultures.

L’auteur de Mirages de Paris met en scène le personnage de Sidia afin de montrer les limites paradigmatiques de la tradition essentialiste. Sidia chante la pureté raciale. Comme les penseurs afri-centristes dont nous venons de parler, il défend l’idée selon laquelle « les hommes de races pures sont supérieurs aux métis et tout le monde y [métissage] perdra » [12] . Il répète à la fois Garvey qui, comme nous l’avons dit plus haut, imagine la pureté raciale comme une vertu, et consacre Gobineau qui, au dix-neuvième siècle déjà, prédisait la dégénérescence de l’homme du fait de l’inarrêtable métissage des cultures.

La description physique de Sidia, par contre, met en exergue le paradoxe de toute définition impérialiste des races. Ce dernier est un exemple patent de penseurs qui, même s’ils théorisent les vertus d’une culture essentiellement africaine, ont, consciemment ou non, assimilé les cultures occidentales et sont, sinon des métis biologiques, du moins des métis culturels. En effet, malgré son discours, Sidia apparaît comme un sujet parfaitement hybride. Il lit tous « les maîtres français de la littérature contemporaine [en plus] des écrivains marquants de la littérature coloniale » [13] , habite au quartier latin, sur la rue des Ecoles, le lieu de prédilection de la pensée française de la première moitié du vingtième siècle, et, pour pousser le paradoxe plus loin, reçoit ses invités en robe de chambre, stylo à la main », tel un bourgeois parisien un matin de dimanche, ou, du moins, l’idée que Ousmane Socé Diop en a. La description physique et intellectuel de Sidia dénote la volonté de Diop de montrer la vanité de toute entreprise d’autarcification des cultures, comme semblaient le promouvoir des penseurs tels que Marcus Garvey.

Le personnage de Sidia est, pour Ousmane Socé Diop, un prétexte qui lui permet d’opposer à la théorie de l’essentialisme culturel une théorie du pluralisme culturel par le biais de Fara, le personnage central du texte. Tout comme Senghor et les penseurs de la Négritude le feront plus tard, Diop commence par s’attaquer à la source du problème : la conception essentialiste des races. Alors que les théoriciens de la race, qu’ils soient Occidentaux comme Gobineau, ou d’ascendance africaine, comme Garvey, considèrent que l’idée même de métissage suppose, chronologiquement, une période pré-métisse, et imaginent, logiquement, la possibilité de l’existence d’une race pure. Fara déclare que les sociétés pures sont des mythes : « Si l’on pousse les choses, dit-il, tout est métis ; il n’y a pas sur la terre une race pure, une civilisation qui ne soit pas métisse » [14] . Cette conception du métissage implique que chez Diop le métissage n’est pas un phénomène qui commence à un point déterminé de l’histoire. L’idée de métissage, comme le concevra Senghor quelques années plus tard, présuppose un métissage qui se renouvelle constamment et qui constitue la particularité intrinsèque des races.

Ousmane Socé Diop ne s’arrête pas, dans sa remise en question des penseurs essentialistes, à une définition du métissage. Il propose également un humanisme pluraliste qui remet en question l’existence même des essentialismes raciaux qui constituent les fondements des théories racialistes. Les apparentes différences raciales que les ethnologues ont souvent présentées avec tant de lyrisme et d’exotisme deviennent, chez Ousmane Socé Diop, différentes manifestations de la culture humaine. Ainsi, en comparant son enfance et celle de son amie française, le romancier sénégalais déclare :

« Il n’y a rien d’extraordinaire dans la mienne (mon enfance), c’est une enfance semblable à celle de tous ceux qui ont grandi dans un foyer où règnent l’aisance et la concorde. Cette enfance-là se résume par quelques beaux souvenirs, des cadeaux, une affection perdue et par de petits chagrins de jadis qui ont encore le charme de nous divertir » [15] .

Diop inscrit l’Afrique et l’Occident dans une humanité commune où tous les enfants ont une même relation au monde, où la famille a la même fonction, et où l’enfance se vit… humainement. En d’autres termes, on n’est plus un enfant blanc ou noir, comme Camara Laye le présente, on est plutôt enfant tout court.

Chez Diop, les différences raciales sont purement superficielles. Elles sont surtout l’effet de l’ordre du discours qui a imaginé l’autre avant de le rencontrer. Cet ordre du discours, qui oriente le regard et détermine la signification de l’autre est rehaussé par les Européens qui sont allés en Afrique et qui,

« pour la plupart, ne parlent que des petits travers des Noirs et de leurs drôleries sur lesquels ils s’appesantissent longuement, en font les traits dominants de leur caractère. Le cinéma et la littérature viennent à la rescousse, produisent de “l’exotisme”… pour des effets préconçus. De sorte que ceux des Européens qui croyaient connaître les Noirs étaient ceux qui les connaissaient le moins » [16] .

Voilà pourquoi le texte d’Ousmane Socé Diop, aussi bien que sa conception du métissage et de l’entente entre les hommes, se colore d’un optimisme par rapport à l’avenir. Chez Diop, différents temps impliquent différents modes de définitions du monde et donc différentes façons d’imaginer l’altérité. Voilà, précisément, pourquoi les modes de définition du monde centrés autour du Weltanschauung occidental sont voués à disparaître. Comme, Le romancier sénégalais le montre,

« Robert, Christiane et Jaqueline, la jeunesse occidentale, qui dansaient la rumba, connaissaient quelques phrases de langue indigène et dissertaient sur l’art nègre, trouvaient leur ami (Fara, l’Africain) normal. Un abîme séparait Fara des époux Bourciez (la vieille école). Entre lui et les jeunes, il n’y avait qu’un fossé de coloration d’épiderme ; certaines idées et certains sentiments communs formaient des ponts qui leur permettaient de se répondre, par dessus le fossé, en maints endroits » [17] .

Ousmane Socé Diop annonce, à l’instar des penseurs comme Senghor, une civilisation de l’universel qui s’appesantit sur le pluralisme pour non seulement réaliser des métissages différents, mais pour imaginer aussi un monde tolérant, humain, qui s’inscrit dans un devenir constant.

Une pensée prophétique

Malgré l’accueil qui a été réservé à Mirages de Paris, la publication du second roman d’Ousmane Socé Diop demeure un moment clé de la pensée africaine francophone. A l’instar de la première génération d’écrivains africains, Diop essaie de récupérer la voix confisquée du Noir, afin de pointer du doigt la violence du meurtre du “Noir” et l’invention d’un nouveau Noir qui, en vérité, n’est que la conséquence du paradigme essentialiste de la pensée impérialiste. Dans la même lancée que les tenants de la tradition intellectuelle africaine postcoloniale, Ousmane Socé Diop se fait ethnologue et se propose de regarder l’Afrique de l’intérieur, tout en faisant une critique de tout universalisme. Il participe ainsi non seulement à la naissance de la pensée africaine postcoloniale, mais aussi à la mise en place d’une nouvelle ethnologie qui ne se focalise pas nécessairement sur une volonté de définir l’autre par le biais du même, mais qui, tout comme Pierre Clastres le fera quarante ans plus tard, [18] essaie de dé-centrer les centres d’irradiation du bien, du beau, et du vrai par un éloge du pluralisme.

Le texte de Diop peut être considéré comme la mise en place d’un nouveau paradigme qui se base sur une conception de la connaissance, non plus comme définition de l’autre, (de fine), c’est-à-dire limitation de l’autre dans le temps et dans l’espace, mais plutôt comme con-naissance, c’est-à-dire comme naissance avec l’autre, comme un “devenir l’autre”. Ce paradigme permet de voir en l’autre une manifestation, quand bien même différente, de l’humanité, plutôt qu’une idée de tout ce que le “je” qui voit n’est pas. Ousmane Socé Diop remet en question l’essentialisme caractéristique de la pensée africaine et propose une théorie du pluralisme qui, poussée à ses limites, devient un humanisme.

[1] Linfield College, USA

[2] DIOP, Ousmane Socé, Mirages de Paris, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1937.

[3] MILLER, Christopher, Nationalists and Nomads : Essays on Francophone African Literature and Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1999.

[4] KANE, Mohamadou, Roman africain et traditions, Dakar, Nouvelles Editions Africaines, 1982.

[5] DU BOIS, W.E.B., The Souls of Black Folks, New York, Johnson Reprint Corp, 1968 : « After the Egyptian and Indian, the Greek and Roman, the Teuton and Mongolian, the Negro is a sort of seventh son, born with a veil, and gifted with second-sight in this American world, – a world which yields him no true self-consciousness, but only lets him see himself through the revelation of the other world. It is a peculiar sensation, this double-consciousness, this sense of always looking at one’s self through the eyes of others, of measuring one’s soul by the tape of a world that looks on in amused contempt and pity, p. 8-9.

[6] FOUCAULT, Michel, Les Mots et les Choses, Paris, NRF-Gallimard, 1966, p.7.

[7] Mirages de Paris, p.18

[8] SARTRE, Jean Paul, “Orphée Noire”, in Léopold Sédar SENGHOR, Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache de Langue Française, Paris, Présence Africaine, 1963, p.iv.

[9] Mirages de Paris, p.12

[10] « La double conscience qui hante la tradition philosophique et littéraire africaine a poussé un bon nombre de penseurs noirs à penser les races comme originellement pures. On peut trouver les traces de ce paradigme dans les œuvres de penseurs d’ascendance africaine tels que E. W. Blyden, Marcus Garvey, James Africanus Crummel et même Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. En effet, ces penseurs ont souvent repris, qui en les inversant, qui en les adaptant aux besoins du moment, les théories essentialistes d’Arthur Gobineau.9 Alors que Blyden, par exemple, pense qu’il est temps que « le Nègre » oublie l’Occident, Garvey défend l’idée de pureté raciale et Senghor distingue l’émotion nègre de la raison hellène ».

[11] MUDIMBE, V.Y., The Invention of Africa, Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988 ; The Idea of Africa, Bloomington : Indiana University Press, 1994.

[12] Mirages de Paris, p.148-149.

[13] Idem., p.150.

[14] Mirages de Paris, p.148.

[15] Idem., p.82-83.

[16] Mirages de Paris, p. 90-91.

[17] Idem

[18] CLASTRES, Pierre, Archéologie de la violence dans les sociétés primitives, Livre 1, Paris, Payot, 1976.