Critique d’art

MAMADOU WADE. LE METIER D’ARTISTE

Ethiopiques n°72.

Littérature, philosophie, art

1er semestre 2004

Le bouillonnement actuel (expositions, manifestations et rencontres diverses) du monde des arts plastiques sénégalais contemporains a provoqué une confusion telle que l’on ne sait plus, ou pas trop, qui est qui et qui fait quoi.

En effet, la population des artistes plasticiens sénégalais s’est prodigieusement accrue au cours des dernières années. Ce n’est pas, loin s’en faut, un mal en soi. A côté des artistes qui ont reçu une solide formation dans les écoles des arts du pays ou à l’étranger, dont les promotions sortantes, nombreuses, intègrent bon an mal an le milieu professionnel, il y a encore et toujours de nombreux autodidactes. A côté des professionnels de l’art, qui ne vivent que de leur métier, il y a les artistes fonctionnaires et salariés, en même temps que ceux pour lesquels l’art est une activité secondaire, source d’appoint de revenus ; donc une diversité de professionnels de l’art.

Tout ce monde s’active régulièrement à organiser manifestations et rencontres artistiques diverses, alors que le management artistique conquiert droit de cité grâce à ses initiatives. Cette situation de confusion n’est pas imputable uniquement au grand nombre. Il y a également que le statut d’artiste est de nos jours galvaudé, avec la facilité apparente, pour certains, de revêtir le manteau d’artiste. Il suffit parfois de savoir griffonner ou dessiner quelques images sur papier ou sur toile pour prétendre légitimer son nouveau statut, alors que souvent l’on constate en vérité que, comme le dit Alioune Badiane dans une étude, « tous ceux qui ne savent rien faire ni où aller vont faire de l’art… »

De même, un artiste sénégalais aurait dit, au vu de certaines œuvres d’art exposées lors de la Biennale de l’art africain contemporain, DAK’ART 2002, qu’ »un morceau de sucre dans une assiette n’est pas de l’art ».

Préjudice incommensurable certes à la corporation des artistes authentiques, d’autant plus grave qu’au niveau national, aucun document officiel, genre carte d’identité professionnelle, ne permet de débusquer les usurpateurs.

Cependant, dans ce brouhaha et cette confusion, il y a des individualités artistiques qui n’ont besoin ni de références ni de tintamarre, ayant su, par leur créativité et la constance dans la pratique artistique, asseoir leur notoriété qui déborde, depuis fort longtemps, le cadre national. Parmi eux Amadou Ba, Souleymane Keïta et Jacob Yacouba, Viyé Diba et Serigne Ndiaye, Germaine Anta Gaye et Seynabou Sakho, etc. Mamadou Wade fait partie de cette catégorie de plasticiens authentiques.

Car, comme eux, Mamadou Wade joint à une solide formation artistique une expérience professionnelle tridécennale, caractérisée par la rigueur et une activité de création soutenue. Sans tapage ni phraséologie intempestive et subversive, il a su s’imposer comme créateur.

Il semble donc indispensable, dans son cas, de scruter ses orientations et itinéraires pour pouvoir apprécier valablement sa production plastique.

  1. LA FORMATION ARTISTIQUE

Mamadou Wade est arrivé très tôt à l’art, à quinze ans à peine, du temps de la Maison des Arts du Mali (1959), puis de l’Ecole des Arts du Sénégal (1960). Quatre années durant, il s’initie aux différentes techniques et disciplines du métier.

Il n’y perd pas de temps et obtient son diplôme en 1963, faisant ainsi partie des toutes premières promotions sénégalaises d’artistes plasticiens formés au pays même.

Chance exceptionnelle, pour les besoins du projet de Senghor et de Papa Ibra Tall de création d’une tapisserie nationale, pour laquelle il fallait des techniciens sénégalais en lice, il est choisi, avec trois autres camarades, Doudou Diagne, Alioune Diakhaté et Mar Fall, et envoyé en formation à la Manufacture des Gobelins en France. Il y séjourne deux ans.

A son retour avec ses camarades de promotion, ils sont affectés à la Manufacture nationale de tapisserie, transférée la même année à Thiès. Là, il participe, de 1966 à 1970, à la formation des techniciens en lice, en qualité de maître formateur.

En 1970-1971, il effectue un second stage en tapisserie, cette fois à l’Ecole des Beaux-arts d’Aubusson et réintègre la Manufacture à la fin de son stage et y reste jusqu’en 1978.

Il a ainsi, pendant près de quinze ans, contribué à la formation de nombreuses promotions de techniciens de tapisserie, en même temps que des artistes peintres ; parmi eux Ngalla Cissé, Kalidou Kassé, Mbaye Moké Traoré, Papa Dieng, etc. Mais aussi, l’artiste plasticien a tiré profit de sa présence dans cette unité de production, embryon et première forme d’industrie culturelle nationale, avant même la création du concept. Il a en effet fait tisser plusieurs de ses œuvres. Ses nombreuses tapisseries, réalisées à Thiès, sont disséminées tant dans le pays qu’à l’étranger.

En 1978, il repart pour Moscou où il entame un nouveau stage à l’Institut Sorikov, en compagnie de deux jeunes artistes sénégalais, El Hadj Mboup et Serigne Tacko Diongue. Mais il ne reste là que pendant trois ans, au lieu des sept requis pour obtenir le diplôme. De Moscou, il préfère se rendre à Bruxelles pour intégrer l’Académie royale des Beaux-arts de Belgique, où la formation en décoration monumentale était assurée en quatre ans au lieu des sept ans à Moscou. Il y séjourne jusqu’en 1986, année au cours de laquelle il obtient son diplôme et revient au pays.

Il est affecté cette fois au ministère de la culture, où il assume des tâches de gestion, d’abord auprès du Chef du personnel, puis à l’Ecole des Beaux-arts.

Après la formation et les activités pédagogiques exercées aux Manufactures sénégalaises des arts décoratifs, Wade amorce alors une nouvelle phase de sa carrière, celle qu’il consacre à l’administration et à la gestion de la culture et de l’art. Car de l’Ecole des Beaux-arts, il est réaffecté, au bout d’un an, au ministère de la culture, précisément à la division du Fonds d’aide aux artistes et au développement de la culture de la Direction des Arts. De là, il est envoyé, sur la demande de son directeur, au Musée dynamique en 1986-1987 ; il collabore avec celui-ci jusqu’à la fermeture, en 1990, de ce musée. Il rejoint alors la Galerie nationale d’art, dont il est chargé de la gestion de la salle d’exposition. A la fin de cette année 1990, il introduit une demande de déflation, c’est-à-dire, comme on le disait à l’époque, son « départ volontaire de l’administration ».

Depuis lors, Mamadou Wade est un artiste indépendant, qui vit de son art. Pour ce faire, il avait obtenu du Ministère de la Culture l’autorisation d’occuper une pièce, ancienne cuisine sise dans les locaux de la Galerie, pour lui servir d’atelier.

Beaucoup de visiteurs s’étonneront de l’exiguïté de ce local (3 m x 3 m), tandis que d’autres s’offusqueront de ce qu’un artiste puisse travailler et créer en un tel lieu.

C’est sans doute cette non fonctionnalité du local et son indisponibilité qui inciteront Maître Guédel Ndiaye, lorsqu’il le visite, à faire entrevoir à Mamadou Wade la possibilité de trouver prochainement un atelier plus approprié. Il aménage dans celui-là en septembre 1996 et le transforme en atelier/salle d’exposition ; puis au début de 1997, il en fait une Galerie et la baptise Galerie Waly, du nom du père de son mécène.

Cette expérience du management de l’art en tant que galeriste dure quelques années ; en 1999, Mamadou Wade y met fin, en raison des difficultés de rentabilisation de l’espace. A la suite de quoi il intègre le village des arts, dans lequel un atelier lui a été attribué par le Ministère de la Culture et où il peut désormais se consacrer exclusivement à la création artistique.

Très vite, il assume des responsabilités dans la vie des locataires du village, étant élu secrétaire général du Comité des Résidents du Village. Une nouvelle expérience, au service de l’art et des artistes, commence alors pour Mamadou Wade, celle de la gestion du village, qui va de la prise en charge de la vie quotidienne à la résolution des différents problèmes qui surgissent, aux relations avec le ministère de tutelle, aux partenariats, à l’organisation de manifestations collectives (expositions, conférences, « yendu », rencontres, etc.), etc.

Mamadou Wade a ainsi consacré près de 15 années à sa formation professionnelle – fait rarissime -, dont la durée et la diversité des spécialités l’ont conduit à une maîtrise incontestable des techniques de peinture et de tapisserie certes, mais également de décoration murale et de mosaïque. Puis, une longue expérience professionnelle, c’est-à-dire de pratique artistique constante, a consolidé au fil des années ces acquis, achevant ainsi de faire de lui un authentique technicien, comme il en existe de moins en moins aujourd’hui.

Cette technicité et cette polyvalence devaient, tout naturellement, pouvoir fonder des prétentions et des exigences. Loin de là ! Car l’un des traits de caractère de Wade, perceptible dès les premiers contacts et relevé par maints observateurs, est la modestie et, corollairement, la discrétion, au point de friser l’effacement, comme s’il était dépourvu d’ambitions. C’est parce que, chez beaucoup de créateurs, le savoir et le savoir-faire bien fondés et bien enracinés ne suscitent jamais illusions et fanfaronnades.

C’est dans ce sens que Mamadou Wade apparaît comme un professionnel. De l’Art ? Nous tenterons d’y répondre en interrogeant également son art et sa pratique artistique.

  1. LE TRAVAIL CREATEUR

La créativité et le travail créateur d’un artiste peuvent s’apprécier à l’aide de plusieurs paramètres : la quantité ou la qualité de la production, ou les deux à la fois, le nombre d’expositions par an, etc.

Par exemple, pendant trois ans (1993-1996), Jacob Yacouba a administré la preuve de sa créativité en exposant une fois par an (fin décembre début janvier) ; à chaque fois, il montrait ce qu’il avait créé au cours de l’année écoulée et, à chaque fois, la quantité était attestée par au moins une centaine d’œuvres ; mais la qualité y était également, parce qu’il s’agit d’un maître.

La créativité de Mamadou Wade n’est sans doute pas aussi prolixe et féconde que celle de Jacob ; les deux personnalités sont fort différentes. Mais chez Wade, également, on peut repérer la constance dans l’activité de création, sur une période de plus de trois décennies ; il reconnaît en ce sens que parmi ses promotionnaires de l’Ecole des Arts du Sénégal, très peu d’entre eux continuent de pratiquer et d’évoluer dans le domaine des arts ; certains ont abandonné, d’autres se sont reconvertis.

Wade appartient ainsi à la seconde génération d’artistes sénégalais contemporains, celle qui a succédé, au début des indépendances, à celle des grands maîtres qu’étaient Iba Ndiaye, Papa Ibra Tall et André Seck. Il capitalise constance et longévité.

Sans doute, les nécessités de sa formation, avec les nombreux stages effectués, ne favorisaient pas une production plastique régulière et abondante, entre 1966 et 1980, autorisant l’organisation d’expositions personnelles. Il faut donc attendre 1982 pour que Wade monte sa première exposition individuelle, non pas à Dakar, mais à Saint-Louis, au Centre culturel français Gaston Berger. Pendant la même période (1980-1985), ses œuvres ont sillonné l’Amérique et l’Asie dans le cadre de la première édition de l’exposition itinérante d’art contemporain sénégalais à l’étranger (1974-1985). Il renouvelle sa participation lors de la seconde édition de cette exposition itinérante, partie de Paris en 1990 et qui poursuit encore son périple.

Membre de l’Association nationale des artistes plasticiens du Sénégal (ANAPS), il s’est impliqué à double titre aux différents salons de cette association, en tant qu’artiste et parfois en qualité d’organisateur. Depuis 1979-1982, il a participé à de nombreuses expositions de groupe et a exposé seul plusieurs fois (cf. son curriculum vitae en annexe). Depuis 1990, il expose chaque année, seul ou en groupe, au Sénégal ou à l’étranger, où il est intégré dans plusieurs réseaux de partenariat et où, à ce titre, il séjourne souvent.

De 1996 à 1999, Wade a disposé d’un espace d’exposition, atelier-galerie, où, tout en travaillant, il a pu montrer, de manière permanente, ses propres créations, en même temps qu’il a pu exposer d’autres collègues. Il n’expose pas toujours, comme cela est désormais décelable dans de nombreuses expositions collectives, les mêmes œuvres, quelques pastels ou aquarelles, à longueur d’expositions et à longueur d’années.

Outre ces expositions, nous pouvons attester, fréquentant Wade depuis 1990, qu’il poursuit sans relâche son labeur. Depuis son départ de la fonction publique, qu’il avoue regretter avoir tardé à quitter, il n’a pas perdu ses habitudes de fonctionnaire, en allant à son atelier comme s’il allait à son bureau chaque matin, selon les horaires en vigueur dans l’administration. La pratique artistique est un métier qu’il exerce non pas en dilettante, comme cela est de plus en plus fréquent de nos jours, mais comme un professionnel véritable, ayant une juste idée de sa vocation et de la noblesse de son métier. Constance et détermination, mais aussi sérieux et persévérance !

La production plastique de Wade se répartit en trois catégories : les peintures naturellement, mais également les tapisseries et les fresques ou décorations murales. Peu d’artistes peuvent faire autant aujourd’hui dans ce pays. Les authentiques artistes sont, à l’image de Pablo Picasso (peintre, sculpteur et céramiste), nécessairement polyvalents. Car la création artistique, comme la créativité d’une manière générale, ont besoin à la fois de plusieurs outils et modes d’expression et de plusieurs moyens. Il a tissé ses propres œuvres comme ses peintures ont été tissées par les Manufactures ; au total, une trentaine de tapisseries, dont une partie est demeurée au pays et l’autre à l’étranger, acquises ou offertes. Ses fresques peuvent être admirées tant à Dakar qu’à Thiès.

Sur une période de plus de trois décennies de pratique artistique régulière, Mamadou Wade a pu produire plusieurs centaines d’œuvres dans ces différentes spécialités et il poursuit son œuvre. Dans cette pratique, outre la diversité des genres d’art et d’œuvres, des évolutions et des variations sont notables. Car Wade procède à des innovations et à des recherches dans différents domaines, convaincu que la répétitivité ne peut engendre, le progrès. Ces recherches et expérimentations portent tant sur les thématiques et les techniques que sur les couleurs, les supports, l’encadrement, etc.

  1. LA PALETTE

Alors que dans la peinture contemporaine – généralement abstraite avec, comme dominante, la composition libre – et dans la peinture sénégalaise en particulier, le traitement des couleurs paraît négligé, Mamadou Wade, lui, prête une attention toute particulière à la couleur, à sa préparation et à son application.

On observe, en effet, de plus en plus dans les différentes expositions organisées à Dakar, une prédominance, dans les peintures, de compositions libres et abstraites, dans lesquelles les couleurs ne semblent pas avoir fait l’objet d’une préparation minutieuse et leur application ne reflète pas non plus une bonne maîtrise ; leur intensité et leur concentration se révèlent ainsi variables et les couches colorées ne sont pas toujours uniformes ; la recherche délibérée de la dégradation et de la variation sur les plages colorées abstraites n’explique pas tout ; car les discordances et les dysharmonies sont parfois criardes et disgracieuses. En outre, la palette apparaît pauvre, avec une ou deux couleurs, peu ou pas préparées ; couleurs pures non mélangées. Ces pratiques suscitent bien évidemment des interrogations sur la nature de la peinture contemporaine, réduite apparemment à une activité consistant à étendre (plaquer) des couleurs sur des surfaces vierges, au lieu de les appliquer soigneusement selon une te_ chnique et des procédés précis, comme le font si admirablement bien Souleymane Keïta et Daouda Ndiaye, dont les peintures donnent l’impression de n’être pas faites à la main, petit à petit, avec des pinceaux.

Comme par défi, pour se démarquer des prétendus artistes, Wade est un coloriste, c’est-à-dire un technicien, expert dans l’art de composer les couleurs. Il n’est certes pas théoricien de la couleur, mais après sa formation et son expérience professionnelle accumulée et capitalisée au fil des innovations et des expérimentations, il est parvenu à une maîtrise, quasi-parfaite, dans l’art de composer les couleurs. Aussi, pendant longtemps, n’a-t-il qu’avec des couleurs composées. Jusqu’en 1992-1994, sa préférence pour ces couleurs était nette ; ses compositions produisaient un genre particulier de tonalités, avec des nuances subtiles, presque indéfinissables, avec parfois, de manière apparente, les reflets brillants des couleurs composées. Dans ces compositions, les concentrations paraissaient denses et les tonalités tendres, voire ternes (mélanges bleu/rouge, bleu/jaune, jaune/rouge, noir/bleu/vert, etc.), avec cependant quelques reflets de lumière.

A cette époque, il peignait à l’huile et les couleurs dominantes dans ses œuvres étaient le bleu, le rouge, le blanc, le noir et le jaune ; ces couleurs étaient rarement utilisées à l’état pur ; elles étaient combinées en des compositions si originales dans les résultats chromatiques qu’il semble seul à en connaître les secrets.

Mais la préférence de Wade est toujours allée au bleu, dans toutes ses nuances, du bleu ciel au bleu indigo. Entre Wade et le bleu, il y a une histoire d’amour, de complicité…, au point qu’il prend parfois garde de ne pas mettre partout le bleu, mais constate, à son grand dam, quand l’œuvre est achevée, qu’il y a du bleu. Si le bleu est sa couleur, c’est parce qu’il réussit mieux ses compositions avec le bleu et obtient avec cette couleur toutes les nuances qu’il ne peut obtenir avec les autres couleurs. Pour éclaircir parfois une œuvre ou une plage colorée, il utilise le bleu. Outre le plaisir qu’il éprouve à peindre avec cette couleur, il reconnaît avoir beaucoup de facilités et de réussites avec le bleu. C’est pourquoi cette couleur l’a toujours fasciné.

Mais à cause des effets néfastes de l’huile sur la santé, il lui a substitué d’autres couleurs. Depuis 1994, il peint plus souvent à l’acrylique et à l’eau, et depuis 1996 ses couleurs apparaissent moins lourdes, donc plus légères et plus claires ; les compositions sont moins concentrées et moins denses, mais plus souples et plus brillantes, comme dans Mouvement (1996).

 

 

  1. Afrique (203).acrylique/toile. (1,5mx1m).
  2. Rencontre des féticheurs II (2003).acrylique/toile. (81cmx1m)

Comme précédemment, les nuances sont si subtiles qu’elles semblent indéfinissables, conséquences des savantes compositions. Impossible de dire : c’est du bleu ou du rouge ; sur ce tableau, on perçoit des reflets de bleu et de rouge. Une des marques de l’influence de Iba Ndiaye sur lui – influence exercée, à des degrés élevés, sur tous ses élèves -, c’est en partie la maîtrise des compositions colorées et l’harmonie des couleurs, en sorte que ses compositions sont toujours équilibrées.

Le plus qu’il obtient désormais avec l’acrylique et l’eau dans ses compositions, c’est des mélanges moins lourds, plus clairs, comme pleins de lumière, donc plus agréables et plus élégants.

Le traitement des couleurs, chez Mamadou Wade, c’est-à-dire la réussite de leur composition, l’attention et le soin apportés à leur application, est tel qu’une lecture de son œuvre incite à se préoccuper et à porter un regard attentif sur les couleurs dans son art. C’est parce que chez Wade, comme chez beaucoup de grands créateurs, tout art – et la peinture plus particulièrement – est à la fois formes et sens, les formes étant créées et étant délimitées par les lignes et les couleurs.

  1. LA PLASTIQUE

La plastique de Wade ne se limite pas aux couleurs, malgré leur importance dans son art.

A côté des couleurs, dont la fonction dans l’art est précise, il y a la thématique, qui souvent détermine, oriente, suscite les formes. C’est en effet la thématique qui commande la forme, autrement dit, c’est le sens qui donne corps à la forme, en dépit des prétentions de l’abstraction et de ses tenants. Car, dans l’art dit abstrait, le sens est toujours implicite, sous-jacent, comme dans Usine à Horta de Ebro (1909) ou dans Guernica (1937) ou La Femme-Fleur (1946) de Pablo Picasso ou dans Montagnes pendant l’hiver (1925) de Paul Klee.

Dans la peinture, la thématique est indiquée d’abord par les titres des œuvres, qui sont bien des interprétations personnelles que les artistes proposent.

Ensuite, les thématiques se lisent à travers les formes/images représentatives de telle ou telle chose. Car les formes/images représentent souvent telle ou telle réalité.

C’est à travers les thématiques/contenus également que l’art délivre ses messages et assume sa fonction.

Dans le cas de Wade, les titres des œuvres sont déjà suffisamment expressifs et traduisent un combat. Les formes et les images également expriment des constances, malgré les évolutions observables dans son écriture plastique.

Il faut cependant, dans ce cadre, suivre le cheminement du plasticien.

Au moment de la formation à l’Ecole des Arts, il ne peignait pas sur modèles nus, féminins ou non. En lieu et place de modèles, les enseignants proposaient aux élèves des revues et des ouvrages, des natures mortes et des images, qu’ils devaient copier et reproduire. Parfois les élèves servaient de modèles et lors des sorties organisées hors de l’école, ils réalisaient des croquis et des esquisses de paysages qu’ils achevaient à leur retour. En rapport avec les enseignements d’histoire de l’art, Iba Ndiaye, alors responsable de l’atelier de peinture, leur conseillait de se rendre au Centre culturel français pour consulter des revues d’art afin de connaître les grands artistes et de faire des travaux sur ces artistes ; le Grand Maître voyait également par ce biais un moyen pour eux de parfaire leur maîtrise des techniques de dessin et de peinture.

A cette époque (1960-1966), la prédominance et l’influence des théories et de la pensée de Senghor, notamment de la Négritude, jusqu’à l’intérieur de l’Ecole des Arts, inclinaient Wade et ses condisciples à représenter des masques et des statues de l’art africain traditionnel dans la peinture.

Du reste l’époque est celle de la naissance de l’Ecole de Dakar, composée non des seuls disciples de Pierre Lods (déjà présent à Dakar depuis 1961), mais de la plupart des jeunes artistes issus de l’Ecole des arts du Sénégal et qui, pour la plupart, étaient installés et pratiquaient leur art à Dakar. Le rôle et l’influence de Senghor et de Lods sur le développement et l’évolution des arts plastiques sénégalais contemporains créent un climat propice à l’émergence d’un art nouveau, cher à Senghor, l’art nègre moderne, qui devait être, pour lui, l’équivalent contemporain de la grande tradition plastique nègre, celle qui a été magnifiée par les audacieux du goût, ceux qui l’ont baptisé art nègre (cf. notre ouvrage sur L’Esthétique de Senghor, à paraître aux Presses universitaires de Dakar).

Ce sont ces artistes de l’Ecole de Dakar qui représentent le Sénégal et exposent lors du Premier Festival Mondial des Arts nègres de 1966 ; ce sont également leurs œuvres qui sont exposées lors de la première étape de la première édition de l’exposition itinérante d’art sénégalais contemporain à Paris en 1974.

Le résultat majeur, en même temps que caractéristique distinctive de l’art développé par l’Ecole de Dakar, ce sont les tendances négrifiantes de la peinture ; car l’Ecole de Dakar est essentiellement une Ecole de peinture, dans laquelle les artistes s’efforçaient, le plus souvent et avec plus ou moins de réussite, de reproduire les formes de l’art africain traditionnel, dominé, lui, par la sculpture. Ce sont donc les formes créées par la sculpture africaine ancienne qui étaient imitées par ces jeunes artistes, formes des statues et des masques. Ces formes étaient généralement géométriques, irrégulières, approximatives et accompagnées de signes et de symboles. L’art négrifiant, créé et développé alors, reproduisait ces formes de la sculpture nègre, formes tridimensionnelles, sur des surfaces planes bidimensionnelles.

L’influence de Senghor était si présente et si envahissante que, presque tous baignant dans une même ambiance culturelle, rares ont été les créateurs, dans divers domaines, qui ont pu échapper aux théories et aux impératifs de la Négritude. Il fallait magnifier l’Afrique originelle et pure, célébrer les valeurs ancestrales, s’inspirer de l’art africain ancien, exprimer l’identité culturelle africaine, etc.

Ainsi, comme tous ces condisciples et collègues de cette époque et longtemps après, Mamadou Wade a représenté, souvent et abondamment, des masques et des statues dans ses peintures, mais aussi des signes et des symboles, comme les cauris, les gris-gris et l’oiseau. Il a représenté l’Egypte antique et sa civilisation pharaonique, les pyramides, etc.

Sans avoir jamais été reçu par Senghor en ses audiences-conférences avec nombre de groupes de jeunes artistes ni avoir été disciple de Lods, Mamadou Wade a baigné dans les mêmes atmosphère et ambiance culturelles ; mais s’il représente l’Afrique, c’est pour des raisons tout autres, strictement personnelles.

Tout enfant, il a connu le monde des guérisseurs ; il voyait en effet souvent son grand-père, guérisseur, consulter et soigner les malades, préparer les gris-gris et autres talismans ; et à l’occasion, il l’aidait. D’où son intérêt pour la médecine traditionnelle et pour la voyance, qui utilise également les cauris. D’où également ses contacts et rapports fréquents avec ces personnages que sont guérisseurs et tradipraticiens, voyants et magiciens, etc.

Devenu artiste, il a souvent visité le Musée de l’Homme de Paris et le Musée d’Art africain de l’IFAN-Ch.A.Diop, où il s’est familiarisé avec les objets de l’art africain traditionnel.

Quand il figure ces éléments et objets de la culture africaine traditionnelle, c’est davantage par attachement à l’Afrique et pour exprimer son africanité et son identité personnelle. Par exemple, le cauri est un symbole de l’Afrique ancienne, dans laquelle il servait de monnaie d’échange et d’accessoire de la voyance. Quand Wade fait intervenir le cauri dans son art, c’est pour servir tantôt de parure, tantôt de monnaie ou alors pour exprimer la voyance ; le cauri participe également du langage mystique propre à l’Afrique.

Outre ces faits et données culturels propres de l’Afrique, certains titres des œuvres traduisent bien l’ancrage africain de Wade : Force Mystique (1993), Sortie du Bois Sacré (1993), Savoir Mystique (1994), Oiseau Mystique (1995), Dialogue (1995, dialogue entre le masque et les cauris pour signifier la transmission mystique), etc.

Wade a également beaucoup peint l’oiseau, notamment pendant ses nombreuses années effectuées au Ministère de la Culture, où il n’avait pas toujours le temps et la liberté de pratiquer son art. L’oiseau est dans ses nombreux tableaux de cette période symbole de la liberté ; en même temps, il est fréquemment confronté au masque et aux cauris.

Au point de vue purement plastique, les lignes franches et les formes vigoureuses laissent apparaître la technicité du dessinateur/peintre. La géométrisation est toujours prédominante, mais à l’image des formes de la sculpture africaine traditionnelle. C’est plus récemment, à partir de 1995, que la géométrisation s’allège et s’apparente à la manière de Paul Klee, créant des formes carrément géométriques (triangles, rectangles, carrées), à la différence des masques et statues, avec rondeurs et courbes de la période précédente.

Aujourd’hui, la stylisation de Wade semble évoluer vers plus de simplicité et de purification, en même temps que vers plus de sobriété et de raffinement. En effet, les lignes sont moins épaisses et moins lourdes, plus petites et plus fragmentées. Un géométrisme quasi schématique, mais qui n’envahit pas toute la surface ; la simplification va jusqu’à isoler les images dans un espace réduit, une partie restreinte du tableau, comme dans Mouvement (1996), où le corps du personnage est représenté par un triangle.

Cette évolution semblel’orienterversplus d’abstraction. Ainsi, du réalisme figuratif, ou plutôt suggestif, en raison de la géométrisation, Wade s’achemine vers une plastique plus légère, plus simple et plus aérienne ; cet allégement accroît l’abstraction, tout en conservant une géométrisation faite de lignes et de figures franches. Afrique (1996, acrylique/papier et collage) se présente comme une synthèse de ces orientations nouvelles.

Celles-ci laissent soupçonner des développements inédits et sans aucun doute intéressants, à l’image de ce passé de labeur et de création artistique.

Mamadou Wade aura ainsi assumé, de 1965 à 2004, soit quarante années de sa vie, des fonctions diverses, mais toujours au service de l’art ; car chacune des fonctions précédentes concerne l’art de quelque manière : le formateur, l’administrateur, le praticien, le galeriste et le gestionnaire sont désormais des figures différentes de ces professionnels modernes reconnus comme serviteurs de l’art. A l’image de Pablo Picasso, à la fois peintre, sculpteur et céramiste, Mamadou Wade a fini par imposer sa polyvalence au service de l’art, en même temps qu’il continue inlassablement de créer [2].

ANNEXE : CURRICULUM -VITAE

  1. Etat civil

Mamadou WADE est né à Mekhé (région de Thiès) au Sénégal.

Profession : Artiste plasticien, Secrétaire général du Village des Arts – Dakar.

Il vit et travaille à Dakar

  1. Expériences artistiques

Formation

1959-63 : Ecole des Arts – Sénégal

Études supérieures

1963-65 : Manufactures des Gobelins (Paris, France)

1967 : Affecté aux Manufactures de Tapisserie à Thiès – Sénégal

1971 : Stage à l’Ecole des Beaux-arts, Aubusson – France

1978 : Stage à l’Institut Sorikov à Moscou

1980 : Académie des Beaux Arts en Belgique

1998 : Décoration Ordre du Mérite

2002 : Chevalier de l’Ordre des Arts et Lettres

2003 : Secrétaire général du Village des Arts.

Expositions personnelles

1982 : Centre culturel Gaston Berger de Saint-Louis

1990 : Galerie Nationale – Dakar

1991 : Hôtel Méridien – Dakar

1991 : Galerie Nationale – Dakar

1993 : Galerie Lézard – Dakar.

Expositions collectives

1978 : Espace Téranga – Dakar

1978 : Hôtel de Ngor – Galerie Renaudeau Dakar

1979 : Palais des Beaux Arts – Bruxelles

1983 : Arts Sénégal d’aujourd’hui (Chine)

1985 : Semaines culturelles au Maroc, Alger, Tunisie, Gambie

1990 : Grande Arche de la défense, l’Art contemporain du Sénégal (Paris)

1991 : Galerie des Instituts, Bonn

1991 : Musée Olden Burger, Junstverein

1992 : Centre culturel français à Bonn

1992 : Restaurant le « Bambou » à Dakar

1992 : Centre culturel français avec l’UNICEF – Dakar

1992 : Biennale des Arts-Salon de L’Amitié – Dakar

1992 : Biennale des Arts – Dakar

1993 : Salon National – Dakar

1993 : Comptoir Suisse à Lausanne (Suisse)

1993 : Salon organisé par la coordination des Artistes Sénégalais

1994 : Nouvelles Imprimeries du Sénégal (NIS), 28 avril-13 mai 1994

1995 : Galerie Wally

1995 : Salon de l’ANAPS – Dakar

1995 : Festival interculturel, Réseau Sénégalo-helvétique (Helsen Dakar-Suisse)

1996 : Biennale des Arts – Dakar

1996 : Restaurant Guy-Gui – Dakar

1996 : Galerie Nationale Hommage à Léopold Sédar Senghor – Dakar-Sénégal

1996 : Espace Marlaux-Créteil – France

1996 : MSAD à New York

1997 : Galerie 4 Vents-Rotary Club – Dakar Soleil

1998 : Rétrospective-Art Contemporain Sénégalais 60-98

1999 : Signes Pluriels – CREART – Galerie Nationale

1999 : Festival des Racines Noires – Gorée Sénégal

2002 : 4e Festival International de Créteil (France)

2002 : Encadrement Atelier d’Exposition Artistique à Landrecies (France)

2002 : Biennale des Arts (Expo OFF)

2003 : Regards Croisés Galerie d’art de Créteil (France)

2003 : Mai en CAMBRESIS (France)

2003 : NDAJE Galerie Léopold S. Senghor (Dakar)

2004 : Hommage-Solidarité, Galerie nationale d’Art, 18 février-01 mars 2004.

Réalisations

Plusieurs tapisseries et fresques au Sénégal et à l’étranger.

 

 

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar, IFAN

[2] Cette étude a été réalisée sur la base exclusive d’entretiens avec l’artiste.