Note de lecture

Mamadou Souley BA, CESAIRE, FONDATION D’UNE POETIQUE, Paris, L’Harmattan, 2005, 175 pages

Ethiopiques n° 76 – Centième anniversaire de L. S. Senghor.

Cent ans de littérature, de pensée africaine et de réflexion sur les arts africains

1er semestre 2006

Mamadou Souley BA, Césaire, fondation d’une poétique,

Paris, L’Harmattan, 2005, 175 pages

Dans cet essai magistral, Mamadou Bâ refuse de se plier aux impératifs d’une vulgarisation de mauvais aloi et dont le risque est d’entraîner trop souvent la critique africaine sur les sentiers de la simplification abusive. Ce livre est complexe mais, dans sa démarche, ses présupposés et ses résultats, il constituera, sans aucun doute, une référence dans le domaine des études « sur cet auteur majeur de la francophonie » qu’est Aimé Césaire (L. Kesteloot). Les orientations de l’étude sont très nettement indiquées : l’écriture est analysée comme le lieu où « s’accomplissent du même coup la requalification d’une culture et l’amorce d’un autre rapport à l’Histoire » (p. 9). Tels sont les enjeux (le mot revient plusieurs fois : p. 9, 11, 15, 63, 77, 78…) de la poésie de Césaire qui, dans son atelier d’écriture, réalise une alchimie de l’oratoire et produit une œuvre qui a « une valeur emblématique » (p. 24) pour toute la littérature africaine.

Dans son déploiement, la parole poétique dessine une carte des (im)possibilités que l’écrivain devra (in)valider. Bâ définit cette « région du poétique » (p. 39) comme un espace conflictuel (p. 95). Et, à travers une remarquable lecture, il analyse tout à la fois la généalogie et l’archéologie de l’œuvre poétique de Césaire pour en saisir la genèse, pour découvrir les strates sédimentaires d’une longue histoire de la parole et pour déterminer tous les mouvements (im)perceptibles qui gouvernent de l’intérieur le régime des énoncés littéraires. « A la fois pierre d’angle et pôle de référence » (p. 9), le texte de Césaire, qui participe à la fondation d’un nouvel ordre littéraire, a lui aussi ses propres fondements. La modalité du possible possède elle-même ses propres modalités. Le poète est à la fois défini comme un architecte dont la matière première est le langage et comme le fondateur d’un ordre nouveau. Son statut est à la rencontre de la parenté artisanale entre l’art du charpentier (teggere) et l’art du tisserand (texere) ; étant entendu que le travail du tisserand peut être mis en rapport direct avec la production littéraire qui est « tissage constitutif » du sens » (p. 96). La parenté entre le textile et la textualité est bien rendue par l’étymologie car le texte (textus : tissu) est un entrecroisement de fils d’artisan (textor : le tisserand). Et, parmi les différents fils dont la combinaison constitue le texte en structure langagière, il faudra citer l’Histoire sur laquelle Bâ attire particulièrement l’attention des lecteurs (p. 15, 17, 19, 29, 83, 106, …). Le texte met en scène l’Histoire. Cette mise en scène est aussi une mise en texte. Ainsi Césaire, qui prône le démantèlement du système de références occidental accusé d’oblitérer constamment le sens du Réel et de l’Historie, décline « un formidable programme » (p. 153) : panser les blessures du temps.

La poésie devient, en même temps, expérience d’un questionnement (p. 9) et événement ; avènement, dirait plutôt Claudel. Car, avec Césaire, elle advient et ne cesse de devenir, elle est parole essentielle, parole fondamentale parce qu’elle vient des profondeurs, des fondements, plus exactement. Parler c’est donc mettre en place un univers poétique et se décharger, au moins en partie, d’une angoisse (non métaphysique) de créateur. C’est pourquoi Bâ explique que, pour Césaire, la poésie commence avec l’excès, la démesure (S. Lotringer). Cependant, la démesure dont le poète fait l’apologie ne se présente pas comme une soustraction mais comme un trop plein qui met littéralement la mesure à son comble. Le dé- privatif a ici le statut d’une addition car la démesure c’est la règle retournée, décalée, excédée. Le discours précis et subtil de la démonstration de Bâ montre que la pratique littéraire de Césaire est l’expression d’un divorce irréparable entre la poésie et la langue dans laquelle elle (se) parle (p. 10, 15, 49, 59-60, 152…). Cette « poétique du décalage » (p.10) qui permet à l’écrivain de prononcer une parole toute neuve. « Ici poésie égale insurrection », comme le dit Césaire (Tropiques, n°8-9, octobre 1943, p. 7). L’écriture valorise la « rébellion ouverte » (p. 64), la promotion de la révolte totale (pp. 57, 60…) ; elle transgresse les interdits moraux et syntaxiques, banalise la ligne de partage entre la Folie et la Raison…Elle s’amuse même parfois à indiquer le point possible de la disparition et de l’annulation d’une parole évoluant vers le cri, c’est-à-dire la désagrégation de la codification phonique des mots. Cette « visée subversive » (p. 29) est analysée dans la première partie de l’essai (« Un volume signifiant en perpétuelle désinsertion ») où Bâ s’arrête sur des pratiques comme « La disjonction énumérative » (pp. 30-48) et « Le forcènement de la langue » (p. 49-60).

La parole poétique acquiert le statut d’une déconstruction (p. 64) ; elle se déploie dans un « lieu de croisement des formes » (p. 63). C’est « La transcroissance générique » (p. 61) que Bâ présente dans la deuxième partie de son livre en insistant sur « Le marronnage des formes » (pp. 64-76) et « L’agencement des collectifs de l’énonciation » (pp. 77-91). Ainsi, par des opérations de déterritorialisation-reterritorialisation (G. Deleuze), le poète produit sa propre langue. Et, le critique montre très bien que le territoire de la langue est fort vaste et que chaque écrivain possède son « passage Nord-Ouest » (M. Serres) ; l’essentiel, s’il faut en croire Hermès, étant donc de passer. Le poète, porteur de paroles, indique la mission dont il est investi ; tout entier au verbe attaché, il est un diseur d’entêtement et d’exigence dont le travail porte sur les signes qu’il dé-pense, dé-porte et dé-limite en les faisant voyager au-delà de leur situs d’origine et en installant la « turbulence » (p. 49) et l’instabilité au cœur de la langue.

L’œuvre est ainsi placée sur le terrain de la littérature et, dans la troisième partie heureusement intitulée « Moi, laminaire…supplément au mode de lecture », Bâ étudie « La phénicisation de la lecture » (pp. 96-119) et « La convocation poétique » (pp. 120-147). Moi laminaire… est un poème qui parle de l’interprétation de la poésie (pp. 95, 96, 102, 119, 120…), « un théâtre herméneutique » (p. 97), « une immense scène de lecture » (p. 96). Ici, la poésie se met en scène, réfléchit sur ses conditions de possibilité et élabore elle-même le rituel de sa propre représentation. Elle s’auto-valide en codifiant les bases de sa légitimité, réfléchit sur ses propres pratiques et théorise sa propre lecture. La réception a tendance à devenir une création, comme l’ont montré R. Barthes, U. Eco, M. Charles, L. Dällenbach et les théoriciens de l’École de Constance (H.-R. Jauss, W. Iser, K. Stierle, R. Warning, W.-D. Stempel, H. U. Gumbrecht…).

Mais l’analyse de Bâ va beaucoup plus loin puisqu’elle montre que « la lecture possède aussi son lieu qui est plutôt un non-lieu » (p. 98). Dans ce cas, la parole s’oriente vers un au-delà du sens et du code (pp. 97, 119) car le grand affranchissement que constitue la parole césairienne ouvre (sur) un horizon proprement in(dé)fini de métamorphoses et de déplacements. Ainsi la poésie devient le lieu glissant, l’improbable lieu ; lieu absent de tous les lieux et présence absente. Mais, en elle, l’utopie a bien un lieu : c’est la langue à l’intérieur de laquelle toutes les transformations sont possibles. Cette loi énigmatique cautionne la recevabilité du poétique (Dufrenne) qui est, paradoxalement, une géométrie des non-lieux sans laquelle le réel ne serait ni concevable, ni pensable. À ce niveau de sa production, le texte parle une langue d’abîme. L’activité littéraire n’est pas un simple jeu de mots car la poésie porte le poids des attentes et des espoirs de l’homme. Bâ insiste sur cette visée ontologique (pp. 87, 146) parce que, dans la mince et matérielle ligne noire que l’encre trace sur le papier, un je (u) s’empare de ses propres limites et devient lui-même au point d’en éclater. L’art est ainsi pensé comme la justification de l’œuvre et de l’existence parce que le poète écrit pour mieux vivre.

Un infatigable travail de déchiffrement des signes s’effectue en plusieurs directions (Sémiotique textuelle, Linguistique, Sociologie, Histoire…) dans ce magnifique livre où sont rassemblées, dans l’intime cohésion de leur articulation, différentes lectures du poème césairien. Il s’agit d’un travail en profondeur qui ne prend jamais le texte pour prétexte mais qui l’inscrit dans la filiation des représentations de la réalité fabriquant elle-même sa propre fiction par son transfert dans les images. Cet essai a plusieurs qualités. Un itinéraire constellé de pages denses, inoubliables et savoureuses, de remarques fines, d’analogies fulgurantes et de saisissants raccourcis. Une pensée à la fois métaphorique, aphoristique et marquée par une limpidité tranchante qui grave en nous ses empreintes indélébiles. Dans ce grand livre où il « place la barre très haut », Bâ analyse les textes avec beaucoup de finesse et de pénétration. Sa langue est d’une rare qualité ; elle force le respect et l’admiration parce qu’elle se fait souvent poétique, comme le texte qu’elle prend en charge. Car il existe « une symétrie des postures » (p. 156) qui impose au discours critique un impératif incontournable : « Etre homologue » (p.11) au texte qu’il explore. Dans une démonstration qui a un réel ancrage textuel et qui emporte facilement l’adhésion du lecteur, le critique montre que la parole césairienne est éminemment moderne. Il s’agit d’une modernité entendue au sens de la problématisation du rapport à la tradition. Et, puisqu’il n’y a pas de modernité ennuyeuse, le savoir sur le texte de Césaire ( relu par Mamadou Bâ ) est, littéralement, un « gai savoir ».

[1] Université de Dakar