Littérature

L’ONOMASTIQUE TRADITIONNELLE, UNE TECHNIQUE DE CREATION POETIQUE DANS CESARIENNE DE ZADI ZAOUROU

Ethiopiques n°81

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2008

La poésie oraliste, du fait de son attachement au culte idolâtre de la parole, a considérablement contribué à l’enrichissement du genre poétique. Ici, si le culte nommé, conformément à l’essence de l’activité poétique, prend en compte le rayonnement du mot, dans ses pouvoirs de transmutation et de dépaysement sémantique, il s’illumine aussi et fortement de la tradition orale négro-africaine qui fournit aux poètes (oralistes) des techniques certaines de création.

Entre autres, l’onomastique traditionnelle ou science des noms propres du terroir est d’une impressionnante brillance dans Césarienne, œuvre poétique oraliste de Bernard Zadi Zaourou, illustre poète ivoirien et référence inaliénable dans le sérail de la production poétique négro-africaine.

C’est presque une lapalissade que d’affirmer que les noms en Afrique ne sont jamais gratuits ; ils sont toujours significativement chargés ou motivés. La nomination elle-même obéit à certains principes rigides, propres à chaque société, que nul ne saurait enfreindre sans essuyer la désapprobation générale, la censure sociale. Elle se déroule selon un rituel bien défini qui consacre le passage du nouveau-né des ténèbres à la lumière de la vie sociale. Le baptême est la séance qui lui ouvre les portes de la communauté. Tant qu’il n’est pas passé par ce rituel, il ne peut être un membre à part entière du village, de la tribu. En témoignent les sobriquets dont on l’affuble dans chaque société orale.

A ce propos, l’oralité n’est pas seulement la mise en branle des organes de la phonation. Selon Zadi Zaourou,

« L’oralité n’est pas seulement le fait de communiquer avec l’autre par le moyen de paroles non écrites. L’oralité, c’est aussi et surtout un ensemble d’institutions visant à instaurer entre les membres du groupe social un type particulier de rapports (rapports communautaristes), un style de relation et de vie dessinant une éthique communautaire, un art d’aimer la terre des ancêtres, l’attachement au pays, impliquant l’intégration positive de l’intérêt particulier à l’intérêt collectif. L’oralité, c’est toute une vision du monde, tout un art de servir la cité pour le bien de tous ».

Ainsi, la sagesse que revêt l’acte de nomination apparaît comme un pan de cette civilisation communautariste.

Dans Césarienne, donc, la poéticité de l’onomastique traditionnelle, s’affichant par sa pertinence stylistique, concerne la désignation aussi bien des réalités humaines que des réalités non humaines. Nous l’étudions, ici, à travers trois points essentiels : la généalogie, les noms associés, l’oriki.

  1. LA GENEALOGIE

La généalogie du poète par lui-même : c’est bien une manie des poètes de l’oralité ou autres maîtres de la parole traditionnelle (griots, toucheurs de Mvett) que de rappeler, chaque fois qu’ils prennent la parole, leur ascendance naturelle et/ou artistique. Artistique beaucoup plus parce que le maître initiateur qui a su former le poète à son art fait parfois figure de père, comme c’est le cas du Mvett. Ce souci répond à un double objectif :

– légitimation de sa prise de parole pour s’encourager soi-même et recueillir le suffrage du public en termes d’estime et de considération. Digne héritier de l’art de ses illustres ascendants, il espère de l’auditoire qu’il reporte sur lui toute l’admiration qu’il a nourrie à l’endroit de ce légateur. Il espère en imposer à ses pairs qui sont présents dans l’auditoire (soit qu’ils ont fini leur tour de parole, soit qu’ils l’attendent) au cours des veillées poétiques ;

– protection contre les mauvais sorts et autres sortilèges. Artiste de naissance et/ou par éducation, formation, il n’est pas un usurpateur. Aussi n’a-t-il rien à craindre des sorciers et autres jaloux, car son talent n’est pas usurpé. C’est ce qu’exposent ces versets extraits du poème « Les pêcheurs, les vrais pêcheurs » de Gniopo Weudji Zize :

« C’est Lagwore Zadi, le fils de Lagwore du village de Lago-Digbeubré. Le-simien – à – la – toux-chronique, là bas à Klihiri, qui me mit à la bouche. mon art à moi, l’art-femelle du pays Gnobouo, l’art-femelle-du-Dizo, Le chant si souple de la mère de Guehidia. C’est pourquoi lorsque je chante mon art, jamais mon art ne se défait » (V.14-15).

Ce fragment est incrusté dans un poème éminemment polémiste dans lequel non seulement le poète s’encense, mais en profite pour railler les mauvais artistes. A l’instar de ce dernier, Zadi Zaourou évoque son aïeul de Yacolo en insistant sur ses qualités d’artiste :

«  L’aïeul que je n’ai pu voir ni lasser de mes pleurs d’avorton

moribond

– Ah ! le cor de Bottey-

C’est qu’il parlait aux deux mondes

L’aïeul Bottey de Yacolo

L’aïeul que je n’ai pu voir ni lasser de mes sanglots d’avorton moribond » (Césarienne, p.32).

Dans les notes de Césarienne, il nous apprend que Bottey est son père, chef du village Yacolo et joueur de cor parleur. En embrassant la poésie, il ne fait que perpétuer une tradition familiale qui a consacré de grands artistes.

Ce bref rappel de la généalogie du poète s’inscrit très souvent dans la  » branche-feu  » de la parole poétique. Cette dimension polémiste, dans le cas du wjegweu, surtout, consiste, en général, en une querelle faite tantôt à tous ceux qui, dans l’auditoire, par leurs agissements (rires intempestifs, verbiage…), gênent la communion entre le poète et son public :

« Quelle bouche avait donc parlé ?

Pendant que je pleurais, quelle bouche avait donc parlé ?

Quelle bouche de femme assaisonneuse avait donc parlé ?

Quelle bouche de femme assaisonneuse avait donc parlé ?

Quelle bouche avait donc parlé ? » (« Petite Genette, métamorphose-toi en Léopard » de Gbazza M. Dibero) (V.5-9).

Tantôt les coups de boutoir où les quolibets du poète sont destinés aux poètes médiocres qui déprécient cet art jugé fondamental : « Puisqu’ils se taisent à présent

Les gais calaos de vos nuits de réjouissance

Vos nuits d’insouciance si folles et si belles malgré l’étrange cacophonie de leurs voix de perdition

Puisqu’ils se taisent » (p.32).

Ce polémiste joue sur le contraste entre lui, le maître de la parole (autocélébration) et les mauvais poètes (crabes, calaos…) qu’il disqualifie.

  1. LES NOMS ASSOCIES

L’on peut noter également chez Zadi Zaourou l’usage abondant de termes associés dont le trait d’union assure la manivelle stylistique. Ces noms associés, le moins que l’on puisse dire, ont partie liée à des images et symboles que Zadi tient de son terroir. En effet, il les a empruntés à la poésie orale bété, en particulier à Gbazza Madou Dibero, maître du Wjegweu [2]. Pêle-mêle, nous pouvons citer : « pluie diluvienne », « Guédé – l’orage – du souterrain pays des réfugiés » ; « Zoukou – la chenille » « les magnans », « douce et fine rosée », Djissorou, l’arbre sonore, et même l’injonction faite au double du poète « porte au loin ma voix ».

Ces images, tantôt il leur affecte un contenu nouveau, mieux, les adapte à sa vision. Par exemple : « A mesure qu’il marche sur le gravier, le gravier le loue de-ci de-là tel un bovin d’intersaison s’en allant paître au flanc herbeux de la colline, tel Mahi Zoukou la chenille – du pays – de Gboeubré sur qui s’acharnent les fournis magnans… », V.33 in « Petite Genette métamorphose – toi en Léopard » de Gbazza Madou Dibero. Dibero, ici, compare le défunt à Mahi Zoukou la chenille comme pour mettre l’accent sur son embonpoint qui donne toute la grâce à sa démarche. Cette idée est renforcée par la comparaison au « bovin d’intersaison  » et surtout par l’onomatopée  » Gnazoueugnazoueu « . Autrement dit, il marche d’un pas lourd, gracieux et assuré. Les magnans, ici, font figure d’ennemis de la beauté, de la grâce. C’est la mort qui s’est acharnée sur Dôgô, fils de Vrii (V.26), avant de l’emporter définitivement. Avec Zadi Zaourou, la chenille incarne les potentats gras des richesses du peuple, tous les rois flibustiers et sanguinaires, et les magnans, le peuple révolté.

Tantôt, il laisse ces images telles quelles, sans modifier leur contenu sémantique, par exemple, » souterrain – pays – des – morts « . Ces intertextes cohabitent dans Césarienne avec d’autres, moins explicites : quelques procédés de style ou techniques de création des poètes traditionnels.

Dans les soirées traditionnelles, les noms associés prospèrent généralement dans les poèmes qui font une part large à l’autocélébration du barde ou qui encensent tout simplement un homme présent ou non dans l’assemblée. Laudatifs, les noms – versets peuvent tout aussi bien se muer en dards ou dagues lacérant et pourfendant les  » rivaux  » du poète.

Exemple 1 : « Sur la plaine règne sans partage le hibou – voix – cavernale – forgée – de – mains – divines- pour – inviter – au – champ- du – crime – les – artisans – de – nuit » (Césarienne, p.34).

Exemple 2 : « C’est moi Dinard – confort – des – temps – nouveaux » (Césarienne, p.34).

Exemple 3 : « Toi, chèvre – jamais – on – ne – tient – ton – rejeton- par – les arrières et texte en – bas Gallinacé – mâle – Djegba – qui – jamais – ne – livre – la cité » (V. 38-39, in « J’ai supplié le mal » de Gbazza Madou Dibero.

 

Mieux, les noms, associés ou non, connaissent un rayonnement poétique dans l’oriki, genre de poésie orale, dont ils constituent exclusivement la composition et où ils font office de versets autonomes.

  1. L’ORIKI

L’oriki est l’espace où s’épanouit, avec plénitude, l’onomastique dans la poésie oraliste. Il s’agit d’une poésie onomastique aux allures de dithyrambe, d’origine yoruba. Cette poésie se produit quand le poète cède à l’envie de louer quelqu’un ou de s’auto-glorifier.

Dans Césarienne, nous pouvons repérer quatre séquences principales d’Oriki :

– séquence 1 : p.12 = 22 vers (toute la page)

– séquence 2 : p.43-44 = 58 vers

– séquence 3 : p.50-51 = 26 vers

– séquence 4 : p.63-64 = 35 vers

La séquence 3 est une reprise de la première. Il y a deux types ou sortes d’oriki dans le poème : ceux concernant le poète lui-même et ceux dirigés vers l’agent rythmique (p.57-58). Nous nous intéressons dans ce chapitre à l’oriki qui place le poète lui-même au centre de son propre discours.

Séquence 1 (p.12) : « Et tous me nomment Dihabayi ; ciel pour agacer le timbre de ma voix ».

Il y a lieu de procéder au décryptage des noms et autres qualificatifs dont le poète s’auréole.

– Dihabayi : le nom qui vient de l’autre monde

Le poète bénéficie de la faveur et de la protection des forces de l’au-delà, des morts. Il met, ici, en exergue sa force surnaturelle. Ce nom est aussi énigmatique que les esprits (sa mère défunte) qui le lui ont donné. Il est une « ombre forte ».

– Odwapahi-qui vite les attaque.

Il a la promptitude, la hargne des grands fauves.

– Langue de pieuvre, à l’image de ce prédateur aux bras multiples et tenaces, il est obstiné, endurant, redoutable.

– Langue d’iguane : c’est une image chère à Dibero.

La langue du poète est fourchue, moins pour insinuer la fourberie, la duplicité, que pour révéler qu’il est habile à manier les deux dimensions de la parole (l’eau et le feu). En effet, autant il est capable d’apaiser, de panser les meurtrissures de l’âme, autant il est capable de soutenir toute querelle, d’enflammer les esprits par la seule puissance de son verbe qu’il assimile à un  » dard « .

– arbre sonore habité par des génies

Nul ne peut couper celui-ci, autrement dit, nul ne peut attaquer le poète sans courir le risque des représailles des forces cosmiques qui l’habitent.

– ombre à la voix de pigeon, ayant trait à la beauté de son chant, Césarienne étant aussi présenté comme un chant.

– Soukoukalba, la terreur de l’Iroko, rappelle la puissance, la force de son verbe.

En somme, Dinard Nawayou est une ombre forte qui a pour génies tutélaires les esprits du souterrain pays des morts et autres forces surnaturelles peuplant les brousses africaines. Le poète exhibe ses génies protecteurs, non seulement pour se donner de la contenance, s’encourager, mais aussi et surtout pour effrayer ses ennemis, ses rivaux, et en imposer à ceux qu’il appelle  » calaos  » :

« Nomme-moi tel et que raidisse à mon commandement la folle légion des calaos venus des ventres du ciel pour agacer le timbre de ma voix » (p.12).

C’est tout naturellement qu’il émane d’Ombre Forte un verbe puissant, redoutable qui tantôt enflamme, attise, tantôt apaise, éteint, ébranle d’une manière ou d’une autre. Sa voix allie force et beauté.

Séquence 2 (p.43-44)

C’est de loin l’oriki le plus long (58 versets). Cette séquence est introduite par une question :  » Le secret du dithyrambe mon nom ?  » qui donne l’occasion au poète d’égrener ses multiples noms, tous aussi élogieux les uns que les autres. Tantôt, il se nomme directement : « Je suis le robinet d’eau potable… », tantôt, c’est indirectement que son nom se révèle, à l’occasion d’une interpellation de l’agent rythmique (Dowré) pour lui préciser sa mission ou lui enjoindre fermement de le nommer :

« Nomme-moi de mon nom rituel

Odwapahi !

(Qui – vite – les – attaque) ! »

Il répète certains noms évoqués dans la séquence précédente (Odwapahi ; Djissorou l’arbre sonore). Le poète s’attribue des noms nouveaux :

1- Le détour des sentiers qui te mène au lieu du crime

2- Dinard – confort – des – temps – nouveaux

3- Bagnole à roues d’acier les flics fascinés Dinard bagnole au cours imprévisible

4- Lampe

Ampoule de gymnase moi regard – électrique !

Si discret lampadaire au coin des salons

5- Robinet d’eau potable et nul ne saurait me bâillonner impunément

6- A moi médaille d’or du coureur de fond

7- Goblé – coléoptère _ 8- Terre ventrue aux élytres dures aux segments de fer au vol triomphant

9- Fluide rétive et féconde lave du Kô Môé

Analysons en quelques images fortes.

– Dinard Nawayou s’identifie à une Bagnole confortable,  » confort des temps nouveaux « . Elle a deux qualités supplémentaires : la solidité, la robustesse ( » roues d’acier ») qui fait se pâmer les policiers eux-mêmes d’admiration. En plus, son cours a une certaine imprévisibilité à l’image des cours d’eau (fleuves, torrents…). Ce n’est plus une mécanique passive, mais, bien plus, elle obéit à des lois propres et s’offre même des caprices, des fantaisies. D’où l’idée de liberté si chère à tous les poètes.

– Lampe, ampoule, lampadaire, le poète est lumière pour son peuple, l’instruisant sur ses propres tares, ses vices (afin de le corriger) ou sur les dangers qui le guettent (afin de le prémunir). Cette lumière brille pour le peuple, tantôt de façon éblouissante ( » regard électrique « ), tantôt dans la discrétion (« lampadaire si discret au coin des salons »). Dans ce sens, le poète, ainsi que le pense Victor Hugo, est un mage qui conduit l’humanité vers la vérité, par le fait qu’il est pour elle une référence de lumière.

– Robinet d’eau que nul ne saurait bâillonner impunément : c’est toujours l’idée de liberté que rien ne saurait tenir en laisse ou brider indéfiniment.

– Coureur de fond médaillé d’or. Le poète a la palme de l’endurance, de la résistance. Le poète met ici en exergue sa capacité à  » dormir sur toute la nuit  » comme la « pluie diluvienne », autrement dit, il lui est aisé de déclamer, de chanter tout le temps que dure la veillée poétique. Il a le souffle puissant de tous les grands maîtres de Wjegweu.

– Goblé, le coléoptère aux élytres dures qui, justement, parce qu’il peut voler, se tient triomphalement à l’abri des mandibules des fourmis magnans. Cette image charrie non seulement l’idée de force (élytres, dures, segments de fer), mais aussi l’idée d’élévation, de transcendance, d’inaccessibilité pour ses ennemis, de liberté.

– Terre ventrue que nul ne peut enjamber. Le poète est solide, stable, incontournable dans la société. Il est un élément fondamental de la société tout autant que la terre est l’un des quatre éléments fondamentaux de la nature, au même titre que l’eau, l’air, le feu.

– La fluide rétive et féconde lave du Kô Moé que nul ne peut passer à gué. Le poète a la force, la puissance, l’impétuosité des eaux du fleuve Kô Môé, un obstacle devant lequel on butte nécessairement et qui rappelle la légende de la reine Abla Pokou. Il a fallu à cette dernière le sacrifice de son fils pour faire franchir ce fleuve à son peuple, comme le stipule la légende éponyme.

Le poète est un obstacle, un écueil sur le chemin des rois iniques, des potentats, un empêcheur de spoliation, d’exploitation, de tuerie, de persécution. Comme la lave volcanique, la parole du poète purifie la terre de toutes ses injustices, de toutes ses iniquités et la fertilise pour que de l’ancien ordre naisse un ordre nouveau, un monde meilleur (« les temps nouveaux »).

Le poète recourt à des images concrètes qu’il emprunte à la fois à l’univers traditionnel (fleuve Kô Moé, Goblé le coléopère, Adwapahi, terre ventrue, détour de sentier…) et moderne (bagnole, lampadaire, robinet d’eau…). Cela peut traduire la volonté du poète d’inscrire sa parole dans son époque tout en gardant des liens étroits avec la tradition. Les champs lexicaux récurrents sont : la force, la puissance (bagnole, lave, Kô Moe…), la liberté, la transcendance (robinet, coléoptère, bagnole au cours imprévisible…), le savoir, le feu de la connaissance, la lumière (ampoule, lampadaire, lampe, lave fécondante…)

Séquence 3 (p.50-52)

Comme dans la séquence précédente, les noms dithyrambiques du poète surgissent directement ( » c’est moi l’étoile insoumise des plaines du Nord « ) ou sont énoncés à l’occasion d’une recommandation faite à Dowré ou à tous les »artisans de nuit, qu’ils m’entendent moi, l’époux de la poule »).

1- Panthère fils de panthère

2- Lionceau mâle d’entre les mâles

3- Aigle au trait soudain : regard de pieuvre et serre inamicale.

4- Soleil

5- Etoile insoumise des plaines du Nord

6- Le coq

– La formule  » panthère fils de panthère  » est une allusion à son père qui était un artiste réputé. Comme il le dit lui-même, son père Bottey  » régnait sur les mots et les cœurs « . Autrement dit, son art est inscrit dans ses gènes ; il est héréditaire, donc, naturel. Il a bien assimilé les leçons de son père dont il se réclame le digne héritier, quant à la perpétuation du talent artistique. La panthère, comme le lionceau et l’aigle, incarne la force, la puissance agressive qui domine, supplante toute autre. Cette suprématie est corroborée par l’image du mâle dominateur (« Lionceau mâle d’entre les mâles « ), du soleil (le  » monarque borgne « ) selon la tradition peul (cf. Kaïdara de A. Hampate Bâ) et du coq (roi de la basse-cour).

– L’étoile insoumise des plaines du Nord, c’est le socialisme qui vient bousculer l’ordre établi, corrompu, apporter la révolution.

– Le coq est une image qui est développée, amplifiée à souhait. Schématiquement, nous avons :

Epoux de la poule

Coq       Géométre des temps

Sentinelle éternelle aux portes des cités

Glaive au talon

Sous tous les cieux, les coqs annoncent le lever du jour en se mettant à chanter dès les premières lueurs du jour. Et la nuit n’est pas bien loin quand il cherche à se pencher sur les toits ou les branches des arbres pour se coucher. Son titre de  » géomètre des temps  » n’est donc pas usurpé. Il est une  » horloge vivante « . A l’instar de ce roi de la basse cour, le poète est un vastès qui lit les signes des temps pour annoncer des événements futurs heureux ( » matins radieux « ) ou malheureux ( » matins d’apocalypse, matins hivernaux, orageux « ). Aussi faut-il lui accorder grande attention quand il annonce les  » temps nouveaux »avec comme signe précurseur »l’étoile rouge de Chine « .

Comme le coq, le poète est la sentinelle qui, toujours, veille aux portes de la cité pour prévenir contre tout danger. Il est aussi l’arme fatale à Soumangourou Kanté le roi des Sosso. C’est donc un épisode décisif de l’empire du Mali qui vient étayer ce verset :  » Bourreaux au matin, victimes au coucher du jour  » (p.64). Les champs lexicaux récurrents ici sont : la force, la suprématie du poète, de son art mais aussi la vaticination (le poète est un visionnaire).

Dithyrambique, le poète l’est également à l’égard de son chant, le produit de son art. En effet, fauve lui-même, son chant est assimilé au  » raide vertical rugissement des fauves  » (p.9). Transparaît ici le symbolisme de la verticalité si chère aux poètes négritudiens, Aimé Césaire, en l’occurrence. Elle suggère ici l’idée de résistance, de révolte, d’affirmation de sa dignité d’homme, de négation de toutes les oppressions. C’est la posture de l’homme debout au propre comme au figuré. Cette idée de son chant comme un cri de révolte se retrouve également dans l’expression  » chant de vérité  » (p.14) qui vient rectifier les errements passés ou actuels de son peuple, l’instruire, le conduire par les bons sentiers. S’il déploie son  » hymne aux ouragans salubres « (p.62), c’est pour la libération de son peuple, le salut des siens.

Par ailleurs, il insiste sur la beauté de son chant : « La fine et douce parole de ma gorge luée  » p.13). Il ne pourrait en être autrement quand on sait que »sa voix saine (est) tissée de Kagné  » (p.31). En d’autres termes, ses cordes vocales ont des qualités éminemment artistiques, à l’image de  » Kagné  » (racines dont on faisait les cordes pour les guitares anciennes). Il le nomme aussi  » fer de lance  » qui sert même, dans le cas de Césarienne, de sous-titre (Fer de Lance, livre II). Il consacre une page entière à l’exploitation de ce nom (p.22) où il apparaît en majuscules, suivi d’une succession de qualificatifs qui lui donne l’allure d’un oriki :

– Aiguillon du soir

– Dard insoupçonné des sentiers déserts

– Burin retors

– Vilebrequin

Son chant se mue en  » aiguillon  » et en  » dard  » pour flétrir les ennemis (poètes rivaux et  » convives du hibou « ). Son chant est un couteau de jet « beau losange d’acier naïf  » (p.49) destiné à balayer tous  » ces gueux en queue de pie » et à balayer  » ce soleil étrange et scélérat  » (p.73).

Tous ces qualificatifs multiples relatifs au chant du poète nous ramènent à trois dimensions fondamentales de la parole traditionnelle africaine : le feu, l’eau, le sperme.

– Le feu : il s’agit ici de la puissance destructrice de la parole :

P.9 :  » Le raide vertical rugissement de fauves  »

P.12 :  » Le dard de ma langue d’iguane  »

P.12 : » Fer de lance « .

……..

Aiguillon de soir … »

Cette vertu destructrice de la parole, le poète la déploie contre ses innombrables ennemis dont les poètes rivaux :

P.46 : « Cigales chétives qui vous mêlez de chanter

……..

Savourez ma colère implacable ».

– Eau : il s’agit de la vocation douce, apaisante de la parole. Le poète insiste sur la finesse et la douceur de son chant : P.13 :  » La fine douce perle de ma Gorge fluée  »

P.35 :  » La fine et douce rosée surgie de ma Gorge profonde ».

Ici, le poète calme le caractère envoûtant de sa voix.

– Sperme : il s’agit de la capacité de la parole d’éveiller les consciences, de féconder les esprits, d’instruire :

« Va ton chemin et me féconde ce sol mien que du

Doigt je désigne à ta marche virile

O ! Fe r – De – Lance » (Césarienne, p.22)

Le chant du poète est donc un  » chant de vérité », le chant du salut qui annonce la résurrection de son peuple.

D’autre part, disions-nous tantôt, l’oriki se caractérise, entre d’autres, par l’autonomie des versets successifs, nominalement poétiques. Comme chez les poètes de l’oriki, Zadi Zaourou passe d’un nom-verset à un autre sans établir entre eux des liens syntaxiques ou logiques :

« Arbre – sonore -chacun – croit – que – nul – génie – ne-_ l’habite

L’habite

Ombre à la voix de pigeon

Soukoukalba la terreur de l’iroko » (Césarienne, p.12)

Cela laisse au poète une bonne marge littéraire qui lui permet à souhait, et selon son inspiration, d’allonger son dithyrambe ou de le rétrécir. Autrement dit, il lui est loisible de lui donner le volume qui l’agrée. Ce qui explique, par exemple, que les séquences que nous avons répertoriées n’aient pas le même nombre de versets, qu’ils n’aient pas une ampleur égale.

Cette autonomie rend les versets interchangeables sans que le sens puisse se trouver altéré ; c’est la loi de la commutativité, si chère à l’Oriki. L’innovation majeure de Zadi Zaourou, c’est qu’il a intercalé, entre les noms – versets, des injonctions à son double Dowré Mézis, sans rompre brutalement la chaîne. Exemple :

«  O Zaboto

A moi médaille d’or du coureur de fond

Nomme- moi Goblé

Coléoptère aux élytres dures » (Césarienne, p.44).

CONCLUSION

La question de la création littéraire, dans ses rapports avec la tradition, a été l’aspect majeur de cette étude. L’écriture oraliste remonte à la fracture négritudienne qui marque véritablement l’avènement d’une poésie authentiquement nègre, à l’enseigne surréaliste. Le surréalisme, en effet, identifie l’archétype de la nouvelle écriture (poétique) à une « écriture automatique », qu’André Breton, l’un des hérauts de cette école, définit comme la « dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » [3].

Il s’agit d’une écriture automatique et spontanée, émanant de l’univers onirique de l’être, pure « crachée » de l’inconscient collectif. Ainsi, la poésie oraliste, sous le couvert de son axe que définit l’onomastique traditionnelle, est un repère du communautarisme qui détermine le psychisme du Négro-africain. Tout de même, cette poésie est le creuset de deux élans controversés. Car l’artiste, d’une façon générale, et le poète, en particulier, au moment de l’« enfantement », est le siège de deux tendances contradictoires ; d’une part, héritier de sa tradition littéraire, il peut avoir une tendance naturelle au conservatisme. D’autre part, la nécessité s’impose à lui, en tant que créateur, de sortir résolument des sentiers battus, de rompre radicalement avec le déjà vu, le déjà senti et vécu, pour explorer des horizons nouveaux à partir de sa sensibilité propre, de son génie particulier. Bernard Zadi Zaourou, au parcours de cette étude de l’onomastique dans Césarienne, a étalé ses talents de créateur, par le pouvoir du mot qui, inopinément, se fait artistiquement l’écho d’une tradition négro-africaine ; l’écriture oraliste se présentant comme une anomalie fondée sur des rapports antinomiques qui lient l’acte d’écriture et la notion d’oralité. Ici, la symbolique des noms, culturellement évocateurs, est un ferment de poéticité inaliénable dans l’œuvre de Zadi Zaourou. Tant il est vrai qu’une poésie, aussi élitiste soit-elle, ne vaut pas grand-chose si elle est déconnectée de la vision du peuple qui la produit.

A ce constat, quelle serait la limite entre poésie oraliste et texte ethno religieux ?

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

ZADI, Zaourou Bernard, Césarienne, Abidjan, CEDA, 1984.

Ouvrages théoriques, annales et revues

Actes de colloque de Dakar : Les Relations entre les langues négro-africaines et la langue françaises, Dakar, 23-26, Mars 1976.

Annales de l’Université d’Abidjan, tome V, Traditions orales, 1990.

Bissa – revue du GRTO (Groupe de Recherche en Traditions orales), Abidjan, n°1, Nouvelle série, 1988.

JOUBERT, Jean-Louis, La poésie, Paris, Armand Colin, 1988.

MOLINIE, Georges, La Stylistique, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? » n°646, 1989.

SARTRE, Jean Paul, Les mots, Paris, Gallimard, 1964.

– Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, 1983.

SUHAMY, Henri, La Poétique, Paris, PUF, Collection « Que sais-je ? » n° 2311,1986.

ZADI, Zaourou Bernard, La Parole poétique, thèse d’Etat, université de Strasbourg, 1981.

[1] Université de Bouaké, RCI

[2] Genre de poésie orale bété s’assimilant à la poésie du deuil.

[3] BRETON, André, Premier manifeste du surréalisme, 1924, cité par Jean-Louis JOUBERT in La poésie, Paris, Armand Colin, 1988, p.41