Développement et Sociétés

L’ÉTHIQUE EN PHILOSOPHIE ÉTHIOPIENNE : LES NORMES DE LA MORALITÉ

Ethiopiques numéros 36

Revue trimestrielle

de culture négro-africaine neuviéme année Nouvelle série – volume II n°1 – premier trimestre 1984

PLAN

  1. Les sources de cette étude

deux œuvres de la littérature philosophique éthiopique :

  1. Le livre des philosophes (1510/22) à titre de représentant de la sagesse traditionnelle éthiopienne
  2. Le traité de Zera Yacob (1667)

Le traité de Walda Heywat (probablement début du XVIIIe siècle) à titre de représentant de la pensée rationaliste moderne éthiopienne.

II.Le livre des philosophes

  1. Prédominance de l’intérêt pour les questions morales

1) Le vocabulaire éthiopique de « conscience »

  1. Les normes de la moralité

2) Nature de la conscience

3)Polarité rayonnante de la conscience

III. Les traités de Zera Yacob et de Walda Heywat

  1. Position centrale de l’éthique
  2. La norme de la bonté morale

3.La loi naturelle

VI.Conclusions

  1. Position centrale
  2. Envergure
  3. Richesse

4 .Base théologique

  1. Les sources de cette étude

La philosophie écrite éthiopienne – la seule dont je tiens compte dans cette étude, puisque ma recherche sur le sujet est terminée – couvre plus de douze siècles de production littéraire. En littérature éthiopique il faut dès l’abord faire une distinction entre traductions et œuvres originales. Je considérerai donc dans un premier temps l’activité de traductions qui a fleuri pendant des siècles de pensée éthiopienne.

La littérature éthiopique est divisée en deux grandes périodes séparées l’une de l’autre par quelques siècles. La première période commence au IVe – Ve siècle de l’ère chrétienne et se termine à la fin du VIIe siècle. Pendant cette période la littérature connaît un grand essor dans le nord de l’Ethiopie, dans le royaume d’Axoum : d’où son nom de « Période axoumite ». La seconde période apparaît vers la fin du XIIIe siècle avec le rétablissement de la dynastie salomonienne. Elle continue jusqu’au XVIIIe siècle et même pour un petit nombre d’ouvrages jusqu’à nos jours.

J’ai choisi une œuvre de traduction appartenant à cette période à titre de représentant de la sagesse traditionnelle éthiopienne. Il s’agit du Livre des philosophes [1]. Cet ouvrage fut terminé en 1510-22, quelque temps après le règne de Zera Yacob [2]. C’est une traduction faite sur l’arabe (IXe siècle) par Abba Mikael. Le texte arabe à son tour est basé sur un original grec (VII – IXe siècle A.D.) qui est perdu. On peut se demander jusqu’à quel point une œuvre traduite d’un texte arabe qui remonte à un original grec peut être appelée « éthiopienne ». La réponse est la suivante : cette œuvre de traduction est éthiopienne, non par son originalité d’invention, mais par son originalité de style, de traitement du sujet. Les Ethiopiens ne traduisent jamais de façon littérale : ils adaptent, modifient, ajoutent, soustraient. Une traduction porte donc une empreinte typiquement éthiopienne : quoique le noyau de ce qui est traduit est étranger à l’Ethiopie, la manière dont il a été assimilé et transformé en réalité indigène est typiquement éthiopienne.

Quelque profonde que soit l’empreinte laissée sur cette œuvre par l’Ethiopie, il n’en reste pas moins qu’elle ne montre pas trace de l’esprit critique qui caractérise la pensée moderne pour cela nous devons nous tourner vers Zera Yacob, « La semence de Jacob » et vers son disciple Walda Heywat, « Le fils de la vie ». Zera Yacob (le philosophe et non le roi mentionné plus haut) diffère de tous les philosophes éthiopiens connus par le fait que son Traité contient une autobiographie. Il est né près d’Axoum, dans le nord de l’Ethiopie, en 1599 calendrier grégorien. Il poursuivit ses études dans les écoles éthiopiennes traditionnelles et atteignit leur plus haute expression dans la culture orale qene, où l’on encourage le développement d’habitudes mentales critiques et expose l’étudiant à toute la beauté du guèze en sa pureté idiomatique. Pendant la persécution de l’empereur Susenyos, il s’échappa d’Axoum emportant seulement son Dawit ou « Le livre des psaumes ». Il trouva refuge dans une grotte au pied d’une vallée au sud de la rivière Takkaze et y resta deux années. Là, dans la paix et la solitude de la caverne, loin des conflits parmi les hommes, il élabora sa philosophie.

C’est une œuvre absolument originale, le fruit de sa propre réflexion personnelle et non une traduction ou une adaptation de sources étrangères, comme l’est la plus grande partie de la littérature éthiopique. La philosophie que plus tard il mettra par écrit dans son Traité est nettement rationaliste. Le rationalisme est ici considéré comme la doctrine qui reconnaît comme vrai seulement ce contenu de la foi que la raison peut justifier. En Ethiopie, la philosophie traditionnelle en sa forme écrite est intimement liée au christianisme en général et au monarchisme en particulier. C’est précisément en ce sens de l’absolue et exclusive suffisance de la raison, qui repousse toute assertion dogmatique que la raison serait impuissante à établir par ses propres moyens et à comprendre adéquatement, que Zera Yacob se présente comme un rationaliste.

La lumière de la raison est pour Zera Yacob le critère qui lui permet de faire la distinction entre ce qui est de Dieu et ce qui est de l’homme, entre les notions essentielles de la religion naturelle et les additions introduites par les hommes pour prouver leurs « inventions ». Grâce à l’application de sa méthode, la lumière de la raison qui éclaire immédiatement son enquête, Zera Yacob a trouvé un principe fondamental : LA BONTE DE LA NATURE CREEE. A partir de cette base il échafaude une théodicée, une éthique et une psychologie, sa théodicée étant surtout créationnelle, son éthique acceptant seulement ce qui est fondé sur la bonté de la chose créée tel que le mariage et la nourriture, rejetant ainsi la vie monacale et le jeûne pour lesquels l’Ethiopie traditionnelle a une grande vénération et sa psychologie soulignant la liberté de l’homme et sa supériorité sur le reste de la création.

Après sa mort en 1692, son disciple Walda Heywat écrivit aussi un Traité dans lequel il raconte les dernières années et la mort de son maître et présente la pensée de celui-ci d’une manière plus pédagogique et parénétique [3].

  1. Le livre des philosophes
  2. Prédominance de l’intérêt pour les questions morales

La moralité est l’élément central de cet ouvrage. La cosmologie, la psychologie et la sociologie existent à peine de leur propre chef. Elles sont complètement conditionnées par la concentration de l’auteur sur les questions morales. Par exemple, on donne peu d’attention au temps cosmique : le temps est défini en termes de moralité. Le cœur humain n’est pas simplement un organe physiologique ; c’est une image, un symbole et surtout le centre des habitudes morales. En fait, tous les aspects de cette œuvre que j’ai étudiés dans le livre consacré à ce manuscrit [4] : la pensée le rythme, l’image, le monde, l’homme et la société ne sont au fond que des aspects d’une grande réalité vers laquelle ils convergent d’une manière ou d’une autre : l’action morale. Même les questions théologiques qui transcendent la finitude de l’action humaine sont considérées dans la perspective de la moralité.

  1. Les normes de la moralité

Qu’est-ce qui rend un acte bon et un autre mauvais ? Quelle est la cause de la bonté en certains actes et du mal en d’autres ? La réponse est la relation de l’acte à quelque mesure de la moralité appelée norme.

La norme de la moralité peut être : a) subjective, c’est-à-dire qu’elle peut exister en l’agent humain et le guider dans l’accomplissement de ses actes humains :

  1. b) objective, c’est-à-dire qu’elle peut exister en dehors de l’agent humain, dans l’ordre de la réalité objective. Quelques moralistes font une distinction à l’intérieur de la norme objective de moralité, entre les normes immédiate et ultime, la norme ultime étant la dernière raison pour laquelle la norme immédiate est ce qu’elle est.

Nous rencontrons ici un des points les plus controversés en éthique, à savoir la moralité est-elle purement subjective ? Dépend-elle entièrement du point de vue de l’homme, individuel ou social, de sorte que les règles de la moralité ne sont rien de plus qu’une série d’arrangements commodes ou l’expression de coutumes sociales fondées sur l’émotion, qui changent avec le temps et le lieu ? Ou la moralité est-elle objective enracinée dans la raison et fondée sur des principes aussi valides que ceux qui sous-tendent la physique ou l’astronomie ?

Des écoles de pensée ont souvent tiré leur nom des réponses qu’elles donnent à ce problème de base : l’utilitarisme, l’intuitionnisme, la raison autonome, le positivisme moral.

Quelle est la norme selon Le livre des philosophes ? Une lacune apparaît immédiatement : il n’y a pas de place pour le critère immédiat de moralité. On prend tout de suite son essor vers la norme ultime : Dieu. Il n’y a pas d’intérêt pour la dimension axiologique immanente de l’acte humain, que ce soit une lex naturalis, un impératif catégorique d’une raison libre et autonome ou l’auto-réalisation. Il y a Dieu là-haut et la conscience de l’homme ici-bas, le subjectif et le proxime, l’éternel et le transitoire. Il se peut que l’attitude négative à l’égard du monde et de la chair, caractéristique d’une grande partie de la littérature éthiopienne monastique et ascétique, ait empêché l’auteur du Livre des philosophes de considérer les valeurs immanentes de la nature humaine, ancrée dans le temps, le monde et la matière.

Les normes de la moralité présentent un schéma simple qui peut être représenté sur un diagramme [5]..

L’ensemble éthique peut être représenté par un globe. Il tourne autour de deux pôles, l’un étant Dieu, la norme ultime objective, l’autre, la conscience, le critère subjectif. L’axe qui les tient ensemble est la vie humaine, car d’une part la conscience guide l’homme à travers son existence et d’autre part l’être infini transcendental pénètre chaque moment de la durée temporelle jusqu’à la rupture libératrice de ses limites par la mort. Autour de cet axe tournent les aspects de la bonté de l’acte que tient ensemble l’attraction de son pôle téléologique. En dehors de cet axe, entraîné par la force de la gravité retombe le mal comme un sentier parabolique qui ne mène nulle part.

La moralité apparaît donc comme un dialogue, dans un transcendentalisme simple dépouillé, absolu – non le transcendentalisme idéaliste de Kant, mais un transcendentalisme éthique, ascétique, qui se concentre sur la sphère axiologique et la dialectique qui la traverse d’un bout à l’autre.

 

Le livre des philosophes attribue une plus grande importance à la norme subjective de la conscience qu’à la norme objective ultime, egziabher, « le Seigneur du monde ». C’est une œuvre de sagesse, d’éducation éthique, d’orthopraxie. Or il n’est pas d’education possible de la norme objective : il suffit d’indiquer son existence et d’identifier sa nature. Tout le message du Livre porte sur la conscience sur son rôle comme guide dans le monde moral, sa nature, sa profondeur, sa relation à la norme objective, le déploiement de ses connections avec d’autres aspects dans l’homme, les difficultés auxquelles elle fait face dans son opération normale, sa valeur, le type de personne qu’elle caractérise.

  1. Le vocabulaire éthiopique de « conscience »

Afin d’exprimer un tel éventail de significations Le livre des philosophes utilise deux vocables. Celui qui est employé le plus souvent est lebbuna. Il vient de lebb, « cœur ». Lebb est le symbole de tout ce qui est intérieur et central à l’homme, non seulement de type effectif et intellectuel, mais aussi de type moral. De même lebbuna représente en premier lieu « l’intelligence, la prudence » et correspond au grec. Sa signification s’étend aussi à « la raison », correspondant au grec, en notant qu’elle est intermédiaire entre, ou correspondant au latin mens et ratio. Ce deuxième sens est très près de l’emploi fréquent de lebbuna dans notre manuscrit, puisque lebbuna est intermédiaire entre le créateur et l’être humain créé qui cherche à guider son comportement à la lumière de la vérité éternelle.

La troisième signification de lebbuna est celle d’« attention à », d’« application de l’esprit à », de « souci de ». C’est dans ce sens que lebbuna est pris habituellement. Le « cœur » est « attentif » au moindre mouvement ; il attend, il écoute, prêt à répondre à la voix de egziabher. Lebbuna n’évoque pas, comme le terme français « conscience », une connotation notionnelle, mais un organe interne qui pulse à l’appel du devoir.

Le second terme, hellina, est moins fréquent et moins concret que lebbuna. Il se réfère à « la cogitation, la méditation, la conception mentale. » En conséquence, lorsque l’esprit est responsable de sa propre activité, animus sui compos, nous retrouvons le sens moral du mot français « conscience ».

Il peut arriver que les deux mots, lebbuna et hellina apparaissent dans le même texte. En un certain passage du Livre des philosophes que nous citons à l’instant, lebb est joint à lebbuna et mis en contraste avec hellina, de sorte que cette section offre toutes les résonances possibles évoquées par la notion de conscience.

La pensée de l’homme fait partie de sa conscience [lebbuna comme siège interne de la pensée]. Les pensées sont les clés qui ouvrent le cœur [lebbunat au pluriel, par analogie avec la forme plurielle du sujet, « pensées »]. Le désir et la conscience [hellina comme pouvoir de discrimination entre le bien et le mal ] sont des instruments de service. La chair dort, mais la conscience [hellina, le pouvoir moral actif] veille alerte. C’est de cette manière que la conscience [hellina, le pouvoir pénétrant] l’emportera sur la chair. Si tu vois deux choses dans ton cœur [lebb comme contre d’habitudes morales] considère la meilleure avec ta conscience [hellina, qui est ici mise en contraste avec lebb et qui est présentée comme supérieure à lui puisqu’elle accepte seulement le bien] et fais ce que tu veux. Laisse de côté ce que ton cœur [lebb qui inclut des affections et des émotions de valeur inférieure] convoite avec crainte [6],

Il peut arriver que le terme de « conscience » n’apparaisse pas. Mais le contexte général implique sa réalité, comme lorsqu’il affirme que la bonté morale de l’homme provient d’une bonne origine en lui.

Mais quelle que soit la forme de l’expression, explicite ou implicite, ou le terme employé : lebb lebbuna ou hellina, l’analyse du Livre des philosophes révele que la « conscience » est un thème constant, riche, polyvalent, traversant l’œuvre entière et l’un des mots-clés les plus caractéristiques de l’approche éthiopienne du problème moral.

2) Nature de la conscience

La conscience (lebbuna) distingue l’homme de l’animal, le revêt de la dignité de connaissance et de la capacité de discerner entre le bien et le mal. L’homme est un agent rationnel, moral.

Quoique la conscience soit considérée comme sa moelle imminente, l’âme est le principe ultime en l’homme de sa vie morale.

De manière plus spécifique, la conscience est un hewasat, un « sens ». Pas un sens organique visible, mais un sens capable de comprendre les actions sans le recours à la chair. On fait la différence entre la conscience comme pouvoir, l’exercice actif de ce pouvoir grâce au discernement entre le bien et le mal et la réception passive du conseil de la part de personnes consciencieuses. De telles distinctions prévalent entre la connaissance et la pensée.

Quoique la conscience soit faite de connaissance, d’habileté, de lumière et de besoin, la connaissance est son guide, appliquant les dictées de la conscience aux exigences concrètes, pratiques de la vie morale. D’un point de vue passif, la conscience est la pensée elle-même ; d’un point de vue actif, elle est son activité de discernement dans le réseau compliqué du bien et du mal.

3) Polarité rayonnante de la conscience

Considérons une fois de plus le diagramme des normes de la moralité, mais cette fois concentrons notre attention sur l’extrémité inférieure de l’axe. [7]

La conscience est représentée à l’extrémité inférieure de l’axe. Or si nous explorons la nature de cette extrémité, nous remarquons qu’elle présente une polarité rayonnante qui la place en relation avec un grand nombre d’entités. Quelques unes ont déjà été indiquées dans la section précédente l’âme, le cœur, la pensée, la connaissance, l’habileté, la lumière, le discernement entre le bien et le mal.

Mais nous n’avons pas encore épuisé la richesse évoquée par le mot-clé de conscience, en particulier sous le vocable de lebbuna. Dans la pensée éthiopienne, lebb ne signifie pas seulement, comme dans la tradition occidentale l’affection, la sensibilité en tant qu’opposée à la raison. C’est plutôt le centre de l’homme où se prennent les décisions fondamentales : le choix entre la connaissance et les ténèbres, entre le raisonnement authentique et les projets tortueux, entre la sagesse et la folie. Dans le lebb, le conflit déploie ce qui va décider de la destinée de l’homme, son essence même ; selon l’essence qu’il s’est choisie, l’homme va monter vers le pôle supérieur, ultime de tout son comportement, ou il va tomber dans le vide et les ténèbres pour avoir manqué le sentier de sa trajectoire.

La matière de cette habileté de discernement propre à la conscience est l’orientation intime du cœur, et non le degré d’achèvement que l’homme peut atteindre ou l’honneur qui peut lui être ajouté comme un simple ornement externe. Le choix fondamental échappe à l’observation par les autres et échappe même au regard du sujet : dans ce cas nous avons la mauvaise foi. Le sujet obscurcit la matière de sorte qu’il ne pénètre pas en lui-même. L’analyse de la mauvaise foi de Sartre a quelque affinité avec la notion éthiopienne de lebbuna.

 

L’obscurité du débat secret dont les décisions essentielles moulent la destinée de chaque homme, ne réduit pas la responsabilité du sujet. Conscience mystifiée, la mauvaise conscience de la mauvaise foi n’en est pas moins responsable. La réalité du besoin n’éteint pas celle de la lumière qui scrute les desseins secrets du cœur de l’homme.

Quand la mauvaise foi est dissipée et quand la pureté et l’humilité envahissent le cœur alors l’homme mérite un respect authentique de la part des autres qui devraient accueillir le conseil d’une telle personne. La sérénité de la paix et de la discrétion pénètre dans cette hellina patiente qui maintenant peut se tourner avec ardeur vers le service de l’humanité.

Celui qui raisonne développe sa conscience (lebbuna [8].

Un sage pour qui la conscience est un trésor est parfait [9]

La conscience ne sert à rien sans le conseil et le conseil ne sert à rien sans la conscience. La conscience et le conseil sont comme l’âme et la chair. La chair sans l’âme n’a ni vie ni mouvement. Sans la chair, l’âme n’a pas de puissance et ne manifeste aucune activité [10].

Trois choses sont inutiles : la foi sans l’intelligence (lebbuna, dans le sens de « compréhension, ») l’habileté sans l’action, la richesse sans l’aumône [11].

Le respect des hommes est la perfection de la connaissance [12].

La quête de la sagesse est connaissance de pure décoration dans une assemblée ; c’est une instruction donnée aux autres malgré sa vie d’ermite ; c’est un honneur purement extérieur pour les membres de sa parenté et une [fierté] dans leur cœur (lebbuna) [13].

Le sens général est le suivant. Question posée à un sage : « Comment puis-je savoir que ma sagesse n’est plus réelle, n’est plus authentique » ?

Réponse du sage : « A ces signes :

  1. Si la recherche de la sagesse et de la connaissance est une pure décoration dans une assemblée ;
  2. Si tu instruis les autres alors que tu mènes une vie d’ermite ;

3) Si l’honneur t’est ajouté par ta parenté comme quelque chose de purement extérieur, s’ils sont fiers de toi. »

La conscience est la meilleure des choses et pourtant la connaissance et la pureté valent encore plus [14].

L’humilité développe la conscience [15].

La perfection de la conscience est la patience en temps de détresse [16]. Trois choses s’adaptent à trois autres : la conscience avec l’ardeur, l’activité avec la paix, le respect des parents avec le conseil [17].

La discrétion est la paix de la conscience [18]

III. Les traités de Zera Yacob et de Walda Heywat

1.POSITION CENTRALE DE L’ETHIQUE

 

Nous venons d’observer que la moralité constitue la partie centrale du Livre des philosophes. Lorsque nous passons aux traités rationalistes de Zera Yacob et de son disciple, la situation change. Leur structure n’est pas modelée selon les cercles intérieurs qui pénétraient jusqu’aux profondeurs de la moralité comme c’est le cas pour la Collection de maximes du XVIe siècle. Les deux Traités n’ont pas de centre ni de périphérie. Nous devrions plutôt considérer leur architecture comme reposant sur une base ontologique : la bonté de la chose créée. Nous pourrions pénétrer sous cette base et voir comment ses piliers plongent dans la théologie éthiopienne et en particulier la vision psalmique du monde. Au-dessus de cette base et fondé sur elle un vaste dôme repose finalement sur l’unique base. Car l’éthique, ni plus ni moins que la théodicée, la psychologie et la cosmologie, est fermement établie sur le même sol créateur. Cependant, à sa propre façon, l’éthique est centrale à ces Traités non dans le sens qu’elle conditionne tout le reste comme Le livre des philosophes, mais dans le sens plus restreint qu’elle occupe la plus grande partie de la voûte. Presque tous les principes de l’éthique ont été inclus : depuis les principes plus abstraits jusqu’à leur application plus concrète à la vie, et là encore, depuis les relations de l’homme à son prochain jusqu’aux relations entre époux, épouse et enfants et à celles qui prévalent à l’intérieur de l’état. Il est vrai que Zera Yacob envisage les problèmes éthiques de façon bien différente de Walda Heywat. Mais l’un et l’autre sont d’accord sur la prédominance de l’intérêt pour les questions morales.

2.La norme de la bonté morale

Dans notre étude de la sagesse traditionnelle éthiopienne nous avons noté une lacune évidente : il n’y a pas de place pour ce que les Ethiopiens appellent « le critère immédiat » de moralité. A ce point de vue Zera Yacob et Walda Heywat ne sont pas du tout traditionnels. Toutes les normes de la moralité sont données, l’objective aussi bien que l’ultime. De fait, là où Le livre des philosophe garde un silence complet, à savoir le critère proxime de moralité les deux Traités, celui de Zera Yacob et celui de Walda Heywat, sont clairs, précis, abondants ; là où Le livre des philosophes est riche et coloré, à savoir la norme subjective, les Traités manifestent une économie de vocabulaire et de nuances. Laissant de côté les normes ultime et subjective qui ont été traitées abondamment dans Le livre des philosophes, concentrons-nous sur la norme proxime qui, pour la première fois dans l’histoire littéraire de l’Ethiopie, apparaît en plein relief.

  1. LA LOI NATURELLE

La norme objective existe en dehors de l’agent humain, dans l’ordre de la réalité objective. La source d’une telle norme, pour les Traités est un critère ultime, mais sa réalisation immédiate constitue son aspect proxime. Les Traités soulignent cet aspect de la moralité avec une force particulière. C’est la loi naturelle, la lex naturalis. La langue sémitique dans laquelle les Traités sont écrits, le guèze, offrent une richesse sémantique que le latin lex ne peut rendre. Car il y a deux mots pour « loi » en guèze.

Le premier et le plus fréquent est heg. Il vient d’une racine qui signifie « le travail d’une journée, une marque-frontière, une limite, un temps déterminé, une loi ». Il se réfère d’abord à une loi positive et en particulier ; mais il est souvent appliqué aux lois et institutions d’un pays ou d’une société, et finalement à la lex naturae, hega tabaye’e [19]. Dans ce sens, la loi est d’ordinaire considérée comme émanant du créateur et voulue par lui. La copulation est voulue par la loi de la création le mariage provient de la loi du créateur ; la loi de la création « ordonne » le mariage d’un homme avec une femme ; ceux qui ont accompli la loi de leur nature seront récompensés ; nous devrions connaître les lois de notre créateur et les observer. Dieu respecte la limite du service de chaque créature déterminée par la loi de sa nature, c’est nous-mêmes qui violons les lois que le créateur a fixées pour nous et pour toute sa création ; Dieu a imposé des lois à toutes les créatures ; le paresseux transgresse la loi de Dieu, le mariage vient d’une loi de la nature, les hommes, méprisant la sagesse du créateur, ont refusé de marcher selon sa loi ; ils n’ont pas compris l’œuvre de Dieu et n’ont pas servi la loi naturelle que la raison leur enseignait.

Mais il y a un autre mot pour « loi » en guèze : serat. Sa racine semble avoir signifié : « étirer de l’avant » et par conséquence « disposer sur une ligne, mettre en ordre ». Serat est en premier lieu « une disposition, une mise en ordre, un ordre, une classe ».

C’est aussi « un arrangement » et « une règle de vie d’après un ordre, une instruction ». D’où son sens de « précepte, commission, édit, décretn » et de « loi, statut » qui s’applique aux lois qui sont inscrites dans la nature même des choses [20].

Dans plusieurs textes ce mot se réfère, comme heg, au créateur, mais avec une insistance sur l’empreinte qu’il a laissée sur toutes ses créatures, sur l’ordre que Dieu a établi dans le monde qu’il soutient et que l’homme ne peut détruire, parce que l’ordre de Dieu est plus fort que l’ordre humain. L’homme devrait suivre la loi que son créateur lui a imposée et ne jamais l’outrepasser.

Plusieurs textes dans Zera Yacob (mais non dans Walda Heywat) jumellent ces deux termes.

Cela [la polygamie] contredit l’ordre [serat] de la création et les lois [heg] de la nature et ruine l’efficacité du mariage [21].

Celui qui délaisse sa femme l’abandonne à l’adultère et viole ainsi l’ordre [serat] de la création et les lois [heg] de la nature [22].

Si au contraire nous choisissons le mensonge, l’ordre [serat]du créateur et la loi [heg] naturelle imposés à la nature tout entière n’en périssent pas pour autant, mais c’est nous-mêmes qui périssons par notre propre erreur [23]

  1. CONCLUSIONS

Si nous considérons ensemble, d’un point de vue éthique, les deux expressions de la philosophie éthiopienne : traduction adaptation et réflexion personnelle, sagesse populaire-traditionnelle et rationalisme, nous aboutissons à quelques conclusions qui peuvent être groupées sous quatre intitulés : position centrale, envergure, richesse, base théologique.

  1. Position centrale – J’emploie à dessein le mot « centre », plutôt qu’« importance » ou « excellence », car dans l’esprit des penseurs éthiopiens des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, les discussions théologiques venaient en premier lieu dans l’ordre d’importance ou d’excellence. Mais en termes de la partie attribuée aux considérations sur un aspect particulier de la sagesse ou de la philosophie, il ne fait pas de doute que l’éthique en occupe le centre. Si nous prenons comme sources de notre analyse les autres ouvrages de la littérature éthiopienne, comme Le Fisalgos ou Le Physiologue du début ou du milieu du Ve siècle, et La vie et les maximes de Skendes, qui est contemporain du Livre des philosophes (XVIe siècle), en particulier la seconde série de Maximes, la conclusion s’impose péremptoire : la dominante morale caractérise toutes les expressions de la pensée éthiopienne.
  2. Envergure – Tous les aspects, objectifs et subjectifs, proximes et ultimes sont considérés dans l’établissement des normes de la moralité. Cette envergure est la conséquence de ce que j’ai déjà décrit au début de mon étude sur la pensée éthiopienne comme « une vue globale de la réalité ». [La pensée éthiopienne] présente une vue globale de la réalité. Alors qu’elle souligne un élément [comme par exemple « la conscience »] avec une insistance évidente, elle ne perd pas de vue son aspect complémentaire. Elle est surtout A, B ou C, mais non exclusivement. […] Cet effort pour embrasser tous les aspects de la réalité s’explique en partie par les sources variées et parfois conflictuelles de la philosophie éthiopienne. Mais il s’explique surtout par une attitude spontanée qui, pleinement consciente de la complexité des choses et de l’homme lui-même, fait un choix et, au moment même où elle se concentre sur un point reste ouverte à une explication différente qu’elle retient mais garde dans une situation périphérique [24]
  3. Richesse – A propos du Livre des Philosophes, nous avons noté la richesse évoquée par le mot-clé de « cœur », la polarité rayonnante de « conscience » ; à propos des deux Traités nous avons souligné que tous les aspects de l’éthique sont indus. Cette richesse de connotations est le résultat d’une vision synthétique – plutôt qu’analytique – de la pensée éthiopienne ; elle se rapproche de la « vue globale de la réalité » mentionnée plus haut.
  4. Base théologique – Cette base théologique surprend pour deux raisons. La première, dans Le livre des philosophes : cet ouvrage, en dépit d’influences chrétiennes et monastiques, n’est pas théocentrique, mais anthropocentrique. Le centre d’intérêt et d’étude est l’homme et non pas Dieu – mais l’homme dans une de ses relations les plus fondamentales : à Dieu.

La seconde, dans les deux Traités : l’un et l’autre sont opposés à toute révélation et par conséquent ne sont pas chrétiens ; ils sont même antichrétiens. Et pourtant leur rationalisme les a conduits à un théisme clair, pur, abstrait. Car la lumière naturelle de la raison, quelqu’opposée qu’elle soit pour ces deux Traités à toute lumière positive révélée, n’en est pas moins une pénétration du divin dans l’ordre de la créature.

SOURCES

Cet article est basé sur des conclusions que l’on trouvera dans les tomes suivants de la collection Ethiopian Philosophy :

– Tome I, The Book of the Wise Philosophers. D’abord publié sous forme d’articles dans deux revues savantes : Ekkle siastikos Pharos et Abba Salama, reproduits dans un seul livre par Central Printing Press, Addis-Abéba, 1974. XV- 455 pages.

– Tome II, The Treatise of Zãr a Ya aqob and of Wãlda Heywãt. Text and Authorship. Publié pour l’Université d’Addis-Abéba par Commercial Printing Press, 1975. IX – 352 pages.

– Tomme III, The Treatise of Zãr a Ya aqob and of Wãlda Heywat. An Analysis. Publié pour l’Université d’Addis-Abéba par Commercial Printing Press. IX – 367 pages.

– Tome IV, The Life and Maxime of Skendes. Publié par le Ministère de la culture et des Sports par Commercial Printing Press, 1981. XIV – 499 pages.

– Sagesse éthiopienne Sous presse. Publié par Editions Recherches sur les Civilisations, Paris, 1984.

[1] Comme dans d’autres manuscrits sous le nom de : « Le livre des sages philosophes »

[2] Dans cet article j’ai utilisé une transcription scientifique simplifiée pour transcrire les noms propres et communs éthiopiques, c’est-à-dire que j’ai supprimé les signes diacritiques et remplacé le chewa par la voyelle française « e ». Tout ce qui se réfère à l’Ethiopie en général est désigné par l’adjectif « éthiopien, alors que « éthiopique » est réservé pour l’ancienne langue sémitique et culture plus spécifiquement connue sous le nom de « guèze ».

[3] L’authenticité éthiopienne de Zera Yacob et de son disciple a été l’objet d’une controverse assez animée. Cette discussion n’entre pas dans l’optique de notre présente étude limitée aux considérations éthiques. Celui qui s’intéresse à ce débat pourra consulter le livre que j’ai consacré à cette Question : Ethiopian Philosophy, tome II, The Trealise of Zãr a Ya aqob and of Wäldã Heywãt. Text and Authorsbip. Ce livre a été publié pour l’Université d’Addis-Abéba par Commercial Printing Press en 1976.

[4] Claude Summer, Ethiopian Philosophy, tome I. The Book of the Wise philosopher. Addis-Abéba, Central Printing Press, 1974.

[5] Voir diagramme, page suivante

[6] N 90 b 22 – 91 a 11. J’ai attribué le sigle N à la copie du XXe siècle du Livre des philosophes qui sert de base à ma traduction et à mon analyse. Le symbole N représente la National Library of Addis Ababa.

[7] Voir cliché page suivante.

[8] N 47 b 6.

[9] N 116 b 20

[10] N 125 b 26 – 126 a 3

[11] N 93 b 16.

[12] N 92 b 3.

[13] N )23 b 23 – 24 a 4.

[14] (12) N 67 b 9.

[15] N 47 a 20.

[16] N 103 b 15.

[17] N 110 b 7.

[18] N 117 b 13.

[19] En termes statistiques : beg, est employé 36 fois dans les deux Traités, 1/404 mots : 23 fois dans Le traité de Zera Yacob, 1/251 mots ; 13 fois dans Le traité de Walda Heywat, 1/674 mots.

[20] serat apparaît dans les Traités avec à peu près la même fréquence et la même proportion que heg : 37 fois pour les deux Traités, 1/393 mots ; 20 fois dans Le Traité de Zera Yacob, 1/289 mots ; 17 fois dans Le traité de Walda Heywat, 1/516 mots.

[21] HZY 10:15. HZY représente Hateta Zazera YacobouLe traité de Zera Yacob.

[22] (20 )HZY 11 : 19.

[23] HZY 14 : 13.

[24] C. Summer, Op. cit., pp. 50-1.

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