Stratégie d’intégration des valeurs traditionnelles dans nos systèmes d’éducation (enseignement conventionnel)

LES PRATIQUES CORPORELLES TRADITIONNELLES AU SENEGAL : POUR LEUR EXPLOITATION ET LEUR UTILISATION EN PEDAGOGIE

Ethiopiques numéro 31 revue socialiste

de culture négro-africaine

3e trimestre 1982

 

Les études sur le thème ont été menées par nos soins en Casamance de 1978 à 1980. Elles font l’objet d’un mémoire présenté à l’INEP de Marly le Roi en vue de l’obtention du Certificat d’aptitude à la fonction d’inspecteur de la jeunesse et des sports.

Mais, qu’entendons-nous par pratiques corporelles traditionnelles ?

Nous entendons par là, les procédés, les manières et surtout les usages du corps dans les activités humaines qui sont passées dans les habitudes des ethnies que j’ai visitées en Casamance. Habitudes corporelles qui, grâce aux légendes, aux coutumes, voire aux doctrines qui caractérisent ces ethnies, sont passées et retenues comme faits culturels, ou éléments de civilisation.

Il ne s’agit pas, pour prendre un exemple précis, d’une étude purement technique des manières d’entretenir le corps du bébé, des jeux, des danses, des luttes, et autre genre d’usage du corps au travail, de telles ethnies, encore qu’il faille passer aussi par là pour leur exploitation et leur utilisation en pédagogie de l’éducation physique, mais de nous sensibiliser sur l’importance que revêt telle manière d’entretenir le corps du bébé, telles danses, telles formes de lutte, aux yeux de l’ethnie considérée.

Il s’agit de déterminer et de faire comprendre la charge socioculturelle que ces activités recèlent en elles aux yeux de telle ou telle ethnie.

C’est donc plus le problème de l’identité culturelle, comme source d’inspiration de l’action pédagogique qui est revendiquée ici, que la technique pure du corps au sens sportif du mot. Lier l’action pédagogique de l’éducation corporelle au contexte culturel afin de la rendre plus efficace, plus attrayante parce que plus imprégnante, est notre souci majeur dans cette étude, eu égard à une technique corporelle pure dans le cadre de l’éducation physique « importée » qui n’exploite le geste que pour le geste.

Notons au passage que la conférence sur l’éducation en Afrique qui s’est tenue à Brazzaville du 25 au 30 novembre 1978, avec comme thème : « EDUCATION ET TRAVAIL PRODUCTIF » a fait, à l’instar des Etats Généraux de l’éducation de janvier dernier, le procès de l’école coloniale, par référence à une éducation précoloniale ou traditionnelle qui répondait aux normes de la communauté.

Cette valorisation de l’enseignement traditionnel a si largement présidé à tous les débats au cours de cette conférence que l’une des recommandations les plus importantes, la recommandation n° 8, plus précisément, stipule : « Que les pays africains encouragent et soutiennent des recherches scientifiques sur leur passé éducatif afin de s’en inspirer pour l’élaboration de leurs systèmes éducatifs qui soient véritablement une expression de leur personnalité nationale et un facteur efficace de leur développement autocentré tout en restant ouverts aux apports positifs extérieurs ».

Du reste, des expériences personnelles issues de l’observation pratique sur le terrain nous confirment dans les conclusions de la conférence de Brazzaville, des Etats Généraux de l’éducation de janvier 1981 et du présent colloque de l’I.N.S.E.P.S. de Dakar.

Dans les ethnies que j’ai visitées, l’homme et la femme n’ont pas souvent les mêmes points de vue sur les problèmes liés au corps. Cela se comprend dans la mesure ou physiquement et même physiologiquement le corps de la femme et celui de l’homme présentent des différences.

Cependant si l’on cherche à travers le vocabulaire de telle ou telle ethnie à saisir le concept philosophique voire métaphysique du corps, on retrouve un fond qui détermine l’attitude sociale vis-à-vis du corps dans cette ethnie.

Ainsi, par exemple, chez les Mandingues bien des mots expriment le concept du corps :

– Baloo : le corps comme substance.

– Diaato : le physique.

– Baladiaato : le corps physique, l’apparence physique extérieure du corps (la morphologie).

-Fathe : le corps sensible.

-Balafathe : le corps doué de sensibilité, vivant, sain ou malade.

-Yiro : le tronc, forme et taille.

-Balayiro : le corps comme forme physique apprécié comme tel.

 

Dans les chants populaires, quand les griots chantent la beauté d’un corps, ils le comparent souvent au végétal, exemple : « Ikangho béco salanombo » (ton cou est fin comme la liane sala) ou aux oiseaux ; exemple : pour apprécier la beauté de quelqu’un on dit qu’il est beau comme le « Coumareye » (grüe sauvage) ou comme le « Hellocouno » (héron des rizières) ou encore « Ikandianco sacoula manio » (ton cou est long et frêle comme la jeune mariée sacoula).

Le corps est aussi apprécié dans sa vigueur et dans sa santé ; ainsi certains lutteurs particulièrement dotés d’un corps sain, solide, se font surnommer Diata-keindé (Corps sain).

Le corps vivant, dans la pensée mandingue est perçu comme une unité. Dans la perspective de la mort, il est perçu, dans sa composition, comme originellement formé de trois éléments fondamentaux :

– la terre

– l’eau

– le souffle divin (gaz).

Dans son hadiss, un fina mandingue m’a confié ce concept métaphysique du corps :

1.1. Concept métaphysique

Au début, Dieu créa d’abord le ciel, puis la terre et l’eau.

Un jour, il décida de créer un être qui serait la résultante de la terre, de l’eau, et de Dieu lui-même ;

Il ordonna à la terre de donner sa contribution à la réalisation de cet être. Celle-ci s’exécuta et sa contribution devient chair et os, suivant les catégories de terre = sable, boue, pierre etc. (dans la chair nous avons les muscles lisses, striés, cardiaques, les os, les nerfs).

L’eau reçut également les mêmes ordres divins et s’exécuta. La contribution devint sang, liquide interstitiel, lymphe etc. suivant la nature des eaux et leur composition, (eau claire, eau trouble).

La contribution divine à cette création de l’homme fut le « souffle » qui anima l’ensemble et le rendit sensible, vivant, commandé par un système nerveux.

L’homme est donc terre

qui est corps,

eau qui est sang,

souffle qui est divin c’est-à-dire âme.

Ceci est tellement vrai m’a dit le fina mandingue, qu’après la mort, ces trois éléments regagnent leur origine.

L’âme s’en va au ciel retrouver sa « mère » Dieu, le sang se transforme en eau : la preuve est qu’en coupant la peau d’un cadavre on ne trouve pas de sang mais de l’eau, et le corps rejoint la terre, qu’on l’y enterre ou qu’on le brûle il rejoindra cette terre originelle.

En résumé, l’homme dans la pensée mandingue n’est unité que vivant. La mort est sa division ; la séparation des éléments originels de cette unité.

Videz l’homme de son sang, il mourra

– Privez-le de souffler, il mourra

– Martyrisez sa chair, il mourra.

 

Le corps est un contenant du souffle et du sang qu’il faut ménager pendant qu’il vit.

Dans cet ordre d’idée, on ne peut pas dire d’un homme vivant qu’il est corps, ou âme, ou eau, il est les trois réunis, il est « unité vivante ». Il agit, subit dans cette unité. C’est donc la vie qui fait l’unité de l’homme, et la mort sa séparation.

Cette unité vivante reçoit un traitement particulier à la naissance dans les traditions des ethnies que j’ai visitées, c’est-à-dire les mandingues, les diolas, les mandjaques de Casamance. Ce traitement est le massage ou la toilette exercice du corps des bébés.

 

1.2. Le massage des bébés chez les mandingues.

 

En pays mandingue, le corps du bébé est nettoyé, baigné quotidiennement au savon noir. Il est massé après chaque bain dès la guérison du cordon ombilical. Ainsi pendant les premiers mois, à chaque bain, la matrone ou une mère expérimentée procède aux massages : les membres sont d’abord massés, puis le tronc. La tête est tournée et retournée plusieurs fois dans tous les sens. Ensuite on procède aux étirements généraux de tout le corps. La matrone suspend l’enfant pendant quelques secondes en le prenant uniquement par le menton et la nuque, puis, en le prenant par les deux pieds joints, elle le renverse, la tête dirigée vers le bas. Elle le soulève et le suspend en le prenant par le bras droit, puis le bras gauche. Elle modèle la tête en insistant sur le massage subtil du nez, des oreilles, du visage d’une manière générale. L’heure de la toilette-exercice du corps est une séance paraissant traumatisant pour l’enfant.

Après le massage du corps, les étirements, il y a ensuite la mobilisation des principales articulations. Il s’agit notamment de mobiliser celles-ci dans leur plus grande amplitude et dans le sens naturel des mouvements de flexion d’extension, de torsion, de détorsion, pronation, de supination, de rotation aussi.

Pour cela, coucher l’enfant sur le dos, faire fléchir ses cuisses sur le ventre, mobiliser les articulations des chevilles ; ensuite, le faire coucher sur le ventre et fléchir les jambes sur les cuisses, masser le bassin en insistant sur les hanches particulièrement chez la petite fille. Le faire coucher sur le dos et continuer à mobiliser les articulations coxo-fémorales.

Chez les diolas de Casa, à Cabrousse, on insiste davantage sur les croisements des membres :

– croiser les deux bras devant la poitrine, l’enfant maintenu en posture assise, jusqu’à ce que les deux coudes se superposent ;

– tendre par la suite les deux bras devant la poitrine, les faire passer par derrière et les croiser dans le dos jusqu’à ce que les deux coudes se touchent ;

– coucher l’enfant sur le ventre et bien tendre les pieds ; mobiliser toutes les articulations, suspendre le bébé par un bras, puis par l’autre pendant quelques secondes.

Dans ces ethnies, ces exercices-toilettes se font deux fois par jour : le matin entre 8 h. et 9 h. et le soir entre 18 h. et 19 h. pendant au moins les trois premiers mois.

Il faut ajouter à cela certaines pratiques liées aux croyances de chaque ethnie. C’est ainsi que, dans le Fogny (région du Calounaye), le troisième jour après la naissance, les femmes font le « passage du pilon » à leur bébé. Cela consiste à faire passer trois fois l’enfant par-dessus un pilon, avant de le remettre à sa mère.

 

1.2.1. Pourquoi ce passage du pilon ?

 

Il y a que, si on ne fait pas cela, croit-on, le bébé risque de ne pas acquérir un corps souple.

Ce mimétisme permet à l’enfant de transférer sa rigidité corporelle au bois, le pilon, qui l’est de nature, comme si l’enfant en enjambant le pilon surpasse la rigidité corporelle. Il conserve alors la souplesse qui, elle, est d’essence animale.

 

1.2.2. Pourquoi masse-t-on les bébés ?

 

Les réponses que j’ai notées pour cette question se résument en celles-ci :

– On masse les bébés pour mettre les articulations dans les conditions favorables à la croissance pendant les premiers jours ;

– pour modeler le corps du bébé ;

– pour donner au corps les bases de sa souplesse, la force, la santé et la vigueur ;

– pour faciliter la formation des muscles ;

– pour habituer les articulations à opérer en amplitude ;

– pour donner une meilleure circulation au sang etc. etc.

Les produits « locaux » qu’on utilise pour ce massage : huile de palme noircie, karité, crème de lait de vache, touloucouna etc. ont la faculté de pénétrer dans le corps, à travers la peau, et contribuer ainsi à la réalisation de ces objectifs.

 

1.2.3. A l’issue de cette première partie, il faut mentionner un certain nombre de remarques d’ordre général, qui caractérisent l’attitude sociale envers le corps pendant les premiers mois voire les premières années de l’enfant dans les traditions casamançaises.

 

Presque toutes les ethnies visitées font masser et « danser » leur bébé en lui faisant faire des exercices : soit en le faisant sautiller sur les genoux, soit en lui faisant des tours de bras pour mimer telle ou telle danse. Henri Wallon écrit en étudiant le début de la conscience du corps de l’enfant, je cite : « incapable de rien effectuer par lui-même, il est manipulé par autrui et c’est dans les mouvements d’autrui que ses premières attitudes prendront forme. Ainsi, ses premiers gestes, déclenchés par des sensations de bien-être, de malaise ou de besoin s’adapteront, et en quelque sorte, se mouleront sur les réactions bénéfiques ou maléfiques, agréables ou désagréables de l’entourage… ».

Dans nos ethnies, l’enfant baigne dans un milieu culturalisé qui contraste souvent fondamentalement avec un milieu culturalisé de type occidental. Or, nous dit Wallon, « l’expérience a montré que, si le désaccord peut être irréversible entre deux adultes déjà formés, sur les enfants suffisamment jeunes, au contraire, le milieu où ils sont élevés greffe la civilisation correspondante… C’est du milieu que dépend le système linguistique dont l’enfant fait usage. Il n’y a pas de réaction mentale qui soit indépendante, sinon toujours dans le présent du moins par ses moyens et par son contenu des circonstances extérieures d’une situation, du milieu ».

Par rapport à l’espace, on peut noter que le corps grandit dans une civilisation du dehors par rapport à une civilisation « d’intérieur » : les enfants jouent dans les rues du village, les cours de maisons, les cours d’eau parfois et à toutes les saisons de l’année. Tout est accessible à tous, on ne ferme rien. Ce qui donne dès cet âge une sensation d’aisance dans l’espace. C’est peut-être en cela que Cheikh Anta Diop, dans son livre sur les fondements économiques et culturelles d’un Etat fédéral d’Afrique Noire disait que « Toute l’Afrique Noire a les mêmes origines, voire la même culture, découlant d’une adaptation similaire aux mêmes conditions matérielles d’existence ».

Dès son jeune âge les activités physiques de l’enfant sont ouvertes sur l’aspect ludique, économique et social de la vie. Il n’y a pas de séance d’éducation physique construite, spécifique dans nos traditions ; ce sont les conditions de la vie, l’organisation de la société traditionnelle qui éduque le corps, car celui-ci est entièrement imbriqué dans le milieu ; c’est-à-dire dans la nature.

 

III. – Jeux traditionnels danses et luttes en Casamance

2.1. Jouets et jeux

 

Je passe outre la gamme des jouets que nous offre la tradition et qui incitent à des pratiques corporelles spécifiques :

-l’os poupée qui éveille et entretient l’instinct maternel,

– le « tamba souwo » et « saddio », qui demandent dextérité,

– la « diapessorey » ou balançoire qui rend agile,

-le cheval de bois qui vous fait courir, tout comme les cerceaux,

-les frondes et lance-pierres qui affinent l’adresse.

Dans nos jeux traditionnels, on trouve des jeux de réflexes, de coordination « oculo-manuelle » comme le dit le Boulch, de perception de l’espace, en fonction d’un mouvement précis, de coordination « audio-visuelle ». Des jeux qui permettent à l’enfant de développer le temps de réaction, de pendre la mesure, de l’espace en fonction du temps, (le NGobir).

-Il y a toutes les rondes jouées,

-Des jeux d’exercices physiques,

-Des jeux d’adresse,

-Des jeux développant les qualités de courage, de hardiesse et d’ambition.

Ces jeux restent souvent à réglementer avec plus de précision.

En conclusion à cette étude sur les jeux traditionnels nous remarquons :

-que les jouets de l’époque sont fabriqués avec le matériel local. Ce qui, sur le plan économique, présente des avantages.

-Les jouets sont fabriqués par les enfants eux-mêmes.

-Par la disponibilité corporelle qu’ils facilitent,

-la compréhension du temps par le rythme,

-l’intégration du groupe,

-la structuration de l’espace,

-l’acquisition d’un vocabulaire oral riche et varié de la langue, nos jeux traditionnels contribuent à la formation d’une personnalité non moins africaine.

Les jeux sont le plus souvent accompagnés d’un chant d’introduction, ou d’exécution, car comme le dit quelqu’un « l’enfant aime chanter, mais n’aime pas chanter sans bouger ». Cela est vrai dans nos pratiques corporelles traditionnelles, dans nos jeux d’enfants, où c’est une réalité quotidienne. Les jeux sont des jeux de contacts, favorisant l’amitié à l’âge des amitiés vraies. Je pense qu’il incombe aujourd’hui à l’éducateur sénégalais, alors que la transmission de ces formes ludiques se fait de plus en plus rarement, dans nos écoles, de prendre en compte ces jeux, de les investir, de les adapter, de les insérer dans son programme d’E.P.S.

 

2.2. Les danses

 

Le regard occidental sur nos danses traditionnelles était fasciné, étonné par le mystère, voire la magie qui entoure le monde de la danse africaine. Aujourd’hui encore on les qualifie de danses primitives.

Oswald Durant s’étonnait de constater, après avoir été témoin oculaire de « la danse du feu » chez les Korsikoroni de Kankan en Guinée, que malgré les culbutes dans le brasier incandescent aucune trace de brûlure n’apparaissait sur le corps des danseurs peulhs.

Tout récemment, dans son livre intitulé « Danser sa vie » Roger Garaudy, dans un esprit de dialogue des cultures, pénètre le mystère de la danse qui, pour lui, donne Pouvoir et transcendance à l’homme : « Ce pouvoir et cette transcendance sont liés au rythme des gestes et à la communion que ce rythme permet de réaliser… La danse permet cette métamorphose ; elle transforme les rythmes de la nature et le rythme biologique, elle humanise la nature et donne puissance de la dominer » Et là, je m’interroge avec Roger Garaudy.

Comment ne pas croire avec le charmeur que la danse peut guérir l’individu en lui insufflant la vie plus grande du tout ?

Comment ne pas croire avec le sorcier de Casamance que la danse peut à la fois conjurer les morts ou évoquer et réactiver la puissance de l’ancêtre dans les rites des funérailles ou les fêtes de la tribu.

Comment ne pas croire aux vertus de la danse guerrière pour donner à ceux qui vont aux combats le sentiment de la cohésion interne de leur détachement ?

L’étude des danses mandingues, diolas, balantes, peulhs, mandjacks et manodjes de Casamance nous édifie sur les propos de Garaudy.

Voyons par exemple le manodje danser comme j’ai eu à l’observer lors du carnaval de Ziguinchor en 1979.

Le corps nu du danseur paré de manière insolite a la souplesse des lianes, la force et la vigueur du guerrier romain.

Parfois, le danseur tremble longuement sur place comme à l’écoute de ce qui lui vient par l’intérieur du corps, puis, arrêtant ces tressaillements fébriles, il exprime par des gestes ce que la pensée lui a suggéré pendant cette concentration. Ainsi, tantôt c’est le tronc seulement qui bouge, tantôt le bassin, dans le geste naturel du coït, tantôt c’est le ventre qui danse, la tête, une jambe, ou alors c’est le corps entier qui, des cheveux aux orteils, se met en transe.

Il a les yeux fixés sur « sa propre danse », des yeux qui semblent ne voir que ce qui se passe à l’intérieur de son propre corps.

La danse manodje est une danse cœnesthésique, une danse qui débrouille toutes les sensations internes venant du dedans de soi-même.

Cette concentration pendant la danse, c’est la concentration de tout le passé actif de l’ethnie dans le corps du danseur. « Concentrer le monde en l’homme » et le transmettre par l’expression corporelle en dilatant l’homme au monde comme le dit Maritan après Sheler.

La danse manodje est une danse gymnique remarquable par son expressivité. Elle exige des qualités de force, de souplesse, d’adresse, d’agilité, d’endurance. Elle suscite le sentiment du courage, incite à l’action par des gestes virils, audacieux, séduisants et fiers. Le manodje danse avec force et rythme : cinq gaillards peuvent exécuter leur danse, s’accorder en rythme, s’harmoniser dans le geste aussi parfaitement qu’un ballet bien rodé, ou une équipe de gymnastique d’ensemble de très haut niveau. « Lorsque je ne danse pas avec force, m’a dit un jeune manodje, je ne me sens pas bien dans ma peau ». Je peux quant à moi affirmer que sans la danse, le « manodje-ya » c’est-à-dire, le fait d’être manodje n’existe pas. La danse est un moyen d’entretien de la vigueur du corps pour affronter les dures épreuves de la vie, elle est un sport chez le manodje. Il n’y a pas meilleure conclusion à ce chapitre.

 

2.3. Les luttes

 

Nous pouvons parler des luttes casamançaises et non pas de la lutte casamançaise dans la mesure où celles-ci revêtent des formes variées suivant les ethnies.

L’âge de l’apprentissage de la lutte s’établit de 8 à 12 ans chez les mandingues, de 3 à 16 ans chez les diolas cabrousse du Cassa, chez ces derniers, on lutte seulement jusqu’au mariage.

A tout seigneur, tout honneur, la lutte est la principale activité physique à caractère sportif chez les Diolas. « Elle permet, pendant la jeunesse d’acquérir un corps endurant » m’a dit un vieux diola du Fogny. Le « soulever » caractérise la lutte dans le Fogny ; tandis que dans le Blouf c’est le « galgal » ou crochet de jambe, alors que le ramassage de jambe est le plus prisé dans le Cassa et chez les mandjacks. La projection arrière (lotosorro) caractérise la lutte mandingue et balante. II y’ a des prises communes à toutes les ethnies. Dans le Blouf, on pratique une lutte « debout » avec prise directe sur la culotte, poitrine, contre poitrine. La lutte costale est prisée dans le Fogny. Chez les mandjacks, les enfants apprennent à lutter entièrement nus, sans même le cache-sexe. C’est un corps à corps qui explique du reste la dominante suivante : le ramassage de jambe.

 

Les principales positions de gardes

  1. – La garde haute (poitrine contre poitrine),
  2. – La garde basse (tête contre tête),
  3. – La garde moyenne (Côte contre Côte),
  4. – La garde à genoux pratiquée dans le Cassa-Cabrousse : les deux lutteurs se rejoignent en marchant sur les genoux, avant de s’affronter.

 

A l’issue de ces gardes, les prises suivantes sont possibles :

 

  1. – « le libo » = prise sur la ceinture par dessus le dos de l’adversaire,
  2. « le toola » = crochet de jambe interne,_
  3. « le labanto » = crochet de jambe externe,
  4. – « le loulang-Joulangding » = crochet de jambe arrière,
  5. – « le boléro » = feinte,
  6. – « le counleinleinto » = culbute par dessus la tête etc.

En Casamance, les séances de lutte entre villages revêtent un cachet culturel et folklorique très particulier. Un ancien lutteur mandingue m’a décrit comment on acquiert le courage dans la lutte.

 

2.3.1. – Comment acquérir le courage dans la lutte ?

 

Pour acquérir le courage dans la lutte, il faut d’abord situer psychologiquement l’adversaire : se dire que tout comme moi, il peut être atteint dans sa psyché par le phénomène de la peur. Chercher donc à l’atteindre dans cette psyché, le déséquilibrer, lui donner la trouille par des manières de danser, sauter, s’échauffer, de faire toute chose prouvant qu’on n’a pas peur soi-même ; en somme, de désarçonner l’adversaire avant de le toucher.

La danse du lutteur est importante, elle lui permet de lutter contre la trouille, car elle le libère, lui chauffe les muscles, le gonfle physiquement.

Cet échauffement dansant doit être continu, même quand on avance vers l’adversaire pour lutter. Toujours, avant d’affronter un adversaire redoutable, il faut, pour se donner courage, se mettre en accord avec les « esprits ».

Les « esprits », suivant les heures de la journée, adoptent des positions et des orientations diverses par rapport aux quatre points cardinaux. Le sens de leur orientation est donné, en tout cas, par la poule qui couve ses œufs. En effet, celle-ci en se plaçant sur ces œufs pour les réchauffer, donne toujours le dos aux « esprits ».

Quand on va lutter contre un adversaire redoutable, il faut choisir son espace dans le cadre de lutte de telle sorte qu’en s’asseyant, on observe le sens de l’orientation dictée par la poule couveuse.

Lorsqu’on se sent en harmonie avec les « esprits », forces occultes supérieures, on sent ses propres forces se doubler ou décupler pour renverser l’adversaire. On n’a plus peur de lui, on n’oublie pas de prononcer en sourdine tout en avançant vers lui cette formule : « Fahisa Anjalla Bissa Ati Fassa Han Sabahan Li Ounzirouna » (inspiré du coran).

Pour chasser la trouille, il y a aussi le tam-tam. Le rythme du tam-tam de lutte appelle et incite au courage, stimule la force et éveille le sens de la stratégie. Le tam-tam incite à la lutte.

Voilà ce qu’un lutteur doit observer pour ne pas avoir peur de l’adversaire, et l’affronter avec tous ses moyens physiques et psychiques.

 

2.3.2. – Signification de la lutte

 

La lutte est une condition pour désigner le plus fort de la génération. On saura le plus fort d’une génération à 3 ans, 6 ans, 9 ans, 11 ans, 13ans, 15 ans, 17 ans, 19 ans, jusqu’à 25 ans.

Celui qui, à la veille de son mariage, sera sacré champion de sa génération, passera dans la légende des plus célèbres lutteurs du pays.

Ce sont souvent ceux qui dirigent la société diola ou mandingue. A travers la lutte, ils auront prouvé leur aptitude physique, leur intelligence, leur maîtrise d’eux-mêmes et leur sens de la mesure, de la stratégie.

 

2.3.3. – L’apprentissage

 

L’apprentissage des danses et luttes traditionnelles ne se fait pas systématiquement à l’instar des cours de danses modernes ou d’éducation physique. Mais il n’en obéit pas moins aux lois des processus d’acquisition telles que définies par Pavlov : loi de la mémorisation de l’apprentissage ou formation des habitudes. On distingue alors l’apprentissage par association, par réflexes conditionnels, par essai et erreur, par intuition.

 

III. – Autres pratiques corporelles « utiles »

Hormis les jeux, les danses, les luttes traditionnelles, il y a d’autres formes de pratiques corporelles non moins formatrices de l’homme africain en général.

Elles se passent dans le genre de vie courante en relation avec l’écologie, la flore, la faune, la géographie. Elles se passent dans le bois sacré, lors de circoncisions, lors des cueillettes, des formes de pêches et de chasses collectives.

Avant de conclure cet exposé, portons quelques remarques sur les pratiques corporelles traditionnelles.

 

Sur le pan temporel :

 

Dans les activités physiques traditionnelles, on tient très peu compte, sinon pas du tout, de la notion linéaire du temps, c’est-à-dire le temps judéo chrétien. Par contre, la notion du temps dans l’esprit des hommes de ces différentes ethnies s’apparente plutôt à la notion circulaire, au temps sempiternel ; les séances de luttes sont saisonières, cycliques, et la durée d’une séance ou d’un combat n’est pas strictement limitée dans le temps et même dans l’espace. On peut lutter ou danser toute une nuit, et plusieurs fois avec le même adversaire. On danse jusqu’à épuisement et pendant ces danses, le passé, le présent, et le futur sont là.

A propos du rythme et de la musique qui accompagnent ces activités on note à la fois constance et variété qui n’excluent pas la fantaisie et la créativité. Le rythme africain, comme le dit Léopold Sédar Senghor « est fait de constance et de variétés, de tyrannie et de fantaisie, d’attente et de surprise, ce qui explique que le Nègre puisse pendant des heures se plaire à la même phrase musicale, car elle n’est pas tout à fait la même ». Il y ajoute : « L’artiste du rythme domine la richesse émotive de celui-ci, suscite et conduit notre émotion jusqu’à l’idée par les moyens, les plus simples, les plus directs, les plus définitifs ».

La musique, précisons-le, accompagne, elle est profanisée, et fait communier plus intimement les fidèles aux rythmes de la communauté.

On remarque, lorsque les enfants jouent, que les quatre éléments de la nature, la terre, l’eau, l’air, le feu, sont intimement associés à ce qu’ils font.

 

  1. Conclusion

Par le mode de vie, la société traditionnelle a créé une technique, une utilisation particulière du corps. Toutes ces techniques et cette utilisation du corps répondent à des besoins précis, visent des « objectifs » de survie.

Il n’en demeure pas moins que ce mode de vie a une incidence formatrice sur le corps des jeunes d’alors et d’aujourd’hui qui vivent encore de la même manière. Somme toute, ce sont des activités qui sollicitent les grandes fonctions : le cœur, la respiration. Comme me l’a dit Arfang Herba Dramé de Karantaba, « il est bon de s’essouffler souvent, cela développe l’endurance pour la vie et entretient la santé. La lutte, la culture à la houe, les danses, les formes de pêche traditionnelles sont des activités qui essoufflent ».

C’est pourquoi elles contribuent à l’augmentation de la force physique de ceux qui les subissent.

« La lutte et les travaux manuels, poursuit-il, sont les meilleurs moyens d’éducation de nous autres ». Ces remarques du sage de Karantaba me rappellent cette partie de l’intervention de Avery Brundage, alors président du Comité international olympique lors des Jeux de l’Amitié de Dakar en 1963, où il disait au public sénégalais :

« Nous avons beaucoup à apprendre de vous. Nous qui, sans cesse davantage, oublions que l’équilibre de l’homme veut qu’il s’inscrive harmonieusement, aussi bien dans la nature que dans la civilisation, découvrons avec étonnement que les Africains n’ont pas été initiés aux principes du sport et ses vertus, au contraire de maints pays européens, par exemple, auprès desquels tout ou presque est à refaire à chaque génération. L’exercice physique fait partie de la vie africaine. Il est le moyen de communication ». Cette vérité est encore actuelle, car après l’indépendance nous avons cherché plus de résultats sportifs, au lieu d’investir pour chercher ce qui fait les résultats ; à savoir le recensement de nos techniques du corps, leur transformation en instrument l’éducation de nos jeunes, leur utilisation en pédagogie.

« Il est temps que, situés sur notre continent, enracinés dans nos ethnies, notre patrie, mais surtout dans ses valeurs, nous nous créions nous-mêmes », avait dit Monsieur Léopold Sédar Senghor, alors Président de la République du Sénégal. Comment cela ? « En renaissant de nos cultures ancestrales et en nous développant selon nos lignes de force, nos valeurs de civilisation.

Quant à nous, nous pensons qu’une éducation physique repensée au Sénégal pourrait contribuer à cette renaissance. C’est au contenu de l’éducation physique et sportive au Sénégal qu’il faut apporter un enrichissement, un cachet d’affirmation culturelle pour nos élèves.

Nous pensons que pour mener cette tâche à ses fins, il faut créer une Direction de l’Education physique et séparer administrativement la gestion du sport dit de haute compétition, de prestige, de celle-ci. Si le sport et l’éducation physique s’inspirent tous deux du mouvement humain ils ne visent pas, de nos jours, les mêmes objectifs et l’administration ou la politique confond les deux au point de prendre pour l’essentiel le résultat sportif.

Il faut introduire les jouets et jeux traditionnels dans nos écoles maternelles, primaires, voire secondaires.

En sachant que seule compte l’expérience personnelle de l’enfant, que rien ne s’inscrit de façon durable en dehors de ce qu’il a vécu par lui-même et de son plein gré.

En sachant que la passivité de l’élève est le « verrou, qui bloque la réussite c’est-à-dire l’acquisition personnelle, le progrès, le développement, l’épanouissement.

En sachant que la belle « leçon type » en EPS est une logique qui satisfait l’esprit de l’adulte et qui reste souvent sans suite, ne laissant nullement chez l’élève l’empreinte indélébile que suppose le magister.

En sachant que les considérations physiologiques et les considérations psychologiques sont les seules à respecter en priorité pour une meilleure insertion dans un contexte culturel donné, et que l’important est que l’enfant ait agi : d’une activité fondamentale sur laquelle se fonde la connaissance du monde et la construction de sa personnalité.

En sachant que, selon Von Laban, pour étudier une danse, quatre paramètres sont à retenir :

 

  1. Quelle partie du corps se meut ?
  2. Dans quelle direction de l’espace s’opère le mouvement ?
  3. Quelle est la vitesse d’exécution ?
  4. Quelle est le degré d’intensité de l’énergie musculaire dépensée ?

Il faut, pour une expression corporelle authentique, introduire le tam-tam à l’école.

Tous nos élèves doivent pouvoir exprimer clairement avec leur corps toutes les percussions, et pulsations du tam-tam, toutes les trémulations du balafon, tous les grincements et vibrations des cordes de la cora ou du khalam, lors des cours d’éducation physique.

C’est à l’école que le corps de l’enfant doit s’imbiber des réalités que voici et non dans la rue ou à la place publique.

L’initiation sportive ne doit être faite que lorsque le corps sait exprimer clairement et avec toute la poésie qu’évoquent les pulsations du tam-tam, trémulations du balafon, vibration de cora.

Cela suppose que ces instruments traditionnels, support de nos pratiques corporelles, doivent être présents dans toutes nos écoles primaires et secondaires.

Cela suppose aussi :

-Que des batteurs ou percussionnistes soient mis au service du ministère de l’Education nationale et du Secrétariat d’Etat à la Jeunesse et aux Sports ;

-Qu’un travail de coordination soit entrepris entre les enseignants d’E.P.S. et ces joueurs d’instruments traditionnels d’une part, et, d’autre part les danseurs traditionnels, lutteurs, les plus indiqués à exprimer avec leur corps la pureté des gestes et la transe du rythme, dans le cadre de l’animation de nos cellules pédagogiques.

-Qu’il faut faire des recherches à l’issue de stages réunissant tous ces personnages afin de dégager des normes pédagogiques, de contrôle des principes d’action, et d’intervention pour l’enseignement de la nouvelle éducation physique sénégalaise.

Permettez-moi une dernière précision :

Nous ne disons pas d’amener le folklore à l’école. Le folklore, tel qu’il est perçu à travers le sens que la colonisation lui donne, en parlant de nos valeurs traditionnelles. Il s’agit de prendre notre « folklore » au sérieux, de sucer, d’aspirer à travers le temps, la société, toute la sève qui fermente justement ce folklore et qui lui donne son âme, et la traduire en expression par le corps aux cours d’éducation physique, d’éducation tout court.