Développement et sociétés

LES PLUS-VALUES ECONOMIQUES DES INVESTISSEMENTS DANS LE DEVELOPPEMENT CULTUREL

Ethiopiques numéro 33

revue socialiste

de culture négro-africaine huitième année

Nouvelle série volume 1 n° 2

2ème trimestre 1983

L’évolution laborieuse, mais fécondante en perspective au plan conceptuel autant que dans la conscience de l’homme, pour et dans son développement, des rapports longtemps antinomiques, au réflexe, entre économique et culturel, semble autoriser voire commander aujourd’hui que l’on dépasse une démarche jusqu’ici réhabilitative, accueillie avec plus ou moins de condescendance intellectuelle ou politique au niveau de certains. Il ne s’agit plus seulement d’affirmer ou de revendiquer la présence préséante à souhait du dessein culturel dans tout projet de développement, mais, dans une approche plus positive, d’en tirer toutes les conséquences et de mettre en œuvre toutes les implications au plan opératoire. Dût-on en cela pour circonvenir un scepticisme tenace quelque part latent encore, prendre les outils de l’économique lui-même, pour établit en quoi la dynamique du développement culturel participe de la sienne propre.

Il est de fait que depuis longtemps déjà, dans la conscience du planificateur, une fausse évidence devant les urgences du développement, énoncée ou implicitement admise à partir de considérations essentiellement matérialistes, a ravalé le plus souvent à un rang dernier la prise en charge optimale des implications culturelles du développement, et justifié et entretenu, encore plus dans cette période de crise persistante, une attitude de démission née de la crainte d’obérer davantage l’équilibre des budgets ou de violer certains principes qui restent devoir présider à la décision d’investissement ; pendant que dans le même temps, devant les choix et renoncements commandés par une conjoncture revêche, la prégnance n’a jamais pu être conférée à des projets d’activités culturelles, au motif de leur non ou insuffisante rentabilité.

Car s’il semble avoir été largement admis au niveau de la communauté internationale, tout au moins au plan de la démarche théorique, que les valeurs des individus et des communautés doivent servir de soubassement dans la conception et la mise en œuvre des programmes de développement, il est vrai aussi que la nécessaire révision des fins et des moyens que cette option devrait commander n’est pas toujours épuisée dans sa logique opérationnelle, par la mobilisation des moyens adéquats pour la mise en œuvre de projets d’action culturelle, ou pour leur élection prioritaire en toute conviction dans le portefeuille des placements de bon rang.

Et l’expérience de la vie administrative et la pratique quotidienne des affaires semble attester qu’il s’agira d’une œuvre ardue, celle d’établir que l’investissement dans le domaine culturel puisse comporter ou générer les plus-values productives et garantissant sa crédibilité. Car le système de financement conventionnel, qui devrait par ailleurs permettre sa réalisation, en ce qu’il se réfugie derrière ses corrélats habitués productivité et rentabilité – et ses accessoires opérationnels – les garanties et sûretés -, demeure le domaine d’intervention souvent de techniciens purs et durs, pour qui comptent plus sûrement non la valeur esthétique ou promotionnelle d’un programme à favoriser, ni même son impact sur les conditions d’existence de la collectivité qu’il concerne, mais essentiellement la célérité de reconstitution des sommes temporairement allouées (ne parle-t-on pas de bailleurs de fonds) et la capacité des investissements entrepris à assurer le renouvellement des fonds exposés, par les plus-values qu’ils sont susceptibles de générer.

Naturellement parlant de plus-values, suivant cette acception monétariste préjudiciablement réductrice, l’on ne s’en tient strictement qu’aux seuls éléments de dividendes, intérêts, taux de rémunération du capitaliste profits, accumulation, pour inférer sur toute addition nette au stock initial de capital, après déduction d’un amortissement correspondant au renouvellement des fonds, à l’usure, ou à l’obsolescence du stock en cours compte tenu des innovations techniques dont devrait tenir compte à terme le besoin de remplacement. Les plus-values à dégager alors et qui doivent garantir la rémunération des mises initialement exposées pour un long terme, établissent désormais seules le coût d’opportunité de placement de capitaux, un moment libres, disponibles, en capitaux réels, pour le choix de l’investissement à faire réaliser.

Alors si cette seule compréhension continuait d’être retenue pour l’appréciation des gains escomptés, s’agissant des investissements pour le développement culturel, on occulterait toutes autres retombées attendues de l’action non seulement par un plan social et humain quant à l’enrichissement possible sur les conditions d’existence des individus et la libération de leurs capacités créatrices les plus intimes, mais, même de manière plus prosaïque, sur des économies possibles, toujours au sens monétaire, et dont il conviendrait sans doute d’affiner l’étude dans certains secteurs particuliers. L’expérience d’alphabétisation fonctionnelle et les programmes d’investissement qu’elle a dû nécessiter a pu se traduire au plan des résultats par une meilleure maîtrise et appréciation des possibilités offertes au monde rural par son environnement naturel immédiat, contribuant ainsi à une distanciation raisonnée par rapport à l’introduction de mutations technologiques souvent inadaptées et onéreuses. Alors, il devrait avoir été permis, là aussi, de parler de plus-value économique d’un investissement sur projet culturel, du fait des économies de charges alternatives qui ont pu être réalisées dans le contexte d’une volonté affirmée et imprimée pour un développement endogène.

Investissements culturels et développement

Suivant l’analyse économique classique, le domaine de la culture est considéré comme un secteur essentiellement prestataire de service et qui doit en conséquence accuser un déficit chronique ; d’où du reste le réflexe d’en faire prendre en charge les moyens de financement sur la base de ressources présumées sans contrepartie matérielle économique ou monétaire : le concours de l’Etat et des autres collectivités publiques, les libéralités nées du mécénat, ainsi que diverses autres subventions de fondations ou de fonds spécifiques.

Dès lors il est présenté comme un secteur à faible capacité capitalistique, un domaine d’action où il s’avère impossible de dégager des gains tirés de la productivité, d’autant qu’il a la vocation de promouvoir souvent des actions non réelles en termes d’investissements (comme favoriser la créativité ou protéger le patrimoine), et que la production culturelle est le fait de créateurs du cœur et du gente, non répertoriés ou hiérarchisés socialement, mais qui n’en affirment pas moins souvent des prétentions de revenus très élevés suivant leur niveau de consécration. La prise en charge des investissements dans le domaine culturel ne saurait dès lors intéresser les sources conventionnelles de financement de projets.

Ce qui fait que, dans l’ensemble, l’option pour un développement global, sous-tendue par une politique culturelle orientée dans le même sens, commande tout naturellement la détermination de l’Etat à répondre aux besoins culturels des collectivités, par les actions qu’en conséquence il convient de mettre en œuvre ; à coordonner en les cohérant les activités des différentes administrations destinées à apporter leur soutien et leur concours à la production culturelle ; enfin à stimuler la créativité et l’initiative pour l’épanouissement de la vie culturelle.

 

La vie culturelle

Il reste entendu cependant que le développement de l’action culturelle nécessite, en marge des supports structurels indispensables à apporter par l’Etat et les collectivités publiques, la participation effective et inspirée des masses elles-mêmes, la culture étant à priori affaire des peuples et des individus. Il ne peut être envisagée en aucune sorte, sous prétexte de favoriser sa promotion, qu’elle soit dirigée ou orientée de l’extérieur sous peine d’oblitérer les facultés créatrices des agents de la culture, ou encore de banaliser leurs formes d’expression dans des secteurs dont le choix ne procède pas de l’inspiration spontanée des auteurs ou de leurs inclinations naturelles.

Reste qu’en posant le problème des investissements pour le développement culturel, il n’apparaît pas pertinent de le réduire au niveau individuel de l’artiste, de l’homme de lettres ou du producteur. D’abord parce que la notion d’investissement renvoie en prévision à une masse financière relativement substantielle, qui ne saurait être prise en charge au niveau individuel, sous peine, de facto, de la voir destinée par déviation souvent à une activité à dimension industrielle. Alors que par nature même, l’activité culturelle projetée ou vécue au plan intime est œuvre de sensibilité et de cœur d’abord chez l’être créateur avant d’être extériorisée dans ses manifestations perceptibles en direction d’un public ou d’une clientèle. Il est rare dès lors qu’elle doive mettre en œuvre des moyens d’action à long terme qui ne soient exorbitants de la surface même de son géniteur.

A l’extrême limite donc le producteur l’homme de culture, sera-t-il confronté à un problème d’acquisition de matériel ou de matériaux, d’approvisionnement en matières premières ou de lancement d’un programme de diffusion, de promotion des ventes ou de mise en place d’un fonds de roulement : toutes structures de charges en face desquelles il est vrai, il se trouve le plus souvent démuni, et n’a de ressource, face à la réaction défavorable des organes institutionnels de financement, que de se retourner vers un organisme public d’aide pour solliciter un concours de circonstance.

Le problème se ramène donc au plan global pour s’en tenir à la notion d’investissement, et concerne le plus souvent le financement de supports pour l’action culturelle ; la collectivité publique ou les organismes régionaux de coopération culturelle en demeurent les initiateurs et promoteurs les plus usuels mais également aussi les producteurs obligés s’il s’en trouve.

C’est ainsi que l’Etablissement ou les organismes publics sont appelés à prendre en charge dans leurs budgets les dépenses d’implantation de structures à vocation culturelle, productrices de revenus dans certains cas (théâtres, cinémas, galeries d’exposition, foires…) ou insuffisamment rentables (éléments de conservation du patrimoine culturel (bibliothèques, musées, monuments et sites…).

Ils ne disposent pour ce faire que de leurs ressources budgétaires propres, avec le soutien apprécié d’organismes extérieurs d’aide ou de coopération disposant de fonds appropriés le cas échéant. Ces moyens n’auront jamais été suffisants en général face à l’ampleur des besoins exprimés, d’autant que les derniers développements de la crise économique conduisent ici et là les gouvernants à des révisions déchirantes, qui se traduisent en général par des compressions drastiques de dépenses publiques, à partir de critères qui souvent n’élisent pas à un rang suffisamment préservatif les projets pour l’action culturelle.

Madrid, Mars 1982, a été l’occasion pour les participants au Séminaire International sur le financement de la Culture (organisé par l’UNESCO sous l’égide du Fonds International pour la Promotion de la Culture), d’affirmer qu’il était temps de ne plus « hésiter à recourir aux banques dont les préoccupations culturelles sont apparues de plus en plus évidentes ». De même fallait-il « recourir au secteur privé d’où provient la plus grande partie des ressources, et favoriser le mécénat moderne en stimulant les organisations philanthropiques, en redonnant foi et enthousiasme à ceux qui ont les moyens financiers… ».

Il s’agit pour cela, de les sensibiliser à suffisance sur la spécificité des besoins manifestées et sur l’importance des desseins qui les suscitent : et, tenant compte du caractère promotionnel souvent des projets, d’escompter une accommodation salutaire des procédures et des règles d’intervention. En attendant cela, ou de manière concurrente, il apparaît urgent d’entreprendre des recherches poussées, – et l’Institut Culturel Africain pourrait s’y atteler par son Centre de Recherche et de Documentation pour le Développement Culturel -, sur certains aspects spécifiques des retombées économiques des projets culturels, sur « l’économie de la culture, suivant le modèle des recherches déjà entreprises ailleurs sur l’économie de l’éducation ». (cf. suggestions diverses du rapport sur le séminaire évoqué supra).

Investissements culturels et rentabilité

Définir de manière générale l’investissement c’est, référant aux trois facteurs de fonds, de temps et de profit, envisager une mise substantielle destinée, dans un terme relativement long et suivant une utilisation programmée des ressources, à générer des profits de nature à rémunérer le coût d’attente pour la productivité du projet, le coût d’opportunité pour toutes les actions alternatives que le stock de capital aurait permis de réaliser dans le même temps enfin le coût du risque encouru, et qui est lié à la viabilité même du projet entrepris. L’offre de capitaux à long terme qui précède ou permet l’investissement provient le plus souvent des collecteurs institutionnels d’épargne ; lesquels, on l’a vu, mettent bien en évidence dans les critères de leur engagement l’intérêt accordé à la nature du programme entrepris et, conséquemment, les garanties susceptibles de leur être offertes ; mais aussi la rentabilité attendue d’une longue immobilisation de ressources un temps disponibles.

Si la variable durée s’accommode parfaitement de la nature des projets d’investissements pour le développement culturel, dans la mesure où le plus souvent les effets qui en sont escomptés se projettent sur une longue période, par contre en ce qui concerne les garanties offertes par la nature des activités programmées les appréciations divergent, d’autant il s’agit souvent de fonds utilisés non à des fins de transformation de matières premières (activités industrielles) ou d’équipements de grande ampleur destinés non à l’exploitation agricole ou à des activités extractives, mais dans la majorité des cas à l’implantation des structures nécessaires à la transformation des conditions d’existence de l’individu ou à l’épanouissement de la collectivité (action de formation) ; voire, s’agissant de production artistique, à satisfaire de manière immatérielle les goûts esthétiques de la communauté ou plus simplement à stimuler l’initiative et la créativité.

Et l’obstacle majeur apparaît dès lors, dans la mesure où il est difficile de réduire à une dimension monétairement quantifiable les plus-values attendues par le promoteur culturel de ses investissements. Alors précisément que c’est en substance à partir de cette estimation quantitative que le partenaire financier se déterminera.

Alors en attendant donc de pouvoir, par les outils de l’économétrie et de la statistique, évaluer correctement la valeur économique de cette plus-value déterminante, il faut se résoudre de plus en plus à faire de l’investissement culturel un projet non exclusivement préoccupé de rentabilité monétaire, mais, du moins tenant compte des retombées de tous ordres qui en sont attendues, un objectif qui s’insère parfaitement dans un ou plusieurs secteurs d’une activité économique que l’on peut approcher en terme de grandeurs arithmétiques.

 

Domaines des investissements pour le développement culturel

« Trop souvent, en période de contraintes budgétaires, les sommes allouées aux arts semblent être un luxe inutile… Pour notre part nous croyons que cet argent plutôt que de représenter une dépense inutile facilement supprimable, représente au contraire un investissement » (profession de foi exprimée par le Président du Comité des Arts de la Conférence des Maires des Etats-Unis, en 1978. JM. Jackson, The tax paper’s revoit and the arts. a U.S. Conference of Mavors Position Paner. Washington, 20, September 1978), [1]

Parce que la culture précède et achève le développement, elle situe l’homme au centre de la trame et embrasse l’ensemble des modes de vie, des manières d’être, de penser, de sentir et l’expression de la société. Le développement culturel dans cette mesure et les investissements susceptibles de le promouvoir intégreront tous les aspects de la vie de la communauté : éducation et formation, habitat et communication activités économiques de divers secteurs, sciences et technologie, loisirs…

Il apparaît cependant que la dynamique propre à chacun des secteurs de la vie économique comporte, souvent sa force d’expansion et de régénération autonome, apte à lui faire procurer les ressources utiles à son évolution harmonieuse. Il aura manqué jusqu’ici du reste au projet culturel la démonstration de cette capacité recréatrice de nature à garantir sa vie normale, sa survie même alors qu’il lui est conféré la prétention d’embrasser toutes autres préoccupations liées au destin de l’homme de tout homme.

Au plan typologique cependant, certains investissements dans le domaine des arts ou de la culture assument des besoins dont la satisfaction n’est pas exclusive d’une exploitation rentable au plan commercial et financier d’autant plus que celle-ci peut-être servie par une gestion obéissant à des règles rigoureuses, et s’enrichir des méthodes les plus audacieuses mises au point par l’évolution technologique.

L’industrie cinématographique n’en demeure pas moins, dans son essence intime, l’expression d’une forme de civilisation et de culture ; elle emploie une quantité appréciable de salariés et génère, aux divers niveaux de la production de la réalisation et de la distribution, des revenus considérables, en même temps qu’elle met en œuvre des moyens financiers et matériels exceptionnels dans certains pays développés. C’est par le cinéma que la culture euraméricaine, sous-tendue par une puissance financière et technologique sans parcimonie, s’est dévoilée à la face du monde tiers et quart. Hollywood continue de modeler et d’incarner les aspirations culturelles de bien des communautés dominées dans le monde, de faire assimiler, tropicaliser, cet american way of life que semble à volonté déployer et magnifier sur tous les continents dans les temps actuels, la gigantesque fresque qui a nom Dallas, et semble véhiculer de manière non moins que narcissique, un idéal américain des pionniers de la première heure.

Toujours en Amérique où les moyens d’investigation et d’études sont naturellement plus poussés, plusieurs travaux semblent avoir mis en évidence l’impact des activités culturelles sur les activités économiques. A en croire M. Dupuis. Dans la communication évoquée ci-dessus, en 1976 à Indianapolis, pour un peu plus de 1000 personnes employées dans le domaine culturel, l’impact de celui-ci pouvant être chiffrée à 24 millions de dollars (In The Economic Impact of the Arts in Indianapolis, Metropolitan Arts Council, December 1977).

La même année, à Chicago, poursuit-il, pour un montant global de dépenses culturelles chiffré à 156 millions de dollars, l’impact sur l’économie était estimé à 470 millions de dollars (In : A Survey of Arts and Cultural Activities in Chicago, Chicago Council ou Fine Arts, August 1977). Enfin pour la saison 1977-1978, les théâtres de Broadway auraient représenté pour la ville de New-York une activité économique induite de l’ordre de 564 millions de dollars (In The Impact of the Broadway Theatre ou the Economy of N.Y. City, League of New York Theaters and Producers).

Il est ainsi permis de penser que toute dépense de un dollar pour la culture se traduit par un accroissement de l’activité économique de 3 à 4 dollars, conclut-il.

De manière plus immédiatement perceptible dans nos préoccupations régionales, bon nombre d’institutions à vocation culturelle, en Afrique et ailleurs, sont conçues et mises en place sous la forme d’organismes publics avec une vocation commerciale explicitée qui n’évacue cependant pas les préoccupations premières demeurées fondamentales : en République du Sénégal la Compagnie du Théâtre National Daniel Sorano comme les Manufactures Sénégalaises d’Arts Décoratifs ont à cœur de réaliser des performances de rentabilité et de productivité ; en République Populaire du Bénin, l’Office National du Tourisme et de l’Hôtellerie, chargé d’exploiter les ressources touristiques du pays, a d autre part la charge de commercialiser les objets artisanaux. Dans l’un comme l’autre des pays cités, et ceci ne comporte aucune singularité, les formes d’organisation et d’action des organismes, la nature de leurs ressources et la souplesse d’intervention née de leur régime juridique, leur confèrent une certaine autonomie d’action, et garantissent des performances commerciales comparables à celle des projets liés à des investissements privés.

Ainsi, dans l’ordre de ces indications, les gouvernants se préoccupent, souvent par le biais de leur concours ou de leur caution, de favoriser le démarrage ou la mise en place d’institutions devant acquérir rapidement leur autonomie du fait d’une rentabilité prévisionnelle établie ; cette catégorie d’organismes judicieusement conçus et administrés, s’adapte le plus souvent sans préjudice aux conditions du marché et s’accommodent en conséquence des règles d’intervention édictées par leurs partenaires financiers le cas échéant.

Mais les investissements dans le domaine culturel visent aussi et le plus souvent des actions beaucoup moins faciles à promouvoir, en raison d’une capacité de productivité moins évidente en tout cas au plan des plus-values attendues en termes monétaires et économiques. Il reste qu’aussi bien pour ce qui concerne le domaine de la formation des cadres, des hommes de culture et des masses, que pour les investissements plus généralement consacrés à favoriser ou promouvoir la création ou la production, certains indicateurs à valeur économique peuvent tout de même être mis en évidence.

Le problème de la formation des hommes destinés à servir l’action culturelle et à s’y produire revêt de ce point de vue une importance établie : il s’agit de prêter attention à leur nécessaire aptitude technique et morale à être au service de la communauté, pour la réalisation de ses aspirations culturelles. En Afrique en particulier, l’action culturelle s’est trouvée longtemps affaiblie par l’insuffisante formation des agents chargés d’un secteur où l’exigence de rigueur apparaît indispensable, pour la mise en œuvre d’une politique durable. La formation à l’administration des affaires culturelles ne doit pas être envisagée seulement pour les responsables ; il s’agit de sensibiliser et de former les agents administratifs dans les autres secteurs d’activités, pour qu’en tant qu’acteurs du développement, ils soient également perméables aux besoins culturels de la collectivité.

Il est admis en effet, que culture et développement revêtent deux aspects complémentaires d’une même problématique, appréhendés dans la réciprocité de leurs effets : l’équilibre culturel permettant de favoriser l’accroissement des potentialités créatrices, l’épanouissement des individus ainsi que leur participation au processus de création, créateur de toute valeur ajoutée, donc générateur et moteur de tout développement.

L’interaction fécondante débouche alors et favorise la mise en œuvre d’une politique de développement endogène, dont le support majeur réside dans la capacité de la communauté à réinvestir son capital de technologie traditionnelle, fait d’un savoir certain, et depuis longtemps maîtrisé dans toutes les formes d’expressions de ses activités économiques et sociales.

Plus précisément dans les sociétés africaines, la nécessité de survie a été source de sédimentation d’un trésor inestimable d’ingéniosité liée à l’activité traditionnelle et sous-tendu par des valeurs de culture tenaces. La vérité est qu’ici les activités culturelles et les valeurs de civilisation s’exprimaient en relation étroite avec toutes les autres activités sociales et économiques du groupe. La danse et les chants n’étaient pas un moment séparé de la globalité sociale, mais bien liés aux travaux agricoles et aux grands moments de l’existence de l’individu. Le système de solidarité collective et de garantie qui est supposé être mis en place sous la forme moderne des entreprises d’assurance, a toujours été précédée en Afrique par la légendaire solidarité de groupe et le sens communautaire incrusté dans la conscience et les rapports entre membres de la cellule sociale.

Tout projet d’investissement dans le domaine culturel donc, qui s’appuierait sur ces valeurs propres, s’il n’établit pas une addition mathématique de plus-values économiques, comporte le profit incontesté et sans doute quantifiable de faire jouer en baisse le niveau de certaines natures de charges potentielles.

En Inde, les idées de Gandhi concernant le rouet préfiguraient déjà ce qui est explicité de nos jours. Le rouet à filet la laine est véritablement promu au rang de symbole d’une politique en faveur des villages, et de l’amélioration des techniques traditionnelles des artisans locaux.

L’Inde pour retrouver son identité alors, Cuba pour affirmer la sienne plus récemment, à partir de la mystique de la canne à sucre, devaient partir de techniques locales et de traditions bien établies, confortées par une réelle conscience communautaire de dignité et de fierté d’un peuple, face à l’adversité extérieure ou à l’infortune servie, par une nature ailleurs plus clémente.

L’expérience chinoise est également à cet égard bien originale où la volonté d’un peuple de compter sur ses propres forces a été aussi l’occasion de déployer des trésors d’opiniâtreté et d’ingéniosité, telle l’image de ces milliers de chinois creusant un canal ou édifiant un barrage avec les pelles et de petits paniers. Aura-t-on jamais eu le réflexe ou la capacité arithmétique d’évaluer les économies de circonstance réalisées parce qu’on l’aura voulu et su par et à partir d’un recours à soi, prendre option raisonnée contre les tentations d’une technologie extérieure à efficacité apparemment plus performante mais à coût autrement plus pondéreux sur les fragiles équilibres économiques des sociétés traditionnelles ?

Il est vrai que les modes et techniques de production endogène ont souvent goûts archaïques au contact d’autres civilisations dites plus avancées, pour être remplacées par des moyens et procédés empruntés à l’extérieur au nom de la modernité. Naturellement la modernisation promise ou attendue, réduite à sa dimension quantitative de production de biens matériels n’a souvent eu d’autres conséquences que de broyer le génie spécifique des peuples d’accueil, contribuant presque toujours à accentuer leur dépendance extérieure.

C’est ainsi que dans le domaine agricole, l’introduction dans les anciennes colonies de variété à haut rendement ou de cultures céréalières d’exploitation s’est sans doute, dans les premières périodes, traduite par un accroissement rapide de la production, mais dans le même temps elle engendrait un bouleversement préjudiciable dans les habitudes alimentaires et les traditions de culture des populations autochtones. Au surplus les nouveautés supposaient souvent des techniques plus élaborées et un investissement en matériel souvent inaccessible. Il en résultera dans bien des cas un éclatement du tissu social favorisant l’émergence d’une faible catégorie de nouveautés ; tandis que la majorité n’aura jamais pu s’adapter à l’évolution alors qu’elle aura déjà rompu d’avec des acquis et des traditions jusque-là garants d’autosuffisance et d’équilibre.

Et aujourd’hui, pour la plupart des pays en développement, l’importation des produits alimentaires constitue un poids préjudiciable sur l’équilibre de comptes et des budgets, alors que la détérioration des termes de l’échanger dans toute son implacable réalité annihile l’impact de tous les efforts déployés pour tirer profit de cultures d’exportation de moins en moins rémunératrices.

C’est précisément de ce point de vue que la prise de considération de projets de développement ancrés sur des réalités culturelles revêt toute son importance, établit même toute sa nécessaire priorité en raison de l’impact économique certain qu’il comporte. Chaque fois que les habitudes de vie, les traditions et le savoir faire local auront été respectés et même opportunément investis il en résultera une autosatisfaction de besoin à coût considérablement réduit d’une part, d’autre part largement avantageux en ce qu’elle permet de se passer de coûteuses importations.

Le gari est une sorte de farine de manioc, légèrement humide, qui tient une place très importante dans l’alimentation de certaines populations de la côte ouest-africaine, représentant à 60 % des calories consommées ; l’expertise des guérisseurs et sages-femmes africaines n’a jamais été démentie, et a consacré l’existence d’une science traditionnelle aujourd’hui consacrée au niveau de la médecine moderne et confortée par une pharmacopée locale favorablement soumise au contrôle scientifique.

En définitive, parce que le ressort culturel et le réflexe de préservation du style de vie demeurent en prise directe sur les masses populaires, il ne peut être envisagé de stratégie globale pour le développement culturel en dehors de celles-ci même. Il se trouve par bonheur que toute culture consciemment vécue et assumée diffuse, par un réflexe tout naturel d’autoconservation, un pouvoir de réinterprétation qui, au contact de l’autre, permet de modifier les traits culturels extérieurs avant de les adapter, garantissant un réinvestissement utile de la modernité, sans heurt ni choc traumatisant.

Il reviendra alors à l’action publique de favoriser et faire émerger l’affirmation et la préservation de l’identité culturelle, pour contribuer à entretenir un phénomène populaire de distanciation critique vis-à-vis d’agressions technologiques culturelles extérieures néfastes, génératrice d’une extraversion à multiples faces, aux divers plans social et économique aussi bien dans les systèmes de production que dans les modèles de consommation.

La mise en relation fécondante du tourisme et de l’artisanat d’art a débouché sur la conception et l’expérimentation d’une formule nouvelle d’intégration de l’économie et de la culture, le tourisme culturel. L’Institut Culturel Africain a entrepris à cet égard depuis 1977, l’implantation à Abomey, en République Populaire du Bénin, d’un Centre Inter-Etats de Promotion d’Artisanat d’Art et du Tourisme Culturel, qui concerne 6 pays de la Sous-Région.

Il s’agit là, comme en attestent l’intérêt encourageant et le soutien apportés depuis toujours pour sa réalisation par certains organismes extérieurs de coopération et des pays amis, d’un projet régional, original et novateur, comportant un aspect promotionnel certain au niveau du perfectionnement des artisanats, de la revalorisation de l’artisanat d’art ainsi que de l’amélioration des mécanismes de production et de commercialisation.

Et les plus-values économiques réelles attendues de la réalisation des investissements nécessaires pour ce projet devraient inciter les organismes d’aide et de crédit, de manière agissante et, nous le souhaitons, pour conclure, à partager les convictions communes des gouvernements membres de l’Institut, initiateurs du projet, et de l’ensemble de la communauté culturelle de la sous-région concernée.

[1] « L’intervention de l’Etat dans le domaine culturel. Quelques interrogations », par Xavier DUPIDS correspondant de MEDIACULT. Séminaire international sur le financement de la culture -MADRID – Mars 1982.