Culture et Civilisations

L’EPOPEE INITIATIQUE AFRICAINE DE L’EPOQUE PRE-COLONIALE : L’EXEMPLE DE SOUNDJATA

Ethiopiques numéro 23

Revue socialiste

de culture négro-africaine

juillet 1980

Nous souhaiterions donner comme cadre à cette étude l’évolution de l’histoire de la littérature africaine, et souligner le rôle contributif de la littérature orale à l’élaboration de cette évolution. L’épanouissement du genre romanesque en Europe au XVIIIe siècle correspond à l’intervention de l’Occident en Afrique. Chez nous l’effet de cette intervention fut extraordinaire : l’élite africaine, en apprenant la langue du colonisateur, est passée très vite de l’oralité à l’écriture, d’une civilisation orale avec ses répercussions socio-culturelles et politiques à une civilisation d’écriture basée sur le fonctionnement presque parallèle de deux formes de sociétés – la société africaine et la société occidentale.

Avant l’arrivée des Occidentaux, l’art africain se caractérisait par son anonymat. D’une part, il traduisait des vérités qui étaient considérées comme immuables et atemporelles et, d’autre part, il se proposait à l’appréciation collective de toute la société. Avec le genre romanesque, une rupture s’opéra dans cette conception traditionnelle de l’art. Née d’une préoccupation communautaire, l’œuvre littéraire est devenue l’affaire de l’individu, exigeant pour sa jouissance et son interprétation, l’acte solitaire de la lecture. Bref, l’écrivain noir a appris à passer du genre oral au genre romanesque.

Il convient de dénoncer ici l’excès de snobisme qui a caractérisé l’attitude des Occidentaux envers notre littérature pré-coloniale. Tout porte à croire en effet que certains d’entre eux vont jusqu’à nier l’existence même d’une littérature africaine avant l’époque coloniale. Lorsque Lylian Kesteloot, par exemple, a cherché un titre convenable pour sa brillante thèse [1], elle a vite choisi celui de « la naissance d’une littérature », comme si l’oralité n’était pas une forme comme une autre de l’expression littéraire.

Une autre forme de snobisme, plus subtile d’ailleurs, consiste à reconnaître l’existence d’un soi disant littérature hybride et amorphe qu’on qualifie péjorativement d’« orale ». La tendance ici est de mettre toutes formes d’expression littéraire de l’Afrique ancienne sous la même rubrique pour leur donner une forme fixe et pour ne pas chercher à connaître la richesse de cette littérature orale qui peut bien être épique, poétique, romanesque ou satirique.

Pourtant il s’avère nécessaire, pour pouvoir parler d’une façon conséquente de l’histoire de la littérature africaine, d’entreprendre ce travail fondamental d’enquête et de classement de notre littérature orale. La tâche n’est pas du tout facile. Mais lorsque tout sera déblayé, les liens établis et les lacunes bouchées, non seulement nous serons en mesure de parler des étapes de l’évolution de notre littérature, mais aussi nous pourrons nous procurer la joie irrésistible de retrouver l’essence de nos sociétés traditionnelles en nous replongeant dans notre passé littéraire.

Ce passé, Eliade nous le révèle [2], nous fait entrer en contact avec les grands mythes et archétypes anciens qui perpétuent l’enseignement de l’essentiel de la vie traditionnelle.

L’historien de la littérature africaine a donc beau faire, sa tâche est bien plus difficile que celle de son homologue européen puisqu’il doit établir pièce par pièce l’évolution de notre littérature et pour ce faire, il faut entreprendre une démarche à rebours qui consiste à partir du présent pour remonter dans le passé.

Il est intéressant de noter que nous assistons depuis quelques années à l’apparition d’un genre de travail nouveau sur l’œuvre littéraire africaine. A ce sujet, il faut rendre hommage aux écrivains comme Niane, Hampaté Bâ, Egudu, Oulouguem et Kesteloot (la versatile Kesteloot !) qui ont démontré, avec un extraordinaire dévouement, une volonté de découvrir la richesse de notre littérature orale en lui donnant une forme écrite et en réintégrant ainsi la forme d’oralité dans le contexte général de l’évolution littéraire en Afrique.

Le rôle du griot

C’est à Niane que nous devons la définition du rôle du griot dans la transmission de l’enseignement traditionnel, définition qu’il nous donne par le truchement du griot Kouyaté, son porte-parole dans Soundjata. Ce « détenteur de la chaire de l’histoire dans le vi1lage », comme l’appelle Niane, se vante d’être « maître dans l’art de parler » et « le sac qui renferme des secrets plusieurs fois séculaires ». Plus loin dans le même passage, Kouyaté déclare dans une référence à des générations de sa famille :

« L’art de parler n’a pas de secret pour nous. Sans nous les noms des rois tomberaient dans l’oubli, nous sommes la mémoire des hommes ; par la parole nous donnons vie aux faits et gestes des rois devant les jeunes générations ».

Et Niane, dans un mouvement d’optimisme, s’en prend aux intellectuels africains qui traitent avec dédain ces documents parlants que sont les griots et qui croient que nous ne savons rien ou presque de notre passé, faute de documents écrits.

On voit bien que Niane attribue à la littérature orale le caractère d’éternité qui jusqu’à présent était le monopole de la littérature écrite. Cette attitude est justifiable dans son principe. Il est vrai que la plus grande partie de l’élite africaine témoigne envers la culture, la littérature orale africaine une attitude de mépris qui ne peut être que le prolongement des préjugés occidentaux. Il est aussi vrai que ce mépris mérite d’être dénoncé de la même façon que le snobisme de l’Occident. Mais c’est manquer de réalisme que de ne pas reconnaître que le griot, en tant qu’espèce, est en train de disparaître, et ce par la force même des choses. Nous sommes également d’accord avec D. Nwoga [3] lorsqu’il constate que les vieux de nos vi1lages, qui constituent chacun une bibliothèque de notre littérature et de nos cultures, sont en train de disparaître les uns après les autres. Une littérature qui n’est plus connue de personne n’est pas une littérature. Elle est tout au mieux une littérature morte. C’est là en effet le seul avantage qu’a la littérature écrite sur la littérature orale, cette dernière court toujours le risque de disparaître. C’est pourquoi nous pensons qu’il serait prudent que les Africanistes se dépêchent de recueillir sur papier toute la littérature que connaissent nos griots et nos vieux.

Le mythe de l’Eternel retour

De même il importe, pour bien comprendre ce que c’était que la vie pour nos ancêtres, de ne jamais perdre de vue la place privilégiée qu’occupe le mythe dans des sociétés traditionnelles. Mircea Eliade, dans ses nombreux écrits, nous a révélé que l’élément de la dégradation des mythes constitue en effet une des tendances principales du monde moderne :

« Lorsque le mythe n’est plus assumé comme une révélation des mystères, il se dégrade, il s’obscurcit, il devient conte ou légende » [4]

Et on sait que toute la thèse d’Eliade consiste à montrer, à la suite de Nietzsche et de Jung, et en allant confirmer ses affirmations psychiques chez les Hindous et les gens de l’Océanie, que le phénomène mythique est caractéristique de la société à mentalité archaïque ou prémoderne. Par sa croyance au mythe de l’Eternel Retour, c’est-à-dire à l’indestructibilité de la créativité, la société traditionnelle substitue volontiers la sensibilité affective à la raison expérimentale que veut instaurer l’esprit scientifique moderne.

Le bon Gilbert Durand aboutit à peu près à la même conclusion lorsqu’il affirme, avec regret, que malgré les efforts de Jung et de Bachelard, l’imagination, comme le disait déjà Baudouin, n’est plus la reine des facultés [5]

Pour la notion d’initiation, j’en demanderai encore la définition à Eliade, en m’en tenant à cette formule simple :

« On comprend généralement par initiation, un ensemble de rites et d’enseignement oraux qui poursuit la modification radicale du statut religieux et social du sujet à initier » [6]

Les rites d’initiation comportent des scénarios qui, sous des formes diverses, sont des mythes de la « Quête ». En littérature, le mythe initiatique se délie de tout rite, mais il doit garder, dans son essentiel, le sens de la quête. Quête de l’absolu ou de la Toison d’or, quête du Graal ou de la perfection, quête du royaume perdu ou de l’immortalité, le héros ne parvient à l’initiation qu’après avoir subi des épreuves sous forme de combats, de pérégrinations, d’exploits de tous genres qui confèrent à son expérience le caractère d’une aventure mystique, d’un voyage spirituel, d’un « soul’s progress ».

Nous avons choisi pour illustrer cette étude un texte de Djibril Tamsir Niane intitulé : Soundjata ou l’épopée mandingue. Or, dans la mesure où Dabezies a raison de dire que le mythe est un récit qui a pris valeur de symbole pour une collectivité donnée [7] l’histoire de Soundjata nous paraît particulièrement privilégiée, non seulement à cause de la profondeur de l’émotion de l’auteur mais aussi parce qu’elle est généralement acceptée dans toute la région que comprenait l’ancien empire mandingue.

Soundjata dont Niane nous dit d’une façon lumineuse qu’il « est fils du Lion par son père et par sa mère, fils du Buffle » [8] bénéficie, dès le début du roman, d’une naissance et d’une parenté extraordinaires. Nous apprenons, entre autres, que parmi ses ancêtres, il y a eu Mamadi Kani, l’homme qui avait inventé le Simbon « qui lui permettait de se metre en communication avec les génies de la forêt et de la brousse » [9] Son père Maghan Ken Fatta est non seulement un grand roi dont l’autorité est incontestée mais aussi il est un chasseur intrépide, détenteur de tous les secrets magiques de la chasse.

Le Buffle de Do

Sa mère Sogolon est plus extraordinaire encore. L’épisode où l’auteur nous raconte comment cette femme fut proposée comme prix au chasseur le plus méritoire de la région reste l’un des mieux réussis du roman. Physiquement, Sogolon n’est point la belle du village. Au contraire, elle est bossue, laide et affreusement répugnante. Mais elle est le double du Buffle de Do, ce monstre à queue d’or qui peut se transformer à volonté en une vieille femme et qui ne peut être maîtrisé que par la générosité. Encore plus important pour notre propos, Sogolon est destinée par la volonté des divinités à être « la mère de celui qui rendra le nom de mandingue immortel à jamais » [10]

En effet, il n’est pas difficile de voir que dans les premières pages de son roman, Niane multiplie, avec beaucoup de complaisance, les éléments surnaturels dans le but de créer une atmosphère de sacralité autour de son héros.

Les divinations du grand chasseur inconnu [11] , la conception difficile de Sogolon [12], de même que la jalousie de Sassouma, la première femme de Maghan Ken Fatta et qui est déjà mère d’un fils de sept ans – tout porte le lecteur à s’attendre à l’arrivée d’un être à part. Aussi n’est-on nullement étonné, à la page 33, du phénomène prodigieux qui accompagne la mise au monde de l’enfant élu. D’une part, les éléments naturels sont bouleversés pour annoncer le nouveau-né :

« …le ciel s’assombrit, de gros nuages venus de l’est cachèrent le soleil… ».

D’autre part, l’accueil que réserve le griot Doua au nouveau-né est très significatif et reprend le thème de la parenté :

« …il est né l’enfant que le monde attend, Maghan, ô père heureux, je te salue ; il est né l’enfant-lion, l’enfant-buffle » [13] _ Mais malgré ce présage du griot Doua qui ne laisse aucun doute quant au destin extraordinaire de Soundjata, ce dernier doit connaître une enfance difficile et d’autant moins ordinaire que l’enfant ne ressemble à aucun des enfants qui l’entourent. Nous apprenons qu’avec « une tête et des yeux extraordinairement gros », il n’a rien de la grande beauté de son père. Nous lisons également qu’à trois ans, il était peu bavard, pensif, gourmand, et manifestait l’humeur acide tout en renfermant une force colossale. A sept ans, Soundjata est encore sur ses pattes et c’est encore un devin qui est à la fois forgeron et aveugle qui fournit l’explication métaphysique à cette lenteur qui caractérise le développement du héros :

« …les grands arbres poussent lentement, mais ils enfoncent profondément leurs racines dans le sol » [14]

Nous sommes un peu rassurés par cette explication mais la lenteur du développement physique du héros entraînera une situation dramatique où le vieux roi, sachant qu’il approchait de sa fin, contre tout usage normal, lègue la succession du trône à un infirme.

En effet, la légitimité de cette succession va provoquer une série d’épreuves que le héros se trouve dans l’obligation de surmonter. La première de ces épreuves est celle posée par le conseil des anciens, partisans de Dankaran Tourman lui-même demi-frère de Soundjata et de huit ans plus âgé que celui-ci. L’opposition du conseil des anciens à la volonté déclarée du roi défunt est animée, d’une part, par les machinations de Sassouma, le première femme de Maghan, jalouse du fils de sa co-épouse et désireuse de régner par l’intermédiaire de son propre fils qui est un faible, et d’autre part, par l’impossibilité dans laquelle se trouve le fils de Sogolon d’assumer les responsabilités qu’exige le statut élevé de roi.

Les premiers pas du « géant »

A vrai dire, Soundjata, incapable de marcher ni d’accomplir les petits devoirs que les garçons de son âge remplissaient auprès de leurs parents, se proposait, au grand malheur de sa mère, à la risée publique :

« La méchante reine-mère laissait la voie libre à tous les curieux qui voulaient voir l’enfant qui, à sept ans, se traînait encore par terre ; presque tous les habitants de Niani défilèrent dans le palais… » [15]

Ainsi le thème de la polygamie et celui des frères ennemis sont expressément employés par l’auteur pour pousser le héros dans la voie de la réalisation de son destin.

Car dans l’épisode qui va de la page 43 à la page 47 et où Niane raconte les événements ayant conduit à la première marche du héros, le lecteur assiste à l’accumulation voulue de procédés épiques employés dans le seul but de renforcer l’exemplarité du héros. Les exemples sont nombreux : l’énorme barre de fer que six grandes personnes transportent avec difficulté mais que Soundjata soulève d’une seule main, s’appuyant dessus pour redonner la force à ses jambes (p. 43), les premiers « pas de géant » qu’accomplit l’enfant (p. 45), le déracinement d’un baobab qu’il présente à sa mère comme récompense pour le mépris qu’il lui avait fait subir (p. 47).

Tout est prodigieux ici mais tout magiques que puissent paraître ces exploits, ils ne peuvent encore se ranger sous la case initiatique. Tout au plus nous pouvons parler d’un procédé systématique du renforcement du personnage. En effet, les rigueurs du voyage initiatique sont telles que celui qui est élu pour les subir doit forcément posséder des qualités qui le distinguent des autres hommes et partant justifient son élection. Niane a utilisé le procédé de la naissance prodigieuse ainsi que celui du développement magique pour s’assurer que son héros, Soundjata, est digne pour l’initiation.

Comme on s’y attendrait c’est par l’éducation que commence le véritable chemin de l’initiation de Soundjata. Dans le contexte initiatique, la notion d’éducation tient une très grande place, comme l’ont bien montré Léon Cellier [16], Pierre Gallais [17] et d’autres partisans de la pensée imaginaire. Il faut distinguer deux sens du terme éducation qui s’appliquent merveilleusement tous les deux au genre initiatique : au sens étymologique, le terme éducation vient du mot latin « éducere » qui signifie « sortir de ». Le héros est appelé à « sortir de » la masse de ses semblables, à se « distinguer ». L’éducation se conçoit donc non seulement comme un processus mais aussi comme un aboutissement. Il s’agit de se montrer éminent ou plutôt meilleur qu’éminent et ses caractères distinctifs sont la connaissance de soi et la sagesse. D’une part, l’éducation pour des fins initiatiques exige un mentor qui est un guide ou un père initiatique, la raison en étant que pour le néophyte, il ne doit pas y avoir de question sans réponse, d’attente qui ne soit satisfaite, de manque qui ne soit comblé. Ceci vient du fait que le héros initiatique se voit mal comme un homme mesuré, équilibré. Il est avant tout celui qui prend des risques, qui connaît des aventures, même si celles-ci devraient bouleverser son harmonie. Il arrive très souvent qu’il perde au début, mais en perdant, il parfait son « éducation » et enfin gagne au double. Comme le disait déjà Lukacs, il est par définition, « un héros problématique ».

Or bien que Soundjata porte en sa personne depuis sa naissance le signe de son élection, Niane va proposer, pour l’éducation du héros, non pas un mais quatre magisters.

Savoir commander

Le premier, c’est Balla Fasséké. Par son âge, il n’est pas un vieux puisqu’il n’avait que vingt ans à l’époque où Soundjata s’est mis à marcher. On dirait donc à première vue que le rôle de père initiatique sied mal à ce personnage, mais ceci n’est qu’apparent. En effet, Balla Fasséké est aussi un griot dont la renommée relève du fait que plusieurs générations de sa famille lui avaient laissé, dans la pratique de la noble profession de griot, un patrimoine sans tâche. Il est donc la personnification d’une longue tradition de divination et de voyance, mieux il est le symbole même de la vieille Afrique traditionnelle. C’est ce jeune homme, fermement enraciné dans la tradition africaine, qui servira de guide spirituel à notre héros. A celui-ci, il fournira tous les renseignements sur les brillants exploits accomplis par des générations successives de la famille royale de Niani, entretenant ainsi chez le héros le sentiment de son destin extraordinaire. Balla Fasséké est toujours là au moment décisif pour rappeler à Soundjata qu’il est un être providentiel appelé à délivrer son peuple du joug des oppresseurs et à lui dicter la voie qu’il doit suivre s’il désire laisser une trace d’honneur pour la postérité. C’est aussi lui qui apprend à Soundjata l’art de régner et de se faire aimer et respecter pour son sens de la justice. C’est enfin Balla Fasséké qui initie le héros à l’art de la chasse, indispensable pour quiconque désirait commander le respect du peuple mandingue.

Le deuxième guide spirituel s’appelle Sogolon, la mère du héros. Contrairement à ce qui se passe dans les récits initiatiques occidentaux où la femme est en général écartée des rites d’initiation, la femme africaine, surtout celle du Mandingue et de toute la région de la Haute Guinée est presque toujours aussi versée que l’homme dans les secrets occultes comme dans la connaissance des phénomènes naturels. Elle peut être détentrice d’une magie puissante comme c’est le cas pour la mère du héros de Camara Laye dans L’enfant noir. Elle peut aussi disposer d’une double paternité, divine et animale, comme c’est le cas pour la mère de Soundjata. Il ne faut pas oublier que pour Niane, cette origine mythique de la mère est d’autant plus importante que l’auteur n’hésite pas de prêter à l’enfant une partie du nom de sa mère – Sogolon-Djata – Buffle-Lion. Or non seulement la vie de Sogolon est pour son fils un modèle d’exemplarité et de persévérance, mais aussi cette mère est toujours présente aux côtés de son fils pour exhorter et au besoin forcer celui-ci à l’action qui le rendra digne du nom qu’il porte. En outre, Sogolon connaît les secrets des choses de la nature et le texte nous dit très significativement que tous les soirs, elle réunissait Soundjata et ses compagnons et

« …leur racontait les histoires des bêtes de la brousse, les frères muets des hommes ; le fils de Sogolon apprit à faire la distinction entre les animaux : il sut pourquoi le buffle est le double de sa mère ; il sut aussi pourquoi le lion était le protecteur de la famille de son père » (p. 49).

Et un peu plus loin :

« Sogolon initia son fils à certains secrets, elle lui révéla le nom des plantes médicinales que tout grand chasseur doit connaître ».

En effet, l’auteur attache, une telle importance au rôle de Sogolon comme éducatrice du héros qu’il ne la fait s’effacer que lorsqu’il est certain que le héros n’a plus rien à apprendre (p. 87). Nous ne trouvons donc aucune difficulté à pardonner à Niane lorsqu’il s’écrie dans un excès d’emportement enthousiaste : « …entre sa mère et son griot, l’enfant sut tout ce qu’il fallait savoir » (p. 49).

Les neuf sybilles

Malgré cette remarque péremptoire, Soundjata doit poursuivre son éducation en affrontant un troisième magister – on a presque envie de dire un groupe de mères initiatiques. Mères non point sanguines cette fois uniquement spirituelles. Car il s’agit de neuf sorcières que nous préférons appeler des sibylles. Ces neuf sorcières, détentrices d’un pouvoir magique extraordinaire, sont aussi capables d’exercer le droit de vie et de mort sur les êtres vivants de même que d’offrir la protection aux personnes qu’elles considéraient comme l’ayant méritée.

Or c’est bien ces sibylles que la jalouse Sassouma avait invitées pour jeter un mauvais sort et causer la mort de Soundjata. Et si au lieu de tuer le héros, elles préfèrent lui assurer leur protection, c’est parce que Soundjata a su surmonter l’épreuve qu’elles l’ont fait subir- les désarmant par sa bonté. C’est ainsi que nous assistons à l’épisode où la reine des sibylles se charge de révéler au héros un élément important de la connaissance et de la sagesse africaines lorsqu’elle lui dit : « …On ne peut rien contre un cœur plein de bonté » (p. 53).

Eduqué dans l’art de la chasse, initié aux secrets des plantes et des animaux, renseigné sur le pouvoir magique de la bonté, Soundjata est maintenant suffisamment préparé pour rencontrer son quatrième et dernier mentor de même que pour parcourir l’ultime étape – et l’étape la plus difficile aussi – de son initiation.

Mais ce guide, le héros ne le rencontre pas sans avoir préalablement surmonté un petit obstacle devant lequel il se doit de bien s’acquitter s’il est désireux d’atteindre le but suprême de son itinéraire. Cet obstacle, qui est aussi une petite épreuve initiatique, c’est le méchant roi/sorcier nommé Mansa Konkon qui le posera devant Soundjata sur son chemin d’exil.

En effet, Soundjata est un exilé. L’épopée mandingue est l’histoire d’un exil, plus exactement d’un retour d’exil. Chassé de son royaume et séparé de son griot préféré, le héros connaîtra une série de difficultés sur son chemin, à commencer par le jeu macabre de wori auquel il est convié par le méchant Mansa Konkon (p. 59). Ces difficultés ont pour seul but de lui faire comprendre que son destin ne peut résider dans l’exil mais bien plutôt qu’il doit retrouver sa véritable patrie. Heureusement pour le héros comme pour le développement du thème initiatique, Soundjata a pu se tirer de l’affaire de wori rien qu’en puisant dans les ressources magiques que lui avait laissées sa mère.

Soundjata va donc retrouver sa mère, vieille et malade, sur le grand chemin et c’est à vrai dire la maladie de Sogolon qui nécessite le départ du héros de la cour du roi de Wagadou à Mema, le mettant ainsi en contact avec son dernier magister, Moussa Tounkara roi de Mema. Ce dernier, en plus d’être un très grand soldat, avait l’habitude de partir tous les ans en campagne militaire contre les tribus montagnards et pillardes qui se trouvaient de l’autre côté du fleuve. C’est Moussa Tounkara qui apprend à Soundjata le noble art de combat. En effet, au bout de deux ans, le héros, à force de combattre aux côtés du roi guerrier, s’est si bien distingué par son courage qu’il est nommé KanKoro-Sigui, c’est-à-dire vice-roi.

Heureux qui comme Ulysse…

Mais, chose paradoxale et qui nous semble extrêmement heureuse pour le thème initiatique, le héros se verra dans l’obligation de se libérer de l’hospitalité irréprochable du roi Moussa ainsi que de l’amour contraignant que lui portait le peuple de Mema. Il arrive souvent que le héros initiatique rencontre sur son itinéraire un obstacle qui est d’autant plus difficile pour lui à franchir qu’il relève non pas de la méchanceté mais de la bonté et de la séduction. De la même manière que les compagnons d’Ulysse se seraient laissé capturer et transformer en bêtes par la musique enchanteresse de la magicienne Circé, de la même manière le cheminement initiatique de Soundjata aurait couru le plus grand risque de ne pas aboutir si le héros s’était résigné à jouir de l’hospitalité et de la générosité du roi de Mema. Celui-ci en effet, n’avait pas d’enfant et comptait déjà faire de Soundjata son successeur. Et il a fallu le courage et la surveillance de la vieille Sogolon pour rappeler au jeune héros qu’il ne pouvait pas se satisfaire d’un rôle secondaire à Mema mais qu’il devait plutôt se consacrer, comme le lui demandait son destin, à tout Manding. L’épisode qui raconte le combat moral entre le bienfaiteur et son ancien acolyte est pathétique et significatif. Sogolon meurt et Soundjata réclame du roi une terre pour ensevelir sa mère. Le roi refuse sa demande et le héros, tel Ulysse, menace de détruire le royaume de Mema si sa demande n’était pas accordée. Heureusement, l’incident s’arrête à la menace puisque le roi Moussa reconnaît la détermination du jeune homme et lui accorde ce qu’il désire. Mais la portée symbolique de cet épisode est considérable : il marque la disparition d’un des principaux adjuvants du héros et la fin de la phase préparatoire de la « quête » initiatique ; en évoquant deux ruptures simultanées (celle d’avec la mère morte et celle occasionnée par la querelle avec son ancien maître), il souligne l’important concept que l’initiation reste essentiellement une démarche individuelle. L’épisode annonce également la deuxième étape, très importante, de la quête mystique.

Cette étape sera caractérisée par le combat contre le monstre et la descente aux enfers. Nous n’oublierons pas de rendre hommage à Niane qui a su nous donner ici un modèle presque parfait de la descente aux enfers simplement en décrivant le combat que mène le héros pour détruire Soumaoro Kanté, la personnification du diable. Tous les éléments préconisés par les partisans de la pensée imaginaire se trouvent réunis dans cette partie du roman. Soumaoro Kanté est le roi de Soso. Il est aussi un sorcier reconnu et un grand forgeron. Il est donc maître du feu et nous rappelle un peu Prométhée par le métier qu’il exerce, par sa volonté de puissance, de même que par sa révolte contre toutes les convenances sociales. Mais il se constitue en terrible avatar puisqu’il est de nature tourné vers le mal. En effet, ce « génie du mal », comme l’appelle Niane lui-même, disposait des fétiches grâce auxquelles « il pouvait lancer la mort sur qui il voulait » (p. 73). Il compte parmi ses crimes de nombreux assassinats, des villes innocentes détruites, des champs ravagés, des milliers de mineures détournées, et surtout l’inceste.

La tour d’horreur de Soumaoro

En outre, la ville de Soso est une enceinte extrêmement fortifiéequiévoque l’idée d’un labyrinthe vertical. Elle comporte plusieurs maisons disposées d’une telle sorte à dérouter quiconque veut pénétrer dans le centre. Au centre se trouve l’enceinte royale qui est constituée d’une immense tour à sept étages. La chambre du roi est au septième étage.

Il s’agit bien d’une chambre d’horreurs dont les murs sont tapissés de peau humaine, où le spectacle des têtes de morts se mêle à celui des armes de massacre extraordinaires. Pour veiller sur ce sanctuaire d’horreur, tel un Cerbère, trois hiboux et un serpent venimeux. Chose passionnante pour notre propos, ce n’est pas Soundjata mais bien plutôt son griot Fasséké qui tente la première descente dans la chambre macabre. Il nous semble évident que par cet acte, Niane veut que le lecteur considère Fasséké non plus comme le guide mais comme le double initiatique de Soundjata.

La descente de Balla Fasséké est extrêmement périlleuse et ne comporte aucune autre valeur que celle de reconnaissance. Le griot ne doit-il pas être à la fois l’œil, la bouche et le musicien du roi ? C’est ainsi que le griot, dans un geste éminemment orphique, réussit à charmer les animaux et les morts grâce à la musique suave et merveilleuse tirée du balafon magique de Soumaoro. Le texte ici est si beau que nous ne pouvons pas nous empêcher de le citer longuement :

« Il se mit à jouer. Jamais il n’avait entendu un balafon aussi harmonieux ; à peine effleuré par la baguette, le bois sonore laissait échapper des sons d’une douceur infinie ; c’étaient des notes claires, pures comme la poudre d’or ; sous la main habile de Balla l’instrument venait de trouver un maître. Il jouait de toute son âme, toute la chambre fut émerveillée ; comme de satisfaction, les hiboux somnolents, les yeux mi-clos se mirent à remuer doucement la tête. Tout semblait prendre vie aux accents de cette musique magique ; les neuf têtes de morts reprirent leur forme terrestre, elles battaient des paupières en écoutant le grave « air des vautours » ; de la jarre le serpent, la tête posée sur le rebord, semblait écouter. Balla Fasséké était tout heureux de l’effet de sa musique sur les habitants extraordinaires de cette chambre macabre, mais il comprenait bien que ce balafon n’était pas comme les autres, c’était celui d’un maître-sorcier » [18]

Ce texte, si riche en éléments initiatiques, se passe de tout commentaire.

Mais comme nous l’avons dit, il s’agit bien là de la petite descente, entreprise par Balla Fasséké, le double initiatique de Soundjata, dans le but unique de prendre connaissance de ce qui se trouve dans la chambre secrète de Soumaoro.

Plutôt la mort que l’esclavage

La grande descente s’effectuera par Soundjata lui-même au cours d’un combat épique qui l’oppose à Soumaoro. Car il ne faut pas oublier que Soumaoro est aussi un soldat redoutable :

« …un ennemi qui se dérobe, sur qui la lance n’a aucun pouvoir, qui attrape la flèche au vol » (p. 95).

C’est contre cet homme en apparence invulnérable que le héros, à la tête de toutes les armées du Manding, est appelé à se battre. Et comme pour brosser le tableau d’une grande confrontation entre le bien et le mal, un peu à la manière du Paradis perdu de Milton, l’auteur oppose la majesté à la force, le sens de la justice et de la liberté de Soundjata à la mesquinerie et la perversité de Soumaoro. Tandis que Soumaoro est présenté comme un homme grand de taille, habillé en noir et portant sur sa tête des cornes, Soundjata se voit comme un justicier rayonnant « de gloire et de beauté », défenseur intraitable de la liberté du peuple Manding :

« Je vous salue tous, fils du Manding.. . Je suis de retour et tant que je respirerai, jamais le Manding ne sera esclave. Plutôt la mort que l’esclavage. Nous vivrons libres car nos ancêtres ont vécu libres. Je vais venger l’affront que le Manding a subi » [19]

Pour se préparer pour cette épreuve suprême, le héros va recourir à deux adjuvants. Le premier de ces adjuvants est le plus grand devin de Sibi qui exige de lui l’immolation de cent taureaux blancs, cent béliers blancs et cent coqs blancs s’il veut neutraliser les fétiches de Soumaoro. Le deuxième adjuvant est une femme nommée Nana Triban, la demi-sœur de Soundjata qui avait pu percer le secret de la puissance magique de Soumaoro au temps où elle était la femme préférée de celui-ci.

L’épisode le plus dramatique du roman est celui où Soumaoro, effleuré par la flèche spécialement préparée par Soundjata, sent partir son pouvoir magique provoquant ainsi la déroute de toute son armée pendant la bataille de Kérina. Pourchassé par Soundjata, le génie du mal prend refuge dans une grotte où le héros l’engage en corps à corps. La grotte ici a une signification initiatique bien connue. Elle n’est pas un lieu de repos mais bien plutôt elle possède toutes les qualités d’un tombeau. Il est vrai que l’auteur ne nous dit pas de façon définitive que Soumaoro est mort dans cette grotte mais tout porte à croire que cet homme méchant y a trouvé sa fin, car lorsque Soundjata sort de la grotte après le combat, il en sort seul (p. 122). Avec Soumaoro « mort », le héros peut maintenant achever la deuxième étape de son aventure initiatique en détruisant la ville de Soso de même que la chambre de Soumaoro (p. 125).

La mare de Kita

Tout est dans la fin. Soundjata, après avoir célébré son « te deum », se purifie dans la mare magique de Kita avant de regagner enfin son royaume de Niani, le but ultime de sa quête ». Et ce n’est pas pour rien que Niane fait correspondre l’aboutissement de la quête du royaume perdu à la transfiguration ontologique de Soundjata. Le dernier épisode du roman nous montre le héros totalement transformé après la cérémonie de purification :

« …ses yeux avaient un éclat insoutenable : il rayonnait tel un astre, le Moghya-Dji l’avait transfiguré » [20]

Ce qui l’a transfiguré, c’est la joie que l’on ressent lorsque l’on arrive au bout de son initiation, c’est ce que l’on éprouve lorsqu’on est ce qu’on doit être, lorsqu’on a enfin trouvé l’harmonie, la satisfaction totale. Avec le monde extérieur, certes, mais ceci est second. Avec soi-même d’abord. La quête du Graal, comme le disait Pierre Gallais [21] , continuera aussi longtemps que les hommes auront des besoins et des désirs à satisfaire, des aspirations à combler. Quelque soit l’objet de la quête -la gloire, la souveraineté, la femme ou Dieu – elle est essentiellement d’ordre méta-physique et celui qui aura le courage de l’entreprendre, doit d’abord mourir pour mieux renaître.

C’est par la souffrance, la mort et la renaissance que s’accomplit l’initiation du héros de Soundjata.

Tout mythe digne de son nom a au fond une structure dramatique. Ce qui ne veut pas dire que tout drame est un mythe. Mais dans la mesure où Baudouin a raison de dire qu’un mythe est le rêve d’une humanité qui se cherche, on peut dire qu’un conflit qui correspond à une certaine fascination collective d’une époque, pourvu que l’époque s’y reconnaisse, prend par là une valeur mythique. Soundjata est donc le récit d’un mythe initiatique parce que c’est l’histoire romancée d’un conflit de survie du peuple Manding pendant le XVIe siècle.

[1] Kesteloot L., Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, éd. de l’Institut de Sociologie, Bruxelles 1971.

[2] Eliade, M., Naissances mystiques, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1959, p. 10.

[3] Nwoga, D.I. « Inaugural lecture, présenté dans le cadre de l’Université du Nigéria, Nsukka, le 2 décembre 1977, pp. 3-8.

[4] Cité par Cellier, L., « Le roman initiatique en France au temps du romantisme », Cahiers internationaux de symbolisme, n° 4, Genève, 1964, p. 22.

[5] Cf. L’article de Durand, G., « L’exploration de l’imaginaire », in Circé, revue du Centre de Recherche sur l’Imaginaire Chambéry, n° I, 1970.

[6] Cité par Cellier, L., op. cit., p. 23.

[7] Dabezies, A., « Le mythe comme forme de l’imaginaire », contribution aux « Neuvièmes Journées d’Etudes » du Centre de Recherche sur l’Imaginaire, Chambéry, du 21 au 23 mai 1976.

[8] Niane, D.T., Soundjata ou l’épopée mandingue, éd. Présence Africaine, Paris 1960, p. 10.

[9] Ibid., p. 15.

[10] Ibid., p. 18.

[11] Ibid., p. 18.

[12] ( Ibid., p. 31.

[13] Ibid., p. 34.

[14] Ibid., p. 39

[15] ( Ibid, p. 42.

[16] Cellier, L., d. « Le roman initiatique en France au temps du romantisme » Cahiers internationaux de symbolisme : n° 4, Genève, 1964.

L’épopée humanitaire et les grands mythes romantiques, Société d’Edition d’Enseignement Supérieur, Paris, 1971.

[17] Gallais, P., Perceval et l’initiation, éd. du Sirac, 1972.

[18] Niane, D.T. op. cit., p. 25.

[19] Ibid., p. 103.

[20] Ibid., p. 129.

[21] Gallais, P., op. cit. p. 13.