Approche de l’œuvre

LEOPOLD SEDAR SENGHOR LE POETE DES « ELEGIES MAJEURES »

Ethiopiques 59

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2ème semestre 1997

 

Senghor 90, Salve Magister

Hommage au Président Léopold Sédar Senghor

 

A l’Occasion de son 90e anniversaire

 

(Octobre 1996)

 

La critique a relativement peu parlé des Elégies Majeures, le dernier recueil publié de Senghor (1979). Le poète a alors 73 ans. Cette situation peut étonner à plus d’un titre. C’est, avec Lettres d’hivernage (1972), l’un des recueils de l’âge mûr et de la sagesse acquise à l’école souvent rude de la vie. Nocturnes pour sa part, remonte à 1962. C’est aussi et surtout un recueil dont l’architecture ou la structure a été profondément modifiée par l’ajout en 1990 de l’« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor », écrite en 1983 en souvenir de son fils mort en 1981.

Est-ce par pudeur que les critiques se sont montrés aussi discrets devant ce recueil ? Il est vrai que le poète nous admet, tout au long de ses Elégies, dans son intimité certainement la plus profonde. Comment partager son expérience de la mort ? Comment dire la mort d’un jeune coopérant, d’un fils, d’une grande figure de l’homme noir, d’un ami ? Comment tirer de la douleur personnelle un chant qui transcende la mort et célèbre la vie ? Comment cette question fondamentale que se pose tout homme s’intègre-t-elle dans cet ensemble d’élégies qui ne sont pas simplement juxtaposées mais qui composent un recueil traversé par un projet poétique ? Le poète répond magiquement à ces questions dans les Elégies majeures.

Le recueil de 1979 compte six élégies : l’« Elégie des Alizés », l’« Elégie pour Jean-Marie », l’« Elégie pour Martin Luther King », l’« Elégie de Carthage », l’« Elégie pour Georges Pompidou » et l’« Elégie pour la Reine de Saba ». En 1990, dans son Oeuvre poétique, le recueil comprend sept élégies. En troisième position, entre l’« Elégie pour Jean-Marie » et l’« Elégie pour Martin Luther King », le poète insère un nouveau poème, l’« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor ». La structure d’ensemble des Elégies majeures est alors, profondément modifiée et une nouvelle dynamique est insufflée au recueil. Voilà que l’« Elégie pour Martin Luther King » se retrouve en plein centre de la composition, précédée de trois élégies et suivie de trois autres. L’architecture du recueil apparaît ainsi plus symétrique et plus harmonieuse autour d’une figure centrale, celle de Martin Luther King.

Toutefois, la transformation profonde ne réside pas dans l’équilibre arithmétique, mais bien dans l’arrangement nouveau des grandes images poétiques et dans le renforcement du sens qui est ainsi généré par la structure d’ensemble. Apparaissent aussi de nouvelles images et de nouvelles figures qui s’inscrivent dans l’univers poétique de Senghor. La figure du poète se développe également selon une dimension à la fois religieuse et mystique. Ce sont les grandes images et la figure du poète dans les Elégies majeures qui alimentent ici notre lecture en deux temps : poser d’abord chacune des élégies dans son autonomie, puis mettre au jour ce qui les unit en un ensemble unique et fort signifiant.

  1. Autonomie de chaque élégie

« Elégie des Alizés »

L’« Elégie des Alizés » est celle dont l’écriture est la plus ancienne. Ecrite en 1964-65, « cinq ans de silence, depuis les trompettes » (p. 261), depuis l’accession du poète à la Présidence du pays, elle est publiée en 1969, avec une lithographie de Marc Chagall. Il n’est donc pas étonnant de retrouver l’image des Alizés, ce vent doux et rafraîchissant qui souffle de la mer, après l’hivernage, les tornades, les pluies abondantes que le poète « poreux » à tous les mouvements de la nature n’aime pas, vent bénéfique donc, et que le poète oppose ici comme ailleurs au vent de l’harmattan qui souffle la chaleur du Sahel. Les Alizés, ce sont d’abord pour le poète, les « Alizés de l’enfance mon enfance », le souvenir de Nyilane, sa mère, des rentrées scolaires, des retours d’Europe et le retour des hirondelles. Les Alizés ramènent toujours la douceur, la concorde et la fraîcheur ; ils chassent aussi l’harmattan qu’il faut vaincre par le labeur. Avec octobre, avec le retour des Alizés, la vie reprend et le poète gorgé d’amour, la femme aimée va bientôt revenir, et « l’esprit ouvert comme une voile, mobile comme une palme » (p. 272), est disponible, prêt à l’action.

Les Alizés que le poète avait déjà associés au printemps, sont mis dans cette élégie, en relation avec d’autres images, l’image de Pâques, qui est, comme le printemps, surrection, résurrection, fleurs, nouvelles semailles et l’image aussi de la Pentecôte, de la descente de l’Esprit sur le poète et sur son peuple : « Et l’esprit est descendu parmi nous dans la pourpre des flamboyants » (p. 270). La référence au feu, aux langues de feu se posant sur les apôtres, est explicite : le poète se dit « Maître-de-langue » (p. 262).

La poésie de Senghor nous avait déjà habitués à voir le poète comme porte-parole et ambassadeur de son peuple, comme dyali ou chantre, griot de l’Afrique. Il ajoute ici comme guide et ethnarque, c’est-à-dire conducteur de son peuple et comme nourricier de son peuple.

L’« Elégie des Alizés » annonçaient en 1969 ou dès 1964-65, ce qu’allaient reprendre en 1972, Lettres d’hivernage. Il y est dit : « Ma tâche est d’éveiller mon peuple aux futurs flamboyants / Ma joie de créer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la parole ! » (pp. 265)… « J’ai promu l’énigme au rang d’une institution, et seule la haute kôra fut à la hauteur de notre dessein » (p. 266). La fonction du poète s’enrichit d’une nouvelle mission : « dire la Bonne Nouvelle »(p. 269), dire l’avenir de son peuple et de l’Afrique.

« Elégie pour Jean-Marie »

L’« Elégie pour Jean-Marie » écrite en 1968 et publiée pour la première fois en 1969, reprise dans le recueil de 1979 et dans celui de 1990, célèbre un jeune coopérant français du contingent disparu trop rapidement. « Moi que je prononce ton nom, ton innocence, toi Jean-Marie / Pour que tu revives… ! » (p. 275).

La poésie donne une existence nouvelle au jeune homme. Elle change la mort en vie et la tristesse en joie. Le poète dit sa douleur de la perte de son jeune ami, mais surtout il chante Jean-Marie, arrivé sur les ailes des Alizés avec un Ange à ses côtés, sa jeune épouse, -le poète avait assisté à leur mariage en Normandie-, Jean-Marie, l’apôtre des Gentils qui s’est fait nègre parmi les nègres, apportant au peuple sénégalais le pain de son enseignement. C’est dans un Paradis peuplé d’« Anges peuls », bercé dans les bras de « Marie Sarr », « à l’entour de l’Agneau pascal » (p. 278-279) que reposera Jean-Marie.

Le poète partage la douleur des parents. Il admire leur courage de paysans qui se relèvent après avoir connu, comme le poète, leur chemin de Damas. Transformés par la douleur, ils sont debout dans la lumière, grâce au soutien de leur foi solidement enraciné dans la terre de France. Ils ne se rebellent pas devant les cycles de la vie, donnant l’exemple au poète. Puis Paul, le premier apôtres des Gentils qui a connu lui aussi son chemin de Damas, est nommé, convoqué. Et l’association senghorienne se complète : « Paul, Léopold » (p. 277) « deux compagnons deux frères, / deux vases communiants dans la communion de la même foi… » (p. 281). L’image qui traduit la réaction du poète devant la mort incompréhensible d’un jeune, est ainsi celle de Paul terrassé sur le chemin de Damas. Pour le poète confronté à son réveil un dimanche matin, à la mort de Jean-Marie, c’est la même passion, la même souffrance. Pour se relever, le poète s’élève par l’amour, par l’acceptation de la Volonté du Seigneur : « Je veux Ton vouloir et qu’elle soit faite, Ta Volonté ! ». La parole du poète fait écho à celle du Christ qui a dit lui aussi devant sa mort : « Non pas ma volonté, mais la Tienne ».

« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor »

L’« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor » a été écrite en 1983, deux ans après la mort accidentelle du fils du poète, le 7 Juin 1981. Le poète est à nouveau confronté à la mort d’un jeune, mais cette fois, il s’agit de son propre fils. Il a fallu deux ans pour que mûrisse la douleur du père, pour que le poète puisse parler du drame. Et il crée le poème le plus sensible et le plus touchant de toute son oeuvre poétique. Les images préférées du poète recréent la figure du fils bien aimé.

Le mouvement du poème est remarquable. Il s’ouvre sur la sérénité retrouvée, sur la transparence de la lumière de septembre et sur l’absence-présence de « l’enfant fleur de l’échange » (p. 285) dont le poète entend la voix qui chante : « Steal away to Jesus ». Vient ensuite le drame : le coup de téléphone qui déchire l’atmosphère blanche du manoir de Verson, ce jour de la Pentecôte, le 7 Juin 1981 et qui sonne « comme au coeur un coup de fusil » (p. 286). L’annonce de l’accident dont le fils a été victime devient « coup de foudre » (p. 286) pour les parents et tout spécialement pour la mère. Tout se précipite : la course folle du Concorde vers Dakar ; le refus du père devant la confirmation par le médecin de la mort du fils, devant le sacrifice demandé par le Dieu de sa foi, comme il a été demandé à Abraham. Pourquoi ce sacrifice suprême imposé au poète et à la mère qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour leur pays, surtout à la mère normande qui s’est faite sénégalaise et qui a fait de son fils, « l’enfant de la terre sénégalaise » (p. 288) ?

La mort du fils devient rachat du peuple insoumis, les « trois cents ans de Traite » n’ayant pas suffi à apaiser le « terrible Dieu d’Abrahm » (p. 288). Le fils, victime propitiatoire, offert en rachat, la mère « crucifiée », tous les éléments sont mis en place pour que s’opère le salut du peuple, le fils devenant en quelque sorte le sauveur de son peuple. Le poète associe alors deux images issues de traditions différentes : le chemin de Damas et le labyrinthe où veille le Minotaure, l’une judéo-chrétienne, l’autre, hellénique ou plus précisément crétoise. La poésie senghorienne associe de façon harmonieuse les références à des cultures différentes. Ici, c’est le secours de la foi, cette foi de Paul, la foi chrétienne, qui devient le fil d’Ariane permettant au poète de sortir du labyrinthe de l’épreuve.

Se détache alors sur la douleur maîtrisée des parents la figure du fils. Tout d’abord, lors des funérailles « nationales » du fils parce que sa mort touche tout le pays, tout le peuple sénégalais et même au-delà, sans distinctions de religion, de rang social, de groupes d’âge, le fils devenant le rassembleur : « Les prêtres et les marabouts, les employés et les ouvriers, les délégations des nations unies / Les notables ?…? / Les paysans, les pêcheurs, les pasteurs, et toute la jeunesse ?…? » (p. 289). Cette mort touche surtout la jeunesse. Et les jeunes filles respectueuses de la tradition sérère et africaine, savent « que seuls vivent les morts dont on chante le nom » (p. 289). Le poète reconnaît à son fils tous les attributs du code de beauté sérère et senghorien, présent dès les premiers recueils : le fils est proclamé « Dior de Joal ! », l’Homme au sens noble, « le champion de Gnilane-la-Douce », l’athlète vainqueur désigné par le nom de sa grand-mère, le « cavalier », le dompteur des « chevaux de sang », « cavalier de la planche à voile », « élégant », « buste de bronze élancé », « Prince de la Gentillesse » (p. 289-290).

La figure du fils se dresse comme l’idéal de l’enfant pour les parents et comme l’idéal de la jeunesse qui le célèbre.

Le mouvement du poème compose une véritable ascension du fils, le mot n’est pas utilisé mais il y a montée du fils au paradis. La vision qui forme la cinquième séquence de l’élégie, est en effet l’annonce de l’entrée glorieuse du fils de l’amour, du fils aimant, de celui qui a été le frère de tous, au « jour de l’Amour, de tes noces célestes ?…? A la droite du Christ ressuscité » (p. 290), dans le paradis où les Africains ont leur place, où le fils tiendra les orgues comme à Verson, accompagnant danses et chants. En une appropriation bien senghorienne, « le choeur des Puissances » devient « une frise de sveltes Linguères » (p. 290).

La retombée du mouvement avec la dernière séquence est toute en douceur. Dans la paix retrouvée, les parents souhaitent le retour de septembre, mois préféré du fils, car la nature, la lumière, les fleurs, les odeurs feront surgir la présence du fils associée à la musique du « Steal away, steal away to Jesus » (p. 291). Le poète peut alors annoncer sa sortie du labyrinthe, la vie reprenant dans l’absence-présence du fils : « Nous revivrons et les jeux et les rires du Royaume d’Enfance » p. 291).

« Elégie pour Martin Luther King «

Puis au centre du recueil remanié en 1990, l’« Elégie pour Martin Luther King ». Cette élégie, a été commencée en 1969, si l’on s’en remet à la référence suivante : «  ?…? je me rappelle hier et hier il y a un an / C’était lors le huitième jour, la huitième année de notre circoncision » (p. 296), l’indépendance du pays remonte en 1960 et elle représente le passage de l’enfance à l’âge d’homme. Une première version de l’élégie existait en 1971 et le poème en porte également la trace : « c’est la troisième année ?…? » (p. 298), Martin Luther King est mort en 1968. Puis le poète a retravaillé ce poème au moins jusqu’en 1975, avant de le publier en 1979, dans Elégies majeures.

A l’ouverture de l’« Elégie pour Jean-Marie », le poète, devant la mort, est « ivre et vide, devant le papier blanc » (p. 275). L’« Elégie pour Martin Luther King » s’ouvre d’abord sur une vision mais aussi sur la difficulté de dire cette vision : «  ?…? je dois repartir à zéro, tout réapprendre de cette langue / Si étrangère et double, ?…? cette lionne-lamantin sirène-serpent dans le labyrinthe des abysses. » (P. 296), langue poétique à la fois sauvage et douce, séductrice et trompeuse.

Il n’y a pas que le langage poétique qui soit double. La vision du poète porte à la fois sur le présent et sur le passé et elle est d’abord vision apocalyptique, puis vision de joie, pour redevenir vision de deuil, puis vision paradisiaque. Toute l’élégie est traversée de ce double mouvement de deuil et de joie.

Le présent, c’est « ce siècle de la haine et de l’atome » (p. 295). C’est un temps sur lequel même ceux qui commandent n’ont pas de prise. Tout pouvoir, si grand soit-il, comporte son envers, ses faiblesses : « Qui a dit ?…? que les Sur-Grands / Tremblent la nuit sur leurs silos profonds de bombes et de tombes » (p. 295). Le présent, c’est aussi ce monde qui a vu la mort de Martin Luther King que le poète pleure.

Le passé proche, l’indépendance du pays en 1960 que le poète associe dans sa vision a un passé plus éloigné : « La cent soixante-dix-neuvième année de notre mort-naissance à Saint-Louis » (p. 296), sans doute une référence à 1789 et à la Déclaration des droits de l’homme, fait marquant de la Révolution française célébré « sous la brise de la joie » (p. 297), jusqu’à Saint-Louis du Sénégal, avec au premier plan, la Parole retrouvée pour l’homme noir, parmi les Linguères et les Signares, figures de la « prestance ancienne » (p. 297). Ainsi, le passé proche et lointain était porteur d’espoir pour l’Afrique et pour tous les Noirs.

Mais vu depuis le présent, ni la Déclaration des droits de l’homme, ni les indépendances africaines n’ont donné les effets escomptés. La joie de Saint-Louis et la beauté des femmes se sont fanées, voilées. Ce qui s’impose à la vision du poète dans le présent, c’est ce souvenir obsédant : « Je revois Martin Luther King couché, une rose rouge à la gorge » (p. 297), marque sanglante du projectile qui l’a tué. Une mort qui en prolonge d’autres, les deux cent millions de victimes au cours des quatre cents années de la traite. Si les chants des femmes comme celui du poète s’élèvent, ce ne peut être que « pour magnifier MARTIN LUTHER KING LE ROI DE LA PAIX » (p. 297).

La mort de Martin Luther King est un autre coup de la « gauche terrible » de Dieu pour l’Afrique et plus encore pour le Sénégal. La vision du poète se porte de son pays où sévit la grande sécheresse à la fin des années 1960 – début des années 1970, aux conséquences désastreuses pour la terre, la végétation, les animaux et les hommes, jusqu’à la guerre du Biafra (1968-1970), « guerre où les Sur-Grands vous napalment par parents interposés » (p. 299), les supplices de la guerre postcoloniale étant plus raffinés que ceux du temps de la colonisation, jusqu’à la guerre du pétrole de la même période. L’évocation d’images bibliques, Séboïm, Sodome, Gomorrhe montre bien que le poète cherche une explication à ces malheurs de l’Afrique : « Parce que nous ne l’avons pas aidé, nous ne l’avons pas pleuré Martin Luther King » (p. 299).

Les trois premières séquences de l’élégie ont tout disposé et tout préparé pour que soit évoqué dans la quatrième séquence, le drame du quatre avril 1968, à Memphis. A nouveau, le souci de précision bien connu chez le poète et que nous avons observé dans le choix de certaines dates, se manifeste dans le rappel de l’événement par nombre de détails hautement signifiants. C’est le printemps, dans un quartier pauvre de Memphis, au balcon d’un motel simple, dans la lumière du soir, Martin Luther King est debout et invite son compagnon : « Mon frère, n’oublie pas de louer le Christ dans sa résurrection, et que son nom soit clair chanté » (p. 300). En face, dans l’ombre, le motel Lorraine, une maison de passe, debout, un autre homme : « et à la main le fusil Remington / James Earl Ray dans son télescope regarde le Pasteur / Martin Luther King regarde la mort du Christ ?…? (p. 301). Pour le poète, Ray devient « l’envoyé de Judas », donc du traître. Il vise le cou de Martin : « Il hait la gorge d’or, qui bien module la flûte des anges / La gorge de bronze trombone, qui tonne sur Sodome terrible et sur Adama » (p. 301). Martin regarde le motel Lorraine devant lui, il voit les gratte-ciel de verre, symbole de l’Amérique riche, et les enfants blancs et noirs unis dans un même choeur. Ray tire. Le pasteur tombe en avant. Cette séquence illustre bien que si en général la poésie est évocation, elle sait aussi à l’occasion être précise sans rien perdre de sa force ni de sa beauté.

Le finale de l’élégie reprend le mouvement d’ascension déjà présent dans l’« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor ». Il s’agit cette fois de la montée de l’âme du pasteur. Le poème entre ensuite en relation intertextuelle avec l’Apocalypse de Jean. Comme l’apôtre sur l’île de Patmos, le poète entend une voix qui lui dit à l’oreille : « Ecris et prends ta plume, fils du Lion ». Le poète ajoute : « Et je vis une vision » (p. 302). Pour les familiers de la poésie de Senghor, le fils du Lion, c’est le fils de Diogoye (lion en Sérère), de Basile Diogoye Senghor, père du poète.

La vision du poète est paradisiaque, « Comme au Royaume d’Enfance autrefois, quand je rêvais » (p. 302). Le cadre de la vision est bien le Sénégal, plus précisément « les montagnes du Sud comme du Fouta-Djallon » (p. 302). « L’Etre qui est Force ?…? Justice ?…? Bonté » siège sur une élévation. Tout autour des élus, Noirs et Blancs, toutes les classes sociales confondues, tous « fils de la même terre-Mère » (p. 302) et chantant en choeur et dansant sur des rythmes syncopés. Les effets stylistiques confirment l’existence de la vision : « Je vis ?…? »(p. 303) répété trois fois. Les grands de l’histoire que le poète fait surgir : « Et ils furent debout par la voix du poète » (p. 303), ont tous affaire avec l’Amérique et avec les Négro-américains : Georges Washington, Phillis Wheatley, Benjamin Franklin, le marquis de la Fayette, Abraham, Lincoln, Booker T. Washington, William E. B. Dubois, Langston Hugues, John F. Kennedy, (Lewis) Armstrong, Robert Kennedy et au milieu d’eux, Martin Luther King, Malcom X, Angela (Davis), George Jackson. Comme le fils rassemblait autour de lui des représentants de tous les peuples, Martin Luther King rassemble aussi toutes les grandes figures nommées dans cette vision.

Le poème se termine sur un immense crescendo de la voix du poète : « Je chante avec mon frère / La Négritude debout, une main blanche dans sa main vivante / Je chante l’Amérique transparente, où la lumière est polyphonie de couleurs / Je chante un paradis de paix » (p. 303-304). Une main blanche dans une main noire a été le symbole de la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis dans les années 1960. De plus, la vision du poète devient chant : celui qui a vu doit proclamer sa vision. Le poète adresse sa vision à tous ceux qui acceptent de l’écouter. La Négritude debout, en italique comme en complicité avec le poète martiniquais, renvoie bien entendu à ce que Césaire dit d’Haïti dans son Cahier d’un retour au pays natal.

« Elégie de Carthage »

Senghor a ensuite disposé dans son recueil, l’« Elégie de Carthage » dédiée à « Habib Bourguiba le Combattant suprême ». Elle a été écrite en 1975, à l’occasion d’un colloque à Tunis dont Senghor était l’invité d’honneur. L’ouverture du poème est grandiose : le poète entre en bateau dans le port de Tunis et la beauté de la baie de Tunis éveille du plus profond de son être, un élan poétique. La vue du palais présidentiel, « le palais de marbre maure » (p. 307) rappelle au poète, son ami, Habib Bourguiba, et le souvenir de Carthage.

La dédicace de l’élégie, « A Habib Bourguiba, le Combattant suprême », indique l’orientation du poème. Ce n’est pas tant de mort dont il sera question -les trois élégies précédentes en ont fait leur figure principale-, mais bien d’Histoire et de grandes figures de cette Histoire glorieuse. Car ce que chante le poète depuis le début du recueil, ce sont bien des êtres dont la stature dépasse la simple dimension individuelle et qui peuvent être proposés en modèles. On verra plus loin comment cette élégie qui, en une première lecture, semble se dissocier de celles qui la précèdent, se situe en cohérence avec l’économie d’ensemble du recueil.

C’est d’abord Carthage qui est évoquée, dont la fondation a été le fait de Tyriens ayant à leur tête Didon, apport de sang neuf qui revivifie l’Afrique. La légende devient mythe : Didon pleure son amour impossible avec Enée. Ce combat amoureux est élevé au rang d’un combat entre les dieux du Nord et les dieux de l’Afrique : « Que n’avais-tu fidèlement consulté la Négresse, la Grand-Prêtresse de Tanit couleur de nuit ? » (p. 308). La douleur de Didon devient celle du poète.

Viennent ensuite les figures des Combattants contre Rome, Hannibal, fils d’Hamilcar, et Jugurtha, le Numide. Dans une premier volet, l’épopée glorieuse d’Hannibal se rendant en Espagne, faisant traverser les Alpes enneigées à son armée et à ses éléphants, marchant au milieu de ses hauts faits contre Rome, est rapportée dans ses grands moments, en toute fidélité à l’Histoire. La victoire totale contre Rome est manquée de peu : « La puissance du Nord, tu fus bien près de la crouler » (p. 309), en grande partie parce que Carthage a abandonné Hannibal. Le héros meurt cependant debout en Bithynie et le poète chante celui que l’on considère toujours comme l’un des plus grands chefs de guerre de l’Antiquité : « Je ne chante pas ton courage : en lettres d’or et sur le marbre Noir Hannibal, je rythme ta passion aux yeux de lynx » (p. 310), la passion de « l’Afrique-mère » et de sa race.

Le second volet de cette période de l’Histoire africaine est occupée par Jugurtha, visiblement le héros préféré du poète, figure emblématique de la Numidie et de l’Afrique. C’est le courage, la férocité et les autres vertus de Jugurtha qui plaisent au poète. Si son héros a été trahi et est mort dans les murs de Mamertine, c’est sa vision du combattant mais encore plus du grand homme d’Etat qu’il magnifie : «  ?…? mais libre en ta vision puissante / D’une Numidie bien numide : une nation nation, une terre totale » (p. 311). Le rêve de Jugurtha d’unifier tous les peuples d’Afrique en une seule nation a conquis le poète-président.

Habib Bourguiba, le « Combattant extrême » (p. 311), est le dernier de cette lignée de héros des peuples de la mer. Son combat a été celui de la libération de son pays. Il a libéré la Tunisie de la puissance coloniale. Surtout il a appris à bien connaître l’Afrique et il s’est associé à d’autres chefs d’Etat africains : Hamani Diouri et Senghor lui-même. « Je salue tout salut à l’Afrique ?…? Je te salue de ton salut de paix, toi Combattant ultime » (p. 312). « Combattant suprême » , « extrême », « ultime », autant d’épithètes qui marquent la grande admiration que le poète voue à ce chef d’Etat de l’histoire contemporaine.

« Elégie pour Georges Pompidou »

Vient ensuite dans l’ordre du recueil l’« Elégie pour Georges Pompidou ». Le souvenir de la mort récente de Pompidou accompagne le poète au cours d’une visite présidentielle en Chine et en Inde. L’élégie est datée de 1974. C’est le printemps et le poète-président tout en parcourant la Chine est obsédée par le souvenir de son ami, présent ici sous la forme d’un « regard ?…? muet » qui le poursuit dans toutes ses activités. S’élève le chant du poète davantage pour l’ami que pour le Président de la France : « Et j’ai dit non ! Je ne chanterai pas César ?…? Ami, si je te chante ?…? » (p. 315 et 316).

Le poème est fait pour l’essentiel de souvenirs liant les deux amis. Les souvenirs qui composent la deuxième séquence sont d’abord, le portrait fort évocateur de l’ami : « Les cheveux noirs sur la peau pâle, avec tes yeux clairs sous / les longs sourcils de brousse brûlée » (p. 316) ; « la solitude élyséenne » de l’ami ; et plus longuement la dernière rencontre entre les deux mais, l’incident qui a marqué cette rencontre, la chute de l’ami suivie d’un moment d’inconscience, et l’échange qui jouait à ignorer la gravité de l’état de santé du malade.

Le poète aborde ensuite la mort de face. C’est en effet le visage réel de la mort qui le préoccupe, rappelant les stéréotypes bien connus : « sans visage », « néant béant », « sourire fétide », de rares dents et qui sentent le soufre jaune », « tête de dragon » (p. 317). Il évoque les « dragons de la souffrance » auxquels l’ami a résisté pendant dix-huit mois, et enfin le coeur qui flanche.

Reste un engagement mutuel entre les deux amis : le premier qui partirait devait venir dire à l’autre ce qu’il y avait au-delà de la mort. Le poète multiplie ses questions, en grande partie centrées sur le bonheur céleste qui est vision de Dieu, comme on le lui a appris. Est-ce cela l’au-delà ? Le lieu du regard, de la contemplation, de l’amour ? Les images bibliques affluent : les jeux juvéniles, le lait, le miel, les pelouses toujours fraîches, les odeurs de myrrhe et d’encens, et surtout l’amour générateur de pardon.

L’ami est parmi « ceux qui aimèrent leur terre : leur peuple / Et tous les peuples ?…? dans un amour oecuménique » (p. 319). Il invoque l’aide et les prières de son ami pour lui-même, pour son peuple noir, pour tous les peuples, y compris « pour les Grands Blancs ?…? avec leurs superbombes et leur vide ?…?. Pour ton peuple rebelle, ton peuple douloureux et généreux » (p. 319). Pour le poète, l’ami a été sauvé par l’amour et il est devenu un intercesseur auquel on peut faire appel.

L’élégie se termine par une visite discrète faite par le poète, au cimetière où repose son ami. La figure de l’ami, comme toutes les figures chantées dans ce recueil, est celle du rassembleur. Un jour de semaine, un après-midi, il trouve autour de la tombe de son ami, de bonnes gens venues de toutes les régions de France, de l’Outre-mer, de toutes les classes sociales moins les bourgeois. Le chant du poète s’élève selon la tradition sérère.

Le poème se referme sur « la nuit tamoule », -le poète-président est en Inde-, le poème devenant offrande au « plus-que-frère » pour que ce dernier échappe à la mort. La poésie donne une forme d’immortalité à l’ami, le poème convenant mieux que des monuments aussi beaux mais froids que le Taj Mahal. Le dernier verset définit bien la voix du poète : « Ecoute la noire mélopée bleue, qui monte dans la nuit dravidienne » (p. 321).

« Elégie pour la Reine de Saba »

En exergue à l’élégie, un extrait du Cantique des Cantiques : Moi noire et belle… que le poète revendique comme étant la traduction exactedu texte sacré, contre la traduction de la Vulgate : Nigra sum sed formosa, filiae Jerusalem. Tout le poème est à lire en tenant compte du jeu voulu de l’intertextualité avec le Livre saint, en tenant compte aussi que dans l’univers poétique de Senghor, « le jardin de l’enfance » est le lieu de la découverte de l’amour et que l’amour ramène au « Royaume d’enfance ».

Le poème s’ouvre sur un souvenir d’enfance, le premier baiser que le poète reçoit de son premier amour, Maïmouna. Au « jardin d’enfance » comme dans l’Eden, tout est pur, transparent, innocent et le poète revit l’éveil de sa virilité : « Mon rêve amour au jardin de l’enfance » (p. 325). Il le revit « à l’octobre de l’âge » (p. 326) où il lui faut encore chanter la beauté pour « apaiser l’angoisse » devant la mort, comme le firent El Habib le Terrouzien, Moïse et surtout le « roi blond Salomon ».

Dans cette élégie, le poète chante la beauté de la « Reine de Saba », comme le roi Salomon dans le Cantique des cantiques. Le poème est construit sur la rencontre du poète avec cette reine qu’ailleurs dans sa poésie, il nomme l’Ethiopienne. Le chant comporte ainsi trois temps : la célébration de la beauté de la reine, l’attente qui avive le désir, puis la rencontre rythmée par un rituel solennel.

La connaissance de la beauté de cette reine est parvenue aux poètes par des caravaniers. La figure de l’homme ou de la femme d’Ethiopie répond à tout un code de beauté : la couleur, la taille élancée, les cheveux raides. Les femmes y sont d’une beauté particulière. Au milieu de celles-ci, « la plus belle est la fille du Roi des rois, la Reine-Enfant » (p. 327). Les images de sa beauté constellent le poème : « Elle a l’éclat du diamant noir et la fraîcheur de l’aube, et la légèreté du vent ». Le poète magnifie sa souplesse, sa grâce, sa bravoure, son intelligence : elle est « la poseuse d’énigmes » (p. 327).

Le poète tente des démarches pour rencontrer cette beauté, pour lui dire son amour. Il lui envoie sa récade. La reine l’oblige à patienter « trois fois six mois », puis le poète reçoit deux écrins enfermant l’acceptation de l’Aimée. C’est au tour de la reine de chanter le poète qui par un glissement subtil, se voit attribuer le titre réservé au roi Salomon, « le Roi de la Sagesse » (p. 327) dansant devant la reine, puis se voit invoquer par son titre de poète : « O mon Sage ô mon Poète ! faisant danser tes doigts sur les cordes de ta kôra » (p. 328). Le passage est fait : le poète est élevé au rang de Salomon.

Tout est prêt pour la grande rencontre. La scène est grandiose : l’annonce de l’arrivée de la reine, le défilé des cadeaux offerts au poète et fiancé, défilé dont le caractère sacré est marqué par la présence des forgerons : « Et neuf forgerons marteau sur l’épaule, qui enseignaient les nombres primordiaux, tous nés du rythme du tam-tam » (p. 329), puis l’apparition de la reine, le grand festin donné par le poète, et enfin les préludes de « la danse du Printemps » (p. 329).

La quatrième séquence est consacrée entièrement a cette danse de l’amour qui conduit le poète et la reine à l’union amoureuse et sacrée. L’évocation des gestes, des pas, des mouvements est d’une force qui rend présente la danse. Celle-ci s’empare des pieds des danseurs, traverse leurs corps et explose « dans l’éclat serein du Printemps » (p. 330). La reine et le poète s’expriment d’abord en des danses parallèles, puis tous les deux miment les gestes de l’approche, les retraits stratégiques. Vient enfin l’appel de la reine, l’offrande dansée de son corps et l’union lumineuse : « Je dis les labours profonds du ventre de sable. / Des visages de lumière, quand tu reçus, angle ouvert cuisses mélodieuses / Le chant des pollens d’or dans la joie de notre mort-renaissance » (p. 331).

Après la danse, l’attente du poète est de neuf nuits et de neuf jours « pour nous entrer au Royaume d’enfance » (p. 331), attente faite de la contemplation du corps de l’Aimée. Et enfin l’union qui emprunte les images à peine transformées du Cantique des cantiques : « Je monte cueillir les fruits fabuleux de mon jardin, car tu est mon échelle de Jacob / Quand ta bouche odeur de goyave mûre, tes bras boas m’emprisonnent contre ton coeur et ton râle rythmé » (p. 332). Et de l’amour jaillit le poème : « Lors je crée le poème : le monde nouveau dans la joie pascale. / Oui ! elle m’a baisé du baiser de sa bouche. / La noire et belle, parmi les filles de Jérusalem » (p. 332).

Le rythme de la danse qui traverse l’élégie, la force d’évocation des images qui font vivre l’amour, la beauté de cette Noce sacrée du poète avec la « Reine de Saba » qui est à la fois la Femme, la Poésie et l’Afrique, font de ce long poème, le plus beau des poèmes d’amour de Senghor.

  1. Cohérences du recueil

Elégies majeures est donc un recueil de sept élégies riches, complexes, dont chacune possède sa propre autonomie, et disposées dans un ordre voulu par le poète. Leur association n’est pas gratuite. C’est dans les relations profondes qui s’établissent entre elles que se lisent la cohérence d’ensemble et le projet poétique du recueil.

La problématique de la vie et de la mort

Une même problématique traverse toutes les élégies : la problématique de la vie et de la mort inscrite aussi bien dans la nature, dans l’être humain que dans l’histoire des peuples. Dès la première élégie, le poète est plongé en plein hivernage dont il n’aime ni l’humidité, ni les miasmes, ni les pourritures. La nature passe donc aussi par la mort mais avec l’espoir du printemps qui est renaissance. Le cycle des saisons est le signe du perpétuel retour de la vie, de l’éternel recommencement. Mais comme tout humain, le poète aux prises avec le quotidien ne voit pas toujours l’ensemble. L’hivernage et l’harmattan lui pèsent, le printemps et les alizés le font renaître.Pour l’homme comme pour la nature, il y a aussi les saisons de la vie. Le poète des Elégies majeures est à « l’automne de l’âge ». Il y a bien entendu le printemps de la vie. C’est la jeunesse. Le poète pour sa part, puise l’essentiel de ses ressources dans le « Royaume d’Enfance ». S’il est facile de percevoir le cycle sans cesse recommencé de la nature, il en va autrement pour l’homme. Or, dans ce recueil, le poète est confronté à la mort d’êtres aimés. Comment situer la mort dans le cycle de la vie humaine ?

Ce que chante le poète, c’est la vie, la vie qui continue lorsque l’on voit partir des êtres chers, la vie qui continue aussi pour ceux qui partent. Birago Diop disait déjà dans son célèbre poème « Souffles » : « Les Morts ne sont pas morts » (Leurres et lueurs, 1967, p. 64). Dans la conception de Diop, les morts sont présentspartout dans la nature, même dans « le Sein de la femme », dans « l’Enfant qui vagit » (Leurres…, p. 65). Senghor offre une autre vision qui est d’une part, chrétienne et d’autre part, humaniste.

La victoire de la foi sur la mort

C’est avec un très grand respect que nous abordons la vision que le poète nous fait partager. Devant la mort, il réagit comme tout homme : le refus, le non-sens, la révolte même, les ténèbres, la douleur ; puis la lumière revient, l’espoir renaît. C’est alors que la mort trouve un sens. Elle est avant tout épreuve, mais elle est aussi passage vers une autre vie. Le poète, dans sa recherche de sens, emprunte ses grandes images à la Bible. L’image du « chemin de Damas » où le poète comme l’apôtre est terrassé, revient quelques fois dans le recueil et elle se complète du « coup de fusil » du téléphone, du « coup de foudre » de l’annonce de la mort. L’image du sacrifice du fils demandé par Dieu à Abraham est implicite dans l’« Elégie pour Jean-Marie » et tout à fait explicite dans l’« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor ». D’autres images bibliques ponctuelles sont présentes et pourraient être relevées.

Ce qui est encore plus signifiant, c’est le fonctionnement de ces images sur un ensemble de références qui traversent la plupart des élégies et qui se développent en intertextualité avec l’histoire du Salut dans les textes évangéliques. Dès la première élégie, il est dit : « Partout l’odeur du printemps, et pas une goutte d’eau dans l’Alizé pascal » (p. 269). L’association du printemps, des Alizés et de Pâques est constante. C’est l’idée de délivrance, de résurgence, de résurrection, de passage de la mort à la vie que le poète laisse entendre. Vient ensuite la descente de l’Esprit « dans la pourpre des flamboyants » (p. 270), descente sur le peuple et sur le poète. La référence à la Pentecôte chrétienne qui vient cinquante jours après Pâques, est confirmée par le fait que le poète se déclare « Maître-de-langue » p. 262). Les langues de feu, signes de la venue de l’Esprit sur les apôtres, ont aussi comme sens la maîtrise des langues parlées dans le monde l’époque. Dans l’« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor », il est dit : « Et tu as crucifié sa mère » (p. 288). La crucifixion est aussi nommée dans l’« Elégie pour Martin Luther King ». L’ascension est évoquée également dans ces même élégies.

Ainsi donc, les grands moments de l’histoire du Salut : la crucifixion et la mort du Messie, la résurrection au jour de Pâques, l’ascension au ciel et la descente de l’Esprit ou la Pentecôte, même s’ils sont présentés dans un ordre différent, sont tous repris par le poète. La mort comme la vie prend ici tout son sens en regard de ce grand modèle christique.

Chacun des morts chanté par le poète se retrouve donc au paradis. L’explication en est que tous ces êtres ont vécu l’amour, valeur fondamentale et essentielle qui assure le Salut. Ainsi, le poète nous fait voir Jean-Marie, Philippe-Maguilen Senghor, Martin Luther King, Georges Pompidou montant au Ciel et étant accueillis dans le paradis, « à l’entour de l’Agneau pascal » (p. 279), rejoignant les anges, des représentants de tous les peuples de la terre et même des personnages bien connus dans l’histoire.

Dans l’élégie au fils et dans l’élégie au pasteur, il se produit un phénomène de glissement fort signifiant. Le fils et le pasteur tout spécialement prennent la figure de victimes offertes pour le Salut de leur peuple. Du fils, il est dit : « Vêtu du lin blanc, lavé dans le sang de l’Agneau, ton sang » (p. 290). Ils tiennent aussi le rôle de rassembleurs des autres hommes. Il est même écrit en majuscules : « MARTIN LUTHER LE ROI DE LA PAIX » (p. 297). Or les livres saints réservent ce titre de ROI DE LA PAIX au Messie, au Christ. C’est donc que le fils et le pasteur reproduisent fidèlement à leur mesure le modèle christique dont ils partagent les prérogatives. Cette vision est riche et somme toute, orthodoxe.

LA VICTOIRE DE L’HISTOIRE SUR LA MORT

L’Elégie de Carthage, nous l’avons souligné, semble à première lecture étrangère à la célébration des disparus chers au poète. En effet, cette élégie est dédiée à Habib Bourguiba toujours vivant et toujours Président de la Tunisie au moment de son écriture en 1975. Le Combattant ultime est salué comme étant le dernier d’une suite d’autres Combattants. Il s’agit en quelque sorte du salut par l’Histoire. La figure de Didon s’inscrit dans l’univers poétique senghorien, comme celle de fondatrice de royaume, comme Sira Badral, comme la Reine de Saba. De plus, Didon a été une combattante à sa façon. Son amour pour Enée ne pouvant être accepté des dieux, on pourrait dire que dans son combat, c’est la raison d’Etat qui l’emporte finalement sur le cœur.

Toutefois, deux grandes figures de Combattant occupent la moitié de l’élégie. D’abord la figure d’Hannibal dont le poète chante les hauts faits et dont le titre principal pour le poète est d’avoir reconnu tous les peuples d’Afrique comme étant de sa race : « Tu les as tous reconnus de ta race » (p. 309). Celui que l’Histoire salue comme l’un des plus grands stratèges militaires de tous les temps, est chanté par le poète pour sa « passion aux yeux de lynx » (p. 310) à l’égard de l’Afrique : « Sur le cou de l’Afrique-Mère, jamais tu n’as posé ton pied » (p. 309). Quant à Jugurtha, figure préférée de poète, il échappe à la mort de l’oubli, d’abord par ses combats glorieux, mais surtout à cause de son grand projet de faire de tous les peuples de la Numidie et de l’Afrique une seule grande nation : « Une seule nation sur une seule terre, et sans couture » (p. 311).

Habib Bourguiba pour sa part, héritier d’un riche passé, inscrit lui aussi son action dans l’Histoire puisque c’est lui qui a conduit son pays à l’indépendance et qui s’est ensuite tourné vers d’autres pays africains pour de nouvelles alliances : « Je salue ton salut à l’Afrique » (p. 312).

La victoire de la poésie sur la mort

On aurait pu parler aussi de la victoire de l’amour sur la mort, car dans l’« Elégie pour la Reine de Saba », le poète parle au moment de son union avec la Reine, de « notre mort-renaissance » (p. 331). S’il en va ainsi de l’amour charnelle, le pouvoir de l’amour est en mesure s’assurer le Salut.

Toutes les élégies obéissent à un même projet poétique : chanter des êtres chers pour qu’ils vivent à jamais. Or aux dires du poète, pour perpétuer leur nom, un poème vaut mieux qu’un mausolée de marbre froid, fut-il magnifique comme le Taj Mahal. La poésie, on le sait, donne une nouvelle existence aux êtres et aux choses. Prononcer le nom du disparu pour qu’il vive. Le faire sur le modèle sérère et africain : « Mais elles savent, les étudiantes si studieuses, que seuls vivent les morts dont on chante le nom » (« Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor », p. 289). Cette fonction de la poésie est présente dans l’ensemble de l’œuvre poétique de Senghor.

Ce qui est nouveau dans Elégie majeures, c’est la nouvelle fonction du poète. Tout au long du recueil, le poète est à la fois apôtre et prophète. Son identification à l’apôtre Paul qui a été jeté en bas de son cheval sur le chemin de Damas et qui a vu la Lumière, l’autorise, comme tout apôtre qui se relève fort dans la foi après l’épreuve, à annoncer la « bonne nouvelle ». Il est aussi prophète, tout comme Jean, l’auteur de l’Apocalypse. Le poète est un appelé : « Ecris et prends ta plume, fils du lion ?…?. Et je vis une vision » (p. 302). L’Esprit est descendu sur lui sous la forme de langue de feu, de sorte qu’il peut se dire « Maître-de-langue ». Le poète a vu et sa poésie doit transmettre sa vision. Cette relation à l’Apocalypse de Jean comme modèle des Elégies majeures a été établie de façon convaincante dans l’étude de Claude Bherer, Pour une lecture mythocritique des Elégies majeures de L. S. Senghor (Mémoire de maîtrise, Université Laval, 1995).

Dans les élégies pour Jean-Marie, pour Philippe-Maguilen Senghor, pour Martin Luther King, le poète transmet sa vision de l’au-delà de la mort. Il prophétise l’entrée au paradis de tous ces êtres qui lui sont chers. Sa vision est tout à fait conforme aux représentations chrétiennes de la vie après la mort. Ce qui est nouveau certainement, c’est l’« africanisation » de sa vision du Ciel. Les élus dansent sur une musique syncopée. S’il y a les grandes orgues, le rythme est celui du tam-tam et du jazz. Les représentants des Négro-africains y sont nombreux. Même les cohortes des anges sont identifiées selon des images africaines : les martyrs de l’Ouganda sont chantés par « les noirs Séraphins » et les Puissances forment « une frise de sveltes Linguères » (p. 290).

La vision du poète, dans Elégies majeures, chante partout et toujours l’Afrique. Il prophétise l’Afrique et le Royaume d’enfance qui rendent possibles tous les recommencements. Au centre du recueil, se dresse la figure de Martin Luther King parce que sa mort frappe l’Afrique comme le Sénégal. Mais la structure du recueil comprend aussi en ouverture, l’« Elégie des Alizés » et en clôture, l’« Elégie pour la Reine de Saba ». Dans la première, le poète affirme : « Je chante l’oriflamme de l’Afrique aux forces essentielles » (p. 268) et dans la seconde : « Lors je crée le poème : le monde nouveau dans la joie pascale » (p. 332). Il a foi en l’Afrique et en ses ressources profondes. A titre de prophète, il voit l’invisible et il peut annoncer le futur. Sa poésie construit ce « monde nouveau » qui est résurrection, comme Pâques : « et il faut construire sous la rosée de l’aube » (p. 272). Le poète est un « possédé » de l’Afrique et son union amoureuse avec la Reine de Saba, figure emblématique de l’Afrique, est la métaphore de sa propre relation avec sa Terre-Mère. Mais aussi comme pour tout prophète, le message du poète est toujours dense et à l’occasion même obscur : « J’ai promu l’énigme au rang d’une institution, et seule la haute kôra fut à la hauteur de notre dessein » (p. 266). Il est cependant porteur d’une « bonne nouvelle » pour l’avenir de son Afrique.

En guise de conclusion

Cette lecture n’épuise pas les richesses poétiques des Elégies majeures. Sa visée est plus modeste : proposer quelques parcours pour redonner à ce recueil relativement mal connu, la place qu’il mérite dans la production d’ensemble de Senghor. Cette étude a aussi comme objectif de montrer comment ce recueil se situe en concordance avec l’univers poétique senghorien développé dans les recueils antérieurs, tout en rendant compte de l’originalité et des nouveautés de cette poésie de l’« automne de l’âge ».

Avec ce dernier recueil publié, le poète nous fait entrer dans son intimité. Il nous fait partager sa vision de la mort, de l’amour, de l’amitié, de l’Afrique. Il éclaire ses épreuves à la lumière de sa foi. Il le fait dans la simplicité et dans la vérité. Une telle attitude impose le respect. C’est aussi dans ce recueil que l’on trouve d’une part, son poème le plus sensible, tout vibrant de son coeur de père blessé puis rasséréné, la magnifique « Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor » et d’autre part, son plus beau poème d’amour, d’une force d’évocation inégalée, l’« Elégie pour la Reine de Saba ». Les autres élégies ne souffrent pas de leur proximité avec ces deux poèmes. Le poète a pourvu chacune de la hauteur de ton et d’écriture qui convient à ces chants solennels.

Elégies majeures nous permet également de constater combien l’élégie est particulièrement appropriée à l’expression poétique de Senghor. Avant Elégies majeures, il avait déjà longuement pratiqué cette forme : « Elégie de minuit », « Elégie des circoncis », « Elégie des Saudades », « Elégie des eaux », « Elégie pour Aynina Fall ». Bien entendu, chaque élégie repose sur le verset senghorien, remarquable par sa souplesse, son rythme, son amplitude. Visiblement l’élégie est une forme qui convient tout à fait à l’univers poétique de Senghor qui s’y déploie comme tout naturellement.