Hommage à Léopold Sédar Senghor

« LE TRIOMPHE DE LA NÉGRITUDE DEBOUT »

Ethiopiques numéros 37-38

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 2eme et 3ème trimestres 1984 volume II n° 2-3

C’est une journée d’exaltation que cette journée où l’Académie Française, symbole de la langue française, va accueillir en son sein le poète, chantre de la Négritude et des hautes valeurs qu’elle a créées.

L’entrée de Léopold Sédar Senghor à l’Académie Française doit être accueillie par chaque Sénégalais, par chaque Africain avec joie sans mélange, comme une victoire personnelle.

C’est l’occasion, plus que jamais, de rendre un hommage unanime et sans complexe à ce digne fils de l’Afrique dont toute l’œuvre – poétique, philosophique et politique – et toute l’action ont été orientées vers la défense intransigeante de l’Homme noir.

Sans doute, cette « défense et illustration de la Négritude » ne s’est-elle pas déroulée en terrain lisse, sans combats : la route a été jalonnée d’épines, et la foi sereine du Maître et de ses disciples n’a eu d’égale que les réactions passionnées, passionnelles de ceux qui ne voulaient entendre dans leur credo qu’un chant à la gloire de « l’impérialisme et du néo-colonialisme ».

Disons, tout de suite, que l’illustre poète-écrivain n’a que faire d’expressions laudatives. Me trompé-je si je songe seulement qu’il aura été « le premier partout » – selon l’expression spontanée de l’homme de la rue, lui, qui a tant de titres à la précellence.

Cette affirmation me commande, quelle que soit mon incompétence, de saluer en lui l’universitaire des années 30 qui mena, en tête de ligne, le combat pour l’affirmation de l’homme noir, l’homme d’Etat qui sut « guetter sa sortie sans tousser », l’homme africain du Dialogue, le militant « forcené » de la civilisation de l’Universel…

A toutes ces tâches, il s’est préparé par une réflexion méthodique qui l’a conduit, d’une prise de conscience aiguë de la Négritude, à travers le marxisme dialectique, à une synthèse harmonieuse « marquée par l’influence de Teilhard de Chardin ».

Il s’est soucié d’activer notre enracinement par une amélioration constante de nos énergies latentes grâce à une ouverture au monde extérieur. Car s’il est un tenant de l’Africanité, Senghor est un partisan de la Modernité, résolu qu’il a été à « réveiller son pays de son sommeil millénaire… sous l’aiguillon de la raison discursive ».

Ainsi, reconnaîtra-t-on qu’il n’a jamais fermé la porte à la concertation. Il est toujours resté à l’écoute, même de ceux qui s’obstinaient, souvent sans véritables arguments, à rester parmi ses adversaires les plus irréductibles. Grâce à cela, l’histoire des controverses sur la Négritude est aussi l’histoire de ces ralliements qui, loin d’être abdications, sont avant tout, acquiescement à la volonté fraternelle de dialoguer dans le respect et l’estime réciproques.

Par sa patience, son esprit de logique, son désir permanent de convaincre, de vaincre les réticences, son refus absolu de se laisser décourager par les jugements hâtifs, il est parvenu à élargir le cercle de ses amis. D’ailleurs s’il ne tenait qu’à lui, tous seraient, malgré les différences, peut-être à cause d’elles, unis par une ceinture de mains fraternelles.

 

Oui, Senghor ne s’est voulu que l’Ambassadeur de son peuple, le Peuple noir, sans chercher à en tirer une gloire quelconque et encore moins des bénéfices matériels :

« Notre noblesse nouvelle n’est pas de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur.

« Non de paître les terres mais comme le grain de Millet de pourrir dans la terre

« Non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche, et sa trompette ».

Et puis, conscient qu’il est de la mission qui est la sienne, « écartelé entre l’appel des ancêtre et l’appel de l’Europe », il entend exercer son rôle d’ambassadeur du Peuple noir :

« Demain, je reprendrai le chemin de l’Europe, chemin de l’Ambassade.

Dans le regret du pays noir ».

L’entrée de Senghor à l’Académie française, c’est, il faut le dire, avec émotion, la victoire et combien méritée, d’une théorie éblouissante d’hommes dont les noms sont conservés précieusement, pieusement, dans la mémoire collective des peuples noirs, dans le cœur reconnaissant de tous les peuples déshérités.

Ils sont nombreux, en effet, de Marcus Garvey à W.E.B. Dubois, de Lamine Senghor à Richard Wrigth, de Jean Price Mars, à Léon Gontran Damas et autre Alioune Diop, ceux qui ont lutté pour les idéaux qui reçoivent aujourd’hui une consécration solennelle. Précurseurs ou continuateurs, ils ont porté la Négritude sur les fonds baptismaux, à l’âge mûr et œuvré au triomphe des objectifs majeurs, à savoir :

mener la lutte jusqu’à son aboutissement sans compromis ni compromissions.

L’apport spécifique de Senghor et de ses proches compagnons a été, à ce stade et sur le plan politique, le refus absolu de toute inféodation aux idéologies dogmatiques et aux modèles totalitaires, avec leur propension au soliloque et à l’excommunication. De fait, le senghorisme a d’abord été une école pour l’exercice de la démocratie et la conquête des libertés.

– l’affirmation de la spécificité de la culture et de la civilisation noires et simultanément, la recherche de ses traits caractéristiques, puis l’illustration de ces traits pour la mise au point de méthodes de développement endogène, pour aussi un dialogue d’égal à égal avec les autres civilisations.

Personne ne devrait plus dire que l’âme noire était une « table rase » ; personne ne devrait plus penser qu’« une race, presque un continent, pendant trente mille ans, n’avait rien pensé, rien senti, rien, écrit, rien peint ni sculpté, rien chanté ni dansé.

Aujourd’hui, comment ne pas observer que ces deux objectifs occupent une place importante dans la stratégie des successeurs du Maître ? Ceux-ci, sans tambour ni trompette, organisent systématiquement la marche irréversible vers la liberté dans un Etat démocratique.

Du Collège catholique de Dakar, où il s’est révolté contre le directeur qui « voulait nous faire honte de notre passé en niant que nous eussions une civilisation », au Quartier latin dans l’arène politique et culturelle enfin, Senghor a lutté avec les armes de son temps, avec ses armes de Poète. Il appartient à la génération qui lui a succédé, et elle s’y attelle déjà dans notre pays, de repenser le combat à la lumière des défis nouveaux.

Cette entrée de Senghor à l’Académie française, et parce qu’il s’agit de la France, suscitera quand même des doutes et des interrogations.

Levons toute équivoque. S’il n’a jamais caché son admiration pour la France, force est de reconnaître qu’elle s’adressait à la culture et à la civilisation : au Peuple français :

« [j’ai] une grande faiblesse pour la France

… Le Peuple garrotté qui, par deux fois, sut libérer ses mains et proclamer l’avènement des pauvres à la royauté.

Qui fit des esclaves du jour des hommes libres égaux fraternels ».

Quand on a passé sa jeunesse à analyser les textes des grands auteurs, qu’on a été désigné pour réviser la rédaction d’une Constitution française, qu’on se révèle un poète « hanté par la création littéraire », on ne saurait rester indifférent à l’harmonie de la langue française.

Si Senghor a pu dire, avec conviction, dans la belle « prière de paix » dédiée à ses amis Georges et Claude Pompidou :

« Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père ».

il a toujours été conscient du hiatus entre le discours et l’action de la France, que la France « dit bien la voie droite.

[mais] chemine par les sentiers obliques ».

Du reste, le respect que lui vouent les dirigeants socialistes français fait justice aux accusations quant à sa solidarité avec la droite néo-colonialiste.

Il faut voir plus qu’un symbole dans le fait que ce soit cette France, contre laquelle, justement, s’est exercée une grande partie de la lutte anti-assimilationniste, qui reconnaisse, et de quelle manière ! Le bien fondé de la longue lutte du Chantre de la Négritude.

Et nous songeons, de nouveau, à Césaire qui, en le recevant l’autre année à Fort-de-France, l’interpellait en ces termes :

« Nous vous accueillons et, en votre personne, l’Afrique, mais, une Afrique rétablie dans son droit et dans sa dignité, l’Afrique maîtresse de ses destinées, l’Afrique libre… »

Rappelons enfin que Senghor a voulu conserver à ses côtés, avec son habit d’apparat, cette épée que lui offrirent ses amis d’hier, mais de toujours, frappée sur la garde des symboles qui rappellent l’Afrique de toujours, et sa devise bicéphale « gueule de lion et sourire du sage » :

le lion fougueux qui se dresse près d’un baobab majestueux, l’étoile verte qui annonce l’espérance…

nous font songer à l’Afrique fière et noble, c’est-à-dire à la « NEGRlTUDE DEBOUT ».