Hommage à Léopold Sédar Senghor

LA NÉGRITUDE SOUS LA COUPLOLE

Ethiopiques numéros 37-38

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 2eme et 3ème trimestres 1984 volume II n° 2-3

L’événement mérite que l’on s’y arrête. Il n’est ni singulier ni insolite et ne procède d’aucun particularisme. Il a valeur de symbole. Le symbole c’est qu’il existe une civilisation de la FRANCOPHONIE, un carrefour « du donner et du recevoir » tel que l’avait rêvé Aimé Césaire aux côtés de Léopold Sédar Senghor, son frère en la NEGRITIIDE que l’Académie française reçoit aujourd’hui.

L’aventure avait commencé il y a cinquante ans, au pied de la Montagne Sainte Geneviève, les derniers feux du Surréalisme maintenant encore une clarté diffuse. Qu’importe, la révolution avait été faite qui avait bouleversé les conformismes consacrés.

L’art nègre avait désormais droit de cité et les confins du rêve avaient revêtu leur dimension originaire de foyer incandescent, de gestion d’une civilisation de l’Universel.

Que disaient Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas venus du Sénégal, de la Martinique et de la Guyane à la conquête du savoir ? Sartre les a comparés à PROMETHEE.

Ils affirmaient : « La Négritude est l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir. Si nous défendons la Négritude ce n’est pas parce qu’il s’agit de valeurs qui nous sont propres, mais parce que ces valeurs sont avant tout, valeurs de l’homme ».

Des hommes étaient donc venus avec la volonté de faire partager aux autres hommes les rêves et les aspirations de leurs peuples. Comment si ce n’est dans la langue du colonisateur ?

Destin singulier que celui de cette langue française, instrument d’une politique d’hégémonie à une période de son histoire et en même temps vecteur des idées de liberté, d’égalité et de fraternité.

J’ai dit par ailleurs, qu’une langue appartient à celui qui a su « la pénétrer jusque dans son intimité close ».

Il s’est alors institué entre l’homme concerné et la langue en question, un faisceau de relations de toutes sortes, partant de la tentative de domination à ce que Léopold Sédar Senghor a appelé « l’abandonnement ravi ».

Le phénomène aura été d’abord de conquête. Mais a-t-on suffisamment réfléchi sur ce phénomène ?

L’homme – conquérant part d’une volonté d’acquisition, de mise à disposition. La résistance rencontrée l’incite à aller plus avant dans sa quête. Et voilà qu’il est séduit.

Si l’homme-conquérant est Poète, la séduction devient fascination. Telle est la situation des Poètes. Écrivains et Hommes de culture de la Francophonie, ce monde réel qui vise à être une somme de solidarités autour d’un patrimoine commun chaque jour davantage enrichi de la diversité de ses membres.

La Francophonie ne saurait se confondre avec une arme de riposte de je ne sais quelle croisade linguistique. A y regarder de plus près, la réalité est que l’Afrique est traversée de part en part par de grands courants linguistiques (l’Arabe, l’Anglais, le Français, le Portugais, l’Espagnol) dont aucun n’est originaire du Continent.

Pourtant, ces grands courants linguistiques n’ont pas essayé de détruire nos langues nationales, expressions de communautés vivantes. Et ce sont les originaires de ces communautés qui s’expriment en direction de la plus grande partie de l’humanité à travers chacun des grands courants linguistiques en question.

Mais, je veux aller plus avant. C’est le Poète Senghor – l’Africain, militant de la Négritude et de l’Universel – que l’Académie française reçoit aujourd’hui.

La rencontre de deux cultures autour d’une langue devenue patrimoine commun à deux mondes. L’expression d’une nouvelle donnée qui émerge chaque jour davantage en ce dernier tiers du xxe siècle : le problème dont dépendra l’avenir des prochains millénaires sera AVANT TOUT CULTUREL.

Car le problème n’est plus celui de l’accès à la Science et à la Technologie devenue sa fille aînée. La chance de nos pays c’est de pouvoir faire l’économie des tâtonnements et des erreurs des autres.

En définitive, il s’agit pour les peuples du monde entier, de donner un sens une direction au savoir technologique en l’imprimant chacun, de sa marque spécifique. Question de culture qui préside aux choix susceptibles de refléter les éléments d’une éthique propre à une société. Bref, la conquête et l’usage de la Technologie ne peuvent se réaliser sur la table rase.

C’est ce que n’a cessé de dire Léopold Sédar Senghor. C’est sur ces principes qu’il rêva de l’Universel qui sera une somme d’authenticités. Il entreprit dès lors, sa longue marche.

« … Que j’entende le chant de l’Afrique future !

Ah ! me soutient l’espoir qu’un jour je coure devant toi,

Princesse, porteur de ta récade à l’assemblée des peuples

… Je marcherai par la terre nord orientale, par l’Egypte des temples et des pyramides

Cette colonne solennelle, ce ne sont plus quatre mille esclaves portant chacun cinq métaux d’or

Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept mille soldats sept mille paysans humbles et fiers

Qui portent les richesses de ma race sur leurs épaules musicales.

Ses richesses authentiques. Non plus l’or ni l’ambre ni l’ivoire, mais les produits d’authentiques paysans et de travailleurs à vingt centimes l’heure » [1].

Le Poète traduisit son rêve en action. Et le voilà représentant de son pays à l’Assemblée des peuples. Sa mission, de manifester l’Afrique dans l’amitié avec le peuple de France. Avec tous les peuples de la terre.

« J’ai la confiance de mon Peuple. On m’a nommé l’itinérant » [2].

« .. . Vous savez que j’ai lié amitié avec les princes proscrits de l’esprit, avec les princes de la forme

Que j’ai mangé le pain qui donne faim de l’innombrable armée des travailleurs et des sans travail

Que j’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus » [3].

l’itinérant a une mission double. Distingué pour ses qualités, il doit témoigner. De ses échanges, il doit retenir les éléments vivifiants, susceptibles de renforcer, d’élargir et d’enrichir les horizons de son peuple.

 

Lorsque l’ombre s’abattit sur la France, avec milliers de ses congénères venus du Continent, il fit ce qu’il devait. Les tirailleurs sénégalais avaient trouvé en lui, le gardien du sang. Leurs exploits pour la survie d’un monde seront la trame de ses poèmes. Lui qui a partagé avec eux, avec les Français, les rigueurs des stalag :

« Vous Tirailleurs sénégalais mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes votre frère de sang

… Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides et sans honneur

Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France

… Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique » [4].

La paix revenue le « rendit à son honneur, à son peuple. ».

Constituant, Député il prit une part active à l’élaboration de la Constitution de l’Union Française. Il milita en faveur d’une République Fédérale française composée de la France et des Territoires d’Outre-Mer. Cette Fédération se fixant comme évolution ultime, la Confédération. En Afrique, il défendait les thèmes d’un Exécutif fédéral et s’opposa à la balkanisation. Le Sénégal le portera à la magistrature suprême au moment de indépendance recouvrée. Périodiquement reconduit par élections, dans ses hautes fonctions, il abandonna volontairement le pouvoir en 1980, vingt ans après sa première élection.

Son action politique fut indissociable de sa démarche poétique et culturelle.

En 1966, il réunit le Premier Festival mondial des Arts nègres à Dakar. Un rassemblement sans précédent. André Malraux, avait raison de dire lors de l’inauguration de cette manifestation : « Pour la première fois dans l’histoire, un Chef d’Etat tient dans ses mains périssables le destin d’un Continent ».

Parti des valeurs de la Négritude, il est allé vers les autres hommes, les autres civilisations. Plus d’une cinquantaine d’universités à travers le monde l’ont honoré. L’Académie des Sciences morales et politiques l’avait déjà invité en 1969 à succéder au chancelier Adenauer.

Une dizaine de livres de poésie, plusieurs titres d’essais des préfaces, des études et critiques littéraires, sur la Civilisation négro-africaine dans ses rapports avec les grands courants de la pensée idéologique du monde occidental moderne, des textes sur l’art, la danse constituent l’œuvre de Léopold Sédar Senghor en dehors de ses travaux sur la linguistique africaine.. Il est membre de l’Association Guillaume Bude. L’Académie française en Léopold Sédar Senghor, reçoit non plus seulement le Poète et l’homme de culture, mais aussi, le Grammairien et l’Helléniste.

Les Poètes et Hommes de culture du Continent ne sont pas insensibles à l’honneur qui est fait à l’un d’entre eux, assurément le plus éminent.

[1] Chants d’ombre. Editions du Seuil.

[2] Epîtres d la Princesse, in « Ethiopiques ». (Editions du Seuil).

[3] Chants d’ombre (Editions du Seuil).

[4] Hosties noires (Editions du Seuil).